mercredi 6 octobre 2021

La Nibelungentreue : romantisme, nationalisme, paradoxe

Connaissez-vous la Nibelungentreue ? Ce concept, traduit parfois par Serment des Nibelungen, a été nommé ainsi pour la première fois durant la Crise Bosniaque (1909), lorsque Bernhard Fürst von Bülow, alors chancelier du Reich allemand, fit un gigantesque appel du pied aux Austro-Hongrois dans  un discours censé galvaniser une union pangermanique capable de tenir tête à l'Entente Cordiale des Français et Britanniques. Dans ce discours, l'Allemand rassure les Autrichiens sur les intentions que la rumeur leur prête de considérer leurs voisins du sud en vassaux, insistant qu'il n'existe entre les deux empires aucune rivalité pour la préséance, comme celle qui déchire les deux reines dans la Chanson des Nibelungen. Au contraire ! Les Allemands entendent bien honorer publiquement la loyauté, ou fidélité, des Nibelungen. La Nibelungentreue, donc.

Si vous avez lu la Chanson des Nibelungen, ou si vous avez au moins un peu suivi mes articles sur le sujet, la glorification de la fidélité / loyauté à travers les Nibelungen vous a probablement fait tiquer un peu, et je reviendrais naturellement sur les raisons qui, moi, en tout cas, me font lever un sourcil. Pourtant, cette idée de Nibelungentreue va séduire, et pas qu'un peu. Dans les années qui suivent commence le charnier de 14-18 et les propagandes impériales en usent allègrement pour galvaniser leurs soldats et leurs nations dans cet élan patriotique pangermanique, ce que ne manquera pas de faire le Troisième Reich à son tour. Depuis, comme les empires qui l'employaient, l'expression est tombée en désuétude, réservée à l'ironie et aux Historiens, et peut-être à quelques nationalistes.

Alors, pourquoi je vous parle de ça ? Déjà, parce que j'en ai envie et que c'est mon blog, mais aussi parce que c'est un bout de fil idéal pour dérouler la pelote d'un sujet qui me tient à cœur et qui tient une place centrale dans le Projet Vineta : l'interprétation des histoires d'antan, leur réinterprétation, trop souvent, et ce que ça dit de ceux qui s'y affairent. Or donc, la Nibelungentreue.


A priori, elle exalte des valeurs positives et solaires - loyauté, fidélité - dans un contexte culturel bien germanique, et à moins d'être totalement allergique au romantisme, où est le problème, me direz-vous ? Et bien, le problème c'est que derrière ce vernis glorieux et honorable, il y a une mentalité dangereusement mortifère, une mentalité absolutiste, jusqu'au-boutiste, apocalyptique et suicidaire. Là, vous devez vous dire que j'exagère, que j'abuse. Je comprends. Afin de comprendre où elle a mené, il faut revenir aux origines de cette idée. Mais pas seulement se contenter de citer le passage de la Chanson des Nibelungen qui illustre parfaitement le concept hors propos, non. Il va falloir regarder un peu ce qui s'y passe, dans les Nibelungen.

Mais lisons-le tout de même ce passage :

"-Veuille le Dieu du ciel empêcher pareille chose, dit alors Gernot. Même si nous étions mille de la famille de tes parents, nous péririons tous plutôt que de livrer en otage un seul. Cela ne sera jamais.

-Il nous faut de toute façon mourir, dit alors Giselher, personne ne nous empêchera de nous défendre en chevaliers." (Nibelungen 2105, 2106)

En général, c'est le vers 2105 qui est cité comme exemple, mais il est fort à propos pour la suite de lui adjoindre le vers suivant, vous comprendrez. Mais revenons un peu sur le contexte de cette citation. Nous sommes alors vers la fin de la chanson (ah oui, spoiler alert, hein), les Nibelungen/Burgondes (la source elle-même fait la confusion en cours de route, alors pour des raisons pratiques, je dirais les Nibelungen) sont tombés dans un piège à la cour du roi Etzel, et doivent serrer les rangs devant une défaite annoncée. C'est une fin crépusculaire puisqu'ils se sont rendus à l'invitation en sachant ce qui les attendait, mais ne se sont pas débinés pour autant, et ils finiront massacrés jusqu'au dernier à cause des machinations d'Etzel et de sa rapacité. En effet, il veut mettre la main sur leur trésor, et jamais les Nibelungen ne révéleront son emplacement, c'est à dire là où Hagen l'a déversé dans les eaux du Rhin.

Wow ! Dit comme ça, c'est effectivement noble et romantique, le baroud d'honneur glorieux, on est sur du 300, là (on y reviendra). Les méchants traîtres, les gentils nobles, fidèles, loyaux... Mais qui tend ce piège ? Et est-ce vraiment leur trésor ? Et oui, il ne suffit pas de sortir quelques phrases de leur contexte, l'honneur et la loyauté des Nibelungen sont, en effet, à géométrie variable.

Qui sont-ils, ces Nibelungen ? Gernot et Gisheler sont les jeunes frères du roi Gunther, de la future reine Krimhild, et tous sont neveux de Hagen von Tronje. La relation entre Hagen et les autres varie selon les sources mais je vais essayer de rester sur les Nibelungen ce coup-ci. Sont-ils fidèles et loyaux comme on le dit ? Entre eux, certainement. Mais sinon, ce sont des enflures. Gunther a épousé Brunhild, une femme clairement trop forte et trop intelligente pour lui, qui impose des épreuves à quiconque veut la courtiser. Se parjurant, il triche pour gagner sa main, et c'est Siegfried qui fait tout à sa place, invisible sous sa cape follette. Il ment aussi comme un arracheur de dents à son épouse (même après les vœux donc) au sujet de la supposé vassalité de Siegfried envers lui, pour se faire mousser auprès d'elle. Siegfried est complice, il va épouser Krimhild, la soeur de son bro Gunther. Ils sont tellement bros, d'ailleurs, qu'outre accepter le rabais publique comme faux vassal et la participation à la triche durant les épreuves, les deux hommes ont guerroyé côtes à côtes pour défendre le royaume de Gunther contre les Saxons, et deviennent frères de sang selon un rituel sacré. Ah, et Siegfried "matte" Brunhild dans le lit nuptial, encore une fois en se faisant passer pour Gunther, parce que celui-ci est trop faible pour dominer au plumard lors de sa nuit de noces. Siegfried commet plusieurs parjures par fidélité à son meilleur ami, ce qui est une faute très grave. Alors oui, il se sacrifie pour lui, pour le soutenir, du coup loyal aussi, mais pas franchement un modèle du genre...


Seulement voilà, Siegfried a beau avoir donné à Gunther quasiment tout ce qu'il a, il est riche comme Crésus après avoir tué - seul ! - un dragon, il est généreux, et tout le monde l'aime. Gunther et Hagen sont très vite jaloux et lorsqu'éclate une querelle entre les deux reines, Brunhild et Krimhild, le pot aux roses du viol nuptial est révélé, tout le monde est choqué... à commencer par Gunther, évidemment, que Brunhild domine complètement, et qui était pourtant l'instigateur du méfait. Il est décidé que c'en est trop, Siegfried doit mourir. Les enfoirés organisent donc une fausse déclaration de guerre des Saxons vaincus plus tôt, une partie de chasse dans d'autres sources, mais où quoi qu'il en soit ils font servir à leur ami et beau-frère, qui a tant fait pour eux, du lard bien salé. Assoiffé, Siegfried se penche à une rivière pour boire et Hagen l'empale de sa lance, comme un lâche, par derrière. Ai-je précisé que s'il savait où frapper malgré la peau invincible du héros, c'est parce que Hagen avait soutiré l'information à sa nièce Krimhild par la ruse ? En mode "c'est pour savoir où le protéger ! Tiens, couds-moi une petite croix sur sa tunique où se trouve son point faible. Fais confiance à tonton."

Les loyaux Nibelungen, mesdames et messieurs ! Les serments ne valent rien, seul compte le sang (et encore, le sang qui porte la barbe vu que Krimhild on peut lui mentir, la trahir et la déshériter). Cela vous étonnera peut-être, mais c'est précisément Hagen qui cristallisera l'idée de loyauté auprès des romantiques. Malgré le meurtre d'un frère juré et époux de sa nièce, et sa trahison de celle-ci, mais j'y reviendrai dans un article dédié. Mais puisqu'on l'évoque, Krimhild est remariée de force par sa famille à Etzel, mais le trésor de son époux, bizarrement, ça les Nibelungen le gardent. Cela gonfle d'ailleurs Etzel, et si Gunther et Hagen voient son envie comme de l'avidité, le fait est que Krimhild et lui sont dans leur droit de réclamer ce trésor. Mais le droit, c'est pour les autres, pas pour les Nibelungen ! Tout ça pour finir dans le bain de sang qui conclue la chanson, où Krimhild piège ses parents, certes, mais pas seulement pour l'or, aussi et surtout pour venger le meurtre sans honneur de son premier époux Siegfried. L'attitude de Gunther et Hagen aura ruiné leur royaume, pourtant prospère à la base, c'est une hécatombe, et le pire... c'est qu'ils le voient venir. Mais s'entêtent, s'obstinent, bis zum bitteren Ende ! Ils marchent vers leur défaite en toute connaissance de cause et se réjouissent d'emporter le monde avec eux s'il le faut. Et c'est vraiment une apocalypse qui se joue dans ce final : les héros de Worms, de Xanten et d'Etzelburg s'anéantissent mutuellement dans le feu et le sang.

Cette image a énormément marqué les romantiques et les nationalistes, dès le XIXè siècle. Pièces de théâtre, poèmes, opéras... Les Nibelungen sont régulièrement associés à un cataclysme glorieux, pas nécessairement de ceux qu'il faut redouter, ni de ceux dont il faut retenir les enseignements, mais trop souvent de ceux dont on se languit. D'ailleurs, Franz von Liszt écrit dans son Von der Nibelungentreue (1914), après avoir décrit la scène où Hagen et Volker (poète et guerrier) ont leur dernier baroud d'honneur à deux en haut des marches, face aux hordes hunniques d'Etzel :


"Je ne sais pas, mesdames et messieurs, si le chancelier du Reich Fürst Bülow, lorsqu'il parla de Nibelungentreue, avait précisement cette image en tête. Quoi qu'il en soit nous pouvons l'utiliser comme symbole de l'attitude de l'Allemagne envers l'Autriche-Hongrie. Le sombre Hagen puissamment armé d'un côté, l'image même de la Prusse-Allemagne, et de l'autre le joyeux ménestrel, Volker, agile tant par le verbe que le combat, l'image même de l'Autriche-Hongrie, heureuse de chanter et désireuse de se battre. Je ne sais pas, si c'est précisément cette image que le chancelier a voulu évoquer. Mais avec ce mot de Nibelungentreue, il a avec justesse bel et bien décrit la relation d'alliance telle qu'elle existe entre l'Empire Allemand et l'Autriche-Hongrie."

Voilà. Le contexte a disparu, ne reste qu'une image, une impression. On remarque qu'à l'aube de la première guerre, la loyauté des Nibelungen ne se comprend que dans un contexte martial, un contexte d'Untergang. Mais est-ce un développement récent, provoqué par la cocotte minute européenne en 1914 ? Malheureusement non, absolument pas. 

Si le sujet vous intéresse j'en profite pour vous conseiller l'excellent Mythos Nibelungen chez Reclam si vous lisez l'allemand, ou le tout aussi bon Nibelungen Eposets Moderna Historia chez Carlssons, en suédois. Le premier recèle de nombreux exemples, mais les deux ouvrages citent celui-ci et il est effectivement parfait pour illustrer que le ver était dans le fruit depuis longtemps (voir l'original en entier ici):

"Et quand il sera décidé là-haut que notre empire sombrera dans la nuit, -
Une fois de plus, le monde va éprouver l'ancienne puissance de l'épée allemande :
Si plus aucun mot allemand ne devait être entendu, que plus aucune coutume allemande ne subsistait,
Alors, tombons fiers et glorieux, et ne périssons pas dans l'ignominie.
Si un jour la culpabilité des ancêtres, notre propre culpabilité est portée devant le tribunal mondial :
Vous êtes les hommes de main, vous les Romains et les Slaves, mais pas les juges !
Nous nous inclinons devant les pouvoirs du destin : ils punissent terriblement et justement :
Mais vous, pour être franc avec nous, n'êtes pas une race égale !
(...)
Une fois auparavant, les héros allemands ont combattu si fièrement, si courageusement dans la mort :
Une deuxième bataille des Nibelungen menace nos ennemis :
La vieille légende était prophétique, et elle s'est horriblement réalisée,
Quand, le dernier jour de l'Allemagne, le cri de guerre de trois nations retentit.
Le Danube et le Rhin, écumant de sang et gémissant d'indignation :
Les rivières allemandes veulent être les aides de leurs fils ;
Debout ! Jette du feu dans les champs, de chaque montagne jette des braises dans le pays,
Mettez le feu aux vieux bois de chênes pour un charnier monstrueux.
Alors l'ennemi vainc : - mais avec horreur, et il ne triomphera pas !
Combattez jusqu'à ce que le dernier drapeau soit en lambeaux, combattez jusqu'à ce que la dernière lame se brise,
Combattez jusqu'à ce que le dernier coup soit porté dans le sang rouge du dernier cœur allemand,
Et en riant, comme le sombre Hagen, sautent aux épées et à la mort.
Nous nous sommes levés dans les tempêtes de la bataille, la mort héroïque est notre droit :
La terre tremblera en son cœur, Quand tombera sa race la plus courageuse :
Quand la maison d'Etzel s'est effondrée en cendres, quand il a forcé les Nibelungen,
Ainsi l'Europe s'enflammera à la chute des Teutons !"

Lire cela aujourd'hui, avec notre recul, a de quoi faire froid dans le dos. On a de suite des images de tranchées, de chars, et de mort mécanisée, de villes en ruines et de fosses communes. Des images d'une Europe mise, par deux fois, à feu et à sang, et par elle-même. Et pourtant, savez-vous de quand date ce poème intitulé Deutsche Lieder II

1859.

On le doit à Felix Dahn (1834-1912), professeur de droit et auteur nationaliste, volontiers racialiste (son best-seller restera son roman Ein Kampf um Rom, mais cela tient peut-être au fait qu'il sera parmi les lectures obligatoires du cursus scolaire nazi, longtemps après sa mort, donc, mais là encore, ça aura son importance pour la suite), alors que grandissaient les rumeurs d'une alliance franco-italo-russe contre les Allemands. Pour ceux qui ne seraient pas très familiers de l'Histoire allemande, en 1859 il n'y a pas d'Empire allemand. Le Saint Empire a été balayé par Napoléon, et la tentative de 1848 n'a duré qu'un an. Il faudra attendre les retombées de la victoire contre la France en 1871 pour revoir un Kaiser en Allemagne. Alors de quel empire parle Dahn ? Et bien c'est l'empire allemand éternel, intrinsèque à son identité nationaliste. Il n'envisage pas une république, seulement un Reich, et pas n'importe lequel : un Reich qui fait de son honneur la fidélité.

Car oui, on y vient, évidemment. Après une exploitation pangermaniste de cette Nibelungentreue durant la Première Mondiale, comme dit plus haut, le concept est poussé jusque dans ses derniers retranchements sous le troisième et dernier Reich. Déjà 14-18 avait exalté le combat absolu, les sacrifices insensés pour la Patrie. Mais en 39-45, un nouveau pallier est franchi. Tandis que Göbbels scandait son bien connu "Voulez-vous la guerre totale ?" pour galvaniser une Allemagne essoufflée, exsangue, pressée de toutes part, Hermann Göring se tournait plutôt, une fois de plus, vers la Nibelungentreue, cette fois pour motiver les hommes à la victoire à Stalingrad où le Reich se casse les dents (spoiler : les Allemands ne vont pas gagner. Du tout.)


"Nous connaissons un chant puissant et héroïque d'une bataille sans égale, appelé "Le Combat des Nibelungen". Eux aussi se sont tenus dans une salle de feu et de flammes, ont étanché leur soif avec leur propre sang, mais ont combattu et se sont battus jusqu'au bout. Une telle bataille fait rage aujourd'hui, car un peuple qui peut se battre ainsi doit être victorieux." Hermann Göring, 30 janvier 1943.

Oui mais non, Hermann, justement... Les Nibelungen dans la halle enflammée de Etzel... ils ne sont pas du tout victorieux. Non seulement ils perdent, mais surtout, ils meurent jusqu'au dernier. Mais ça, tu le savais au moment de baratiner des jeunes Allemands en les envoyant vers une mort inutile, n'est-ce pas ? D'ailleurs, Göring, dans le même discours, les compare aux 300 Spartiates de Léonidas. Je veux dire... c'est signé : la mort est une certitude, et il faut s'en réjouir, la célébrer. Les nazis savent qu'ils ont perdu, mais ont décidé de disparaître comme de "vrais" Nibelungen ! 

Les Nibelungen, un modèle de héros chevaleresques, apparemment. Mais quelle est leur mérite ? Qu'ont-ils accomplis, ces héros de légende ? Priver Etzel de "leur" trésor, puisque s'ils ne pouvaient en jouir, alors personne ne le pourrait ? Ou bien d'être restés fidèles les uns aux autres dans leur erreur, tandis qu'ils s'engouffraient en toute connaissance de cause dans leur propre charnier, les motifs et responsables de cette marche vers la mort important finalement peu devant l'ivresse de l'héroïsme ?

On retrouve presque chez Göring les accents de Dahn, que les nazis faisaient donc lire à leurs futurs soldats. Honneur et Fidélité, pas surprenant que ces deux valeurs soient celles de la devise de la Waffen SS. L'idéalisation morbide de la Nibelungentreue trouve son apogée sous un Reich qui encense Wagner et son Ring, où le compositeur ne se contente plus de la chute des Nibelungen mais va piocher dans l'Edda Poétique pour y ajouter, littéralement, la fin du monde. La Nibelungentreue cristallise, au fil de sa conception dans l'imaginaire nationaliste germanique, tout un tas de valeurs qui, comme on l'a vu, reflètent assez peu la source dont elle se réclame, ou alors seulement extrêmement superficiellement. Rappelons que dans cette source, presque sacrée aux yeux des romantiques, les Nibelungen sont des menteurs, des traîtres, des parjures et des meurtriers, mais peu importe ! Ce qui compte c'est l'idéal, n'est-ce pas ? 

Mais quel idéal ? Mourir sans autre raison que la gloire en emportant un maximum de gens avec soi, à la manière d'un terroriste ? Pérorer sur l'honneur, la fidélité et la gloire mais retourner sa veste au moment le plus opportun et trahir ses proches pour de l'argent ? Pointer d'ailleurs l'avarice et l'amour de l'or chez son ennemi quand ses propres coffres sont remplis d'un trésor rougi du sang d'un ami trahi dans le dos ? Non, décidément, la Nibelungentreue, je ne peux que m'en méfier, et si j'avais été Autrichien en 1909, la déclaration de von Bülow m'aurait mis terriblement mal à l'aise.

Mais si le terme est tombé en désuétude, pourquoi m'étaler ainsi dessus ? N'est-ce pas tirer sur l'ambulance ? C'est vrai... pour ce cas précis, en tout cas. Malheureusement, des Nibelungentreue, il y en a à foison, scandées d'un bout à l'autre des spectres politique, idéologique et religieux. Quand des vieilles œuvres, idées ou figures sont tordues dans tous les sens pour leur faire dire tout et souvent le contraire de ce qu'on trouve dans leurs sources, et ne deviennent que des prétextes pour glamouriser des fantasmes dangereux, on vous ressort alors le crincrin de la Nibelungentreue. Et en lisant Dahn au milieu du XIXè siècle, on ne peut pas dire que "l'idée a été pervertie par les nazis." Non, ils se sont contentés de la ramasser là où leurs prédécesseurs l'avaient laissé tomber, et ça puait déjà un siècle avant. C'est pourquoi il faut être sensible à ces récupérations abusives, dès le début, et toujours rester vigilants. 

Cela ne veut évidemment pas dire jeter tout le mouvement romantique à la poubelle, ce serait absurde, d'ailleurs pour être franc, j'adore le Ring de Wagner (mauvaise adaptation des sources, mais excellent opéra). C'est quand l'idéalisation (du passé, de valeurs) vire au fétichisme et l'exaltation au fanatisme que nous devrions être plus attentifs, moins complaisants, y compris lorsqu'au fond, on aurait tendance à être d'accord. Oui, la loyauté et la fidélité, a priori, ce sont de saines valeurs, mais en embrassant pour elles la Nibelungentreue, on acceptait également son cheval de Troie, car celle-ci charrie aussi son lot de fantasmes de suicide collectif glorieux à l'échelle de tout un peuple et de Weltanschauung mortifère, basés sur une interprétation extrêmement... libre... de sa source, à la frontière de la trahison. 

Au point qu'on en vienne à se demander : ceux qui vantaient la Nibelungentreue en appelant à mourir en masse pour la gloire d'une cause perdue... avaient-ils vraiment lu la Chanson des Nibelungen ? Était-ce de l'ignorance de leur part, ou de la malhonnêteté ?

Lorsque vous êtes confrontés aux Nibelungentreue de notre temps, posez-vous ces questions.

Je voudrais finir sur un poème de l'Autrichien Josef Weinheber : Siegfried - Hagen (1936). Au sommet de la hype de la Nibelungentreue, on peut trouver des gens qui se souviennent de la trahison ignoble de Hagen. Weinheber était nazi lui-même, sans doute baigné de ce contexte inévitable dans son temps, et son milieu. La trahison et la lance dans le dos lui évoquaient probablement plus le couteau des financiers juifs de la propagande post 1918, mais tout de même :

"Held mit den blonden Haaren
und mit dem schweren Schwert:
Wir waren, ach, wir waren
deiner Tat nicht wert.

Mannhaft vor dem Feinde,
fallend, doch opfergroß:
So nicht! Im Schoß der Freunde
fiel uns das schwarze Los.

Wir schlugen uns selbst zu Stücken,
Ehrgier, Wurmgift, Neid.
Gegen den Speer im Rücken
ist keiner gefeit.

Immer ersteht dem lichten
Siegfried ein Tronje im Nu.
Weh, wie wir uns vernichten
und das Reich dazu.

*

Héros aux cheveux blonds
et à l'épée lourde :
Nous n'étions, ah, nous n'étions
pas digne de votre acte.

La virilité devant l'ennemi,
Chute, mais grand sacrifice :
Pas du tout ! Au sein d'un groupe d'amis
le lot noir nous est tombé dessus.

Nous nous battîmes contre nous-mêmes,
La cupidité de l'honneur, le poison du ver, l'envie.
De la lance dans le dos
personne n'est à l'abri.

Toujours face au brillant Siegfried
S'élève un Tronje en un rien de temps.
Malheur, comme nous nous détruisons nous-mêmes
et l'empire avec."


Devant l'avancée des troupes soviétiques, le poète se suicidera le 8 avril 1945, quelques semaines seulement avant son Führer. Comme un "vrai" Nibelungen.