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jeudi 24 avril 2025

Le téléfilm aux mille titres : Curse of the Ring (2004)

En 2004, pile quatre-vingt ans après Fritz Lang et presque cinquante ans après le diptyque de Harald Reinl, les Nibelungen revenaient sur nos écrans, sauf que cette fois, ces écrans n'étaient pas grands, mais dans nos salons. C'est donc un téléfilm en deux parties qui sort au début du nouveau millénaire, et je ne parlerais pas de diptyque cette-fois, car ce sont pas deux films qui forment un ensemble, mais bien deux parties d'un même film. Le titre de ce projet : Curse of the Ring ! Ah, non, pardon, Ring of the Nibelungs... ou bien c'est Sword of Xanten. Quoi ? Ah non c'est Kingdom in Twilight... ah bah en fait, c'est Dark Kingdom : The Dragon King. Bref, ils ont eu du mal à se décider, d'ailleurs en interview, l'acteur qui joue Siegfried lâche discrètement un petit "peu importe comment on finira par appeler ce film" qui m'a bien fait sourire. Bon, je vais choisir Curse of the Ring, arbitrairement, parce que c'est ce qui est écrit sur la jaquette de mon DVD. En français, apparemment ce serait L'anneau sacré (?).

Giselher, Gunther, Siegfried, Hagen (oui, oui, beau, avec ses deux yeux et "défiguré" par la petite cicatrice rouge, là), en route pour courtiser Brunhilde en Islande.

Les puristes s'étonneront certainement et me demanderont si je n'oublie pas un film entre le remake de Harald Reinl et ce téléfilm, et il se peut qu'en 1971 soit sorti Siegfried und das Sagenhafte Liebesleben der Nibelungen, oui. AKA The Erotic Adventures of Siegfried, aka The Long Swift Sword of Siegfried, aka The Lustful Barbarian, aka Voluptés nordiques... bon vous l'avez compris : c'est du (très soft) porno. Plus fidèle aux sources qu'on ne pourrait le croire, d'ailleurs, on verra pire dans ce dossier (en termes d'adaptation s'entend), néanmoins, et même si le bluray existe (mais si), je compte bien passer mon tour côté critique, pour l’instant (il n'y a vraiment pas grand chose à dire, mais qui sait, un jour d'ennui ?) afin de reporter mon attention sur une production qui a une meilleure note sur IMDB : Curse of the Ring.

Le dragon dans la pièce : le budget

Qui dit téléfilm dit forcément budget serré. On n'est pas sur un projet qui peut se vanter d'être "le plus gros budget pour un film allemand jusqu'ici". Disons le tout de suite, ça se sent dans les costumes, les décors, la mise en scène... c'est très film d'aventure / Fantasy des années 90 (alors qu'on est en 2004), mais c'est jamais honteux comme un film SyFy. Juste, c'est dans un jus assez particulier, notamment les costumes aléatoires, quelque part entre Hercule et Xéna et le XIIIe Guerrier. Niveau FX, il y a à boire et à manger, certaines incrustations, notamment de nuit, font cheap, on sent que l'argent est ailleurs, notamment dans le dragon qui, franchement, tient bien la route pour une créature entièrement en image de synthèse. La mise en scène joue de la luminosité pour aider à faire passer certains plans datés, mais d'une manière générale c'est vraiment pas mal. Contrairement aux adaptations de 1966 et de 2024, cette fois pas de budget Islande pour flatter sans effort la rétine du spectateur, à la place on a droit à un Isenstein tout en 3D recouvert d'un épais blizzard qui cache la misère (dont ils sont très fiers, d'après le making-of). Heureusement, il y a suffisamment de scènes en extérieur le long du film pour ne pas donner un aspect purement studio et fauché. Là on droit à des forêts lambda et rivières et... forêts lambda... et plaines... bon c'est fauché, c'est fauché, hein, que voulez-vous que je vous dise, on ne va pas attendre de miracles ! 

A titre de comparaison, voilà à quoi vous attendre du côté du dragon, puisque c'est un peu le clou du spectacle dans presque toutes les adaptations.


J'avoue apprécier les espèces d'ailerons sur le dos, compromis intéressant entre les versions avec ailes et sans ailes.

Après, il y a deux écoles : ceux qui préféreront toujours les arbres démesurés et stylisés de Fritz Lang, car l'esthétique prime, et ceux qui préféreront n'importe quel bois de campagne au carton pâte, parce qu'au moins, ça fait vrai, c'est réaliste et tangible, comme Harald Reinl. C'est une question de goût et de sensibilités. Le téléfilm choisit Reinl, mais avec un budget limité, ou peut-être à cause de lui ? Je ne pense pas. Les interviews de l'équipe montrent clairement des ambitions visuelles qui misaient tout sur les effets numériques pour moderniser les Nibelungen. Vraiment, pour le meilleur comme le pire, il y avait une volonté d'en mettre plein les yeux, pas juste de torcher un truc à la va-vite. Vu le résultat, c'est... louable.

D'ailleurs, ça se sent dans le casting. Le téléfilm bénéficie d'un cast solide, notamment plusieurs habitués des rôles secondaires du cinéma allemand et plus généralement européen. Max von Sydow, Julian Sands, Göttz Otto, Ralf Möller (qui a dû récupérer un costume de sa série télé Conan...), mais aussi des débutants comme Robert Pattinson (et oui), Benno Fürmann, Kristanna Loken (qui sortait de son rôle de T-X dans Terminator 3), du coup plein de gueules cinématographiques familières qui donnent un cachet inattendu pour une production de ce type.

Il me faut dire d'emblée que j'ai déjà évoqué ce téléfilm sur mon blog, dans cet article sur les incohérences dans les sources. J'avais alors qualifié le téléfilm de "pas top, mais pas si infidèle que ça si on prend toutes les traditions en compte, mais par contre vachement fauché". Pour l'avoir revu dans le cadre de cette série d'analyse, après mon visionnage de Hagen - Im Tal der Nibelungen, il me faut admettre que j'ai peut-être été un peu dur avec lui. Malgré tout un tas de qualité, certains faux-pas viennent gâcher le tableau, notamment, et c'est quand même bien con : la fin. Je crois que c'était elle qui avait rabaissé mon opinion de l'ensemble à l'époque de mon premier visionnage, mais nous y reviendrons, sur cette conclusion. 

Cela dit, une des qualités qu'on ne réalise qu'a posteriori, c'est cet aspect Fantasy 90s début des années 2000, c'est coloré ! C'est éclairé ! Tout n'est pas désaturé avec un filtre bleu ou gris pour faire "médiéval". Et ça, mine de rien, c'est appréciable. Oui, y a trop de cuir dans les costumes, mais il y a aussi des étoffes rouges, vertes, de l'or... C'est pas encore dépression.jpg, et rien que pour ça, bon point dès le départ pour ma part.

Maintenant qu'on s'est moqué un peu, je pense ne plus avoir besoin de mentionner l'aspect cheap, à la fois évident et encombrant, et peux enfin me concentrer sur le fond. Vous le savez, ce qui m'intéresse dans ces analyses, c'est le rapport aux sources, les libertés créatives et la fidélité de l’adaptation, que ce soit à la lettre ou à l'esprit. Alors, en tant qu'adaptation, que vaut Curse of the Ring ? Et bah le film s'en sort vraiment pas mal du tout !

Les personnages

Le personnage de Siegfried est introduit la nuit où des ennemis prennent Xanten par la force et assassinent son père. Sa mère parvient à l'exfiltrer de la cité en feu jusqu'au fleuve mais périt dans l'action, laissant un jeune Siegfried dériver jusqu'à ce qu'il soit trouvé par un forgeron qui l'élèvera comme son propre fils. Alors je sais, ça fait très Moïse, et un peu n'importe quoi, mais... c'est un mélange de la tradition scandinave, où Sigmund meure au combat et son épouse Hjördis fuit avec le jeune Sigurd sous le bras, et la Thidrekssaga, où c'est Sigmund qui, manipulé et mal conseillé, fait traquer son épouse Sisibe qui parvient à sauver son fils nouveau-né à la rivière, enfant qui sera retrouvé par le forgeron Mime qui l'adopte (Sigurd a d'abord élevé un an par une biche). Bref, on a deux sources amalgamées et non seulement c'est très malin, mais ça met en scène des choses que les autres adaptations passent complètement à la trappe ! Franchement démarrer de cette façon, moi j'étais :

Alors ça aurait été hyper satisfaisant de voir le film adapter les sources scandinaves, pour changer un peu, mais inutile d'espérer, après l'intro, l'intrigue revient assez vite sur les rails du Nibelungenlied. D'ailleurs, c'est assez parlant que les personnages portant des noms tirés des sources sont nommé d'après la tradition continentale (Siegfried, pas Sigurd, Kriemhilde, pas Gudrun, Gunther, pas Gunnar, Hagen, pas Högni, etc.) malgré les emprunts plus marqués à la tradition scandinave que ses prédécesseurs. Je le précise ici car c'est important pour comprendre mon ébahissement face au final : malgré tout, on est bien sur une adaptation du Nibelungenlied, complété par d'autres sources, exactement comme les sources précédentes.

Bon, après, y a pas mal de modifications et même d'inventions dès le départ. Les ennemis qui tuent Sigmund (les Hundings dans les sources) sont fusionnés avec les deux rois saxons qu'affrontent Siegfried et Gunther, ce qui économise des personnages - l'intrigue est plus compacte - et donne un enjeu plus personnel à la bataille. Très bien. Par contre ils ne s'appellent plus Liudeger et Liudagast, mais Thorkwin et Thorkilt... donc on garde deux frères, Saxons, aux noms semblables l'un à l'autre, qui servent la même fonction... pourquoi ne pas garder les noms des sources et partir sur des blazes de PNJ de Donjons et Dragons ? Le film ajoute également une amnésie au traumatisme de la fuite du héros, ce qui fait que jusqu'à la moitié du film, Siegfried est... Eric, fils d'Eyvind, le forgeron. Une invention qui ne change rien à l'intrigue au final, donc d'un côté osef, ça ne gêne pas, de l'autre... pourquoi s'embêter, dans ce cas ?

Autre invention un peu curieuse : la rencontre en Siegfried et Brunhilde. Une nuit une comète traverse le ciel et va s'écraser en forêt : malgré les avertissements d'Eyvind, le héros se précipite vers le lieu du cratère, poussé la par la curiosité. Sauf qu'au même moment, la reine d'Islande Brunhilde qui passait par là fait pareil et ils se retrouvent au cratère enflammé... vous l'avez ? Le cercle de flamme, Brunhilde... pas de magie, donc, mais un météore. Les deux échangent quelques mots, se battent en mode préliminaires, et le héros perd son pucelage. Chacun prendra un morceau de métal trouvé au fond du cratère, elle en fera le fer de sa lance, et lui son épée Balmung. Donc dans ce film on un dragon, un peuple de brumes, un nain, des malédictions... mais les armes de Siegfried et Brunhilde sont en métal de météorite et le cercle de flamme est le cratère de la météorite en question. C'est tout de même curieux comme mélange des genres, réaliste / merveilleux. Je suppose que puisque Eyvind déclare qu'il s'agit d'un signe divin, il parle même de Ragnarok (bien évidemment....), mais que le public sait de quoi il retourne, c'est peut-être une manière de rappeler que même si les personnages croient en Odin et Thor, ou en Jésus, la vérité est ailleurs ? Mais j'avoue que là je suis sans doute un peu trop généreux avec le script. 

Kriemhilde (Alicia Witt), Siegfried (Benno Fürmann) et Brunhilde (Kristanna Loken)

Mais cette rencontre est plus intéressante qu'il n'y paraît d'un point de vue adaptation. Dans les sources décrivant la première rencontre entre Siegfried et Brunhilde, c'est lui qui voyage en Islande, reste avec elle pendant un an, puis... repart en promettant de revenir, avec une motivation plus ou moins claire qui rend la séparation un peu artificielle. Alors qu'ici, puisque c'est elle qui voyage dans le coin de Siegfried, il faut bien qu'elle retourne en son pays, la reine d'Islande, laissant l'apprenti forgeron derrière elle, mais avec une promesse qu'il la rejoindra. Et franchement... ça fonctionne super bien ! On a tous les éléments (première rencontre, amour sincère, séparation avec promesse de retrouvailles) mais l'enchaînement ne souffre pas de motivations douteuses : on comprend complètement et sans se poser de questions, et c'est très bien. N'est-ce pas, Hagen - Im Tal der Nibelungen. Je vais m'occuper de toi plus tard.

Siegfried utilise le morceau de métal trouvé dans la cratère pour forger son épée et la nomme Balmung, sans trop savoir pourquoi. En réalité, il l'apprendra plus tard, c'était le nom de la lame de son père, qui se brisa au combat pendant l'introduction avec l'enfant Siegfried. On retrouve le motif de l'épée de Sigmund rompue dans les sources scandinaves (ici contre un bouclier, pas la lance d'Odin), mais plutôt que de littéralement reforger l'épée qui fut brisée, le téléfilm opte pour une métaphore : Siegfried ne reforge pas Balmung à partir des fragments de l'originale, mais plutôt une Balmung 2.0. Une fois de plus on a l'impression d'une version "terre à terre" (pas d'intervention d'Odin, pas d'épée originale offerte par le dieu borgne, juste... deux épées), mais dans ce cas précis je me demande s'ils n'étaient pas frileux à l'idée de "copier" le Seigneur des Anneaux dont la trilogie venaient de s'achever (alors que c'est Tolkien qui a pompé). Cela dit, ça ne les a pas gêné de, euh... s'inspirer... du style graphique de la trilogie de Peter Jackson pour leurs affiches (à leur corps défendant, ils sont loin d'être les seuls).

"C'était la mode à l'époque!"

Sinon, le téléfim affuble Brunhilde d'une oracle qui lit l'avenir dans les runes, exactement comme la version de 1966, sauf que cette fois on a encore une autre interprétation des  "bâtonnets colorés" qui sont ici plus des éclats d'os ou d'ivoire polis, sur lesquels sont inscrits de véritables phrases en runes. C'est tout aussi bullshit d'un point de vue historique évidemment, mais ça a le mérite d'avoir l'air beaucoup moins con qu'en 66, hihi. Et puisqu'on parle de runomancie, parlons religion.

L'harmonie entre le marteau et la croix

Interprété par Max von Sydow, Eyvind, le père adoptif, est beaucoup plus sympathique que les différentes versions du mentor forgeron des sources, et puisqu'il n'est ni vraiment Mime, ni Regin, on lui donne un nom inédit, ce qui n'est pas gênant. Il est païen et a enseigné à Sigefried l'ancienne coutume. Comme le Mime du poème, il n'a pas d'enfant propre et s'investit en Siegfried comme si c'était son fils. Cette relation paternelle saine et positive est plutôt bien trouvé, car on fusionne deux versions des enfances de Siegfried : la jeunesse dorée auprès de parents aimant, et celle plus trouble où il finit, d'une manière ou d'une autre, dans une forge. Encore une fois, astucieux ! Et puis cette figure de mentor ouvertement païenne pose clairement le ton du film au sujet de la religion : ici le paganisme est cool. Voir sexy. Si, si.

Max von Sydow: forgeron, mentor, païen, playboy (?) Et Siegfried refait le plan de l'adaptation de Fritz Lang, parce qu'il le faut bien.

En effet, on est loin, très loin des païens sinistres de la version de 1966. Non seulement Eyvind est sympa, noble, juste, badass à l'épée, mais comme Siegfried il se présente ouvertement comme païen, arbore un marteau de Thor en pendentif et tout le monde est OK avec ça. Mieux ! Il séduit une nana à la fête en mode smoothtalk pendant qu'elle tripote son Mjölnir, et lorsqu'il lui demande si elle n'est pas chrétienne elle rétorque "si, mais ce soir, je suis de nouveau païenne". (C'est là qu'on voit que c'est de la Fantasy, dans la vraie vie le marteau ne fait pas exactement tomber les dames). Et cette cohabitation pacifique et naturelle est pour le coup telle qu'on la ressent dans les sources, pas cette confrontation hostiles comme on la retrouve dans les autres adaptations. Mieux encore, le prince Giselher, en se nouant d'amitié avec Siegfried, boit ses histoires les yeux brillants, inspiré par son héroïsme et passionné par ses récits mythologiques. Chrétien, il finit pourtant par voir le monde par le même prisme que son héros, voit l’œuvre de Thor derrière l'orage etc.. et c'est sa compagne qui le "rappelle à l'ordre" par deux fois. Naïf et intègre, Giselher est tenté par un paganisme romantique qui s'apprête pourtant à disparaître, comme un pont harmonieux entre les deux fois. Comparé au film de 66, c'est complètement deux salles, deux ambiances.

Mais continuons de parler de Giselher, car c'est un bon exemple des changements adoptés par cette version. Interprété par Robert Pattinson dans son tout premier rôle, il amalgame les deux frères cadets de Gunther, Gernot et Giselher, qui dans le poème sont laissés hors des manigances contre Siegfried et se montrent très critiques des actions ourdies contre lui, et de manière générale des conseils de Hagen. Ils sont donc présentés comme beaucoup plus sympathiques et authentiques, et c'est exactement ce que fait le téléfilm avec Giselher. Les autres adaptations ont tendance à délaisser les princes et le reléguer à de la figuration, la faute à une multitude de personnages à gérer, et leur rôle relativement mineur sur l'intrigue. Ici, Giselher devient l'ami sincère de Siegfried, et prend plus de place de l'intrigue... central, même, au moment du fameux final. Il veut participer à l'action, mais Gunther lui refuse pour ne pas risquer les deux princes dans les mêmes batailles. C'est classique comme motivation du personnage, mais ça fonctionne particulièrement bien lorsqu'il se lie à un héros badass tel que Siegfried, on comprend l'admiration sincère, l'intérêt passionné pour les récits d'antan, et en plus le scénario nous dispense du cliché de prince en brindille incapable de tenir une épée (ça, il l'est) mais qui se comporte en royal connard hautain tout le film. On croit que ça va être ce cliché insupportable, et puis en fait non... grâce à l'influence positive de Siegfried. C'est un choix excellent. Plutôt que de se concentrer sur les connards et les traîtres, le téléfilm décide de consacrer un peu de temps à des aspects plus nobles et lumineux bien présents dans les sources, mais trop souvent négligés. Et j'approuve totalement !

Giselher dans son adaptation la plus développée, pour une fois qu'il n'est pas un PNJ.
 

Son indiscrétion cause involontairement la perte de Siegfried, mais ce n'est pas par malice, et il est non seulement dévasté par la mort de son ami - on le voit pousser des appels à l'aide déchirant lorsqu'il trouve le corps - et désapprouve on frère et Hagen. Il finit par faire montre du courage et des valeurs qu'il admirait chez Siegfried dans le final, et survit pour devenir le nouveau roi des Burgondes. C'est un changement radical des sources où il périt dans le carnage final causé par la vengeance de Kriemhilde, un happy end pour un personnage arraché à l'arrière-plan pour incarner une vision héroïque positive, non ternie par les trahisons et la cupidité, le meilleur du marteau et de la croix. Alors certes c'est une réinvention complète du final et ça change complètement le ton, mais ce téléfilm a de toute manière décidé de jeter toute la seconde partie de l'intrigue à la poubelle, alors cela acté, quitte à développer un protagoniste comme Giselher, au moins voilà une façon de faire en accord avec l'esprit du personnage, pas en le tordant dans tous les sens pour en faire complètement autrui, mais en gardant le nom pour prétendre adapter les sources.

Une Kriemhilde plus ambiguë
Enfin, avant de passer aux personnages plus sombres, il faut évoquer le cas de Kriemhilde. Le téléfilm fait un choix qui le distingue des sources scandinaves sur un point essentiel : la potion d'oubli (absente de la tradition continentale). Normalement, on fait préparer la potion pour Sigurd et on la fait servir par Gudrun. Seulement, elle ne sait pas ce qui se trouve dans la coupe, ou du moins ce n'est pas clair. Elle n'est pas présenté comme complice des machinations visant à faire faire oublier Brynhild à Sigurd. Tandis que dans le téléfilm, Hagen lui explique le plan et elle accepte. Cela lui donne un peu plus d'épaisseur et surtout, quand tout partira en vrille, une culpabilité la poussant à se confier à sa rivale - trop tard pour sauver Siegfried. Cette conversation à cœur ouvert où elle avoue tout, et explique que tout est dû à une potion, existe dans la Völsunga Saga... entre Sigurd et Brynhild. La voir transposée entre les deux rivales fonctionne très bien également, avec de l'extra drama puisque Brunhilde réalise qu'au moment où on lui révèle l'innocence de Siegfried, le plan qu'elle a initié pour le voir mort est en train de se réaliser sans qu'elle ne puisse plus rien y faire. Dans les sources, elle ne veut jamais faire marche arrière et ne pleure (dans certaines sources) qu'une fois le corps de Siegfried rapporté à Worms. Un peu de méli-mélo scénaristique, donc, mais ça reste tout à fait dans l'esprit.

Le côté obscur : Hagen, Alberich et les Nibelungen

Hagen est relativement "simple" dans cette version, c'est le mauvais conseiller classique habillé en noir et qui susurre à l'oreille du roi. Alors il n'est pas borgne, ni spécialement moche, mais il a sa cicatrice à la joue... enfin, le même genre de cicatrice qu'Anakin Skywalker, quoi, juste histoire de dire qu'il y en a une, on ne peut pas vraiment dire qu'il soit défiguré. En revanche, il est bien le fils d'un alfe, et non des moindres ! En effet, la petite nouveauté est d'introduire un lien filial avec Alberich lui-même ! C'est une pure invention du téléfilm, encore une fois pour épaissir tous les rapports entre personnages afin d'avoir une intrigue plus compacte, et bon, en soit, pourquoi pas ? Après tout, Alberich a bien violé la mère d'Ortnit "pour dépanner" alors pourquoi pas la mère de Hagen ? C'est la forme finale du rapprochement des deux personnages entamé dans le film de 1966, où ils se retrouvaient autour de leurs points communs : à la frange, non chrétiens, froidement pragmatiques, prêts à tout.

Olala, comme cette cicatrice le défigure... Olala qu'il est laid (non.)

Le duo fonctionne bien : on a donc un père et son fils magouillant dans les coulisses, avec un Hagen honteux de son lignage et collabore avec son père parce qu'il a besoin de sa magie, mais répugne à le faire et interdit à Alberich de l'appeler "fils". Et c'est cool ! Le Hagen des sources déteste entendre la rumeur sur son père alfe, et on retrouve bien cela ici. En l'absence du personnage de la vieille Grimhild pour concocter des potions, Alberich rempli la fonction logiquement, et c'est lui qui préparera la potion d'oubli qui permettra aux Burgonde de marier leur sœur Kriemhilde à Siegfried. Ce changement induit que Hagen a un droit sur le trésor, puisqu'il est à moitié Nibelung, ce que les sources ne lui accordent pas. Quelque part, il est cette fois "dans son droit" lorsqu'il cherche à récupérer le pactole, tandis que Siegfried a tué le dragon qui s'était emparé du magot, et peut donc faire valoir son droit de le garder. D'ailleurs j'adore quand les Nibelungen apparaissent pour dire à Siegfried "Bon bah merci d'avoir tué le dragon, mais à la base le trésor est nous donc... bye." Et Siegfried de répondre "Hum, c'est marrant, j'avais plutôt l'impression que c'était le trésor de Fafnir, si vous le vouliez, il suffisait de le reprendre, je pense que je vais le garder." Peu ou prou ce que Siegfried rétorque à Alberich dans les sources.

Alberich (Sean Higgs), magicien et maître des potions qui foutent la merde.

Je suis plus circonspect de faire d'Alberich un Nibelung que ses pairs auraient puni pour sa cupidité en lui retirant son immortalité. On sent que les auteurs du script n'aimaient pas avoir un personnage aussi important disparaître sans rien dire comme un oubli, alors que bon, c'est ainsi que les nains vont et viennent dans les poèmes. Il fallait donc s'en débarrasser à l'écran, et qui d'autre que le meurtrier de Siegfried pour tuer son propre père à l'écran ? Ça fait un peu Shakespeare du pauvre, mais bon, Hagen qui tue son alfe de père, cause de tant de honte, ça correspond bien à l'esprit du personnage.

Et puis l'interprétation des Nibelungen comme un peuple vaporeux/brumeux, c'est à dire une interprétation extrêmement littérale de l'étymologie... c'est intéressant. J'ai vu plus souvent "ceux de la brume" que "ceux de brume" mais bon, pourquoi pas. C'est original et pas nécessairement faux... du moins si on ne regarde pas comment les Nibelungen sont décris dans le Nibelungenlied. Qu'il s'agisse de nains, des Burgondes, voire des Francs, personne n'en fait jamais des espèce de spectres de brumes.

Les Nibelungen et leur trésor.
 

Et toujours plane l'ombre de Richard Wagner

Parmi les trucs et astuces magiques d'Alberich, outres les potions il y a le Tarnhelm. Avec le Tarnhelm, le téléfilm poursuit la tradition amorcée par ses prédécesseurs en préférant Richard Wagner aux sourcex médiévales. Dans celles-ci, Alberich possède une Tarnkappe, soit une cape d'invisibilité ou littéralement de camouflage, et quiconque la porte est invisible. Siegfried mettra la main dessus et s'en servira à plusieurs reprises, notamment assister Gunther dans ses épreuves pour conquérir Brunhilde : il se tient à ses côtés sans être vu et c'est lui qui jette le rocher, la lance, et se bat contre elle. Dans les sources scandinaves, l'équivalent des trois épreuves est le franchissement du mur de flammes qui entoure Brynhild, qui est accompli cette fois par Sigurd métamorphosé par une potion magique pour prendre l'apparence de Gunnar. Richard Wagner, dans sa Tétralogie de l'Anneau des Nibelungen, fusionne les deux idées et crée le Tarnhelm, le casque de camouflage, qui ne rend pas seulement invisible, mais permet de changer d'apparence, de se téléporter, ta gueule c'est magique. Il introduit également une formule magique nécessaire pour déclencher le prodige. 

Harald Reinl, en 1966, parle bien de Tarnkappe et l'effet est effectivement l'invisibilité, mais il lui adjoint la formule magique du Tarnhelm avec tous les problèmes que ça implique (j'en parlais ici), d'ailleurs même le design - un genre de bout de filet de pêche à poser sur la tête et repris du film de 1924 - évoque plus le Tarnhelm que la Tarnkappe. 

Or, voilà que le téléfilm assume, comme Lang, qu'il s'agisse du Tarnhelm et le nomme ainsi, le design est comme un filet mais en fer, ce qui fait du téléfilm celle des trois versions portées à l'écran la plus fidèle à la description de Wagner, à savoir un genre de casque de maille dorée. Ici on a même droit à une visière similaire à un casque type Gjermundbu, et il faut toujours employer une formule magique : nous sommes complètement de retour cher Wagner. Complètement ? Pas exactement, car la formule est légèrement modifiée. De "Nuit et brouillard, personne n'est pareil" on passe à "Ombres et vapeurs, tous semblables." La référence est reconnaissable mais on évite le gros moment gênant de la version de 66 qui répète "Nacht und Nebel" encore et encore. Alors on s'est bien moqué du budget, hein, mais mine de rien le téléfilm vient de donner une leçon d'écriture à la superproduction de Reinl. 

Néanmoins, cela trahit surtout l'influence durable de Wagner sur l'imaginaire lié aux Nibelungen. Je le dis souvent sur ce blog, mais là on en a un exemple concret : on continue à reprendre des éléments purement Wagnériens en 2004, 135 ans après la première représentation du Rheingold qui les introduisit. La présence d'autres éléments de 1966, comme l'oracle runique de Brunhilde, pourrait laisser penser qu'il ne s'agit en réalité que des hommages au diptyque de Reinl, mais comme je l'ai montré, le téléfilm est ici encore plus proche de Wagner que ne l'était Reinl !

Dans cette version, l'oracle lit des runes... très, très précises visiblement, vu le pavé de texte sur chaque morceau d'os. C'est pas très crédible, mais quand même moins débile que la version de 1966 !

Une surprenante fidélité au Nibelungenlied... jusqu'au drame

Une fois passé l'introduction des personnages qui, comme on l'a vu, est un mélange d'inventions et de sources diverses, l'intrigue file sur les rails familiers des Nibelungen... mais toujours avec ces touches d'improvisation. On donne une raison pratique à ce Siegfried amnésique de se rendre auprès des Burgondes : lui et son maître livres des épées pour le roi Gunther. Sauf que patatras ! Le royaume subit les assauts d'un dragon, et il faut aller le poutrer... Gunther y va avec ses hommes mais revient tout seul et mal en point. C'est seulement à ce moment-là que Siegfried va tenter sa chance. Cette version offre un moment de bravoure authentique à Gunther avant les manigances dégueux vis à vis de Brunhilde etc. Comme le film de 1966, on redore un peu le blason du personnage, bien que le téléfilm ne cherchera pas à en faire un mec sympa mal conseillé et plein de remords.

 

Siegfried tue l'iguane géant cracheur de feu et se baigne dans son sang, revient avec la tête du monstre, puis vient l'épisode de l'attaque des rois Saxons. Il évite une bataille rangée qui verrait de nombreuses pertes humaines au profit d'un duel de champions : lui contre les deux rois, dont l'un assez massif interprété par Ralf Möller. Et là, encore une fois, c'est du génie ! Ils n'ont clairement pas le budget pour la bataille décrite à ce moment-là par le Nibelungenlied, tout est passé dans le dragon, mais ils s'en sortent par une pirouettes des plus douces : ils empruntent au Nornagests Þáttr, où Sigurd, dans une campagne similaire (et sans doute la même en réalité), décide d'affronter le champion adverse, le géant Starkad, pour épargner ses hommes. Et il le défonce d'un coup de pommeau dans les dents, remportant la bataille. OUI ! OUI ! PARFAIT ! C'est comme ça qu'on bricole, pas n'importe comment !

Devenu très populaire auprès des Burgondes et ayant retrouvé la mémoire de son lignage en affrontant les deux rois qui avaient tué son père, Siegfried devient un enjeu pour Gunther qui veut le marier à sa soeur Kiremhilde, malgré Siegfried lui-même qui veut Brunhilde. Bref, à partir de ce moment-là, on est revenu fermement dans le Nibelungenlied. Hagen obtient de son père Alberich la potion d'oubli qui permet de manipuler Siegfried, et puis on part en Islande. Tout est à peu près comme dans le poème, la triple épreuve devient un seul combat singulier à la hache double (soupire...) avec une séquence d'action délayée à coup de glace qui se brise et de chute d'eau... bon, en soi, pourquoi pas, ça offre plusieurs occasions à Siegfried, sous l'apparence de Gunther grâce au Tarnhelm, de duper Brunhilde et la convaincre que Gunther l'a bien dominée dans les règles et sait faire preuve de courage.

De retour à Worms on a droit à Gunther n'arrivant pas à consommer son mariage et nécessite l'assistance de son ami pour "mater" Brunhilde, suivi de l'épisode de la querelle des reines (Oui ! Oui !). Franchement c'est fait avec tellement de détails - comme l'humiliation de Gunther qui se fait ficeler comme un jambon toute la nuit - qu'encore une fois, pour une production télévisée et malgré toutes les inventions, je reste surpris de ce degré de respect. Même un truc à la con, mais Brunhilde est blonde et Kriemhilde brune (bon OK presque rousse)... a contrario de Fritz Lang mais en accord avec les sources (et Siegfried est bien brun, aussi!). D'ailleurs, un changement apporté ici peut sembler mineur, mais est, à mon sens très intéressant:

#humiliation #bondage
Dans les sources, Gunther ne parvient pas à consommer sa nuit de noce car Brunhilde se rend bien compte qu'il n'est pas aussi fort que celui qui a remporté ses épreuves. Elle l'humilie et dit narquoisement ne se donnera à lui que lorsqu'il aura "retrouvé ses forces". Deux versions de ce qui s'en suit disent la même chose, juste plus ou moins salement : soit Sigurd la viole, soit Siegfried lui arrache sa ceinture de force magique et laisse Gunther prendre la suite. Mais les deux versions racontent bien la même chose. Dans le téléfilm, c'est Brunhilde qui explique le pouvoir de sa ceinture et met au défi Gunther de la lui retirer. On a donc une nouvelle épreuve imposée, plutôt qu'un pur refus d'un "non" de la part de Gunther on serait dans une situation plus ouvertement consensuelle (les sources aussi présentent cela comme un défi, mais pas aussi pleinement). J'ai l'impression que ce changement avait pour but d'atténuer un peu la gravité de ce qu'on voit à l'écran, même si, en vérité, ça reste un viol : Siegfried prend l'apparence de Gunther pour retirer la ceinture, offrant au véritable Gunther une épouse soumise qu'il peut désormais consommer. Or, Brunhilde a soumis l'épreuve à Gunther uniquement, son consentement réside en ce que Gunther accomplisse la tâche. Thématiquement, ça ne change rien, toute ses motivations restent identiques.

La querelle des reines entre Kriemhilde et Brynhilde est assez fidèlement mis en image, avec l'altercation sur le parvis de la cathédrale et un échange bien foutu. Hagen s'empresse donc de servir sa reine et promet de se charger du problème (même si il a également des vues sur le trésor à des fins personnels mais bon). Et le plan, c'est le coup de la chasse. Inutile d'exploiter la naïveté de Kriemhilde pour savoir où frapper, car le film a déjà répondu à cette question. Oui, cette fameuse scène où Siegfried, Gunther et Giselher font le serment de frères jurés et mélangent leur sang, et que Siegfried taille d'abord dans sa main... mais rien ne se passe, avant de se couper dans le dos où se trouve son point faible. J'en ai déjà parlé dans cet article mais je dois réitérer que c'est une résolution géniale de l'incohérence des sources scandinaves. Cela étant dit, le récent film Hagen - Im Tal der Nibelungen use d'une scène similaire, or il adapte un roman de Wolfgang Hohlbein, publié en 1986, et que je n'ai pas lu. Peut-être que les scénariste du téléfilm l'ont pompé sur Hohlbein, ou que les scénariste du film de 2024 ont copié le téléfilm, je ne sais pas. L'idée est géniale, d'où qu'elle vienne.

Toujours est-il que Siegfried meure et qu'on arrive à la fin du film... seulement, normalement on devrait être à la moitié de l'intrigue. Malheureusement, après une si belle série d'adaptations astucieuses et efficaces et de références pointues aux sources, voici venir la catastrophe finale, et je ne parle pas des Huns qui sont totalement absents de cette version... Non, le véritable désastre de cette conclusion, c'est la conclusion elle-même, le moment où le film échoue lamentablement à maintenir ses standards et se vautre dans... et bien, une fin de téléfilm. 

Le Happy End honteux

Ça y est, nous y sommes. Siegfried est mort, et les tensions entre personnages sont à leur paroxysme. Nous voici dans la cour du château de Worms, un château énorme en plans larges mais avec une toute petite cour fermée, vous savez comme dans Hercules et Xena ou Les Anneaux de Pouvoirs (c'est cadeau), et le film a quelques minutes pour bricoler une fin qui remplace le plan machiavélique de Kriemhilde pour venger son époux dans un bain de sang impliquant un remariage avec Etzel, roi des Huns. Comment va-t-il s'y prendre ? Hagen et Gunther s'écharpent pour mettre la main sur l'anneau maudit des Nibelungen, dont le porteur possède de droit le trésor, le combat implique Brunhilde, réconciliée avec Kriemhilde, et Giselher qui essaye d'émuler son héros et vient au secours de son frère le roi (il échoue, mais c'est l'intention qui compte), tandis qu'un personnage secondaire tiré du Nibelungenlied, Dankwart, dont je m'étonnais de la présence vu la manière qu'avait le film de réduire au maximum le nombre de personnages, sert finalement à se joindre à Hagen, pour un combat plus "égal". Gunther est tué par Hagen (personne d'autre ne moufte, au passage), Brunhilde décapite Hagen (dans le poème c'est Kriemhilde à la fin du massacre à Etzelburg, mais comme Kriemhilde ne passe pas par sa transformation vengeresse, autant donner ce rôle à sa rivale/amie réconciliée), Giselher devient roi, on met le trésor sur le bateau funéraire de Siegfried dont la tête de dragon de la proue est littéralement le crâne de Fafnir (très bonne idée), y comprit l'anneau, et on y met le feu. L'or coule dans le Rhin, non plus caché par Gunther et Hagen pour leur seul profit, comme dans les sources, mais par Giselher et sa sœur afin de s'en débarrasser pour de bon, par ce que la cupidité, c'est pas bien.

C'est tellement nul que je préfère imaginer qu'après ça, Hagen se réveille en sueur sur sa couche et se dise "ouf, ce n'était qu'un rêve". Je comprends que tout le film s'efforce de tirer un aspect plus lumineux des sources que ses prédécesseurs, et qu'un Happy End colle donc à cette démarche mais... là c'est plus la fête du slip, c'est le Festival Sacré du Sous-Vêtement Divin, une fois tous les cinquante ans. C'est nul ! Tout ça pour ça...

Fafnir fait la même tronche que moi devant le final, tandis que tels Siegfried sur son dos, les scénaristes retournent le couteau entre mes côtes.

Mais vous voyez, là, en repensant à cette fin bidon, avec ma pression artérielle qui monte en flèche, je serai de nouveau tenté de dire que cette version n'est pas terrible, alors qu'en vrai, c'est pas mal du tout. Riche en références, astucieuse dans (la plupart) de ses ajouts et changements, ça donne une relativement bonne idée de l'intrigue... avant de se vautrer sur le final, certes, mais en terme de trahisons et de changements WTF, il y a pire. Bien pire.

Et on en parlera dans l'article suivant. 

Alors, faut-il voir le téléfilm ? Si c'est pour introduire un jeune public à la matière de Germanie, carrément. C'est fun, le dragon est cool, la violence est... modérée, et ça se finit (trop) bien. Une bonne porte d'entrée pour des enfants qui regardent déjà autre chose que Gulli, mais pas non plus de films trop mûrs. En revanche, les adultes pourraient trouver ça trop cheapos.

BONUS : Le Point Bande-Originale

Produite par Klaus Badelt, la musique est... de qualité inégale. Certains passages sonnent sympas et épiques, ou au moins corrects, d'autres comme composés pour un vieux jeu-vidéo. Les instruments synthétiques sont parfois franchement criards (il y a une arrivée """triomphale""" à Worms absolument dégueulasse). Heureusement, la musique est également peu envahissante, sympathique sans plus, on la remarque à peine, à part l'intro et conclusion du film qui sont une chanson de E-Nomine, Drachegold, à la narration bien cliché comme il faut. Un CD existe mais c'est essentiellement une compilation de chansons n'ayant aucun rapport avec le film, et deux ou trois pistes de score seulement.


 

Après cette adaptation pour la télévision, étonnamment satisfaisante pour des prémices pourtant peu engageants, nous sautons vingt ans dans le temps pour revoir, enfin, les Nibelungen au cinéma ! Ce qui n'était plus arrivé depuis le remake de 1966...

...ah ? Pardon ? La version avec le cochon qui parle ? Sortie un an à peine après le téléfilm ? Vous êtes sûrs ? La version avec le pipi, le caca et les prouts ?

Bon.

Soit.


mardi 21 novembre 2023

La "vraie version" est un mirage : sources comparées

Die Nibelungen, Fritz Lang.
J'avais déjà un peu évoqué le sujet dans mon article sur Brynhilde, mais je me suis dit qu'il pourrait être intéressant de montrer ce qu'implique l'écriture d'un chapitre de Heldenzeit en terme de comparaison de sources. Pour ce faire, quoi de mieux que de prendre un exemple concret. Pas un exemple trop foufou non plus, rassurez-vous, ça ne partira pas dans tous les sens, c'est vraiment pas pour provoquer la confusion ou vous retourner le cerveau. En revanche, j'aimerai, par la démonstration, toucher du doigt un élément crucial qui s'est imposé à moi durant le projet, et que j'essaie d'intégrer au récit même de Heldenzeit :

Il n'y a pas de "vraie" version authentique de ces histoires. Ce n'est pas comme Le Seigneur des Anneaux ou Harry Potter, il n'y a pas "les livres d'origine" offrant une histoire cohérente qui aurait été dévoyée avec le temps. Les Eddas et le Nibelungenlied ont été mis sur vélin à peu près à la même époque et, on va le constater, ces sources diffèrent déjà grandement. S'il a un jour existé une Ur-Legende de Sigurd, nous ne le saurons jamais, et si c'était cas, il est fort improbable qu'elle soit réellement reconnaissable. Même le combat iconique contre le dragon ne saurait être garanti, puisque dans Beowulf, c'est Sigmund, son père, qui est loué comme un tueur de dragon. Les légendes héroïques germaniques sont des amalgames en perpétuelle évolution, c'était vrai au Moyen-Âge, et ça l'est encore.

Alors je ne développerais pas quels éléments j'ai gardé, ou pas, ni quelles pirouettes ont été nécessaires pour faire fonctionner ce que j'ai décidé d'utiliser dans mon chapitre, non, ça n'est pas mon objectif et de toute manière vous pourrez vous le lire directement quand j'aurais fini. Ici, je souhaite seulement montrer comment un épisode, centré sur un événement particulier, va puiser dans des sources diverses et à quel point toutes ces sources sont à la fois congruentes et... parfois contradictoires. L'épisode en question concerne la querelle des reines entre Krimhilde / Gudrun et sa rivale Brynhilde, en étendant jusqu'à la conséquence funeste (attention divulgâchage), à savoir la mort de Siegfried / Sigurd (je vous avais prévenus)(quel scoop).

Les sources utilisées sont les suivantes :

La Chanson des Nibelungen

La Þidrekssaga

La Saga des Völsungs

L'Edda Poétique (plus précisément : La prophétie de Grípir, Fragment du chant de Sigurd, Premier et Second chant de Gudrun)

L'Edda en Prose (plus précisément le Skáldskaparmál)

La ballade de Brynhild

Voilà, à partir de là on va voir comment le récit de la rivalité entre les deux reines va être décrite à travers l'espace germanique, au fil du temps. Je ne vais pas revenir en détail sur les racines du problème entre les deux femmes, j'en ai déjà parlé sur ce blog, aussi me concentrerais-je sur les événements qui se déroulent après le double mariage.

L'incident initial qui déclenche les hostilités ouvertes.

Dans tous les cas, Krimhilde / Gudrun et Siegfried / Sigurd sont de visite chez Brynhilde et Gunther / Gunnar. Les sources s'accordent à décrire alors un manquement à l'étiquette, où un personnage manque de respect à un autre, en raison de son rang (supposé) inférieur.

Dans la Saga des Völsungs, comme dans les Eddas, l'incident a lieu en allant à la rivière (voire le Rhin pour la Völsunga saga), soit pour se baigner, ou se laver les cheveux selon l'Edda en Prose et la Ballade de Brynhilde. Dans cette dernière, c'est Gudrun qui s'avance plus loin dans l'eau, tandis que toutes les autres sources font de Brynhilde l'arrogante reine qui ne supporte pas que l'eau salie par une inférieure ne coule sur ses cheveux.

S'en suit un concours de qui a le meilleur mari, voire également le meilleur père dans la saga des Völsungs. Problème : les exploits du mari de Brynhilde, Gunther / Gunnar, sont falsifiés et immérités, alors que Krimhilde / Gudrun a épousé le tueur de dragon local... et qu'elle peut prouver la supercherie autour de Gunther en produisant l'anneau que Siegfried / Sigurd lui a dérobé lors du viol nuptial dont je parlais déjà ici. L'Edda en Prose insiste sur le fait que Gudrun se fout littéralement de sa gueule et lui rit au nez en lui montrant l'anneau dont elle cite même le nom (Andvaranaut), là où la saga des Völsungs la montre plus factuelle et surtout agacée par les insinuations fausses contre elle et son mari. Brynhilde, humiliée, est pâle comme la mort et silencieuse.

Dans la Þidrekssaga comme le Nibelungenlied, on quitte les berges du Rhin pour un contexte de cour. Dans la première, c'est lorsque Brynhilde entre dans la grande salle que Gudrun refuse de se lever de son siège, contrairement aux autres personnes présentes, car elle s'estime (à raison) être de statut social égal, ce que dispute évidemment sa rivale. Brynhilde est à l'offensive puisqu'elle se vante de siéger à la place qui fut celle de la mère de Gudrun, Grimhilde. Ici c'est elle la reine maintenant, capiche ?

Elle insulte Sigurd en référençant un attribut peu courant des jeunesses de Sigurd / Siegfried, à savoir son côté Wilder Mann un peu sauvageon. Après cette diatribe bien insultante, Gudrun lui fait une Jean-Noël Grandhomme et répond que certes, elle a bien parlé, mais elle n'avait rien à dire, et lui sort là aussi l'anneau comme preuve que la parole de Gunther = pipeau. Brynhilde comprend qu'on lui a menti et pire que tout, cette révélation a lieu devant beaucoup de témoins, elle est muette également, mais devient cette fois rouge écarlate, et quitte carrément la ville de honte.

Dans le Nibelungenlied, on est toujours à Worms, mais cette fois dans un contexte de tournoi. En effet, Brynhilde n'a pas arrêté de tanner son mari parce que, à Xanten, Krimhilde a l'audace de se croire une reine égale à elle, alors qu'elle a épousé un vassal de Gunther. Tu te rends compte ? Non mais Allô ! Gunther se dit qu'il faut absolument trouver une distraction tellement il n'en peut plus, sauf que Gunther, c'est pas le scramasaxe le plus affûté de l'armurerie, il avait pas calculé qu'en invitant Siegfried à la fête, bah il allait mettre Krimhilde sous le nez de sa femme et que, peut-être, c'était pas la meilleure distraction du monde. 

Ce qui devait arriver arriva, les deux femmes sont assises côtes à côtes devant le tournoi, et ça joute plus fort en mode passif agressif dans les tribunes que dans la lice, si vous voyez ce que je veux dire. Toujours le concours de meilleur mari, de meilleur roi (c'est les mêmes dont on parle, donc bon). Agacée par les accusations de vassalité, Krimhilde compte prouver la fausseté de celles-ci, non pas avec l'anneau (pas tout de suite), mais en défiant Brynhilde : elle entrera dans la cathédrale avant elle, parce qu'elle le peut (le principe de bienséance de "qui passe avant qui" est donc similaire à la version baignade, mais le contexte social change : beaucoup de témoins, et un cadre formel). Plus tard, elles vont encore s'engueuler sur le parvis de la cathédrale, et Krimhilde met ses menaces à exécutions, provoquant LA conversation où Krimhilde avoue la vérité honteuse à Brynhilde devant tout le monde. J'aime beaucoup le détail de Brynhilde, humiliée, qui doit attendre toute la messe avant de pouvoir demander une preuve, et c'est la "messe la plus longue de sa vie". Krimhilde prouve ses dires en montrant l'anneau et la ceinture prises par Siegfried durant la nuit de noces.

Partant de là, on a une Brynhilde humiliée, parfois en privé, parfois en public, la plupart du temps parce qu'elle a cherché la merde et provoqué sa rivale. Il faut comprendre qu'elle est décrite comme croyant que Gunther a bien accompli ses épreuves pour obtenir sa main, ou qu'elle s'est résignée à le croire, en tout cas. C'est un mélange de jalousie (Krimhilde a épousé son premier choix, Siegfried / Sigurd) et d'orgueil : tandis qu'elle jurait de n'épouser que le plus courageux des hommes, qui ne connaît pas la peur, on lui a vendu que Siegfried / Sigurd était un vassal au service de Gunther / Gunnar, et elle ne supporte pas qu'on accorde leur accord autant d'égard, comme à des égaux. Dans le contexte culturel de l'époque (des manuscrits, pas du récit mythique, donc autour du XIIe siècle) ce n'est pas un détail anodin : la structure sociale se doit d'être rigoureusement respectée, a fortiori dans la hiérarchie stricte de la noblesse. 

À ce stade, Brynhilde a été trompée, plus d'une fois et de presque toutes les manières, elle est dans son droit d'être un poil remontée. D'ailleurs, l'impression générale que Brynhilde est bien la victime (en tout cas à ce stade de l'histoire) trouve un écho intéressant dans la Ballade de Brynhilde, qui comme son nom l'indique est centrée sur ce personnage et adopte son point de vue. On ne sera donc pas surpris que c'est la seule source où, lorsque les deux reines se baignent à la rivière, c'est Gudrun qui s'avance plus loin dans l'eau pour la provoquer et l'humilier, passant donc à l'offensive en premier et renforçant la victimisation de Brynhilde (que toutes les autres sources désignent pourtant comme celle qui initia la querelle).

Pourtant, la Völsunga Saga évoque une trêve temporaire. Gudrun parle d'abord à Sigurd pour lui demander "c'est quoi son problème ?" et Sigurd est un peu gêné. Elle lui dit qu'elle demandera à Brynhilde si elle regrette son choix d''époux et Sigurd lui conseille de ne pas. Juste pas. Une conversation a tout de même lieu et les deux femmes s'expliquent, Gudrun se justifie : elle n'y est pour rien à son malheur et n'aurait notamment pas eu connaissance des vœux prononcés par Sigurd et Brynhild, ce qui est intéressant car si Sigurd ne s'en est pas souvenu dans cette source, c'est à cause d'une potion d'oubli, potion concoctée certes par la matriarche des Gjukungs, Grimhild, mais servie par... Gudrun elle-même. Brynhilde rejette cette tentative de se rabibocher en l'accusant d'hypocrisie et de fausseté. Elles se menacent un encore un peu mais une courte trêve s'en suit, cependant, le mal est fait.

Brynhilde a subi un outrage. Seulement voilà, pour obtenir réparation, elle ne peut pas le faire elle-même, car c'est une femme. Elle doit l'obtenir par un parent masculin ou un époux. Maintenant que le secret est éventé, l'humiliation est insupportable : elle exige donc vengeance auprès de son époux et de sa fratrie, puisqu'ils sont les seuls à avoir le droit de le faire. Et pour elle, il n'y a qu'une seule réparation  envisageable : la mort de Sigurd / Siegfried.

La fratrie des Gjukungs / Nibelungen n'est pas vraiment enthousiasmé de but en blanc. Dans la Saga des Völsungs, Hagen, sur lequel j'ai déjà eu beaucoup à dire, fait même montre du pragmatisme très Realpolitik qu'apprécieront les nationalistes des siècles plus tard : il essaie de convaincre Brynhilde que Sigurd est un atout précieux de son vivant, pour ses richesses, son prestige et ses nombreux alliés. Dans l'Edda Poétique, toutefois, bien qu'il prenne son parti il blâme les mauvais conseils de Brynhilde, un écho à cette stratégie de vengeance qu'il juge contre-productive. Dans les deux cas il dit explicitement que les exigences de Brynhilde vont les mettre bien dans la mouise. Je trouve intéressant que le poète, lui, condamne Grimhild le plus pour les conséquences néfastes de ses machinations. Il y a, dans les sources scandinaves, un vrai glissement de caractère qui s'opère lentement au fil des sources entre la vieille Grimhild, versées dans les potions, et Gudrun/Krimhild à la vengeance cruelle et sanglante, un trait de sorcière, de "grande méchante" où les deux se touchent pour presque se confondre, au point de partager en fait le même nom. Mais c'est un autre sujet, pour un autre jour.

Quoi qu'il en soit, les raisonnements de Hagen en mode Europa Universalis ne convainque pas Brynhilde.

Le Nibelungenlied et la Þidrekssaga, faisant fi de toute trêve, passent également aux hostilités. Hors de question de faire amie-amie. Dans le Nibelungenlied, Brynhilde demande à ce que la chose soit résolue officiellement et publiquement pour laver son honneur dans les règles. Gunther fait semblant d'être outré (je rappelle que c'est lui l'instigateur de tout ce bazar, d'ailleurs dans l'Edda Poétique il accuse aussi Sigurd de mentir et de rompre ses serments, ce qui est est quand même assez fort de café venant de sa part), convoque Siegfried qui non seulement nie (et donc ment), mais blâme sa femme (oui, oui) pour sa langue trop pendue, soit disant qu'il faut éduquer les femmes pour qu'elle ne ragotent pas. Le XIIè siècle, quoi. Hagen jure que Siegfried et Krimhilde le paieront, et il n'a pas trop le choix : l'affaire est révélée au grand jour, il va falloir trancher qui est dans son droit et qui a perdu la face. Hagen choisit naturellement sa reine.

Dans la Þidrekssaga les choses vont moins dans le détail mais le résultat est similaire : Högni se rallie immédiatement à Brynhilde. Cependant, ici il lui recommande de ne pas pleurer et de faire comme si de rien n'était : ça pour trancher, il va trancher, oui, mais pas en publique, et pas seulement d'un point de vue légal, m'voyez. On constate donc que les deux sources majeurs de la tradition continentales ne sont pas sur la même ligne : régler par le droit, ou régler par la vengeance. On voit bien, selon les sources, que le contexte change radicalement : scandale devant témoins ou petits affaires en messes basses, problème essentiellement juridique ou orgueil froissé et pure vendetta personnelle. Le cadre narratif reste le même, les grandes lignes sont plus ou moins inchangées, toutefois les poètes adaptent le matériau à leur audience.

L'Edda en Prose ne perd pas de temps non plus, mais les paragraphes accordés à la légende sont finalement assez peu nombreux, il est peu étonnant qu'on passe tout en vitesse accélérée : dès l’exigence du meurtre auprès de Gunnar et Högni, elle l'obtient. Certes, ils sont frères jurés avec Sigurd mais hé ! pas le petit frère Guthorm, lui il peut assassiner Sigurd, tranquille, sans parjurer ! L'Edda Poétique et et la Völsunga Saga vont même plus loin : comme le cadet est encore vert et qu'il lui manque la force et le courage de commettre un tel acte sur pareil héros, on lui fait boire une concoction de Grimhild (encore) à base de trucs dégueulasses type charogne de loup et bouts de serpents, ah et de la bière, aussi, pour les bulles j'imagine.
 
Le meurtre de Siegfried
 
Die Nibelungen, Fritz Lang.

Alors le meurtre de Sigurd / Siegfried... là on va rigoler. Enfin non, on ne pas vraiment rigoler, encore que si. Deux versions principales existent, au point d'ailleurs que l'Edda Poétique fasse mention des deux, en mode "ici on raconte ceci, mais les Allemands racontent cela." C'est dire comme les deux ont eu un impact fort. Soit Sigurd est assassiné dans sa chambre, au lit, soit on tue Siegfried en forêt. Le Nornagests Þáttr emploie d'ailleurs le même procédé, et si Norna Gest - qui raconte l'histoire - dit préférer la version scandinave (meurtre dans le lit), il mentionne également la version "allemande".

Puisque c'est la favorite de ce bon vieux Gest, commençons avec la version Kaamelot (au lit et avec de l'humour).
 
La version plumard.

La Völsunga Saga, comme souvent, donne la version la plus élaborée. Guthorm doit tuer Sigurd dans son sommeil, mais malgré la potion dégueu, il fait pas trop le malin. Après être deux fois rentré discrètement dans la chambre, il ressort à chaque fois parce qu'il est trop intimidé quand Sigurd le regarde (mais alors en fait il ne dort pas et Guthorm repart genre "je me suis trompé de porte"? Deux fois ? Ou bien Sigurd dort les yeux ouverts comme Gandalf? Expliquez-vous, monsieur le poète anonyme !). La troisième fois, c'est la bonne, Sigurd dort bel et bien et Guthorm le transperce de part en part avec son épée, le clouant au lit, littéralement. (Au passage balançant aux orties l'intrigue sur la peau surnaturelle que le fer ne peut mordre qui était quand même centrale à la caractérisation du perso, comme j'en parlais ici.) Il veut s'enfuir comme le gros lâche qu'il est, mais Sigurd "Badass" Sigmundsson saisit sa propre épée à son chevet et la lance contre son meurtrier qu'elle tranche en deux, une moitié tombant dans la chambre, l'autre dans le couloir. Je vous avais dis qu'on rigolerait un peu quand même ! Moins drôle : tout ceci se passe sous les yeux horrifiés de Gudrun qui dormait aussi, juste à côté. Bon, le monologue final de Sigurd, planté dans son édredon, tranquille avant de mourir, au calme, je sais que c'est une licence poétique mais... imaginez une seconde si c'était dans un film. Gudrun est soit morte de rire, soit traumatisée à vie. Ou les deux en même temps. Bref, c'était la version Kaamelot.

La version champêtre.

Celle-ci est déclinée dans plusieurs sources, toujours avec des variations. Le plan de Hagen dans le Nibelungenlied est particulièrement vicieux. Il fait croire à une déclaration de guerre d'ennemis vaincus plus tôt (mais tout est bidon évidemment), on se prépare donc à la castagne et Hagen s'arrange pour bien faire peur à Krimhilde concernant Siegfried. Sous prétexte de pouvoir mieux le protéger dans la mêlée, il arrive à convaincre Krimhilde non seulement de lui révéler l’emplacement du point faible de Siegfried, mais aussi d'y coudre une petite croix sur la tunique, pour être sûr et certain de connaître où ce serait quand même très dommage que le héros se prenne une flèche ou, je sais pas, au hasard, une lance. Alors qu'ils sont en route, d'autres faux messagers annoncent qu'en fait non, fausse alerte, pas de guerre. Mais bon, puisqu'on est là*, pourquoi ne pas se faire une petite partie de chasse ?
 
*Là, selon les différents manuscrits du Nibelungenlied qu'il nous reste, c'est soit le Waskenwald, c'est à dire les forêts vosgiennes où Hagen et Gunther se prennent la pâtée par Walther dans le Waltharius, soit l'Odenwald, qui semble plus cohérent avec le contexte et la description de leur route, puisqu'ils leur faut traverser le Rhin pour s'y rendre et que Worms se trouve sur la rive gauche, donc côté Vosges, mais voilà, faites-en ce que vous voulez. Personnellement, si on prend en compte toutes ses itérations, un héros manipulé plusieurs fois par Odin, qui chevauche une monture associée par plusieurs sources au cheval d'Odin, tué par une lance... ne pas le faire assassiner dans la Forêt d'Odin, ce serait ballot, quand même. Un peu de symbolisme, merde !
 
Mais assez de digressions géographiques, retournons à cette petite partie de chasse. On s'amuse bien, puis il commence à faire soif, or, il y a une petite source pas loin. Hagen provoque Siegfried à un petit jeu : une course, le premier à source. Siegfried coure et gagne sans se douter qu'il vient juste de se fatiguer comme prévu. Il se penche alors pour boire et Hagen le transperce d'un épieu dans le dos, sur la petite croix. Gunther est un témoin passif, et à l'inverse du motif scandinave, les jeunes frères qui n'ont pas prêté serment (Giselher et Gernot) ne sont pas impliqués du tout. Siegfried blessé à mort mais encore vaillant, tente de se saisir de ses armes mais ne parvient qu'à attraper son bouclier qu'il lance sur Hagen - le touchant sans le tuer. On commence à vouloir inventer une histoire de brigands pour justifier cette mort, mais Hagen, couvert de sang, assume et fait porter le corps ensanglanté jusqu'à la porte de la chambre de Krimhilde.

La Þidrekssaga nous offre une variante intéressante. Pas de fausse guerre orchestrée par Högni, pas de petite croix dans le dos, mais on retrouve la partie de chasse après une période de faux calme et faux-semblants. Sigurd croit que tout est oublié mais il n'en est rien. Högni a ordonné qu'on sale abondamment la nourriture du héros, et à l’échanson de ne pas se presser pour le désaltérer. Högni et Brynhilde décident ici de concert que le jour est venu (alors qu'il est entièrement aux commandes dans le Nibelungenlied). Elle lui promet des récompenses matérielles, ce qui là aussi différencie Högni de Hagen : il ne le fait pas seulement pour l'honneur de la maison burgonde, mais aussi pas mal pour le pognon. Bref, partie de chasse au lard très, très salé, Sigurd a une soif pas possible et va boire abondamment à un ruisseau. Högni l'empale de part en part, et Sigurd leur dit "Je ne m'attendais pas à ça de mon beau-frère, sinon je me serai battu." Et tandis qu'il pousse son dernier soupir, Högni et Gunnar... se congratulent pour une bonne partie de chasse rondement menée ! 
 

Là encore ils ramènent le corps, mais c'est Brynhilde qui pousse la cruauté jusqu'à le faire porter à Grimhild (et je précise pour éviter la confusion que dans la Þidrekssaga, Grimhild = Krimhilde/Gudrun, pas la Grimhild des autres sources. Je sais, c'est chiant, mais je vous avais dit que leur nom a même fini par se confondre). Elle ordonne qu'on dépose le corps ensanglanté directement dans le lit de sa rivale. Finalement, des bois le corps à trouvé son chemin dans le lit. Dans cette version, Högni n'assume pas autant, et essaye même de bidouiller une histoire d'accident genre "il s'est fait percuter par un sanglier", mais Gudrun n'est pas dupe et le foudroie du regard :  "Le sanglier, c'est toi."

#balancetonsanglier

L'Edda Poétique nous dit, dans le Second Chant de Gudrun, que c'est bien en forêt que cela se serait produit, mais en route pour l'assemblée du Thing plutôt que lors d'une partie de chasse. Grani, le cheval de Sigurd, revient alors du Thing auprès de Gudrun, tête basse, mais sans son cavalier. Le corps de Sigurd n'est ici pas rapporté au palais, mais bien abandonné aux loups et aux corbeaux, et c'est Gudrun elle-même qui doit aller le récupérer dans une scène tragique où, seule, elle se lamente sur le cadavre de son époux et désire la mort pour elle-même. Dans le Premier Chant de Gudrun, elle veille son corps couvert d'un suaire mais ne parvient pas à pleurer, et les larmes ne coulent que lorsque quelqu'un retire le suaire du visage et que la reine contemple son amour mort. Moins démonstratif que Högni et Brynhilde larguant sans respect le cadavre dans le lit, mais quelle puissance !

La Ballade de Brynhilde reprend le motif de la partie de chasse, ainsi que celui de la viande trop salé. Ici, plutôt qu'incriminer l'échanson, on a "oublié" la corne de Sigurd, et tout le monde avait des herpès donc on pouvait pas prêter sa corne au voisin (bon, OK, ça c'est moi qui l'invente). Faute de corne et de toute autre alternative, apparemment, Sigurd va boire directement à la rivière. Högni lui tranche alors la nuque avec son épée (exit la lance et le point faible, on en revient à l'incohérence des scandinaves vis-à-vis de la peau durcie au sang de dragon), puis Gunnar, ce vaillant et brave héros, massacre le cadavre à coups d'épée. Il n'est jamais trop tard pour participer, comme disait le président Wilson. 
 
Cela dit, contrairement au Högni des autres versions, couvert de sang mais qui s'en moque totalement, ici ils prennent quand même le temps de changer de vêtements. Étonnamment, dans la source la plus "bâtarde" on retrouve le motif, tiré des fragments les plus anciens, de Grane (Grani) attristé, qui ne se laisse pas approcher par les coupables et reste tête basse auprès du corps. Pourtant, on rapporte bien le cadavre (porté sur son bouclier). Une fois de plus c'est Brynhilde qui leur fait le déposer dans le lit de sa rivale en disant cette phrase terrible : "Comme elle l'eut vivant, qu'elle l'ait mort."

Brunhild dans toute sa puissance dans les Nibelungen de Fritz Lang. Son casque peut sembler curieux, mais c'est en fait un cygne, référence à son statut (pas unanime dans toutes les sources) de femme-cygne, de valkyrie (déchue).
 
Alors je n'ai pas mis tous détails, évidemment, certaines sources ajoutent des éléments uniques mais pas forcément très pertinents pour cette seule comparaison, comme par exemple dans l'Edda Poétique quand Sigurd offre une bouchée du cœur de Fafnir à Gudrun pour lui donner du courage, alors qu'elle se sent écrasée par la terrible Brynhilde, ou la conversation à cœur ouvert entre Sigurd et Brynhild que le poète de la Völsunga Saga a ajouté, où Sigurd avoue à celle qui veut désormais sa mort qu'il l'a aimée plus que lui-même. 
 
Le mieux, c'est encore que vous lisiez les sources par vous-mêmes ! J'espère seulement avoir réussi, par ce modeste article, et puis tout ce blog, finalement, à titiller votre curiosité. Si vous avez lu la Völsunga Saga, déjà bravo, mais vous savez désormais (ou vous le saviez déjà mais je vous l'ai peut-être rappelé)(dites-moi que j'ai pas écris ça pour rien) que ce n'est qu'une version parmi d'autres, et bien des surprises pourraient vous attendre en lisant le Nibelungenlied ou la Þidrekssaga
 
Souvent quand on lit des articles ou des histoires sur Sigurd, Brynhilde, et d'autres, on a cette impression qu'il y a une vraie version dont découlent toutes les autres. Il y aurait un Siegfried, le vrai, l'authentique. Mais ce n'est qu'un mirage. Les sources disent tout et leur contraire, se repompent les unes les autres en ajoutant, retranchant, altérant, avant de subir le même sort un siècle plus tard, à l'autre bout de l'Europe. Je souhaite, par mon travail, participer à ma manière à faire connaître la diversité des sources, et cela commence par trouver le bout de laine sur lequel tirer pour dérouler la pelote. Dans mon cas, ce fut le livre The Legend of Brynhild, de Theodore Andersson (voir ma bibliographie). Mais pour vous ?
 
 
Toutes les sources dont j'ai parlé ici, à l'exception de la Ballade de Brynhilde, sont traduites en français et toujours en publication. Faites-vous plaisir, explorez, jouez au jeu des sept différences, je vous promet c'est rigolo et ça vaut le coup.

En tout cas c'est la base de Heldenzeit. Et croyez-moi, ça va référencer sévère.

mardi 7 février 2023

Brynhilde : traditions comparées d'une héroïne complexe.

Cela fait un moment que je n'ai rien posté, alors pour rassurer mes visiteurs, je me suis dit que je pouvais écrire un petit billet sur un personnage qui me préoccupe en ce moment, histoire de faire d'une pierre deux coups. J'aime bien donner des exemples de comparaisons entre les traditions continentales, scandinaves et féringiennes, leurs incohérences et leurs surprenantes corrélations malgré le temps et l'espace qui séparent ces nombreuses sources. En avant donc pour un billet (non-exhaustif, il n'est pas question de relever toutes les différences) sur... Brynhilde.

Je le rappelle, histoire qu'on soit d'accord sur les termes, les légendes germaniques peuvent être séparées en trois traditions, continentale, scandinave et féringienne : 

- Continentale, qui se raconte dans les textes... continentaux, d'accord, mais pas que, puisque la saga de Didrik / Thidrek reprend cette tradition (et en représente un gros morceau, bien qu'il l'adapte au goût scandinave). Généralement on est sur de la littérature courtoise qui s'épanouit sur une base héroïque plus ancienne, celle-ci hantant encore les récits, évidemment. En plus de la Saga de Thidrek on pensera donc évidemment au Nibelungenlied, au Hürnen Seyfrid, les Heldenbücher ou Livres de Héros, le Eckenlied, le complexe Ortnit-Wolfdietrich, Biterof et Dietleib, etc.

- Scandinave, qui se raconte dans les textes islandais, norvégiens, suédois, danois. Là on est généralement encore sur de la littérature héroïque, le basculement vers le genre courtois n'est pas encore consommé. En revanche, contrairement à ce qu'on pourrait croire, ces sources ne sont pas nécessairement plus anciennes, en tout cas en terme de mise sur le papier. En terme de composition, les débats sont ouverts. Les sources de cette traditions sont les Eddas, les sagas et tháttr légendaires, les Folkeviser, etc.

- Féringienne, qui est un peu hybride des deux et qui, en plus, tout en conservant des archaïsmes et des artefacts de versions assurément anciennes, part parfois dans des délires féeriques de "petite mythologie" assez spéciaux qui diluent fortement le matériau de base. On parle ici essentiellement des ballades traditionnelles féringiennes. C'est une tradition souvent (dé)considérée comme mineure, voire négligée par certains auteurs. Et c'est dommage, car elle est loin de n'être qu'une version tardive et bâtarde.

Il existe également quelques textes qui se rattachent à ces traditions qu'on pourrait nommer la tradition anglo-saxonne, mais puisqu'elle gravite un peu à distance des autres, je laisse cela de côté pour l'instant, mais vous pouvez en lire davantage ici.

Bon, voilà qui est fait (mais si, ce sera utile,vous verrez). Maintenant, venons-en enfin au sujet, à savoir Brynhilde. Fermez les yeux (métaphoriquement, sinon la lecture de cette article s'en verra compliquée) et plongez-vous dans les images qui vous viennent à l'esprit à l'évocation de ce personnage légendaire. Siegfried et Brynhilde, couple aussi mythique que tragique, lui héros d'une lignée descendant d'Ódin, elle valkyrie déchue pour avoir justement désobéi à Ódin, le mur de flammes, l'échange de vœu d'amour et de fidélité par le don d'un anneau maudit, tiré du trésor de Fáfnir, l'Islande, le changement d'avis de Siegfried et sa trahison envers elle, sa vengeance contre lui puis son suicide sur le bûcher funéraire de celui-ci, fin tragique et "romantique". Enfin, a priori, vous devriez imaginer quelque chose dans ce style, non ?

William Stout, "Brunhilde"

Bonne nouvelle, sans le savoir, vous connaissiez déjà les trois traditions ! Seulement, par fragments uniquement, et dans un joyeux désordre. L'imagerie populaire a puisé dans les sources pour en faire un smoothie littéraire, dont la base est, pour le meilleur comme pour le pire, le Ring de Richard Wagner. Je vais donc succinctement (haha...) faire un tour d'horizons des versions, et cela me permettra de donner un bon exemple des différences majeures qu'il peut exister entre elles, et par conséquent le défi que cela représente pour moi, en tant que compilateur et harmonisateur au sein du Projet Vineta. En revanche, j'essaierai de ne pas trop révéler mes choix pour ne pas trop divulgâcher (bah oui, j'espère tout de même vous faire lire ma version un jour, même si ça prend du temps).

Commençons par le commencement, la situation initiale : qui est Brynhilde ?

Cela peut paraître curieux, mais dès la base les traditions sont en désaccord, et pas qu'un peu. Ancienne Valkyrie punie par Ódin ? Et bien, pas vraiment. Enfin, pas tout le temps. Je m'explique :

Dans la tradition continentale c'est une femme tout ce qu'il y a de plus humaine, sans aucun pouvoir surnaturel. Sa force remarquable lui vient, dans le Nibelungenlied, d'une ceinture de force (nous y reviendrons). Si dans le Nibelungenlied elle règne sur l'Islande comme reine, dans la Þidrekssaga elle gère, très prosaïquement, un haras de renom. Si réputé, d'ailleurs, que c'est de chez elle que Sigurd obtient son cheval Grani (qui ici n'est pas du tout lié à Sleipnir, c'est juste un bon cheval). Elle n'est pas à proprement parler une guerrière, même si dans le Nibelungenlied elle impose à quiconque souhaite l'épouser des épreuves physiques et "martiales" (notamment lancer de javeline). La Brynhilde continentale est juste une femme forte et indépendante.

Les traditions scandinaves et féringiennes introduisent l'aspect surnaturel et valkyrie, et je dis "introduisent", car au sein même de l'Edda poétique, on trouve les deux versions ! Il est assez évident que les poètes du nord ont assimilé Brynhilde à un autre personnage lié à Sigurd dans leur répertoire, la valkyrie Sigrdrífa (qu'on connaît autrement par une liste de noms de valkyries dans l'Edda en prose), au point que Brynhilde absorbe celle-ci et son background (notamment dans la Völsunga saga et quelques poèmes comme Gripispá et Helreið Brynhildar), mais ce n'est le cas dans les poèmes plus anciens. Les universitaires ont beaucoup débattu de cette assimilation probable, mais la comparaison avec la Brynhilde continentale laisse peu de doute à mon sens : à l'origine il s'agit d'une mortelle badass, tellement badass qu'elle a fini par carrément devenir une valkyrie.

Cette différence entraîne fatalement deux ambiances différentes autour du personnage, par exemple l'épreuve pour obtenir sa main. Quand on parle d'une valkyrie, forcément sa halle est entourée d'un feu magique que seul Grani ose traverser, alors que la Brynhilde continentale, plus terre à terre, ne demande à ses prétendants "que" de la battre à des épreuves de force physique et d'agilité (sa main s'ils la battent, la mort s'ils échouent... ça en fait réfléchir plus d'un), voire, dans la Þidrekssaga, il n'y a même pas d'épreuve !

Arthur Rackham, "Brynhild promène son cheval".

Question généalogie et statut social, là encore on trouve plusieurs versions. On trouve dans sa parenté deux personnages clef : Buðli et Heimir. Ça, on est à peu près d'accord, sauf que... généralement Buðli est son père (tardivement il devient également le frère d'Atli/Attila, pour plus d’interconnexion. De fait, la sœur d'Atli, Oddrún, devient la tante de Brynhilde), tandis qu'Heimir est son père adoptif/tuteur... Mais dans la Þidrekssaga, Heimir est bien son père biologique. La Brynhilde scandinave vit à Hlymdalir, en Islande, donc, ce à quoi le Nibelungenlied acquiesce (et nomme la forteresse Isenstein), mais la Þidrekssaga, encore une fois, fait son truc dans son coin et place le château de Saegard (et son haras) en Souabe (Allemagne actuelle) (c'est donc au tour de la tradition continentale de se contredire). D'ailleurs, puisque je mentionne le rapport tardif entre le père de Brynhilde et Atli/Attila, personnage important de l'histoire, ajoutons que dans la Völsunga saga, Heimir est marié à Bekkhilde, la sœur de Brynhilde que les autres poètes ne connaissent pas. Il est ainsi marié à la sœur de sa fille adoptive... voilà, voilà. La tradition féringienne quant à elle donne comme épouse de Buðli, et donc mère de Brynhilde, une certaine Gunhilde, qui sort également de nulle part. Néanmoins, cela trahi le background originel tout à fait humain et mortel du personnage, même dans le nord.

Terminons la partie familiale avec sa descendance. Commençons par sa fille Áslaug, née de son union avec Sigurd... Essentiellement dans la Völsunga saga, la saga de Ragnar Loðbrok et le tháttr de Norna Gest, mais "Aslög" a droit à sa ballade dans les Îles Féroë. Le point commun de ces sources : elles sont tardives. La Völsunga saga est une compilation/harmonisation des chants du cycle de Sigurd et Brynhilde qui prend tout ce que le poète a pu glaner et retconne à tout va, et l'ajout de Àslaug est clairement là pour honorer le crossover initié par la saga de Ragnar Loðbrok, à laquelle on doit probablement l'invention du personnage. Les autres sources se contentent de reprendre ces deux sources majeures. Dans le Nibelungenlied, les poèmes eddiques plus anciens, la Þidrekssaga, pas de fille avec Sigurd/Siegfried hors mariage. En revanche, dans le Nibelungenlied, elle aura de son époux Gunther un fils légitime nommé Siegfried, tandis que Krimhilde et Siegfried réciproquent en nommant leur propre fils Gunther (la tradition scandinave Sigurd et Gudrun le nomment plutôt Sigmund, comme le père de Sigurd).

Parlons-en, de ce mariage. Les circonstances sont toujours grosso modo les mêmes : Siegfried la rencontre une première fois, ça se passe... plutôt bien, hein, on va dire (je reste flou car les sources scandinaves le sont aussi, suggérant la proximité, d'où l'existence d'Áslaug rendue possible), puis, bien plus tard, Siegfried revient en compagnie de son frère de sang Gunther pour l'aider à conquérir Brynhilde (en trichant). Brynhilde comprend qu'il y a eu entourloupe et rumine la trahison de Siegfried, au point de provoquer le meurtre de celui-ci. Un peu extrême, me direz-vous, et bien les poètes continentaux le pensaient aussi, puisqu'ils insistent sur un serment échangé entre Siegfried et Brynhilde lors de leur première rencontre, pour rendre son mariage avec Krimhilde encore plus impardonnable aux yeux de Brynhilde (parjure) et justifier sa cruauté. Mais ce serment n'existe pas partout, et souvent, Sigurd n'a rien juré. En revanche, dans l'épisode de son viol (j'en parle plus en détails ici), c'est le Nibelungenlied qui adoucit le crime en le rendant métaphorique (il lui dérobe sa ceinture de force...par la force), là où la Þidrekssaga, qui adapte la tradition continentale au goût scandinave, assume le crime pour ce qu'il est, frontalement. Néanmoins, il reste bel et bien cohérent avec la narration continentale puisque Sigurd lui vole alors explicitement sa virginité... Dans cette version, Siegfried n'a donc pas couché avec elle lors de leur première rencontre, et Áslaug ne pourrait donc pas exister.

Arthur Rackam "la querelle des reines". Intéressant de noter que Rakham représente Brynhild (clairement distinguée par son armure) comme brune et Gudrun comme blonde. C'est également ainsi que je vais les décrire pour des raisons qui sont les miennes, mais dans la tradition féringienne, c'est l'inverse ! L'Edda poétique décrit également Brynhilde comme blonde.

Une fois Siegfried mort, la cohérence relative des différentes version de Brynhilde éclate à nouveau. Elle a fait mettre à mort l'homme qu'elle aimait de manière atroce, a montré une grande cruauté envers sa rivale Krimhilde (les continentaux et les féringiens placent leur meurtre en forêt, mais on dépose ensuite le corps ensanglanté devant la porte de sa chambre, voire dans le lit de Krimhilde, quand les scandinaves vont jusqu'à faire assassiner le héros dans cette couche, pendant qu'il dort à côté de Gudrun/Krimhilde). Dans la ballade féringienne qui lui est dédiée, Brynhilde va jusqu'à dire : "comme elle l'a eu dans la vie, qu'elle l'ait ainsi dans la mort". C'est donc vraiment très personnel et très brutal. On entend même son rire dans le palais après ce meurtre. Mais ensuite ? Que faire d'un tel monstre ?

La tradition scandinave ne peut pas se contenter d'en rester à une vengeance cruelle, elle va faire se lamenter l'ancienne valkyrie et la faire se suicider en se jetant dans les flammes du bûcher funéraire de Sigurd, parce que malgré la trahison et les torts subis (et infligés !), vous comprenez, elle l'aime, jusque dans la mort, jusque dans l'au-delà, même (Helreið Brynhildar) ! C'est si beau que Wagner reprendra cette image mais, parce que c'était pas encore assez dramatique et badass, il fera de ce bûcher la source du brasier enflammant le Walhalla, causant le Ragnarök. Rien que ça.

La tradition continentale, elle... ne part pas du tout dans cette profusion dramatique. Brynhilde, une fois vengée, disparaît du tableau, tout simplement. On ne sait pas ce qui lui arrive, ni où elle part, on ne la mentionne plus ! Les textes se concentrent sur Krimhilde/Gudrun et sa propre vengeance, alors Brynhilde, osef apparemment. En tout cas ni lamentations, ni aveu d'amour malgré tout : elle a été bafouée, elle s'est vengée, point. Finalement, la version la moins surnaturelle, la plus humaine du personnage, est aussi la plus cruelle et la plus froide.

Dans son ouvrage The Legend of Brynhild, Andersson défend l'hypothèse qu'à l'origine, dans le nord, en tout cas, il existait d'abord un cycle de Brynhilde, qui intégra les épisodes concernant un héros moins important, Sigurd, avant que celui-ci ne finisse par prendre l'ascendant et devenir le protagoniste. Ce ne serait pas un cas isolé puisque dans l'Europe continentale du Moyen-Âge, Siegfried fut longtemps bien moins populaire que Dietrich, avant de finalement lui voler la vedette à la Renaissance. Quoi qu'il en soit, il est clair que Brynhilde est un personnage très apprécié des poètes germaniques qui ont tous voulu lui apporter leur touche, toujours dans l'optique de la rendre plus badass. Mais comme on l'a vu, il n'y a pas qu'une seule Brynhilde "authentique", une "vraie version". Les traditions sont en désaccords entre elles, et se contredisent parfois elles-mêmes, comme elles le font aussi pour Gudrun/Krimhilde, Sigurd/Siegfried, etc..

Et c'est normal : des siècles et des lieues séparent les auteurs, pour la plupart anonymes. Ils se référencent et repompent lorsque cela les arrange, inventent a leur guise... mais aucun n'est plus "officiel", aucun n'est la source d'origine. D'ailleurs, il ne faut pas croire que seules les sources les plus "nobles" auront su s'imposer et influencer notre vision moderne du personnage. Un exemple concret :

Brynhild táttur est la fameuse ballade des îles Féroé sur Brynhilde que j'ai déjà mentionnée et qui mélange allègrement, et pas toujours logiquement, les traditions scandinaves comme l'épreuve du mur de flammes,ou Sigurd qui doit couper sa cotte de maille (chez les Scandinaves pour la réveiller du sommeil dans lequel Ódin l'a plongée pour la punir) ET continentale (l'héroïne n'y est pas une valkyrie et n'a pas été punie par Odin... malgré la cotte de maille et le sommeil surnaturel... oui c'est un peu bancal, mais bon, hein, les détails...) Mais surtout, c'est cette source qui amalgame le mur de flammes avec la première rencontre entre Brynhilde et Sigurd, telle qu'on s'en souvient le plus aujourd'hui... alors que c'est la seule. Toutes les autres sources utilisant le mur de flammes en font l'épreuve de la seconde rencontre, épreuve que Sigurd remporte pour le compte de Gunnar. Je suis fasciné par le fait qu'une ballade danoise aura eu un impact si grand qu'elle aura durablement influencé notre mémoire, au dépend même des Eddas et de la Völsunga Saga.

C'est pourquoi dans le Projet Vineta j'ai voulu explorer des sources parfois plus obscures ou secondaires, avec un intérêt égal et les référencer, si possible. Cette diversité d'interprétations des héro(ïne)s légendaires germanique fait tout le sel de ces récits.