Si l'opéra était le moyen d'expression le plus épique du temps de Wagner, un nouvel art s'est imposé après la première guerre mondiale, d'autant plus populaire qu'il s'adressait à un public plus large que la classe aisée qui peut se permettre d'aller quatre fois à l'opéra juste pour finir la Tétralogie du Ring. L'Allemagne domine alors cette nouvelle industrie avec l'expressionnisme allemand, dont l'un des maîtres incontestés est Fritz Lang. Or, en 1924, celui-ci sort la première partie d'un diptyque adaptant l'épopée nationale allemande, le désormais légendaire : Die Nibelungen (1. Siegfried, 2. Kriemhilds Rache, soit La Vengeance de Kriemhilde).
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Kriemhilde (Margarete Schön, c'est comme Angelina Jolie, mais allemande) |
Le film adapte, en principe et comme le nom l'indique, la Chanson des Nibelungen, dans une œuvre monumentale de quasiment cinq heures (c'est toujours moitié moins que Wagner, hihi !). Mais comme Wagner, Fritz Lang va puiser dans d'autres sources pour rédiger son intrigue, nous n'aurons donc toujours pas droit à un adaptation "pure" de l'œuvre. L'ombre du Ring va également planer sur cette adaptation, sans toutefois prendre le pas sur les sources littéraires. D'ailleurs, Lang lui-même souhaitait clairement se démarquer de son prédécesseur et ne refusa de recycler la musique ultra-populaire de Wagner pour son diptyque, mais désirait bien une musique originale. Die Nibelungen adapte avant tout les poèmes médiévaux, et on va voir ensemble si c'est fait avec respect et fidèlement, ou si c'est n'importe quoi. Je précise dès le départ que ceci est moins une critique ciné qu'une analyse comparative, puisque je n'y connais pas forcément grand chose en cinéma, alors que les sources, je les ai poncées.
Une adaptation du Nibelungenlied avant tout ?
L'intrigue du film - je vais souvent dire "le" film pour parler du diptyque, car je les vois comme un grand film de cinq heures - est très, très proche du Nibelungenlied. Et après la fête du slip wagnérienne qui prend tellement de libertés que si c'était arrivé de nos jours, on se demanderait si le problème c'est qu'il n'avait pas les droits, voir une véritable adaptation fidèle et sincère, ça fait du bien. Je vais donc avoir tendance à souligner les différences, justement parce qu'elles ressortent d'autant plus. On pourrait s'étonne que je prenne la peine de le préciser, après tout, ça s'appelle Die Nibelungen, non ? C'est vrai, mais les films ont toujours complété leur intrigue par des éléments empruntés à d'autres sources, et même Fritz Lang ne s'en privera pas. Néanmoins, vous constaterez que, les années passant et les versions filmiques se succédant, ces éléments complémentaires vont progressivement diluer le propos. Die Nibelungen de 1924 est, de toute cette série d'adaptation, celle qui parvient le mieux à se concentrer sur le poème qu'elle est censé porter à l'écran.
Bon, après, je dis ça, mais on commence le film directement avec Siegfried à la forge de Mime, ce qui, si l'on est généreux, est tiré de la Thidrekssaga (qui nomme le mentor forgeron Mime, un nom repris par Wagner, à l'inverse de la Völsunga Saga par exemple où il s'appelle Regin), ou du Seyfrid à la peau de Corne (ou le forgeron est cette fois anonyme). Mais la forge située dans une grotte, le costume de sauvageon de Siegfried etc. laissent plutôt penser à l'influence de Richard Wagner, puisque c'est ainsi que commence son Siegfried, le troisième opéra du Cycle de l'Anneau. D'autres éléments ultérieurs viendront plus tard confirmer cette influence, comme par exemple la cape follette qui rend invisible, mais j'y reviendrai.
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Paul Richter incarne Siegfried. |
Nous n'embrassons pourtant pas non plus entièrement Wagner, car bien que toute la mise en scène laisse penser que Siegfried vient de reforger Nothung, l'épée de son père comme dans l'opéra (une péripétie similaire existe ans la tradition scandinave mais c'est c'est Regin qui reforge l'épée Gram, pas Sigurd!), avec ce détail tiré des sources où on fait courir une plume sur une rivière et qu'elle se tranche en deux en rencontrant le fil de l'épée plongée dans le courant (les sources parlent parfois d'une boule de laine arrachée directement au dos d'un mouton, faites ce que vous voulez de cette anecdote), sauf que cette épée n'aura en fait aucune importance et n'est pas celle de son père. Aussi, dès la première séquence, on voit que l'ombre de Wagner plane, mais qu'il y a une volonté de revenir vers les poèmes.
N'ayant plus rien à lui apprendre, Mime dit à Siegfried de rentrer à Xanten. Avant de partir il entend les autres apprentis parler de Worms et de la princesse Kriemhilde (un retournement étrange des sources où il entend normalement parler de Brynhild), ce qui le convainc dit d'y aller et afin de la conquérir. Comme ils se foutent de sa gueule, il se fâche et exige qu'on lui donne le chemin sous peine de se faire rosser, alors Mime échafaude un plan pour désamorcer la situation. Il va le guider... ce que Siegfried ne sait pas, c'est que le chemin ne mène pas à Worms, mais au wyrm.... Padam Tschiii ! Bon, OK, c'était nul, pardon. Vers le dragon.
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Une demi-douzaines de me mécanos incarnent le dragon, une merveille d'animatronique pour l'époque. |
Après cela, on passe au Canto suivant, car oui, le film est divisé en Canto, un chapitrage tiré verbatim du Nibelungenlied. Cela montre bien l'ambition de coller au plus près du feeling qu'on peut ressentir à la lecture du poème, quelque chose que même l'adaptation de 1966 abandonnera complètement au profit d'une narration moins... littéraire.
Le Canto suivant nous amène à Worms où le barde Volker d'Alzey chante les exploits de Siegfried. Curieusement, ce Canto serait une introduction du film beaucoup plus fidèle au poème. En effet, le Nibelungenlied ne s'intéresse guère aux enfances de Siegfried, ni même en réalité de ses exploits avant d'arriver à Worms. La rencontre avec le dragon, la mise à mort, le bain dans le sang qui rend sa peau invulnérable, tout cela est expédié par, eh bien, Volker qui fait un résumé à la cour. Le film permet de montrer cet exploit en détail, tandis que chante Volker, mais le poète qui coucha tout cela sur vélin s'en cognait un peu.
Alors ça, pour tartiner des pages et des pages sur les froufrous et les soieries et les étoffes et les bijoux, là y a du monde, mais pour nous donner une vraie description épique du combat iconique de son héros, y a plus personne. Le film montre d'ailleurs Kriemhilde remercier Volker pour son service (d'avoir si bien chanté), en lui offrant un manteau qu'elle a elle-même brodé. C'est un détail tellement Turbonibelung, ça, le genre de choses que vous pouvez oublier dans les adaptations suivantes. Pareil pour les rêves prémonitoires, un motif récurent et très important, que les autres adaptations ignorent, alors qu'ici on a une séquence de rêves en "dessin animé", dans un style onirique. Ce sont ces petites touches-là qui font penser que Lang et Thea von Harbou (qui a écrit le script) ont relu le Nibelungenlied avant de plancher sur leur version, pas des résumés, mais l’œuvre elle-même, et ont réalisé l'importance de ces détails dans l'esprit de la source, malgré leur insignifiance dans un scénario efficace et fonctionnel.
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Bernhard Goetzke joue Volker d'Alzey, le joueur de vielle |
Bref, revenons à l'attaque invisible d'Alberich. Siegfried le domine rapidement, comme dans les sources, bien qu'ici il lui enlève le Tarnhelm au lieu de le saisir par la tignasse (le geste est finalement similaire). En échange de sa vie, le Nibelung offre au héros le Tarnhelm et son trésor, y compris Balmung, meilleure épée forgée par les Nibelungen. Vous vous souvenez de l'épée forgée au début par Siegfried ? Ce n'était donc pas son épée légendaire Balmung, dont on ne connaît par ailleurs pas l'origine dans le Nibelungenlied, mais dont le Seyfrid à la Peau de Corne nous dit qu'il trouve l'épée lorsqu'il va délivrer Kriemhilde d'un dragon. Ce qui est finalement presque le cas ici : il obtient l'arme dans le cadre de l'épisode du dragon. Je sais, là on tire un peu sur la corde. Néanmoins, Alberich essaye de nouveau de prendre Siegfried par surprise, se fait buter et maudit le trésor avec son dernier souffle (référence au Andvari des sources scandinaves ?), ainsi que pétrifie ce qu'il avait déjà créer à partir de la pierre, aka les nains qui portent le trésor... et ça par contre je ne sais pas d'où ça sort.
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Le trésor incarne le trésor. |
Ah et avant de poursuivre, je n'accorde pas nécessairement plus de valeur à une adaptation plus "pure", au contraire, j'apprécie énormément l'incorporation d'autres sources, voire d'inventions... lorsqu'elles sont pertinentes. Néanmoins, et tout à fait personnellement, j'aurais préféré qu'on laisse Wagner hors des films. J'adore la Tétralogie, ce n'est pas le sujet, mais je n'arrive pas à mettre un opéra du XIXe siècle au même niveau que des sources médiévales. C'est une ligne arbitraire, et à l'évidence, la plupart des gens ne la partagent pas, car les wagnereries continueront à se frayer un chemin dans les adaptations suivantes. Que ça me plaise où non, Wagner est considéré comme une source de cette légende, valide au même titre que le Nibelungenlied, la Völsunga Saga ou la Thidrekssaga. Mais imaginez qu'on fasse un film ayant pour but d'adapter les récits mythologiques de l'Edda Poétique, mais que Loki soit représenté comme le fils adopté par Odin de géants des glace, et demi-frère de Thor, et Hel s'appelle désormais Hela et c'est leur sœur, parce que c'est comme ça que le public les connaît via les comics et films Marvel... on est d'accord que ça serait un peu gênant, non ? Alors qu'on aurait pu... adapter le Ring de Wagner au cinéma, par exemple, comme un Seigneur des Anneaux allemand, et en quatre parties. Cette approche de faire l'inverse des adaptations filmiques, d'utiliser Wagner en source principale et tout le reste en supplément, a été celle d'une bande dessinée d'Alex Alice, Siegfried, et j'en parlerai sans doute un jour sur ce blog.
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Worms, un exemple des décors monumentaux. |
Au plus près du poème
Bref. Je ne vais pas tout passer en détail (rappel : ça dure littéralement cinq heures), en revanche je peux faire une liste des points d'intrigue des sources présents dans le film, car ça sera également très utile pour les articles suivants, afin de montrer les divergences avec le poème... en tout cas pour le premier film, jusqu'à la mort de Siegfried, car c'est souvent là que les adaptations suivantes se contenteront d'aller. Après si le déroulé des événements ne vous intéresse pas, ou pour garder un peu de surprise, qui sait, vous pouvez toujours passer la liste suivante, sans rancune. Ok, jetzt geht's los :
• Siegfried arrive à Worms en compagnie de 12 rois vassaux et demande Kriemhilde en mariage. (Hagen lui conseille ici de ne pas l'accueillir)
• Gunther accepte à condition que Siegfried l'aide à séduire Brunhilde et en faire sa reine. (C'est le plan de Hagen). À noter que Siegfried ne connaît pas Brunhilde et n'a pas eu d'interaction passée avec elle, ce qui est tout à fait raccord avec le Nibelungenlied, et en porte à faux des sources scandinaves (je le précise ici, car dès l'adaptation suivante, le choix se portera toujours sur la version d'une première rencontre entre les deux, avant les événements en Burgondie)
• Expédition en Islande. Un mur de flamme enchanté entour le château de Brunhilde et ne s'éteint tout seul qu'en présence du meilleur guerrier. C'est une brève référence au mur de flammes que seul le plus brave guerrier osera traverser dans les sources scandinaves. Ici il s'éteint immédiatement en présence de Siegfried et n'est pas à proprement parler une épreuve. À la place, on a :
• Brunhilde impose trois épreuves d'athlétisme (lancer de poids, lancer de javeline, saut) à quiconque souhaite l'épouser, la mort promise au prétendant qui échouerait. Ce sont bien les épreuves version Nibelungenlied.
• Brunhilde croit que c'est Siegfried qui vient pour elle, et est déçue que ce soit en réalité Gunther. Siegfried, en bon Wing Man, se fait passer pour le vassal de Gunther.
• À la demande de son nouveau copain, Siegfried, invisible sous le couvert du Tarnhelm, aide Gunther à tricher pour remporter les épreuves, alors qu'on le croit en train de s'occuper des bateaux.
• Brunhilde, vaincue, doit accepter de suivre Gunther à Worms pour l'y épouser.
• Gunther donne la main de sa sœur Kriemhilde à Siegfried, comme promis, ce qui insurge Brunhilde car Siegfried est censé être un vassal, indigne de la princesse : c'est le début de ses suspicions.
• Double mariage en la cathédrale de Worms.
• Gunther et Siegfried deviennent frères jurés. Le rituel implique de se couper leurs mains puis les serrer pour mélanger leur sang, en contradiction avec la peau de Siegfried que le fer ne peut mordre. Cette incohérence est, pour le coup, fidèle aux sources, et c'est le téléfilm de 2005 qui y trouvera une parade élégante. J'ai un peu mal à mon Fritz Lang. On zappe complètement la campagnes contre les Danois et Saxons pour aller à l'essentiel.
• Brunhilde sent qu'on lui a faite à l'envers et résiste son mari lors de la nuit de noce, mettant sa force à l'épreuve (forcément il échoue). Gunther demande donc à Siegfried de le dépanner.
• Brunhilde matée, mais version soft : Siegfried prend l'apparence de Gunther grâce au Tarnhelm, la "brise" par la lutte, il lui prend un anneau (ici un anneau de bras), mais dans le film, pas de ceinture de force symbolique à arracher comme dans le poème : il se contente de la mettre à genou, puis on passe à Gunther qui attend son tour pour rentrer.
L'idée reste la même, mais encore plus atténuée que le Nibelungenlied ne le faisait déjà. Pour rappel, dans la Þidrekssaga, c'est un viol explicite, rendu symbolique dans le Lied par l'arrachage de la ceinture de force, et devient ici """juste""" de la violence conjugale. Je parle plus avant de cette scène dans les sources ici.
• Siegfried révèle à Kriemhilde l'origine du bracelet d'or (qu'elle a trouvé et porte à son bras). Il a pourtant juré de n'en rien dire, et lui fait promettre de mieux tenir sa langue que lui.
• Le trésor des Nibelungen est transporté à Worms (dans le poème cela a lieu après la mort de Siegfried parce que Kriemhilde le dilapide), Siegfried distribue l'or généreusement aux petites gens, ce qui fâche Gunther & co (comme dans le poème). Malgré les demandes de Hagen et Brunhilde, Gunther se refuse à congédier Siegfried.
• Première confrontation verbale entre Kriemhilde et Brunhilde devant la cathédrale de Worms : Brunhilde impose sa préséance face à Kriemhilde "épouse de vassal", mais celle-ci réplique en provoquant sa rivale et finit par révéler le pot aux roses en dévoilant l'anneau. Humiliation publique pour Brunhilde (et par extension Gunther). C'est la fameuse "querelle des reines".
• Brunhilde exige la mort de Siegfried, Gunther veut se débiner car le héros est, après tout, "invulnérable", mais Hagen évoque le point faible. On décide d'organiser le meurtre au court d'une chasse. Pour obtenir de Kriemhilde l'emplacement exact du point faible de son époux, Hagen invente une déclaration de guerre totalement bidon et ment comme un arracheur de dent en mode "pour le protéger au mieux, je dois savoir où il est vulnérable" et Kriemhilde, eh bien... comme dans la source, malheureusement, fait preuve d'une grande stupidité enfin je veux dire d'une inexcusable négligence non, pardon, je pensais à une touchante naïveté et coud une petite croix sur la tunique de Siegfried, pour que Hagen soit sûr de savoir très précisément où, euh... "protéger" Siegfried. C'est un élément d'intrigue qui m'a toujours fait lever un sourcil, et que plusieurs adaptations ultérieures contourneront avec brio. Mais bref, elle pense bien faire et songe vraiment à la vie de son époux, mais elle sent bien que quelque chose ne va pas.
• On amène le corps de nuit à Worms et Kriemhilde organise une veillée. Lorsque Hagen s'approche du corps, la plaie se remet à saigner, une superstition médiévale tirée du poème que je suis ravi de retrouver dans le film. On a aussi une Brunhilde qui rit en apprenant la nouvelle, mais montre des signes de détresse également, mélangeant les variations des différentes sources à ce sujet. Kriemhilde demande justice à ses parents hommes (c'était la loi), mais aucun de ses frères, à commencer par Gunther, ne souhaite du mal à Hagen et ils s'interposent comme des boucliers. Kriemhilde est dévastée et n'a plus d'autre choix que la vengeance par un moyen détourné. Elle jure que Hagen paiera.
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La blessure se rouvre, le sang a parlé : Hagen est le meurtrier. |
Le premier film se conclue par le suicide de Brunhilde à côté du corps de Siegfried, devant l'autel dans la cathédrale, sous le vitrail en forme de croix, inspiré de la mort qu'elle se donne dans les sources scandinaves en se jetant dans le bûcher funéraire du héros. Il est intéressant de n'avoir pas conservé le bûcher (des funérailles païennes) au profit d'une imagerie chrétienne, mais d'avoir conservé le suicide de la reine, cette fois par sa propre épée. Dans le Nibelungenlied, elle disparaît tout simplement du tableau, mais le poème La Plainte, qui lui fait immédiatement suite, raconte qu'elle vit et règne à Worms, même après la catastrophe qui emporte Gunther et tous les Burgondes à la fin du Lied. Ironiquement, c'est donc la seule de tout ce "beau" monde à survivre dans la tradition continentale. Le motif du suicide de Brunhilde est exclusivement dans la tradition scandinave.
Plus que n'importe quel personnage, le film puise sa Brunhilde dans les deux traditions. Les épreuves qu'elle impose et son statut de "simple femme", reine guerrière, puissante mais pas surnaturelle, sont ses traits continentaux. Mais sa coiffe étrange en forme de cygne noir rappelle astucieusement son statut de valkyrie chez les scandinaves, tout comme son oracle qui lit le destin dans des bâtonnets (mais je reviendrais plus en détail sur le personnage de la prophétesse et ses baguettes dans l'article suivant). Et puis il y a sa mort, bien sûr, tout à fait alignée sur sa version nordique.
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Hanna Ralph incarne Brunhilde avec un casque évoquant son statut de femme-cygne dans les sources scandinaves. |
Le second film, la Vengeance de Kriemhilde, poursuit l'intrigue selon le Nibelungenlied, mais puisque la plupart des adaptations ignorent tout ce pan de l'histoire, je n'entrerais pas autant dans le détail puisque ça ne servira pas les comparaisons futures. Mais grosso modo, on reste dans la fidélité au poème.
Kriemhilde rumine sa vengeance, et lorsque le roi des Huns, Etzel, la fait courtiser pour lui par le margrave Rüdiger, ça l'arrange bien que Gunther s'empresse de la refourguer comme on se débarrasse d'un boulet. Faut dire qu'elle clame haut et fort que Siegfried est mort assassiné et dilapide son héritage. La pique de Kriemhilde à Gunther qui s'insurge de ses insinuations est savoureuse : "Mon frère ? où est ton frère Siegfried? Donne-moi le nom de son meurtrier." Oui, hein ? Il est où le meurtrier ? Hagen jette donc un œil.
Le film est malin en remplaçant les messagers d'Etzel par un de ses vassaux dont le rôle est plus important par la suite, Rüdiger, un changement intelligent qui permet de mettre le personnage sur le devant de la scène dès l'intro du film et de concentrer le casting, je valide ! J'apprécie qu'il convainque la veuve en jurant qu'Etzel l'aiderait à se venger, et qu'il jure non pas sur la croix, mais sur le fil de son épée, selon le souhait de Kriemhilde, qu'on a jusque-là montré très pieuse. D'ailleurs, outre refuser d'embrasser ses frères avant de quitter Worms, elle refuse la bénédiction du prêtre. Cet extrême revirement de sa piété est un ajout logique, une bonne manière de montrer l'évolution du personnage après la trahison de sa famille, et qui la rapproche de la Gudrun de la tradition scandinave. Ça correspond aussi à la manière dont le poète et plusieurs personnages (dont Hildebrand) la perçoive à partir de ce point dans la source, allant jusqu'à la surnommer "diablesse".
J'adore également ce moment où elle prend le temps d'emporter de la terre du lieu où Siegfried mourut en disant : "Tu as bu au sang de Siegfried, je jure te t'abreuver du sang de Hagen von Tronje !" On sent que la douce et vulnérable Kriemhilde s'est durcie et qu'elle ne compte plus se laisser faire.
Nous avons Hun problème
Bon, par contre il faut parler de la représentation d'Etzel, et des Huns en général... il y a comme un petit parfum des années 30 dans cette vision hideuse et grotesque de l'orientalisme des Huns, et il ne sent pas le patchouli. Le maquillage d'Etzel l'enlaidit autant que celui des nains, ce qui le fait ressembler à une créature surnaturelle ou inhumaine plutôt qu'à, je sais pas, un puissant seigneur des steppes dominant la moitié de la Germanie... On est pour moi sur la plus grosse faute de goût de la version Fritz Lang, et c'est vraiment dommage parce que côté décors, les Huns envoient pourtant du pâté. Le trône d'Etzel est monumental, son palais titanesque et surtout... en dur ! Le décor est brûlé pour de vrai dans la séquence finale, au dernier jour de tournage et c'est incroyable ! Mais ces hordes de sauvages dansant comme des singes dans une halle boueuse et sale, et vivant dans des sortes de ruches troglodytiques, sans hygiène et simples d'esprit, ce n'est pas, mais alors pas DU TOUT fidèle au Nibelungenlied, ou à n'importe quelle source par ailleurs.
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Rudolf Klein-Rogge en Etzel. Voilà, voilà. |
Selon les versions, Etzel / Atli est parfois une figure positive, un mécène généreux et honorable, parfois un souverain cupide et traître, mais toujours riche, puissant, commandant de nombreux vassaux prestigieux, et règne sur une cour sophistiquée qui fait de l'ombre à Rome. Les Huns des sources sont traités au même titre que les autres tribus, germaniques ou slaves, mentionnées dans le récit. Là... bah on remplace cette faction badass par une vision puante des années 30 quoi, et c'est vraiment dommage. Au moins il y a beaucoup, mais alors beaucoup de cavaliers à l'écran, c'est hyper impressionnant (en 1924 la cavalerie est plus massive que dans beaucoup de productions récentes, CGI exclus) et ça, toujours ça de pris !
Le plan de Kriemhilde se met alors en place : elle fait inviter sa fratrie à Etzelburg par son époux après la naissance de leur enfant, pour le solstice d'été. Ici, comme dans la tradition continentale, Etzel n'est pas au courant des intentions meurtrières de son épouse, du moins jusqu'à ce qu'elle exige justice de lui lorsque les Burgondes sont déjà à Etzelburg. D'ailleurs, le film fait fi du très long voyage de ces-derniers jusqu'en Pannonie, on ne mentionne vite fait que le mariage du prince Giselher avec la fille de Rüdiger, en chemin. Kriemhilde attise ses hommes (les Huns) en promettant plein d'or à qui tuera Hagen.
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"I am not a disgrace ! I am vengeance, I am the night, I'm |
Le déroulé du massacre suit le poème d'assez près, notamment avec sa structure en étapes successives parsemées d'interruption des combats. Du stop and go, comme disent les Allemands aujourd'hui. Il y a bien une différence vis à vis de la mort du fils de Kriemhilde et Etzel, mais je réserve cela pour l'article suivant, car le remake de 1966 a repris cette modification et je m'y pencherai alors. Vague après vague, les Huns envoyés par Kriemhilde échouent à éliminer leurs "invités", et les Burgondes s'obstinent à refuser de rendre Hagen à la justice. Pendant que Dietrich de Bern et Hildebrand refusent d'intervenir (la fameuse lâcheté de Dietrich, qui sait très bien comment tout ça va finir), Rüdiger s'implique malgré les ordre de son seigneur et Dietrich est obligé de le venger lorsque Rüdiger perd la vie. Tout cela, ainsi que le fait que Rüdiger se fasse manipuler par Kriemhilde à intervenir contre les Burgondes, et donc contre son tout nouveau beau-fils Giselher, tout est dans le Nibelungenlied. Drama 9000 quand le margrave se présente à la halle où les Burgondes ont combattu des hordes entières, que le jeune prince demande "Que nous apportes-tu, père?" et que Rüdiger, décédé à l'intérieur, répond : "La mort."
Lorsque beaucoup de monde est passé de vie à trépas sans résultat, et que Hagen avoue même son crime pour provoquer Kriemhilde, celle-ci ordonne qu'on mette le feu à la grande halle où les Burgondes sont retranchés. L'incendie est vraiment spectaculaire, et on imagine aisément l'effet qu'il a dû produire sur le public à l'époque. On est vraiment sur une épopée cinématographique, à un âge où tout devait être capturé sur pellicule.
Finalement seuls Gunther et Hagen survivent, mais on fait exécuter Gunther car Hagen refuse de divulguer l'emplacement du trésor tant que vivra le roi. Gunther décapité, Hagen provoque Kriemhilde et lui disant qu'à présent personne d'autre que lui ne pourra révéler le secret et que jamais elle ne reverra le magot. Kriemhilde l'exécute, et en faisant cela elle commet une terrible transgression (le femme n'a pas le droit de se venger elle-même), et pour cela, Hildebrand la tue aussitôt. C'est bien sa fin dans le Nibelungenlied (dans la Thidrekssaga c'est Dietrich qui s'en charge dans un contexte similaire). Désormais, tous les Burgondes sont morts, et Etzel ordonne qu'on enterre Kriemhilde auprès de Siegfried, car "elle n'appartint à aucun autre homme". FIN ! Qu'est-ce qu'on se marre !
Faut-il le voir ?
Oui. Ah bah forcément, hein, et pas juste parce que c'est "un classique" ou la première adaptation cinématographique, ni même pour sa fidélité finalement relative (on l'a vu, malgré tous les détails évoqués, des pans entiers manquent, comme la campagne militaire contre les Saxons et Danois, le périple des Burgondes jusqu'à Etzelburg). Non. Ce diptyque est tout simplement phénoménal. Les décors sont incroyables, immenses et chargés d'atmosphère onirique. Tout est démesuré, toujours la brume, les arbres gigantesques, les arches écrasantes... et ces costumes ! Loin de toute tentative de faire historique, on est pleinement dans l'expressionnisme avec ses motifs géométriques presqu'à la Gustave Klimt, et néanmoins clairement héritiers du style des costumes de scènes de Bayreuth pour Wagner - rupture et continuité, tout ça. Tout flatte la rétine. L'expression "chaque plan est un tableau" semble inventée pour Die Nibelungen de Fritz Lang. Les acteurs sont hyper expressifs - c'est le genre qui veut ça - les potards du drama sont poussés à fond, et la musique, mes dieux, la musique ! Justement, on va y revenir. Mais d'abord, voyez-donc :
BONUS : Le point bande-originale
Fritz Lang ne voulait pas de Richard Wagner, mais il souhaitait toutefois une composition ayant tout de même l'ampleur et la richesse de Wagner. C'est Gottfried Huppertz qui s'en chargera, et avec quel brio ! Une version du tronquée du film exigera plus tard que Huppertz intègre les thèmes de Wagner, réorchestrée et mélangé à sa propre musique, mais vraiment, entre nous, Die Nibelungen n'en a pas besoin (et pourtant je réitère que je suis un grand fan du Ring de Wagner). De nombreux thèmes et leitmotifs racontent le film au spectateur, lorsque les mots se font rares, Huppertz nous guidant dans l'intrigue avec sa musique comme une torche. Personnellement je suis complètement amoureux du thème du trésor des Nibelungen qui, à lui seul, mérite qu'on se procure l'édition complète en 4 CDs plutôt que la simple compilation qui l'ignore.
Mon chouchou, le thème du trésor des Nibelungen :
Compilation de la Partie I :
Compilation de la Partie II :
Voilà pour le diptyque de Fritz Lang. Il faudra attendre 44 ans et une guerre mondiale plus tard pour voir une nouvelle adaptation des Nibelungen sur les écrans, avec... un remake, eh oui, déjà, mais pas n'importe quel remake... un remake E N C O U L E U R.
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