vendredi 29 mars 2024

"Quelles nouvelles des hommes de la Marche ?"

Cela fait quelques temps que je n'ai rien posté sur le blog, et bien qu'un article de fond se profile doucement (mais alors vraiment doucement...), je me disais que ce serait pas mal de donner des nouvelles malgré tout. Car certains l'ont peut-être remarqué, en 2022 je n'ai posté que deux articles en tout et pour tout sur le blog, nettement moins que les autres années, or il se trouve que c'était un peu pareil pour mon manuscrit. 2022, c'est une année morte côté écriture, ou au moins en expérience de mort imminente. J'ai même eu peur que le projet cale... heureusement ce ne fut pas le cas. 

Il y a derrière cette période creuse plusieurs raisons : personnelles, professionnelles, et rédactionnelles. Laissons les premières de côté, et parlons un peu du côté "auteur". Bon en vrai, les deux premières raisons ne sont pas négligeables et ont permis la dernière, évidemment. C'est un épuisement physique et moral sur lequel s'ajoute l'intimidation des sources. D'ailleurs, l'un des deux articles de cette mauvaise année parle justement de mon blocage vis-à-vis de cette tâche dantesque qu'est l'adaptation du Nibelungenlied. En mai, j'étais parvenu à boucler le chapitre sur le Hürnen Seyfrid, et puis... rien. En juin je finissais un petit chapitre de transition et... plus rien. Il faudra attendre presque un an pour que je réussisse à m'y remettre.

Cette aridité de la production est toutefois à relativiser, car cette année-là j'ai beaucoup lu et pris un sacré paquet de notes. Ces recherches sur les sources sont absolument essentielles, car contrairement à Pax Europæ, ce que j'imagine, invente et apporte au récit s'ajoute à des histoires préexistantes auxquelles je rends hommage, je ne peux pas juste me contenter de sortir tout ce qui me fait envie de mon chapeau quand ça m'arrange. C'est beaucoup plus contraignant, et c'est pourquoi un manuscrit qui ne progresse pas ne veut pas dire pour autant que le projet est à l'arrêt. Les recherches sont longues, parfois laborieuses, mais absolument essentielles. Je ne pioche pas dans les sources pour rajouter des détails et crédibiliser mon histoire, à étoffer mon intrigue ou épicer mon scénario. Avec Heldenzeit c'est moi qui construis mon intrigue autour d'elles, qui saupoudre mes lubies thématiques, mes pirouettes scénaristiques et mes développements de personnages pour lier toutes les versions tout en les respectant au maximum. La différence de méthodologie avec Pax est radicale.

2023 aura été, en comparaison, une année faste au clavier, avec 9 chapitres pour 92 pages (en vrai c'est des pages A4 ça ne correspond pas à un standard éditorial, mais c'est pour donner une idée), et surtout le succès psychologique d'enfin parvenir à m'atteler aux Nibelungen frontalement, sans compter la mise à jour de chapitres déjà rédigés etc. Bref, j'avais remis le pieds à l'étrier. Mais vers la fin de l'année, un autre blocage s'est profilé... La Rabenschlacht, ou la bataille de Ravenne, le pinacle des aventures de Dietrich, le moment clef de son arc narratif. Heureusement, la peur ne m'aura pas paralysé longtemps, cette fois, et il n'y aura eu aucun passage à vide. Au contraire, même.

Depuis le début de l'année, en trois mois donc, j'ai écrit... 4 chapitres pour 48 pages. Voilà, je pense qu'on peut dire que ce début d'année aura été extrêmement productif, et c'est en grande partie pourquoi le blog a été un peu négligé. Pas à cause d'une page blanche, comme en 2022, mais au contraire parce que je m'en sors plutôt bien côté écriture. 

Je suis extrêmement satisfait d'enfin traiter des épisodes pour lesquels j'ai pris des notes en 2020, avant même de commencer la rédaction du manuscrit. Il faut savoir que j'éprouve beaucoup de difficulté à écrire dans le désordre. Pax Europæ est à 99% écrit de manière linéaire. Plusieurs amis rédigent des bouts de chapitres selon leur inspiration et les assemblent lorsque le moment est venu (je salue Kevin Kiffer et le Passant pour ne pas les nommer. Bon bah ils sont nommés), personnellement, je n'y parviens pas. Ma méthode c'est plutôt : "Je l'écrirais lorsque j'y serais". 

Pourtant, Heldenzeit n'est pas Pax Europæ, le concept même du roman, à savoir des récits en cascade racontés par plusieurs narrateurs, devrait se prêter parfaitement à une écriture dans le désordre, d'autant que la structure générale (l'agencement de ces récits, leurs articulations les uns avec les autres, l'ordre dans lequel placer les épisodes afin que cela soit fluide dans l'ensemble) était déjà fixée assez tôt, dès 2020, et a très, très peu changé depuis. Et pourtant... je n'ai pas réussi à écrire autrement que linéairement. Pas dans l'ordre chronologique des événements, mais dans l'ordre de lecture. 

L'avantage est, je pense, que je garde mieux à l'esprit la fluidité narrative qu'il me faut conserver pour que cela fonctionne auprès de lecteurs qui n'ont pas toutes les sources en tête. Il serait plus facile d'oublier, en écrivant dans le désordre, qu'est-ce que le lecteur sait déjà, et quels éléments n'ont pas encore été introduits. L'inconvénient c'est que quant ça bloque, rien ne se passe...

Et puisqu'on parle de structure, ça me permet d'enchaîner sur un dernière chose que je souhaitais évoquer, à savoir la longueur du manuscrit. 

Relativement tôt dans le processus, il est apparu que le manuscrit serait épais, et qu'il faudrait le diviser en deux. Maintenant, il est certain qu'il sera coupé en trois. Je vous entends ricaner les petits rigolos qui ont suivi le développement de Pax, mais la situation n'est pas du tout la même. Non, vraiment ! Arrêtez de vous marrer !

Pax Europæ a souffert du syndrome du jardinier, pour reprendre l'expression de GRR Martin. J'ai laissé pousser les intrigues secondaires, changé plein de choses en court de route, en suivant une ligne directrice générale et quelques jalons précis. Heldenzeit, à l'inverse, n'est que jalons précis, il n'y a pas de digression possible. D'ailleurs, comme je le disais plus tôt, le choix des épisodes, leur agencement et enchaînement, bref, la structure entière du projet a été établie très tôt et n'a souffert que d'assez peu de changements. En fait, les seuls aménagements majeurs furent une question de taille : plusieurs épisodes prendront finalement deux ou trois chapitres plutôt qu'un, certains épisodes que je pensaient raconter dans un chapitre commun auront leurs chapitres propres afin de prendre le temps de bien les traiter (c'est par exemple le cas de La Mort d'Alphart, que j'ai toujours pensé squeezer en flashback dans le chapitre du Rosengarten zu Worms, puisqu'y combat le meurtrier du héros, avant de lui donner un chapitre propre, comme elle le mérite). 

De fait, malgré une structure solide, bien établie et quasiment inchangée, j'ai sous-estimé le nombres de pages que cela demanderait. Maintenant, je suis presqu'au bout de la partie II, elle sera un poil plus longue que la I mais pas de beaucoup, les deux combinées atteignant la taille totale que j'avais envisagé pour l'ensemble du projet... or il faudra ensuite attaquer la partie III. Autant dire que je ne suis pas sorti des ronces ! Néanmoins, je progresse bien, je suis content du résultat jusqu'ici, et même si je suis un peu silencieux sur le blog, ça travaille dur en coulisse.

Sur ce, j'y retourne, j'ai beaucoup de fer dans le feu, comme on dit en suédois.

mardi 16 janvier 2024

De la cohérence et du canon : un billet d'humeur

Avertissement : ceci est un billet d'humeur. On va de nouveau passer par la pop-culture et je vais pas mal digresser, et même si, promis, ça a un rapport avec Heldenzeit, je n’évoquerais pas des sources ou des thèmes du projet à proprement parler. Plutôt un aspect de moi-même que Heldenzeit a lentement changé.

Travailler sur Heldenzeit aura été une expérience transformative à plus d'un titre. Aujourd'hui je souhaiterai évoquer un aspect qui m'a récemment frappé, et qui est lié à ma manière d'appréhender des univers de fiction depuis... que je lis, en fait. Je l'ai dit à de nombreuses reprises sur ce blog, tout le projet repose sur un principe d'harmonisation de sources disparates  sur ce fameux retcon qui réconcilie diverses versions rétroactivement. 

Ce principe, je l'ai personnellement découvert avec Star Wars. J'ai été un avide lecteur son Univers Étendu et, malgré toutes les qualités que je lui trouvais, les nombreuses incohérences et contradictions apparemment irréconciliables ne m'étaient pas invisibles, ni les différences parfois absurdes dans le traitement d'un même personnage. C'est pourquoi j'appréciais particulièrement des auteurs comme James Luceno qui s'étaient fait le credo de puiser partout et d'harmoniser autant que possible. J'étais clairement et fermement de l'école retcon, car j'attendais de Star Wars la même cohésion narrative qu'une série d'un même auteur, comme Le Seigneur des Anneaux  par exemple. En tant que lecteur, mais aussi qu'auteur, un univers de fiction se devait d'être cohérent et harmonieux.

La version suédoise de l'Appel de Cthulhu

Les premières fêlures apparurent avec mon amour pour l'univers de HP Lovecraft, le Mythe de Cthulhu (ou Yog-Sothotheries), volontairement criblé d'incohérences car l'auteur ne voulait pas établir un système bien lisse, mais refléter les structures décousues des véritables mythes et légendes. C'est pourquoi les ajouts inventés par des auteurs postérieurs pour faire rentrer le Mythe au chausse-pied dans un système élémentaire bien organisé et bien propre m'a rapidement pris à rebrousse poil. Le Mythe n'avait, pour moi, pas vocation à fonctionner comme une table d'évolution de Pokémons !* Je venais d'accepter le principe, mais n'étais pas prêt à l'appliquer systématiquement. Star Wars n'étais pas le Mythe de Cthulhu, mais une saga, émulant non pas une tapisserie mythique fragmentaire, comme l'univers de Lovecraft, mais plutôt une fresque "historique", en quelque sorte. 

*C'est pourtant cette élaboration tardive qui sert de fondation au jeu de rôle l'Appel de Cthulhu, que j'adore... mais ce qui est nécessaire pour un système de jeu avec des règles précises ne devrait pas forcément s'appliquer à la partie littéraire du Mythe.

Les années ont passé, et entre temps j'ai passé une bonne partie de mon temps d'écriture à construire Pax Europæ. C'est clairement un projet pour lequel, en tant que lecteur, j'exigerai de la cohérence et donc en tant qu'auteur j'ai fait de mon mieux. Après, il y a une claire unité d'auteur, l'intrigue reste racontée à la troisième personne, et malgré les multiples points de vue, on conserve une objectivité autoriale. Rien pour bousculer mon amour du "tout est lié, tout est cohérent", un amour que j'entends apporter au monde du légendaire germanique lorsque j'entreprends le Projet Vineta, aka Heldenzeit. Toutefois, entre-temps, il y a bel et bien eu du changement du côté de Star Wars. Et ce changement va me permettre de parler du concept du jour : le canon.

Le canon, avec un seul N, est un principe qui nous vient de la théologie, et cela en dit long sur l'usage moderne dont je m'apprête à parler. Pour faire simple, le canon est l'ensemble de récits sur lesquels une religion, ou un sous-groupe de cette religion, s'accorde à dire qu'ils "comptent", qu'ils sont "vrais, authentiques et dignes de confiance", tandis que les autres sources ne sont pas à prendre en compte, ou à un moindre degré d'importance, dans l'interprétation théologique. La bible, par exemple, est un canon, mais tous les textes chrétiens, des origines aux plus tardifs, n'y figurent pas : il a été décidé par concile quels évangiles seraient officiels, et lesquels seraient apocryphes. C'est un choix tout à fait terre à terre, fait sur la base de l'idéologie dominante au moment de la prise de décision, des croyances en vigueur, du contexte politique, etc. On favorise certaines versions et on préfère en négliger d'autres, afin de mettre un personnage plus en valeur ou, au contraire, ne pas accorder trop d'importance à un autre, ou pour accentuer certains messages. C'est, avant tout, un travail éditorial, qui décide arbitrairement de quels textes font foi (littéralement), et lesquels non.

C'est ce qui est arrivé à Star Wars.

Le canon a toujours existé dans la saga de George Lucas : il a toujours été clair que tout ce qui fut produit autour des films et des séries télévisées étaient d'un niveau de validité inférieur dans le canon vis à vis des sources directement produites par Lucas lui-même, avec un système de "degré" de validité selon les sources (romans, BD, jeux, etc.) assez complexe, et qui ne mettait pas tout le monde d'accord, d'ailleurs. Mais l'épineuse question du canon ne prendra véritablement sa place centrale au sein des discussions de fan que lorsque Disney rachètera Lucasfilm et décidera que tout l'univers étendu publié avant le rachat en question sera intégralement supprimé du canon, et donc ne sera plus "officiel". Serait alors exclusivement considéré comme canon les films et séries produites par George Lucas et... tout ce que Disney produirait à partir de ce moment. Néanmoins, puisqu'il restait de l'argent à se faire, Disney a continué de republier les romans et BD de l'univers étendu, mais avec un bandeau spécial pour bien le distinguer du canon, un bandeau censé évoquer le fait que ces histoires sont les récits erronés et déformés qu'on se raconte au coin du feu dans une galaxie lointaine, très lointaine. Cette appellation, en accord avec cette idée, c'est "légendes".

J'ai initialement trouvé cette idée assez déplaisante, pour ne rien vous cacher. J'avais investi beaucoup de temps, de passion (et d'argent, on ne va pas se mentir) dans l'Univers Étendu, et le voir ainsi relégué à l'état de simple "légendes", de on-dits auxquels il ne faudrait pas prêté crédit, tout ça parce qu'une entreprise l'a décidé sur une base entièrement mercantile - elle avait un nouveau canon à vendre - je n'ai pas apprécié. Je ne me voile pas la face, l'Univers Étendu était également une entreprise commerciale avant tout, un produit dérivé, mais la trivialité toute mercantile de l'approche, très brutale, de Disney m'avait irrité.

Pourquoi je vous parle de tout ça, me demanderez-vous ? Quel rapport avec Heldenzeit ? Et bien, tout simplement le rapport qu'on peut avoir au canon. Si beaucoup n'ont, comme moi, pas aimé la manœuvre et se se contentent de bouder le nouveau canon (le fait que la qualité des productions Disney ait été, disons... irrégulière... n'a pas aidé)(coucou Nico !), et c'est tout à fait compréhensible, d'autres fans de Star Wars prennent la canonicité des sources très, très au sérieux, trop parfois, menant des guerres virtuelles sur les réseaux sociaux avec une ferveur quasi religieuse... revenant ainsi aux origines du principe même de canon. Pro UE et pro Canon s'affrontent avec une violence parfois incompréhensible... les attaques ad hominem les plus ignobles sont utilisées pour contrer, faut-il le rappeler, les tenants d'une autre version d'un univers de fiction. J'étais longtemps assez figé dans mon approche du sujet : il y avait l'UE d'un côté, le canon de l'autre, et je les séparais bien proprement comme Disney le recommande, d'ailleurs. Et puis j'ai travaillé sur Heldenzeit.

Un exemple de mauvaise foi assez représentatif rapidement trouvé sur le net. Personnellement, celui qui trouve le Nouvel Ordre Jedi dans l'Univers Étendu apolitique n'a pas allumé son cerveau à la lecture. Et la profondeur de l'Étoile de Cristal ou des Enfants du Jedi ? Bref, je préfère l'UE moi-même, mais ce n'est pas une raison pour s'aveugler par principe. Il était loin d'être aussi "parfaitement" cohérent et profond et respectueux des personnages que certaines veulent bien s'en convaincre.

Les sources du légendaire héroïque germanique n'ont pas de canon. Les chercheurs prennent en compte toutes les versions, tous les récits, tous les manuscrits, et on les classe bien, c'est vrai, mais par antériorité, par degré de complétude du manuscrit, on date les ouvrages, on date le style et les langues utilisés, on analyse selon le contexte de rédaction, et par conséquent certaines sources sont considérées comme majeures et d'autres mineures, de par leur âge, leur impact, etc. Mais il n'y a pas à proprement parler de canon, tout est valide, et en même temps tout est critiquable. Certaines histoires n'apportent rien, d'autres trahissent ce que l'on sait autrement d'un personnage... C'est comme ça, c'est noté, et on s'en souviendra comme tel. De fait, comme j'en ai souvent parlé ici, les incohérences abondent, et la cohérence est seulement superficielle et circonstancielle. Il y a un esprit de cohésion, plus qu'un fait.

Et ce n'est pas grave.

J'ai certes entrepris de rédiger un récit imprégné de mon amour pour la cohérence et l'intertextualité, afin de souligner ce tissu commun et cet aspect fresque épique plus large que la seule destinée individuelle de chaque héros, toutefois, en parallèle, ce travail m'a également inculqué une appréciation pour ces incohérences, ces versions alternatives coexistantes bien qu’irréconciliables. Je me suis rendu compte que mon appréciation des productions Star Wars récentes a changé, et ma bibliothèque mélange désormais des romans de l'Univers Étendu et du canon, dans un ordre chronologique approximatif qui ne fonctionne pas vraiment, mais qu'importe.

Les anglophones utilisent le terme "head-canon" pour parler du canon individuel qu'on peut se créer, nonobstant le canon officiel. Je ne pense plus que mon approche soit celle-ci, bien que je le crûs avant d'écrire Heldenzeit. J'ai plutôt l'impression d'avoir perdu l'importance que j'accordais au concept de canon tout court, en tout cas dans une œuvre de fiction qui implique de nombreux auteurs, avec leurs visions et ambitions personnelles pour l'univers dans lequel ils écrivent, et donc les publications s'étalent sur des décennies. Je reste convaincu que la cohérence est essentielle, a fortiori dans l’œuvre d'un auteur unique ou d'un projet pensé dès le départ comme un tout. Mais j'ai perdu mon attachement rigoureux au canon, car le canon, trop strict et trop systématique par nature, peut nuire à l’œuvre, comme c'est le cas, à mon sens, pour le Mythe de Cthulhu et Star Wars. Alors je m'en suis détaché.

Et ce n'est pas grave.

(Peut-on parler de déradicalisation ? Vous avez deux heures)

mercredi 10 janvier 2024

Breisach et le Wasigenstein : sur les sentiers de Heldenzeit

Dans les sources très variées qui sont la base de mon projet, les poètes aiment donner du corps à leurs récits en mentionnant des noms connus de leur auditoire. Des patronymes, évidemment, qui ancrent le récit dans une chronologie familière et des lignées connues, mais aussi des toponymes, afin de crédibiliser l'ensemble. On nomme des pays, des montagnes, des fleuves, des forêts, des villes, des lieux mémorables. Parfois, ces lieux existent uniquement dans l'imaginaire collectif, mais le plus souvent ils se rattachent à une vérité tangible, bien que plus ou moins historique.

Et pourtant, il est assez rare pour mes contemporains de pouvoir visiter des endroits mentionnés dans les sources, en tout cas des endroits précis. Worms, Xanten et Bern existent, mais que reste-t-il à voir que les poètes mentionnent ? Le Rhin peut être vu, bien sûr, mais il n'y a nulle part l'endroit supposé où Hagen submergea le trésor mal acquis (et pas par manque d'effort de nombreux chasseurs de trésors). Pourtant, des lieux de ce genre existent bien !

Dans un précédent billet, je parlais, par exemple, de la cathédrale de Lund, explicitement liée à la légende de la dent que Starkađ perdit face à Sigurd. Sans le savoir, je posais le premier pas sur les sentiers de la Heldenzeit.

La cathédrale de Lund.

Profitant d'une visite en Alsace, ce voyage vers des endroits liés au projet Vineta s'est poursuivit via deux étapes : Breisach, en Allemagne, et le Wasigenstein, en France. J'ai déjà publié plusieurs billets sur les réseaux sociaux, néanmoins j'avais envie de prendre plus de temps pour en parler ici. Je ne répéterai pas tout ni ne compilerai ces billets, cet article est plutôt un complément.

Breisach fut l'objet de ma première visite. C'est une ville allemande dont le pont enjambant le Rhin sert de frontière avec la France, frontière franchie sans même y penser grâce à l'Espace Schengen. Le centre-ville médiéval culmine, littéralement, par sa cathédrale juchée au sommet d'une petite montagne. Dans son ombre s'élève une colline d'origine volcanique, plus modeste, et pourtant c'est bien elle qui nous intéresse : il s'agit de l'Eckartsberg.

Le sommet de l'Eckartsberg

Les contreforts des vignes de l'Eckartsberg rappellent la forteresse de la légende

Le monument d'une unité de dragons de l'armée allemande, moderne évidemment.

La vue sur Breisach depuis l'Eckartsberg

Ce nom, montagne d'Eckart, tient au fait qu'on connecte les ruines anciennes du sommet au héros Eckart, aka Eckehart, l'un des preux au service de Dietrich. Dès le IVe siècle Breisach est associée aux Harlungen, mais le lien explicite entre les ruines en question et Eckart ne survient formellement qu'au XIIe siècle. Sachant que le Saint Empire fait établir une forteresse sur ce sommet au Xe siècle, bien que sur un site plus ancien, il serait impossible de prouver ce lien "historique", évidemment, car nous touchons là au légendaire. L'important étant que, très tôt, les décombres de ce fortin fussent considérés comme ceux du temps d'Eckart. Pour les poètes du Nibelungenlied et de La Plainte, il ne fait aucun doute que l'Eckartsberg et ses fortifications sont, véritablement, le lieu où se tenait la citadelle du héros Harlungen, aux murailles de laquelle les cousins de Dietrich furent pendus.

Ah mais une question vous vient peut-être : qui est Eckart ? Je n'en ai pas encore beaucoup parlé, mais ce héros est lié au cycle de Dietrich, généralement sous le nom d'Eckehart. Il est le tuteur des Harlungen  les jeunes fils de Diether. Diether, quant à lui, est le frère de Dietmar (père du fameux Dietrich dont je vous rabâche les oreilles) et d'Ermrich. À la mort de leur père Amelung, Ermrich est choisi pour être le tuteur de ses frères, mais il prend vite goût au pouvoir et refuse de partager. Mal conseillé, il prête trop l'oreille à sa paranoïa et fait exécuter ses frères. Dietrich et son petit frère Diether le jeune en réchappent et fuient en exil. Les Harlungen, qui règnent sur Breisach, n'ont pas cette chance : même les enfants sont pendus au murs de la ville par l'odieux Ermrich. Eckehart parviendra à échapper au massacre et se mettra dès lors au service de Dietrich, pour espérer venger les jeunes Harlungen dont il avait la charge. C'est pourquoi la ville de Breisach se souvient de lui comme le "fidèle Eckart".

Je fais évidemment très synthétique, tout cela se déroule sur plusieurs sources (La Fuite de Dietrich, la Mort d'Alphart, la Bataille de Ravenne, le Livre des Héros, qu'essaye de compiler la Þidrekssaga), dont la chronologie bancale s'étale dans le temps, les camps d'Ermrich et Dietrich se rencontrant à plusieurs reprises sur le champs de bataille. Dietrich, bien que remportant trois victoires, doit à chaque fois rester en exil pour diverses raisons et ne parvient pas à détrôner son oncle fratricide. L'une de ces batailles aura même lieu devant les murailles de Breisach.

Aujourd'hui, un monument récent est érigé sur les ruines du château original (dont il ne reste rien), il vous faudra donc user de votre imagination... heureusement, la ville de Breisach se démarque par un centre-ville médiéval absolument charmant, avec des rues pavées en lacets qui mènent à la cathédrale. Cette balade saura, à coup sûr, susciter une imagerie épousant parfaitement la légende.

Il ne reste rien sur l'Eckartsberg de la citadelle des Harlungen, mais les murailles du centre médiéval de Breisach évoquent sans peine cette forteresse disparue et titillent l'imagination de ceux qui connaissaient l'histoire tragique de Diether et ses fils.






La seconde étape de mon voyage m'amena à retraverser le Rhin afin de me rendre dans les forêts vosgiennes, dans le nord de l'Alsace, là aussi à un jet de pierre de la frontière avec l'Allemagne. Ces terres boisées et montagneuses des Vosges du Nord, ce sont le Wasgau, ou Vasgovie. On parle dans les sources du Waskenwald où l'on trouve tant de gibier que les chasseurs y passent beaucoup de temps. Et au milieu de cette forêt du Waskenwald, un piton rocheux imposant : le Waskenstein. C'est notre étape, et elle nous ramène à la légende du héros Walther, telle que s'en souviennent les poètes du Waltharius, de la Þidrekssaga, et du Walther und Hildegund, poème en vieil allemand dont il ne nous reste malheureusement que quelques fragments (la poésie anglo-saxonne recèle également quelques fragments épars de la légende, à savoir ceux du Waldere).

Le château du Wasigenstein.

Le Wasigentstein, c'est le Waskenstein des sources anciennes (celles citées, mais pas uniquement, le Nibelungenlied et Biterolf und Dietleib y font également référence, par exemple), et il peut tout à se visiter de nos jours. Le chemin depuis le parking n'est pas long, donc si vous passez dans le coin, faites-vous plaisir. Mais avant de passer le site en revue, il peut être utile de parler d'abord de l'épisode légendaire qui le concerne. Là encore, je vais faire simple et concis (on ne rit pas), et éviter d'entrer dans les détails des différentes variations selon les sources etc. Sans doute le ferai-je dans le futur, avec un article dédié au sujet. Non, aujourd'hui, on se concentre sur le rôle du Waskenstein dans la légende de Walther.

Walther porte plusieurs titres. Parfois, c'est Walther d'Aquitaine. En effet, dans le Waltharius, il vient effectivement du Royaume de Toulouse. Dans d'autres sources, c'est le nord de l'Italie, mais j'avais dit que je ne me disperserais pas, flûte. L'autre titre de Walther, celui que la plupart des sources partagent, c'est celui de Walther de Waskenstein, non pas parce qu'il viendrait de cet endroit, mais pour le haut fait d'armes qu'il y accomplit et pour lequel tout le monde se souvient de lui. Replaçons le contexte.

Walther est fils d'un roi soumis à Etzel (Attila) et comme beaucoup de jeunes nobles il est envoyé comme otage à la cour du Hun. Il y est bien traité et bien éduqué, et ses prouesses martiales en font très vite le général favori d'Etzel. Seulement voilà, malgré ce statut, il veut rentrer chez lui, vivre libre, et avoir le droit de se marier avec qui il veut... comme par exemple Hildegund, cette autre otage, nièce de la reine et à qui on a confié en toute confiance les clefs de la trésorerie. Vous voyez venir le truc, ou bien...?

Le sentier qui longe le piton et mène à la "faille de Walther"

Sans surprise, les deux amoureux s'enfuient avec la caisse et là les versions divergent, mais j'ai dit on fait simple alors disons qu'ils sont poursuivis, soit par les hommes d'Etzel, soit par ceux du roi Gunther qui a entendu parler des deux fuyards, et surtout de leur trésor... dans tous les cas, une troupe d'une douzaine d'hommes cavale derrière eux, dont le fameux Hagen, qu'on ne présente plus. Ils finissent par les rattraper tandis que Walther et Hildegund se sont réfugiés dans une grotte, non pas souterraine, mais formée dans les rochers, sur un sommet escarpé qui domine la route : on n'y accède que par un étroit défilé qui rend la cachette aisée à défendre. Il est même précisé que cette grotte offre habituellement refuge aux bandits qui rançonnent ces forêts. Hagen et les autres doivent camper en contrebas et, le moment venu, ils essaient de négocier avec Walther : contre le trésor d'Etzel, ils les laisseraient filer. Walther, conscient d'être meilleur guerrier et en très bonne position pour les affronter, refuse. C'est l'heure de la castagne.

Le défilé les oblige à faire face à l'Aquitain un par un, et en contrebas par dessus le marché. Sans surprise, Walther les massacre les uns après les autres, avec des fatalités que ne renierait pas Mortal Kombat. Je vous passe les détails car, comme je l'ai dit, je reviendrai sur ce récit une autre fois, quand je pourrais me permettre de m'étaler comparer les sources. Néanmoins, vous avez désormais la scène en tête, vous comprenez la topographie implicite dans le récit. Nous pouvons donc nous promener autour du Wasigenstein et libre à vous de vous imaginer Walther faisant face à ses poursuivants avec panache.

La "faille de Walther".

La faille vue de l'autre côté

Un touriste pour l'échelle et se rendre bien compte de l'étroitesse du passage.

Le château date du XIIIe siècle (du moins la tour initiale, le reste fut développé au fil du temps), mais est bien construit sur un abri troglodytique, qui a été travaillé, par la taille comme par la maçonnerie, mais on peut encore deviner à quoi il pouvait ressembler avant cet aménagement tardif. Le défilé étroit où l'ont ne peut combattre que par un seul homme de front est aujourd'hui surnommé "Faille de Walther", et la grotte est bel et bien là. Aujourd'hui on peut aisément faire le tour du château, mais ce passage ouvert n'existait probablement pas avant que le site soit utilisé comme carrière pour construire la fortification. En fait, on se rend compte que sans cette ouverture due à l'homme, le piton vraiment escarpé rend le chemin très difficile, et cette petite ouverture évite de faire un long détour sur les pentes raides, sans compter sur la densité de végétation qui devait être bien plus touffue qu'aujourd'hui.



La grotte


 
 
 
 
 
 
 
 

 
Il est vraiment remarquable que le site du Waskenstein soit si cohérent à travers les sources. D'où que vienne la parenté de Walther, que le texte se concentre sur lui où l'évoque en passant, tout le monde est d'accord par dire qu'il a claqué des fesses au Waskenstein. Dans un genre où, comme je l'ai souvent dit ici, les variations sont monnaie courante, cette homogénéité surprend. Toutefois, lorsqu'on visite ce site, on ne peut s'empêcher de se dire que quoi que soient les faits réels ayant inspiré la légende, ces exploits paraissent absolument plausibles et concrets. On se dit qu'un tel épisode a parfaitement pu avoir lieu ici, de cette manière. Peut-être que non, mais on est tenté d'y croire. Le défilé y est, la grotte aussi... alors, au beau milieu du Waskenwald légendaire, l'imagination s'enflamme.



 

Les photos sont un mélange des miennes, mais aussi de celles de Karoline Juzanx et Nico alias Le Passant, que je remercie de m'autoriser à utiliser.