vendredi 29 mars 2024

"Quelles nouvelles des hommes de la Marche ?"

Cela fait quelques temps que je n'ai rien posté sur le blog, et bien qu'un article de fond se profile doucement (mais alors vraiment doucement...), je me disais que ce serait pas mal de donner des nouvelles malgré tout. Car certains l'ont peut-être remarqué, en 2022 je n'ai posté que deux articles en tout et pour tout sur le blog, nettement moins que les autres années, or il se trouve que c'était un peu pareil pour mon manuscrit. 2022, c'est une année morte côté écriture, ou au moins en expérience de mort imminente. J'ai même eu peur que le projet cale... heureusement ce ne fut pas le cas. 

Il y a derrière cette période creuse plusieurs raisons : personnelles, professionnelles, et rédactionnelles. Laissons les premières de côté, et parlons un peu du côté "auteur". Bon en vrai, les deux premières raisons ne sont pas négligeables et ont permis la dernière, évidemment. C'est un épuisement physique et moral sur lequel s'ajoute l'intimidation des sources. D'ailleurs, l'un des deux articles de cette mauvaise année parle justement de mon blocage vis-à-vis de cette tâche dantesque qu'est l'adaptation du Nibelungenlied. En mai, j'étais parvenu à boucler le chapitre sur le Hürnen Seyfrid, et puis... rien. En juin je finissais un petit chapitre de transition et... plus rien. Il faudra attendre presque un an pour que je réussisse à m'y remettre.

Cette aridité de la production est toutefois à relativiser, car cette année-là j'ai beaucoup lu et pris un sacré paquet de notes. Ces recherches sur les sources sont absolument essentielles, car contrairement à Pax Europæ, ce que j'imagine, invente et apporte au récit s'ajoute à des histoires préexistantes auxquelles je rends hommage, je ne peux pas juste me contenter de sortir tout ce qui me fait envie de mon chapeau quand ça m'arrange. C'est beaucoup plus contraignant, et c'est pourquoi un manuscrit qui ne progresse pas ne veut pas dire pour autant que le projet est à l'arrêt. Les recherches sont longues, parfois laborieuses, mais absolument essentielles. Je ne pioche pas dans les sources pour rajouter des détails et crédibiliser mon histoire, à étoffer mon intrigue ou épicer mon scénario. Avec Heldenzeit c'est moi qui construis mon intrigue autour d'elles, qui saupoudre mes lubies thématiques, mes pirouettes scénaristiques et mes développements de personnages pour lier toutes les versions tout en les respectant au maximum. La différence de méthodologie avec Pax est radicale.

2023 aura été, en comparaison, une année faste au clavier, avec 9 chapitres pour 92 pages (en vrai c'est des pages A4 ça ne correspond pas à un standard éditorial, mais c'est pour donner une idée), et surtout le succès psychologique d'enfin parvenir à m'atteler aux Nibelungen frontalement, sans compter la mise à jour de chapitres déjà rédigés etc. Bref, j'avais remis le pieds à l'étrier. Mais vers la fin de l'année, un autre blocage s'est profilé... La Rabenschlacht, ou la bataille de Ravenne, le pinacle des aventures de Dietrich, le moment clef de son arc narratif. Heureusement, la peur ne m'aura pas paralysé longtemps, cette fois, et il n'y aura eu aucun passage à vide. Au contraire, même.

Depuis le début de l'année, en trois mois donc, j'ai écrit... 4 chapitres pour 48 pages. Voilà, je pense qu'on peut dire que ce début d'année aura été extrêmement productif, et c'est en grande partie pourquoi le blog a été un peu négligé. Pas à cause d'une page blanche, comme en 2022, mais au contraire parce que je m'en sors plutôt bien côté écriture. 

Je suis extrêmement satisfait d'enfin traiter des épisodes pour lesquels j'ai pris des notes en 2020, avant même de co⁴mmencer la rédaction du manuscrit. Il faut savoir que j'éprouve beaucoup de difficulté à écrire dans le désordre. Pax Europæ est à 99% écrit de manière linéaire. Plusieurs amis rédigent des bouts de chapitres selon leur inspiration et les assemblent lorsque le moment est venu (je salue Kevin Kiffer et le Passant pour ne pas les nommer. Bon bah ils sont nommés), personnellement, je n'y parviens pas. Ma méthode c'est plutôt : "Je l'écrirais lorsque j'y serais". 

Pourtant, Heldenzeit n'est pas Pax Europæ, le concept même du roman, à savoir des récits en cascade racontés par plusieurs narrateurs, devrait se prêter parfaitement à une écriture dans le désordre, d'autant que la structure générale (l'agencement de ces récits, leurs articulations les uns avec les autres, l'ordre dans lequel placer les épisodes afin que cela soit fluide dans l'ensemble) était déjà fixée assez tôt, dès 2020, et a très, très peu changé depuis. Et pourtant... je n'ai pas réussi à écrire autrement que linéairement. Pas dans l'ordre chronologique des événements, mais dans l'ordre de lecture. 

L'avantage est, je pense, que je garde mieux à l'esprit la fluidité narrative qu'il me faut conserver pour que cela fonctionne auprès de lecteurs qui n'ont pas toutes les sources en tête. Il serait plus facile d'oublier, en écrivant dans le désordre, qu'est-ce que le lecteur sait déjà, et quels éléments n'ont pas encore été introduits. L'inconvénient c'est que quant ça bloque, rien ne se passe...

Et puisqu'on parle de structure, ça me permet d'enchaîner sur un dernière chose que je souhaitais évoquer, à savoir la longueur du manuscrit. 

Relativement tôt dans le processus, il est apparu que le manuscrit serait épais, et qu'il faudrait le diviser en deux. Maintenant, il est certain qu'il sera coupé en trois. Je vous entends ricaner les petits rigolos qui ont suivi le développement de Pax, mais la situation n'est pas du tout la même. Non, vraiment ! Arrêtez de vous marrer !

Pax Europæ a souffert du syndrome du jardinier, pour reprendre l'expression de GRR Martin. J'ai laissé pousser les intrigues secondaires, changé plein de choses en court de route, en suivant une ligne directrice générale et quelques jalons précis. Heldenzeit, à l'inverse, n'est que jalons précis, il n'y a pas de digression possible. D'ailleurs, comme je le disais plus tôt, le choix des épisodes, leur agencement et enchaînement, bref, la structure entière du projet a été établie très tôt et n'a souffert que d'assez peu de changements. En fait, les seuls aménagements majeurs furent une question de taille : plusieurs épisodes prendront finalement deux ou trois chapitres plutôt qu'un, certains épisodes que je pensaient raconter dans un chapitre commun auront leurs chapitres propres afin de prendre le temps de bien les traiter (c'est par exemple le cas de La Mort d'Alphart, que j'ai toujours pensé squeezer en flashback dans le chapitre du Rosengarten zu Worms, puisqu'y combat le meurtrier du héros, avant de lui donner un chapitre propre, comme elle le mérite). 

De fait, malgré une structure solide, bien établie et quasiment inchangée, j'ai sous-estimé le nombres de pages que cela demanderait. Maintenant, je suis presqu'au bout de la partie II, elle sera un poil plus longue que la I mais pas de beaucoup, les deux combinées atteignant la taille totale que j'avais envisagé pour l'ensemble du projet... or il faudra ensuite attaquer la partie III. Autant dire que je ne suis pas sorti des ronces ! Néanmoins, je progresse bien, je suis content du résultat jusqu'ici, et même si je suis un peu silencieux sur le blog, ça travaille dur en coulisse.

Sur ce, j'y retourne, j'ai beaucoup de fer dans le feu, comme on dit en suédois.

mardi 16 janvier 2024

De la cohérence et du canon : un billet d'humeur

Avertissement : ceci est un billet d'humeur. On va de nouveau passer par la pop-culture et je vais pas mal digresser, et même si, promis, ça a un rapport avec Heldenzeit, je n’évoquerais pas des sources ou des thèmes du projet à proprement parler. Plutôt un aspect de moi-même que Heldenzeit a lentement changé.

Travailler sur Heldenzeit aura été une expérience transformative à plus d'un titre. Aujourd'hui je souhaiterai évoquer un aspect qui m'a récemment frappé, et qui est lié à ma manière d'appréhender des univers de fiction depuis... que je lis, en fait. Je l'ai dit à de nombreuses reprises sur ce blog, tout le projet repose sur un principe d'harmonisation de sources disparates  sur ce fameux retcon qui réconcilie diverses versions rétroactivement. 

Ce principe, je l'ai personnellement découvert avec Star Wars. J'ai été un avide lecteur son Univers Étendu et, malgré toutes les qualités que je lui trouvais, les nombreuses incohérences et contradictions apparemment irréconciliables ne m'étaient pas invisibles, ni les différences parfois absurdes dans le traitement d'un même personnage. C'est pourquoi j'appréciais particulièrement des auteurs comme James Luceno qui s'étaient fait le credo de puiser partout et d'harmoniser autant que possible. J'étais clairement et fermement de l'école retcon, car j'attendais de Star Wars la même cohésion narrative qu'une série d'un même auteur, comme Le Seigneur des Anneaux  par exemple. En tant que lecteur, mais aussi qu'auteur, un univers de fiction se devait d'être cohérent et harmonieux.

La version suédoise de l'Appel de Cthulhu

Les premières fêlures apparurent avec mon amour pour l'univers de HP Lovecraft, le Mythe de Cthulhu (ou Yog-Sothotheries), volontairement criblé d'incohérences car l'auteur ne voulait pas établir un système bien lisse, mais refléter les structures décousues des véritables mythes et légendes. C'est pourquoi les ajouts inventés par des auteurs postérieurs pour faire rentrer le Mythe au chausse-pied dans un système élémentaire bien organisé et bien propre m'a rapidement pris à rebrousse poil. Le Mythe n'avait, pour moi, pas vocation à fonctionner comme une table d'évolution de Pokémons !* Je venais d'accepter le principe, mais n'étais pas prêt à l'appliquer systématiquement. Star Wars n'étais pas le Mythe de Cthulhu, mais une saga, émulant non pas une tapisserie mythique fragmentaire, comme l'univers de Lovecraft, mais plutôt une fresque "historique", en quelque sorte. 

*C'est pourtant cette élaboration tardive qui sert de fondation au jeu de rôle l'Appel de Cthulhu, que j'adore... mais ce qui est nécessaire pour un système de jeu avec des règles précises ne devrait pas forcément s'appliquer à la partie littéraire du Mythe.

Les années ont passé, et entre temps j'ai passé une bonne partie de mon temps d'écriture à construire Pax Europæ. C'est clairement un projet pour lequel, en tant que lecteur, j'exigerai de la cohérence et donc en tant qu'auteur j'ai fait de mon mieux. Après, il y a une claire unité d'auteur, l'intrigue reste racontée à la troisième personne, et malgré les multiples points de vue, on conserve une objectivité autoriale. Rien pour bousculer mon amour du "tout est lié, tout est cohérent", un amour que j'entends apporter au monde du légendaire germanique lorsque j'entreprends le Projet Vineta, aka Heldenzeit. Toutefois, entre-temps, il y a bel et bien eu du changement du côté de Star Wars. Et ce changement va me permettre de parler du concept du jour : le canon.

Le canon, avec un seul N, est un principe qui nous vient de la théologie, et cela en dit long sur l'usage moderne dont je m'apprête à parler. Pour faire simple, le canon est l'ensemble de récits sur lesquels une religion, ou un sous-groupe de cette religion, s'accorde à dire qu'ils "comptent", qu'ils sont "vrais, authentiques et dignes de confiance", tandis que les autres sources ne sont pas à prendre en compte, ou à un moindre degré d'importance, dans l'interprétation théologique. La bible, par exemple, est un canon, mais tous les textes chrétiens, des origines aux plus tardifs, n'y figurent pas : il a été décidé par concile quels évangiles seraient officiels, et lesquels seraient apocryphes. C'est un choix tout à fait terre à terre, fait sur la base de l'idéologie dominante au moment de la prise de décision, des croyances en vigueur, du contexte politique, etc. On favorise certaines versions et on préfère en négliger d'autres, afin de mettre un personnage plus en valeur ou, au contraire, ne pas accorder trop d'importance à un autre, ou pour accentuer certains messages. C'est, avant tout, un travail éditorial, qui décide arbitrairement de quels textes font foi (littéralement), et lesquels non.

C'est ce qui est arrivé à Star Wars.

Le canon a toujours existé dans la saga de George Lucas : il a toujours été clair que tout ce qui fut produit autour des films et des séries télévisées étaient d'un niveau de validité inférieur dans le canon vis à vis des sources directement produites par Lucas lui-même, avec un système de "degré" de validité selon les sources (romans, BD, jeux, etc.) assez complexe, et qui ne mettait pas tout le monde d'accord, d'ailleurs. Mais l'épineuse question du canon ne prendra véritablement sa place centrale au sein des discussions de fan que lorsque Disney rachètera Lucasfilm et décidera que tout l'univers étendu publié avant le rachat en question sera intégralement supprimé du canon, et donc ne sera plus "officiel". Serait alors exclusivement considéré comme canon les films et séries produites par George Lucas et... tout ce que Disney produirait à partir de ce moment. Néanmoins, puisqu'il restait de l'argent à se faire, Disney a continué de republier les romans et BD de l'univers étendu, mais avec un bandeau spécial pour bien le distinguer du canon, un bandeau censé évoquer le fait que ces histoires sont les récits erronés et déformés qu'on se raconte au coin du feu dans une galaxie lointaine, très lointaine. Cette appellation, en accord avec cette idée, c'est "légendes".

J'ai initialement trouvé cette idée assez déplaisante, pour ne rien vous cacher. J'avais investi beaucoup de temps, de passion (et d'argent, on ne va pas se mentir) dans l'Univers Étendu, et le voir ainsi relégué à l'état de simple "légendes", de on-dits auxquels il ne faudrait pas prêté crédit, tout ça parce qu'une entreprise l'a décidé sur une base entièrement mercantile - elle avait un nouveau canon à vendre - je n'ai pas apprécié. Je ne me voile pas la face, l'Univers Étendu était également une entreprise commerciale avant tout, un produit dérivé, mais la trivialité toute mercantile de l'approche, très brutale, de Disney m'avait irrité.

Pourquoi je vous parle de tout ça, me demanderez-vous ? Quel rapport avec Heldenzeit ? Et bien, tout simplement le rapport qu'on peut avoir au canon. Si beaucoup n'ont, comme moi, pas aimé la manœuvre et se se contentent de bouder le nouveau canon (le fait que la qualité des productions Disney ait été, disons... irrégulière... n'a pas aidé)(coucou Nico !), et c'est tout à fait compréhensible, d'autres fans de Star Wars prennent la canonicité des sources très, très au sérieux, trop parfois, menant des guerres virtuelles sur les réseaux sociaux avec une ferveur quasi religieuse... revenant ainsi aux origines du principe même de canon. Pro UE et pro Canon s'affrontent avec une violence parfois incompréhensible... les attaques ad hominem les plus ignobles sont utilisées pour contrer, faut-il le rappeler, les tenants d'une autre version d'un univers de fiction. J'étais longtemps assez figé dans mon approche du sujet : il y avait l'UE d'un côté, le canon de l'autre, et je les séparais bien proprement comme Disney le recommande, d'ailleurs. Et puis j'ai travaillé sur Heldenzeit.

Un exemple de mauvaise foi assez représentatif rapidement trouvé sur le net. Personnellement, celui qui trouve le Nouvel Ordre Jedi dans l'Univers Étendu apolitique n'a pas allumé son cerveau à la lecture. Et la profondeur de l'Étoile de Cristal ou des Enfants du Jedi ? Bref, je préfère l'UE moi-même, mais ce n'est pas une raison pour s'aveugler par principe. Il était loin d'être aussi "parfaitement" cohérent et profond et respectueux des personnages que certaines veulent bien s'en convaincre.

Les sources du légendaire héroïque germanique n'ont pas de canon. Les chercheurs prennent en compte toutes les versions, tous les récits, tous les manuscrits, et on les classe bien, c'est vrai, mais par antériorité, par degré de complétude du manuscrit, on date les ouvrages, on date le style et les langues utilisés, on analyse selon le contexte de rédaction, et par conséquent certaines sources sont considérées comme majeures et d'autres mineures, de par leur âge, leur impact, etc. Mais il n'y a pas à proprement parler de canon, tout est valide, et en même temps tout est critiquable. Certaines histoires n'apportent rien, d'autres trahissent ce que l'on sait autrement d'un personnage... C'est comme ça, c'est noté, et on s'en souviendra comme tel. De fait, comme j'en ai souvent parlé ici, les incohérences abondent, et la cohérence est seulement superficielle et circonstancielle. Il y a un esprit de cohésion, plus qu'un fait.

Et ce n'est pas grave.

J'ai certes entrepris de rédiger un récit imprégné de mon amour pour la cohérence et l'intertextualité, afin de souligner ce tissu commun et cet aspect fresque épique plus large que la seule destinée individuelle de chaque héros, toutefois, en parallèle, ce travail m'a également inculqué une appréciation pour ces incohérences, ces versions alternatives coexistantes bien qu’irréconciliables. Je me suis rendu compte que mon appréciation des productions Star Wars récentes a changé, et ma bibliothèque mélange désormais des romans de l'Univers Étendu et du canon, dans un ordre chronologique approximatif qui ne fonctionne pas vraiment, mais qu'importe.

Les anglophones utilisent le terme "head-canon" pour parler du canon individuel qu'on peut se créer, nonobstant le canon officiel. Je ne pense plus que mon approche soit celle-ci, bien que je le crûs avant d'écrire Heldenzeit. J'ai plutôt l'impression d'avoir perdu l'importance que j'accordais au concept de canon tout court, en tout cas dans une œuvre de fiction qui implique de nombreux auteurs, avec leurs visions et ambitions personnelles pour l'univers dans lequel ils écrivent, et donc les publications s'étalent sur des décennies. Je reste convaincu que la cohérence est essentielle, a fortiori dans l’œuvre d'un auteur unique ou d'un projet pensé dès le départ comme un tout. Mais j'ai perdu mon attachement rigoureux au canon, car le canon, trop strict et trop systématique par nature, peut nuire à l’œuvre, comme c'est le cas, à mon sens, pour le Mythe de Cthulhu et Star Wars. Alors je m'en suis détaché.

Et ce n'est pas grave.

(Peut-on parler de déradicalisation ? Vous avez deux heures)

mercredi 10 janvier 2024

Breisach et le Wasigenstein : sur les sentiers de Heldenzeit

Dans les sources très variées qui sont la base de mon projet, les poètes aiment donner du corps à leurs récits en mentionnant des noms connus de leur auditoire. Des patronymes, évidemment, qui ancrent le récit dans une chronologie familière et des lignées connues, mais aussi des toponymes, afin de crédibiliser l'ensemble. On nomme des pays, des montagnes, des fleuves, des forêts, des villes, des lieux mémorables. Parfois, ces lieux existent uniquement dans l'imaginaire collectif, mais le plus souvent ils se rattachent à une vérité tangible, bien que plus ou moins historique.

Et pourtant, il est assez rare pour mes contemporains de pouvoir visiter des endroits mentionnés dans les sources, en tout cas des endroits précis. Worms, Xanten et Bern existent, mais que reste-t-il à voir que les poètes mentionnent ? Le Rhin peut être vu, bien sûr, mais il n'y a nulle part l'endroit supposé où Hagen submergea le trésor mal acquis (et pas par manque d'effort de nombreux chasseurs de trésors). Pourtant, des lieux de ce genre existent bien !

Dans un précédent billet, je parlais, par exemple, de la cathédrale de Lund, explicitement liée à la légende de la dent que Starkađ perdit face à Sigurd. Sans le savoir, je posais le premier pas sur les sentiers de la Heldenzeit.

La cathédrale de Lund.

Profitant d'une visite en Alsace, ce voyage vers des endroits liés au projet Vineta s'est poursuivit via deux étapes : Breisach, en Allemagne, et le Wasigenstein, en France. J'ai déjà publié plusieurs billets sur les réseaux sociaux, néanmoins j'avais envie de prendre plus de temps pour en parler ici. Je ne répéterai pas tout ni ne compilerai ces billets, cet article est plutôt un complément.

Breisach fut l'objet de ma première visite. C'est une ville allemande dont le pont enjambant le Rhin sert de frontière avec la France, frontière franchie sans même y penser grâce à l'Espace Schengen. Le centre-ville médiéval culmine, littéralement, par sa cathédrale juchée au sommet d'une petite montagne. Dans son ombre s'élève une colline d'origine volcanique, plus modeste, et pourtant c'est bien elle qui nous intéresse : il s'agit de l'Eckartsberg.

Le sommet de l'Eckartsberg

Les contreforts des vignes de l'Eckartsberg rappellent la forteresse de la légende

Le monument d'une unité de dragons de l'armée allemande, moderne évidemment.

La vue sur Breisach depuis l'Eckartsberg

Ce nom, montagne d'Eckart, tient au fait qu'on connecte les ruines anciennes du sommet au héros Eckart, aka Eckehart, l'un des preux au service de Dietrich. Dès le IVe siècle Breisach est associée aux Harlungen, mais le lien explicite entre les ruines en question et Eckart ne survient formellement qu'au XIIe siècle. Sachant que le Saint Empire fait établir une forteresse sur ce sommet au Xe siècle, bien que sur un site plus ancien, il serait impossible de prouver ce lien "historique", évidemment, car nous touchons là au légendaire. L'important étant que, très tôt, les décombres de ce fortin fussent considérés comme ceux du temps d'Eckart. Pour les poètes du Nibelungenlied et de La Plainte, il ne fait aucun doute que l'Eckartsberg et ses fortifications sont, véritablement, le lieu où se tenait la citadelle du héros Harlungen, aux murailles de laquelle les cousins de Dietrich furent pendus.

Ah mais une question vous vient peut-être : qui est Eckart ? Je n'en ai pas encore beaucoup parlé, mais ce héros est lié au cycle de Dietrich, généralement sous le nom d'Eckehart. Il est le tuteur des Harlungen  les jeunes fils de Diether. Diether, quant à lui, est le frère de Dietmar (père du fameux Dietrich dont je vous rabâche les oreilles) et d'Ermrich. À la mort de leur père Amelung, Ermrich est choisi pour être le tuteur de ses frères, mais il prend vite goût au pouvoir et refuse de partager. Mal conseillé, il prête trop l'oreille à sa paranoïa et fait exécuter ses frères. Dietrich et son petit frère Diether le jeune en réchappent et fuient en exil. Les Harlungen, qui règnent sur Breisach, n'ont pas cette chance : même les enfants sont pendus au murs de la ville par l'odieux Ermrich. Eckehart parviendra à échapper au massacre et se mettra dès lors au service de Dietrich, pour espérer venger les jeunes Harlungen dont il avait la charge. C'est pourquoi la ville de Breisach se souvient de lui comme le "fidèle Eckart".

Je fais évidemment très synthétique, tout cela se déroule sur plusieurs sources (La Fuite de Dietrich, la Mort d'Alphart, la Bataille de Ravenne, le Livre des Héros, qu'essaye de compiler la Þidrekssaga), dont la chronologie bancale s'étale dans le temps, les camps d'Ermrich et Dietrich se rencontrant à plusieurs reprises sur le champs de bataille. Dietrich, bien que remportant trois victoires, doit à chaque fois rester en exil pour diverses raisons et ne parvient pas à détrôner son oncle fratricide. L'une de ces batailles aura même lieu devant les murailles de Breisach.

Aujourd'hui, un monument récent est érigé sur les ruines du château original (dont il ne reste rien), il vous faudra donc user de votre imagination... heureusement, la ville de Breisach se démarque par un centre-ville médiéval absolument charmant, avec des rues pavées en lacets qui mènent à la cathédrale. Cette balade saura, à coup sûr, susciter une imagerie épousant parfaitement la légende.

Il ne reste rien sur l'Eckartsberg de la citadelle des Harlungen, mais les murailles du centre médiéval de Breisach évoquent sans peine cette forteresse disparue et titillent l'imagination de ceux qui connaissaient l'histoire tragique de Diether et ses fils.






La seconde étape de mon voyage m'amena à retraverser le Rhin afin de me rendre dans les forêts vosgiennes, dans le nord de l'Alsace, là aussi à un jet de pierre de la frontière avec l'Allemagne. Ces terres boisées et montagneuses des Vosges du Nord, ce sont le Wasgau, ou Vasgovie. On parle dans les sources du Waskenwald où l'on trouve tant de gibier que les chasseurs y passent beaucoup de temps. Et au milieu de cette forêt du Waskenwald, un piton rocheux imposant : le Waskenstein. C'est notre étape, et elle nous ramène à la légende du héros Walther, telle que s'en souviennent les poètes du Waltharius, de la Þidrekssaga, et du Walther und Hildegund, poème en vieil allemand dont il ne nous reste malheureusement que quelques fragments (la poésie anglo-saxonne recèle également quelques fragments épars de la légende, à savoir ceux du Waldere).

Le château du Wasigenstein.

Le Wasigentstein, c'est le Waskenstein des sources anciennes (celles citées, mais pas uniquement, le Nibelungenlied et Biterolf und Dietleib y font également référence, par exemple), et il peut tout à se visiter de nos jours. Le chemin depuis le parking n'est pas long, donc si vous passez dans le coin, faites-vous plaisir. Mais avant de passer le site en revue, il peut être utile de parler d'abord de l'épisode légendaire qui le concerne. Là encore, je vais faire simple et concis (on ne rit pas), et éviter d'entrer dans les détails des différentes variations selon les sources etc. Sans doute le ferai-je dans le futur, avec un article dédié au sujet. Non, aujourd'hui, on se concentre sur le rôle du Waskenstein dans la légende de Walther.

Walther porte plusieurs titres. Parfois, c'est Walther d'Aquitaine. En effet, dans le Waltharius, il vient effectivement du Royaume de Toulouse. Dans d'autres sources, c'est le nord de l'Italie, mais j'avais dit que je ne me disperserais pas, flûte. L'autre titre de Walther, celui que la plupart des sources partagent, c'est celui de Walther de Waskenstein, non pas parce qu'il viendrait de cet endroit, mais pour le haut fait d'armes qu'il y accomplit et pour lequel tout le monde se souvient de lui. Replaçons le contexte.

Walther est fils d'un roi soumis à Etzel (Attila) et comme beaucoup de jeunes nobles il est envoyé comme otage à la cour du Hun. Il y est bien traité et bien éduqué, et ses prouesses martiales en font très vite le général favori d'Etzel. Seulement voilà, malgré ce statut, il veut rentrer chez lui, vivre libre, et avoir le droit de se marier avec qui il veut... comme par exemple Hildegund, cette autre otage, nièce de la reine et à qui on a confié en toute confiance les clefs de la trésorerie. Vous voyez venir le truc, ou bien...?

Le sentier qui longe le piton et mène à la "faille de Walther"

Sans surprise, les deux amoureux s'enfuient avec la caisse et là les versions divergent, mais j'ai dit on fait simple alors disons qu'ils sont poursuivis, soit par les hommes d'Etzel, soit par ceux du roi Gunther qui a entendu parler des deux fuyards, et surtout de leur trésor... dans tous les cas, une troupe d'une douzaine d'hommes cavale derrière eux, dont le fameux Hagen, qu'on ne présente plus. Ils finissent par les rattraper tandis que Walther et Hildegund se sont réfugiés dans une grotte, non pas souterraine, mais formée dans les rochers, sur un sommet escarpé qui domine la route : on n'y accède que par un étroit défilé qui rend la cachette aisée à défendre. Il est même précisé que cette grotte offre habituellement refuge aux bandits qui rançonnent ces forêts. Hagen et les autres doivent camper en contrebas et, le moment venu, ils essaient de négocier avec Walther : contre le trésor d'Etzel, ils les laisseraient filer. Walther, conscient d'être meilleur guerrier et en très bonne position pour les affronter, refuse. C'est l'heure de la castagne.

Le défilé les oblige à faire face à l'Aquitain un par un, et en contrebas par dessus le marché. Sans surprise, Walther les massacre les uns après les autres, avec des fatalités que ne renierait pas Mortal Kombat. Je vous passe les détails car, comme je l'ai dit, je reviendrai sur ce récit une autre fois, quand je pourrais me permettre de m'étaler comparer les sources. Néanmoins, vous avez désormais la scène en tête, vous comprenez la topographie implicite dans le récit. Nous pouvons donc nous promener autour du Wasigenstein et libre à vous de vous imaginer Walther faisant face à ses poursuivants avec panache.

La "faille de Walther".

La faille vue de l'autre côté

Un touriste pour l'échelle et se rendre bien compte de l'étroitesse du passage.

Le château date du XIIIe siècle (du moins la tour initiale, le reste fut développé au fil du temps), mais est bien construit sur un abri troglodytique, qui a été travaillé, par la taille comme par la maçonnerie, mais on peut encore deviner à quoi il pouvait ressembler avant cet aménagement tardif. Le défilé étroit où l'ont ne peut combattre que par un seul homme de front est aujourd'hui surnommé "Faille de Walther", et la grotte est bel et bien là. Aujourd'hui on peut aisément faire le tour du château, mais ce passage ouvert n'existait probablement pas avant que le site soit utilisé comme carrière pour construire la fortification. En fait, on se rend compte que sans cette ouverture due à l'homme, le piton vraiment escarpé rend le chemin très difficile, et cette petite ouverture évite de faire un long détour sur les pentes raides, sans compter sur la densité de végétation qui devait être bien plus touffue qu'aujourd'hui.



La grotte


 
 
 
 
 
 
 
 

 
Il est vraiment remarquable que le site du Waskenstein soit si cohérent à travers les sources. D'où que vienne la parenté de Walther, que le texte se concentre sur lui où l'évoque en passant, tout le monde est d'accord par dire qu'il a claqué des fesses au Waskenstein. Dans un genre où, comme je l'ai souvent dit ici, les variations sont monnaie courante, cette homogénéité surprend. Toutefois, lorsqu'on visite ce site, on ne peut s'empêcher de se dire que quoi que soient les faits réels ayant inspiré la légende, ces exploits paraissent absolument plausibles et concrets. On se dit qu'un tel épisode a parfaitement pu avoir lieu ici, de cette manière. Peut-être que non, mais on est tenté d'y croire. Le défilé y est, la grotte aussi... alors, au beau milieu du Waskenwald légendaire, l'imagination s'enflamme.



 

Les photos sont un mélange des miennes, mais aussi de celles de Karoline Juzanx et Nico alias Le Passant, que je remercie de m'autoriser à utiliser.

mercredi 6 décembre 2023

Relier les points entre eux : le privilège du poète

J'ai évoqué dans plusieurs articles précédents la question des incohérences dans les sources - pas entre les sources, mais bien au sein des sources prises individuellement. L'exemple que j'ai développé est la peau merveilleuse de Sigurd/Siegfried, que le fer ne peut mordre car il s’est baigné dans le sang d'un dragon, ou la corne de celui-ci ramollie par le feu (dans un procédé qui évoque la fabrication du goudron). Il y avait notamment le court article sur l'incohérence de son serment de frère juré, et l'autre, plus long, où je passais en revue les différentes sources évoquant son meurtre.

En résumé, je notais que la tradition scandinave ne s’embarrassait pas des incohérences. Là où la tradition continentale développait le motif du point faible (une feuille de tilleul tombée entre ses épaules empêche le sang de toucher la peau, tout à fait comme le talon d’Achille) exploité pour l'assassiner dans le dos à coup de lance, les Scandinaves préfèrent le meurtre par l'épée (coup dans le ventre ou décapitation), que la peau devrait rendre impossible.

Et pourtant, si on cherche des explications, on peut en trouver... à conditions de prendre son shaker à sources et de ne pas avoir peur des cocktails de traditions. Deux sources peuvent expliquer cette incohérence scandinave, toutefois, si l'une est danoise, l'autre est continentale, et les deux sont tardives. Dans la ballade populaire danoise (fokevise) Sivard og Brynhild, il est dit qu'il faut tuer Sivard (Sigurd, donc) avec sa propre épée, la seule arme capable d’outrepasser son invulnérabilité. Cela explique pourquoi on peut tuer Sigurd dans son lit ou le décapiter en forêt... mais c'est un peu arbitraire. Pourquoi son épée aurait-elle ce pouvoir ? Et bien de manière intéressante, dans le Seyfrid à la Peau de Corne, Seyfrid trouve une épée alors qu'il s'apprête à tuer le dragon, et Kuperan lui dit que c'est la seule épée capable de mordre la corne d'un dragon... ce n'est jamais dit explicitement, mais par extension, celle de Seyfrid (durcie à la corne de dragon).

 

Ces deux motifs cumulés peuvent expliquer l'incohérence scandinave... mais seulement dans un projet comme le mien. En vérité, ces deux sources sont trop tardives et éloignées (dans le temps et l'espace) pour expliquer des choix faits par des poètes des siècles plus tôt, d'autant que Sigurd n'est jamais tué avec sa propre épée dans les Eddas ou la Völsunga saga. On pourrait défendre l'idée de la survivance d'éléments archaïques congruents, et ce n'est pas complètement impossible. Après tout, le Hürnen Seyfrid contient plusieurs motifs assez anciens malgré un ensemble très merveilleux et tardif. Mais cela reste du domaine de l'hypothèse, du jeu d'esprit.

Pour moi, ce sont des éléments que je peux m'amuser à agglutiner pour expliquer certaines choses, pour développer des motifs, pour créer de la cohérence dans ce fatras de sources, dans un objectif littéraire. J'utilise souvent l'anglicisme retconner (de l'anglais retcon, retroactive continuity), le principe d'introduire après coup de nouveaux éléments qui permettent de relier des points d'intrigue autrefois distincts, voire de faire fonctionner des points contradictoires par une pirouette. Cette technique, les poètes médiévaux ne se privaient pas de l'employer, comme probablement tous les humains qui ont un jour repris des vieilles histoires à leur compte. Je pense qu'aime tous remettre de l'ordre dans des versions contradictoire, et trouver les astuces nécessaire est un amusant passe-temps. (J'ai un ami qui partage cette passion, si l'univers de Warhammer vous intéresse.)

En revanche, un chercheur universitaire lèverait un sourcil et balaierait sans doute cette soi-disant explication d'un revers de la main. Il y a évidemment des hypothèses émises et de la spéculation, par exemple avec le Brot af Sigurðarkviða in meiri, version considérée comme la plus ancienne de la légende de Sigurd et qui ne subsiste qu'en fragment, mais que de nombreux chercheurs ont tenté de reconstruire. L'objectif étant, sur la base de tous les fragments épars de la légende et à ses versions successives, de reconstituer une ur-version de la légende. Le contenu de cette version hypothétique est encore âprement discuté, et tant qu'on ne retrouvera pas le texte entier dans un vieux volume oublié (les chances que cela arrive sont infinitésimale), nous ne saurons jamais ce qu'il en est. Tout ceci n'est donc que suggestion réservée, en pleine conscience de cet aspect purement spéculatif.

Dans la recherche, la vraie, il faut savoir rester prudent quand on cherche à unifier ou mettre sur un même plan des sources écrites à plusieurs siècles d'écart aux quatre coins de l'Europe, dans des contextes de styles et genres littéraires différents, par des cultures différentes, dans des systèmes politiques et religieux différents, quand bien même les poètes travaillent bel et bien le même matériau légendaire. Un peu comme les gens qui cherchent à connecter des peuples d'un peu partout sur le globe parce qu'ils ont construit des monuments plus ou moins pyramidaux, ou que des ruines se retrouvent sur la même ligne arbitraire sur une carte. Oui, ça peut être amusant, mais pour un historien ou un archéologue, ça ne vaut rien.

D'autant que, comme on l'a vu, les sources successives ont déjà commencé ce travail de retcon, comme un mille-feuilles de versions revues et "corrigées", et que retrouver "la vraie version originale" est illusoire. Mais pour quelqu'un comme moi, dont le but n'est pas de rédiger une thèse mais une bonne histoire, la voie est plus libre, et je peux me permettre une certaine licence créative, mélanger les sources, secouer des cocktails.

Ce sont deux approches différentes des sources, qui, certes, impliquent toutes deux un gros travail de recherche pour ne pas faire complètement n'importe quoi, et une certaine rigueur aussi, mais pas à égalité. Comme je l'ai dit, je ne suis pas soumis, et de très loin, aux mêmes contraintes qu'un universitaire. Je sais que je reviens toujours aux sources, mais je pense qu'il était important de rappeler que je ne prétend pas faire un travail de qualité universitaire. Je relie tous les points que je veux, comme je veux, si je veux.

C'est le privilège du poète sur l'académicien.

mardi 21 novembre 2023

La "vraie version" est un mirage : sources comparées

Die Nibelungen, Fritz Lang.
J'avais déjà un peu évoqué le sujet dans mon article sur Brynhilde, mais je me suis dit qu'il pourrait être intéressant de montrer ce qu'implique l'écriture d'un chapitre de Heldenzeit en terme de comparaison de sources. Pour ce faire, quoi de mieux que de prendre un exemple concret. Pas un exemple trop foufou non plus, rassurez-vous, ça ne partira pas dans tous les sens, c'est vraiment pas pour provoquer la confusion ou vous retourner le cerveau. En revanche, j'aimerai, par la démonstration, toucher du doigt un élément crucial qui s'est imposé à moi durant le projet, et que j'essaie d'intégrer au récit même de Heldenzeit :

Il n'y a pas de "vraie" version authentique de ces histoires. Ce n'est pas comme Le Seigneur des Anneaux ou Harry Potter, il n'y a pas "les livres d'origine" offrant une histoire cohérente qui aurait été dévoyée avec le temps. Les Eddas et le Nibelungenlied ont été mis sur vélin à peu près à la même époque et, on va le constater, ces sources diffèrent déjà grandement. S'il a un jour existé une Ur-Legende de Sigurd, nous ne le saurons jamais, et si c'était cas, il est fort improbable qu'elle soit réellement reconnaissable. Même le combat iconique contre le dragon ne saurait être garanti, puisque dans Beowulf, c'est Sigmund, son père, qui est loué comme un tueur de dragon. Les légendes héroïques germaniques sont des amalgames en perpétuelle évolution, c'était vrai au Moyen-Âge, et ça l'est encore.

Alors je ne développerais pas quels éléments j'ai gardé, ou pas, ni quelles pirouettes ont été nécessaires pour faire fonctionner ce que j'ai décidé d'utiliser dans mon chapitre, non, ça n'est pas mon objectif et de toute manière vous pourrez vous le lire directement quand j'aurais fini. Ici, je souhaite seulement montrer comment un épisode, centré sur un événement particulier, va puiser dans des sources diverses et à quel point toutes ces sources sont à la fois congruentes et... parfois contradictoires. L'épisode en question concerne la querelle des reines entre Krimhilde / Gudrun et sa rivale Brynhilde, en étendant jusqu'à la conséquence funeste (attention divulgâchage), à savoir la mort de Siegfried / Sigurd (je vous avais prévenus)(quel scoop).

Les sources utilisées sont les suivantes :

La Chanson des Nibelungen

La Þidrekssaga

La Saga des Völsungs

L'Edda Poétique (plus précisément : La prophétie de Grípir, Fragment du chant de Sigurd, Premier et Second chant de Gudrun)

L'Edda en Prose (plus précisément le Skáldskaparmál)

La ballade de Brynhild

Voilà, à partir de là on va voir comment le récit de la rivalité entre les deux reines va être décrite à travers l'espace germanique, au fil du temps. Je ne vais pas revenir en détail sur les racines du problème entre les deux femmes, j'en ai déjà parlé sur ce blog, aussi me concentrerais-je sur les événements qui se déroulent après le double mariage.

L'incident initial qui déclenche les hostilités ouvertes.

Dans tous les cas, Krimhilde / Gudrun et Siegfried / Sigurd sont de visite chez Brynhilde et Gunther / Gunnar. Les sources s'accordent à décrire alors un manquement à l'étiquette, où un personnage manque de respect à un autre, en raison de son rang (supposé) inférieur.

Dans la Saga des Völsungs, comme dans les Eddas, l'incident a lieu en allant à la rivière (voire le Rhin pour la Völsunga saga), soit pour se baigner, ou se laver les cheveux selon l'Edda en Prose et la Ballade de Brynhilde. Dans cette dernière, c'est Gudrun qui s'avance plus loin dans l'eau, tandis que toutes les autres sources font de Brynhilde l'arrogante reine qui ne supporte pas que l'eau salie par une inférieure ne coule sur ses cheveux.

S'en suit un concours de qui a le meilleur mari, voire également le meilleur père dans la saga des Völsungs. Problème : les exploits du mari de Brynhilde, Gunther / Gunnar, sont falsifiés et immérités, alors que Krimhilde / Gudrun a épousé le tueur de dragon local... et qu'elle peut prouver la supercherie autour de Gunther en produisant l'anneau que Siegfried / Sigurd lui a dérobé lors du viol nuptial dont je parlais déjà ici. L'Edda en Prose insiste sur le fait que Gudrun se fout littéralement de sa gueule et lui rit au nez en lui montrant l'anneau dont elle cite même le nom (Andvaranaut), là où la saga des Völsungs la montre plus factuelle et surtout agacée par les insinuations fausses contre elle et son mari. Brynhilde, humiliée, est pâle comme la mort et silencieuse.

Dans la Þidrekssaga comme le Nibelungenlied, on quitte les berges du Rhin pour un contexte de cour. Dans la première, c'est lorsque Brynhilde entre dans la grande salle que Gudrun refuse de se lever de son siège, contrairement aux autres personnes présentes, car elle s'estime (à raison) être de statut social égal, ce que dispute évidemment sa rivale. Brynhilde est à l'offensive puisqu'elle se vante de siéger à la place qui fut celle de la mère de Gudrun, Grimhilde. Ici c'est elle la reine maintenant, capiche ?

Elle insulte Sigurd en référençant un attribut peu courant des jeunesses de Sigurd / Siegfried, à savoir son côté Wilder Mann un peu sauvageon. Après cette diatribe bien insultante, Gudrun lui fait une Jean-Noël Grandhomme et répond que certes, elle a bien parlé, mais elle n'avait rien à dire, et lui sort là aussi l'anneau comme preuve que la parole de Gunther = pipeau. Brynhilde comprend qu'on lui a menti et pire que tout, cette révélation a lieu devant beaucoup de témoins, elle est muette également, mais devient cette fois rouge écarlate, et quitte carrément la ville de honte.

Dans le Nibelungenlied, on est toujours à Worms, mais cette fois dans un contexte de tournoi. En effet, Brynhilde n'a pas arrêté de tanner son mari parce que, à Xanten, Krimhilde a l'audace de se croire une reine égale à elle, alors qu'elle a épousé un vassal de Gunther. Tu te rends compte ? Non mais Allô ! Gunther se dit qu'il faut absolument trouver une distraction tellement il n'en peut plus, sauf que Gunther, c'est pas le scramasaxe le plus affûté de l'armurerie, il avait pas calculé qu'en invitant Siegfried à la fête, bah il allait mettre Krimhilde sous le nez de sa femme et que, peut-être, c'était pas la meilleure distraction du monde. 

Ce qui devait arriver arriva, les deux femmes sont assises côtes à côtes devant le tournoi, et ça joute plus fort en mode passif agressif dans les tribunes que dans la lice, si vous voyez ce que je veux dire. Toujours le concours de meilleur mari, de meilleur roi (c'est les mêmes dont on parle, donc bon). Agacée par les accusations de vassalité, Krimhilde compte prouver la fausseté de celles-ci, non pas avec l'anneau (pas tout de suite), mais en défiant Brynhilde : elle entrera dans la cathédrale avant elle, parce qu'elle le peut (le principe de bienséance de "qui passe avant qui" est donc similaire à la version baignade, mais le contexte social change : beaucoup de témoins, et un cadre formel). Plus tard, elles vont encore s'engueuler sur le parvis de la cathédrale, et Krimhilde met ses menaces à exécutions, provoquant LA conversation où Krimhilde avoue la vérité honteuse à Brynhilde devant tout le monde. J'aime beaucoup le détail de Brynhilde, humiliée, qui doit attendre toute la messe avant de pouvoir demander une preuve, et c'est la "messe la plus longue de sa vie". Krimhilde prouve ses dires en montrant l'anneau et la ceinture prises par Siegfried durant la nuit de noces.

Partant de là, on a une Brynhilde humiliée, parfois en privé, parfois en public, la plupart du temps parce qu'elle a cherché la merde et provoqué sa rivale. Il faut comprendre qu'elle est décrite comme croyant que Gunther a bien accompli ses épreuves pour obtenir sa main, ou qu'elle s'est résignée à le croire, en tout cas. C'est un mélange de jalousie (Krimhilde a épousé son premier choix, Siegfried / Sigurd) et d'orgueil : tandis qu'elle jurait de n'épouser que le plus courageux des hommes, qui ne connaît pas la peur, on lui a vendu que Siegfried / Sigurd était un vassal au service de Gunther / Gunnar, et elle ne supporte pas qu'on accorde leur accord autant d'égard, comme à des égaux. Dans le contexte culturel de l'époque (des manuscrits, pas du récit mythique, donc autour du XIIe siècle) ce n'est pas un détail anodin : la structure sociale se doit d'être rigoureusement respectée, a fortiori dans la hiérarchie stricte de la noblesse. 

À ce stade, Brynhilde a été trompée, plus d'une fois et de presque toutes les manières, elle est dans son droit d'être un poil remontée. D'ailleurs, l'impression générale que Brynhilde est bien la victime (en tout cas à ce stade de l'histoire) trouve un écho intéressant dans la Ballade de Brynhilde, qui comme son nom l'indique est centrée sur ce personnage et adopte son point de vue. On ne sera donc pas surpris que c'est la seule source où, lorsque les deux reines se baignent à la rivière, c'est Gudrun qui s'avance plus loin dans l'eau pour la provoquer et l'humilier, passant donc à l'offensive en premier et renforçant la victimisation de Brynhilde (que toutes les autres sources désignent pourtant comme celle qui initia la querelle).

Pourtant, la Völsunga Saga évoque une trêve temporaire. Gudrun parle d'abord à Sigurd pour lui demander "c'est quoi son problème ?" et Sigurd est un peu gêné. Elle lui dit qu'elle demandera à Brynhilde si elle regrette son choix d''époux et Sigurd lui conseille de ne pas. Juste pas. Une conversation a tout de même lieu et les deux femmes s'expliquent, Gudrun se justifie : elle n'y est pour rien à son malheur et n'aurait notamment pas eu connaissance des vœux prononcés par Sigurd et Brynhild, ce qui est intéressant car si Sigurd ne s'en est pas souvenu dans cette source, c'est à cause d'une potion d'oubli, potion concoctée certes par la matriarche des Gjukungs, Grimhild, mais servie par... Gudrun elle-même. Brynhilde rejette cette tentative de se rabibocher en l'accusant d'hypocrisie et de fausseté. Elles se menacent un encore un peu mais une courte trêve s'en suit, cependant, le mal est fait.

Brynhilde a subi un outrage. Seulement voilà, pour obtenir réparation, elle ne peut pas le faire elle-même, car c'est une femme. Elle doit l'obtenir par un parent masculin ou un époux. Maintenant que le secret est éventé, l'humiliation est insupportable : elle exige donc vengeance auprès de son époux et de sa fratrie, puisqu'ils sont les seuls à avoir le droit de le faire. Et pour elle, il n'y a qu'une seule réparation  envisageable : la mort de Sigurd / Siegfried.

La fratrie des Gjukungs / Nibelungen n'est pas vraiment enthousiasmé de but en blanc. Dans la Saga des Völsungs, Hagen, sur lequel j'ai déjà eu beaucoup à dire, fait même montre du pragmatisme très Realpolitik qu'apprécieront les nationalistes des siècles plus tard : il essaie de convaincre Brynhilde que Sigurd est un atout précieux de son vivant, pour ses richesses, son prestige et ses nombreux alliés. Dans l'Edda Poétique, toutefois, bien qu'il prenne son parti il blâme les mauvais conseils de Brynhilde, un écho à cette stratégie de vengeance qu'il juge contre-productive. Dans les deux cas il dit explicitement que les exigences de Brynhilde vont les mettre bien dans la mouise. Je trouve intéressant que le poète, lui, condamne Grimhild le plus pour les conséquences néfastes de ses machinations. Il y a, dans les sources scandinaves, un vrai glissement de caractère qui s'opère lentement au fil des sources entre la vieille Grimhild, versées dans les potions, et Gudrun/Krimhild à la vengeance cruelle et sanglante, un trait de sorcière, de "grande méchante" où les deux se touchent pour presque se confondre, au point de partager en fait le même nom. Mais c'est un autre sujet, pour un autre jour.

Quoi qu'il en soit, les raisonnements de Hagen en mode Europa Universalis ne convainque pas Brynhilde.

Le Nibelungenlied et la Þidrekssaga, faisant fi de toute trêve, passent également aux hostilités. Hors de question de faire amie-amie. Dans le Nibelungenlied, Brynhilde demande à ce que la chose soit résolue officiellement et publiquement pour laver son honneur dans les règles. Gunther fait semblant d'être outré (je rappelle que c'est lui l'instigateur de tout ce bazar, d'ailleurs dans l'Edda Poétique il accuse aussi Sigurd de mentir et de rompre ses serments, ce qui est est quand même assez fort de café venant de sa part), convoque Siegfried qui non seulement nie (et donc ment), mais blâme sa femme (oui, oui) pour sa langue trop pendue, soit disant qu'il faut éduquer les femmes pour qu'elle ne ragotent pas. Le XIIè siècle, quoi. Hagen jure que Siegfried et Krimhilde le paieront, et il n'a pas trop le choix : l'affaire est révélée au grand jour, il va falloir trancher qui est dans son droit et qui a perdu la face. Hagen choisit naturellement sa reine.

Dans la Þidrekssaga les choses vont moins dans le détail mais le résultat est similaire : Högni se rallie immédiatement à Brynhilde. Cependant, ici il lui recommande de ne pas pleurer et de faire comme si de rien n'était : ça pour trancher, il va trancher, oui, mais pas en publique, et pas seulement d'un point de vue légal, m'voyez. On constate donc que les deux sources majeurs de la tradition continentales ne sont pas sur la même ligne : régler par le droit, ou régler par la vengeance. On voit bien, selon les sources, que le contexte change radicalement : scandale devant témoins ou petits affaires en messes basses, problème essentiellement juridique ou orgueil froissé et pure vendetta personnelle. Le cadre narratif reste le même, les grandes lignes sont plus ou moins inchangées, toutefois les poètes adaptent le matériau à leur audience.

L'Edda en Prose ne perd pas de temps non plus, mais les paragraphes accordés à la légende sont finalement assez peu nombreux, il est peu étonnant qu'on passe tout en vitesse accélérée : dès l’exigence du meurtre auprès de Gunnar et Högni, elle l'obtient. Certes, ils sont frères jurés avec Sigurd mais hé ! pas le petit frère Guthorm, lui il peut assassiner Sigurd, tranquille, sans parjurer ! L'Edda Poétique et et la Völsunga Saga vont même plus loin : comme le cadet est encore vert et qu'il lui manque la force et le courage de commettre un tel acte sur pareil héros, on lui fait boire une concoction de Grimhild (encore) à base de trucs dégueulasses type charogne de loup et bouts de serpents, ah et de la bière, aussi, pour les bulles j'imagine.
 
Le meurtre de Siegfried
 
Die Nibelungen, Fritz Lang.

Alors le meurtre de Sigurd / Siegfried... là on va rigoler. Enfin non, on ne pas vraiment rigoler, encore que si. Deux versions principales existent, au point d'ailleurs que l'Edda Poétique fasse mention des deux, en mode "ici on raconte ceci, mais les Allemands racontent cela." C'est dire comme les deux ont eu un impact fort. Soit Sigurd est assassiné dans sa chambre, au lit, soit on tue Siegfried en forêt. Le Nornagests Þáttr emploie d'ailleurs le même procédé, et si Norna Gest - qui raconte l'histoire - dit préférer la version scandinave (meurtre dans le lit), il mentionne également la version "allemande".

Puisque c'est la favorite de ce bon vieux Gest, commençons avec la version Kaamelot (au lit et avec de l'humour).
 
La version plumard.

La Völsunga Saga, comme souvent, donne la version la plus élaborée. Guthorm doit tuer Sigurd dans son sommeil, mais malgré la potion dégueu, il fait pas trop le malin. Après être deux fois rentré discrètement dans la chambre, il ressort à chaque fois parce qu'il est trop intimidé quand Sigurd le regarde (mais alors en fait il ne dort pas et Guthorm repart genre "je me suis trompé de porte"? Deux fois ? Ou bien Sigurd dort les yeux ouverts comme Gandalf? Expliquez-vous, monsieur le poète anonyme !). La troisième fois, c'est la bonne, Sigurd dort bel et bien et Guthorm le transperce de part en part avec son épée, le clouant au lit, littéralement. (Au passage balançant aux orties l'intrigue sur la peau surnaturelle que le fer ne peut mordre qui était quand même centrale à la caractérisation du perso, comme j'en parlais ici.) Il veut s'enfuir comme le gros lâche qu'il est, mais Sigurd "Badass" Sigmundsson saisit sa propre épée à son chevet et la lance contre son meurtrier qu'elle tranche en deux, une moitié tombant dans la chambre, l'autre dans le couloir. Je vous avais dis qu'on rigolerait un peu quand même ! Moins drôle : tout ceci se passe sous les yeux horrifiés de Gudrun qui dormait aussi, juste à côté. Bon, le monologue final de Sigurd, planté dans son édredon, tranquille avant de mourir, au calme, je sais que c'est une licence poétique mais... imaginez une seconde si c'était dans un film. Gudrun est soit morte de rire, soit traumatisée à vie. Ou les deux en même temps. Bref, c'était la version Kaamelot.

La version champêtre.

Celle-ci est déclinée dans plusieurs sources, toujours avec des variations. Le plan de Hagen dans le Nibelungenlied est particulièrement vicieux. Il fait croire à une déclaration de guerre d'ennemis vaincus plus tôt (mais tout est bidon évidemment), on se prépare donc à la castagne et Hagen s'arrange pour bien faire peur à Krimhilde concernant Siegfried. Sous prétexte de pouvoir mieux le protéger dans la mêlée, il arrive à convaincre Krimhilde non seulement de lui révéler l’emplacement du point faible de Siegfried, mais aussi d'y coudre une petite croix sur la tunique, pour être sûr et certain de connaître où ce serait quand même très dommage que le héros se prenne une flèche ou, je sais pas, au hasard, une lance. Alors qu'ils sont en route, d'autres faux messagers annoncent qu'en fait non, fausse alerte, pas de guerre. Mais bon, puisqu'on est là*, pourquoi ne pas se faire une petite partie de chasse ?
 
*Là, selon les différents manuscrits du Nibelungenlied qu'il nous reste, c'est soit le Waskenwald, c'est à dire les forêts vosgiennes où Hagen et Gunther se prennent la pâtée par Walther dans le Waltharius, soit l'Odenwald, qui semble plus cohérent avec le contexte et la description de leur route, puisqu'ils leur faut traverser le Rhin pour s'y rendre et que Worms se trouve sur la rive gauche, donc côté Vosges, mais voilà, faites-en ce que vous voulez. Personnellement, si on prend en compte toutes ses itérations, un héros manipulé plusieurs fois par Odin, qui chevauche une monture associée par plusieurs sources au cheval d'Odin, tué par une lance... ne pas le faire assassiner dans la Forêt d'Odin, ce serait ballot, quand même. Un peu de symbolisme, merde !
 
Mais assez de digressions géographiques, retournons à cette petite partie de chasse. On s'amuse bien, puis il commence à faire soif, or, il y a une petite source pas loin. Hagen provoque Siegfried à un petit jeu : une course, le premier à source. Siegfried coure et gagne sans se douter qu'il vient juste de se fatiguer comme prévu. Il se penche alors pour boire et Hagen le transperce d'un épieu dans le dos, sur la petite croix. Gunther est un témoin passif, et à l'inverse du motif scandinave, les jeunes frères qui n'ont pas prêté serment (Giselher et Gernot) ne sont pas impliqués du tout. Siegfried blessé à mort mais encore vaillant, tente de se saisir de ses armes mais ne parvient qu'à attraper son bouclier qu'il lance sur Hagen - le touchant sans le tuer. On commence à vouloir inventer une histoire de brigands pour justifier cette mort, mais Hagen, couvert de sang, assume et fait porter le corps ensanglanté jusqu'à la porte de la chambre de Krimhilde.

La Þidrekssaga nous offre une variante intéressante. Pas de fausse guerre orchestrée par Högni, pas de petite croix dans le dos, mais on retrouve la partie de chasse après une période de faux calme et faux-semblants. Sigurd croit que tout est oublié mais il n'en est rien. Högni a ordonné qu'on sale abondamment la nourriture du héros, et à l’échanson de ne pas se presser pour le désaltérer. Högni et Brynhilde décident ici de concert que le jour est venu (alors qu'il est entièrement aux commandes dans le Nibelungenlied). Elle lui promet des récompenses matérielles, ce qui là aussi différencie Högni de Hagen : il ne le fait pas seulement pour l'honneur de la maison burgonde, mais aussi pas mal pour le pognon. Bref, partie de chasse au lard très, très salé, Sigurd a une soif pas possible et va boire abondamment à un ruisseau. Högni l'empale de part en part, et Sigurd leur dit "Je ne m'attendais pas à ça de mon beau-frère, sinon je me serai battu." Et tandis qu'il pousse son dernier soupir, Högni et Gunnar... se congratulent pour une bonne partie de chasse rondement menée ! 
 

Là encore ils ramènent le corps, mais c'est Brynhilde qui pousse la cruauté jusqu'à le faire porter à Grimhild (et je précise pour éviter la confusion que dans la Þidrekssaga, Grimhild = Krimhilde/Gudrun, pas la Grimhild des autres sources. Je sais, c'est chiant, mais je vous avais dit que leur nom a même fini par se confondre). Elle ordonne qu'on dépose le corps ensanglanté directement dans le lit de sa rivale. Finalement, des bois le corps à trouvé son chemin dans le lit. Dans cette version, Högni n'assume pas autant, et essaye même de bidouiller une histoire d'accident genre "il s'est fait percuter par un sanglier", mais Gudrun n'est pas dupe et le foudroie du regard :  "Le sanglier, c'est toi."

#balancetonsanglier

L'Edda Poétique nous dit, dans le Second Chant de Gudrun, que c'est bien en forêt que cela se serait produit, mais en route pour l'assemblée du Thing plutôt que lors d'une partie de chasse. Grani, le cheval de Sigurd, revient alors du Thing auprès de Gudrun, tête basse, mais sans son cavalier. Le corps de Sigurd n'est ici pas rapporté au palais, mais bien abandonné aux loups et aux corbeaux, et c'est Gudrun elle-même qui doit aller le récupérer dans une scène tragique où, seule, elle se lamente sur le cadavre de son époux et désire la mort pour elle-même. Dans le Premier Chant de Gudrun, elle veille son corps couvert d'un suaire mais ne parvient pas à pleurer, et les larmes ne coulent que lorsque quelqu'un retire le suaire du visage et que la reine contemple son amour mort. Moins démonstratif que Högni et Brynhilde larguant sans respect le cadavre dans le lit, mais quelle puissance !

La Ballade de Brynhilde reprend le motif de la partie de chasse, ainsi que celui de la viande trop salé. Ici, plutôt qu'incriminer l'échanson, on a "oublié" la corne de Sigurd, et tout le monde avait des herpès donc on pouvait pas prêter sa corne au voisin (bon, OK, ça c'est moi qui l'invente). Faute de corne et de toute autre alternative, apparemment, Sigurd va boire directement à la rivière. Högni lui tranche alors la nuque avec son épée (exit la lance et le point faible, on en revient à l'incohérence des scandinaves vis-à-vis de la peau durcie au sang de dragon), puis Gunnar, ce vaillant et brave héros, massacre le cadavre à coups d'épée. Il n'est jamais trop tard pour participer, comme disait le président Wilson. 
 
Cela dit, contrairement au Högni des autres versions, couvert de sang mais qui s'en moque totalement, ici ils prennent quand même le temps de changer de vêtements. Étonnamment, dans la source la plus "bâtarde" on retrouve le motif, tiré des fragments les plus anciens, de Grane (Grani) attristé, qui ne se laisse pas approcher par les coupables et reste tête basse auprès du corps. Pourtant, on rapporte bien le cadavre (porté sur son bouclier). Une fois de plus c'est Brynhilde qui leur fait le déposer dans le lit de sa rivale en disant cette phrase terrible : "Comme elle l'eut vivant, qu'elle l'ait mort."

Brunhild dans toute sa puissance dans les Nibelungen de Fritz Lang. Son casque peut sembler curieux, mais c'est en fait un cygne, référence à son statut (pas unanime dans toutes les sources) de femme-cygne, de valkyrie (déchue).
 
Alors je n'ai pas mis tous détails, évidemment, certaines sources ajoutent des éléments uniques mais pas forcément très pertinents pour cette seule comparaison, comme par exemple dans l'Edda Poétique quand Sigurd offre une bouchée du cœur de Fafnir à Gudrun pour lui donner du courage, alors qu'elle se sent écrasée par la terrible Brynhilde, ou la conversation à cœur ouvert entre Sigurd et Brynhild que le poète de la Völsunga Saga a ajouté, où Sigurd avoue à celle qui veut désormais sa mort qu'il l'a aimée plus que lui-même. 
 
Le mieux, c'est encore que vous lisiez les sources par vous-mêmes ! J'espère seulement avoir réussi, par ce modeste article, et puis tout ce blog, finalement, à titiller votre curiosité. Si vous avez lu la Völsunga Saga, déjà bravo, mais vous savez désormais (ou vous le saviez déjà mais je vous l'ai peut-être rappelé)(dites-moi que j'ai pas écris ça pour rien) que ce n'est qu'une version parmi d'autres, et bien des surprises pourraient vous attendre en lisant le Nibelungenlied ou la Þidrekssaga
 
Souvent quand on lit des articles ou des histoires sur Sigurd, Brynhilde, et d'autres, on a cette impression qu'il y a une vraie version dont découlent toutes les autres. Il y aurait un Siegfried, le vrai, l'authentique. Mais ce n'est qu'un mirage. Les sources disent tout et leur contraire, se repompent les unes les autres en ajoutant, retranchant, altérant, avant de subir le même sort un siècle plus tard, à l'autre bout de l'Europe. Je souhaite, par mon travail, participer à ma manière à faire connaître la diversité des sources, et cela commence par trouver le bout de laine sur lequel tirer pour dérouler la pelote. Dans mon cas, ce fut le livre The Legend of Brynhild, de Theodore Andersson (voir ma bibliographie). Mais pour vous ?
 
 
Toutes les sources dont j'ai parlé ici, à l'exception de la Ballade de Brynhilde, sont traduites en français et toujours en publication. Faites-vous plaisir, explorez, jouez au jeu des sept différences, je vous promet c'est rigolo et ça vaut le coup.

En tout cas c'est la base de Heldenzeit. Et croyez-moi, ça va référencer sévère.