dimanche 7 novembre 2021

Hagen : (anti-)héros des romantiques

Dans mon précédent article, j'ai expliqué comment s'est développé le concept de Nibelungentreue, et notamment le procédé par lequel les romantiques du XIXè siècle puis les nationalistes avaient embrassé le camp des Nibelungen comme celui des vertus honorables telles que la fidélité et la loyauté. J'avais aussi souligné le paradoxe évident de cette approche au regard de leur comportement dans les sources. Je vais développer ça avec un exemple précis, celui de Hagen / Högni. Les romantiques qui ont embrassé cette figure sont-ils donc bêtes à manger du foin de se choisir un tel héraut, si celui-ci est un personnage parjure et meurtrier ? Pour ne pas constamment avoir besoin de me répéter, je vais partir du principe que vous lu l'article en question.

Pour comprendre les interprétations romantiques du XIXè siècle, il faut déjà être clair : les sources ne sont pas uniformément en défaveur de Hagen, ce n'est donc pas systématiquement une figure mauvaise. Enfin, pas quand on observe les sources périphériques. Dans le Nibelungenlied, la Þidrekssaga ou l'Edda, il est comme je l'ai décrit dans mon article, et même s'il n'est pas toujours un monstre à tout point de vue, quand il n'est pas lui-même le meurtrier de Sigurd/Siegfried, il est au moins l'artisan du plan de l'assassinat et participe à cette funeste entreprise. Et pourtant, il y a deux autres sources qui viennent nuancer l'image de Hagen : le Waltharius, un texte carolingien en latin, et la Ballade de Høgni qui nous vient des îles Féroé.

Hagen dans Die Nibelungen, Fritz Lang.
Dans le Waltharius, ou Chanson de Walther, il est certes un antagoniste, mais aussi, d'une certaine façon, un allié. Lui et Walther sont amis de longue date et frères jurés, et lorsque ce dernier fuit la cour d'Attila avec son trésor, et que Gunther, décidément toujours au taquet pour jouer les enfoirés, décide de l'intercepter pour voler ce trésor, Hagen essaie de le dissuader en vantant la valeur du héros, son camarade Walther. Rien n'y fait : Gunther, aveuglé par la cupidité, ne veut rien entendre et force son vassal Hagen à le suivre pour accomplir sa besogne. Hagen, tiraillé entre son serment de fidélité à son meilleur ami et celui à son seigneur, essaie d'éviter le combat et fait montre d'une grande droiture. Lorsque les circonstances le contraindront finalement au duel final au Waskenstein, Hagen y perdra son œil et Gunther une jambe, tandis que Walther se retrouve manchot (ensuite l'Aquitain retourne régner sur son pays pendant trente années de paix, quand d'autres sources prétendent qu'il ira rejoindre l'Empereur Ermrich). Dans ce récit, Hagen agirait noblement si Gunther ne le contraignait pas. On insiste également sur les origines troyennes (et donc nobles) du personnage, trope classique du Moyen Âge appuyé dans le cas de Hagen par une interprétation discutable (et longuement discutée) de l'étymologie du nom de Hagen von Tronje.

Parenthèse rapide : disons-le tout de suite, les origines de Hagen sont floues. Dans le Nibelungenlied, comme dans la plupart des sources continentales, c'est un Burgonde, tout comme Gunther, là où le Waltharius en faisait des Francs.  Ce qui ne change pas, en revanche, c'est l'origine troyenne noble, et le rapport de vassalité vis à vis de Gunther. Le Hagen du Nibelungenlied a également a un frère nommé Dancwart le souple, et un neveu : Ortwin de Metz, qui est véhément dans son soutien au meurtre de Siegfried (mais ne participe pas à l'acte, il n'est même pas présent). Dans la Völsunga Saga et l'Edda Poétique, Högni est le frère biologique de Gunnar/Gunther, tandis que dans la Þidrekssaga, il n'en est que le demi-frère, la mère ayant été violée par un alfe dans la version norvégienne ou un loup dans la suédoise (expliquant sa naturelle laideur pré-cicatrice et son caractère mauvais). Toujours dans cette source, Ortvin n'est plus le fils de la sœur de Högni, mais celui d'Attila. Dans Kudrun, Hagen est roi d'Irlande, et dans le Widsith il règne sur Rugier-Holm (Rügen), une île de la Mer Baltique au large des côtes allemandes. Et enfin, il est également le frère biologique de Gunther et co. dans la tradition féringienne puisque dans sa ballade éponyme, Høgni est dit Gjúkason, fils de Gjuki, le Gibech de la tradition continentale. D'ailleurs, Gunnar et ses frères ne sont pas les Niflungar dans la tradition scandinave, mais bien les Gjúkungar. Je finirai par revenir sur le bordel des noms de lignées et de la confusion générale autour des Nibelungen, mais pas aujourd'hui.

La Ballade de Høgni, donc. Voilà un chant assez particulier puisque le personnage autrement négatif, ou au mieux ambigüe, est ici présenté comme le héros, avec un combat final, durant les événements tragiques de la fin des Nibelungen, au cours duquel Høgni tue à peu près tout le monde à lui tout seul avant d'affronter Dietrich de Bern, jusqu'ici tout va bien... jusqu'à ce que Dietrich se métamorphose en dragon et crache du poison sur le héros qui périt, mais pas avant de concevoir en tout hâte (et agonisant, donc) un fils - lui aussi nommé Høgni. Celui-ci le vengera en faisant payer sa cupidité à Artala (suivant ainsi la tradition scandinave d'un Atli/Etzel/Artala/Attila avide d'or et malfaisant). Après, j'avoue que Høgni junior enfermant Atli dans son propre coffre au trésor en lui disant que quand il sera tiraillé par la faim, il aura tout l'or de son père à se mettre sous la dent, c'est classe. Un petit côté supplice de Crassus, mais en version lente, et avec le choix laissé. 

Bon, je ne vous le cache pas, on est là devant une version plus proche du conte que de la légende, où les curseurs du merveilleux sont au max, entre Dietrich qui, c'est nouveau ça vient de sortir, est un sorcier inégalé capable de se changer en dragon (curiosité unique à cette ballade, seul le poison pouvant éventuellement se rapprocher du feu qu'il sait parfois cracher dans d'autres sources), les sirènes et tritons que Hagen rencontre en chemin et qui lui font la bonne aventure, ou encore son anneau magique qui "transpire" une sueur rouge comme du sang pour l'avertir de la trahison de Gudrun, qui cherche à l'empoisonner (dans les sources scandinaves, c'est à l'inverse Gudrun qui envoie à ses frères un anneau tout à fait ordinaire, auquel elle a toutefois attaché un poil de loup, en avertissement secret des projets meurtriers d'Atli). Høgni va même rencontrer le spectre de Sigurd (!) qui rappelle que sa trahison et son meurtre furent certes une ignominie de la part de Høgni, tout en le déchargeant en grande partie de la responsabilité (insistant sur le triangle amoureux). On ne va pas se mentir, faire intervenir le fantôme sanglant de la victime pour dire "c'est pas si grave, rentre chez toi te mettre au chaud" (littéralement...) c'est quand même bien pratique quand on veut faire d'un meurtrier le héros. Devant pareil stratagème poétique éhonté, il n'est guère surprenant qu'il s'agisse de la seule source où le personnage n'est pas en cinquante nuances de gris foncé.

Cette ballade offre également un intéressant syncrétisme des traditions scandinave et continentale, qui revient d'ailleurs régulièrement dans la tradition féringienne, puisqu'outre la présence de Tidrik Tattnarson (Dietrich, fils de Dietmar), la Gudrun de cette version est clairement plus proche de la Krimhild continentale que de son homologue scandinave, tout en lui attribuant tout un tas de pratiques magiques (elle jette un sort runique pour provoquer une tempête et le naufrage du navire de Høgni, par exemple. Grimhild, leur mère à tous deux, est elle-aussi magicienne, mais protectrice, là où Gudrun est mauvaise). Bref, entre ça et le Dietrich sorcier métamorphosé en dragon venimeux, la grande confrontation finale Hagen VS Krimhild qui est au cœur de la seconde partie du Nibelungenlied prend ici des airs de fin de campagne de Donjons et Dragons. Pour les curieux, voici un bout de cette ballade :

Cette tradition scandinave que suit la ballade tend à épouser la cause des Gjúkungar après le meurtre de Sigurd, en accusant Atli - et l'ironie est quand même mordante - d'être l'avide et cupide monstre n'ayant d'yeux que pour l'or de Fafnir. Gudrun (Krimhild) est du côté de ses frères et essaie de les avertir du piège d'Atli, et fait tuer les enfants du Hun puis transformer leurs crânes en coupes (un trope qu'on retrouve dans l'histoire de Wieland/Völund), ce qui est horriblement cruel, mais ça passe, c'est badass, et c'est commis contre le méchant. La loyauté de Gudrun va à sa famille, à ses frères, et tant pis pour son premier époux assassiné par eux, et tant pis pour son nouveau mari Atli. 

Tandis que, dans la tradition continentale, Krimhild reste fidèle à ses vœux et son époux Siegfried, et trahira son propre sang pour le venger avec l'aide d'Etzel/Atli ici représenté comme un généreux mécène. C'est elle qui fera mettre Hagen à mort par décapitation dans un élan de "cruauté" qui fait frissonner le poète et un Dietrich désapprobateur... on sent que les sources elles-mêmes ont donc des divergences d'opinion sur ce qui est moral et ce qui ne l'est pas. Ainsi, on constate que si dans les deux traditions les Nibelungen/Gjúkungar ont mal acquis l'or de Siegfried/Sigurd, les Scandinaves entérinent l'affaire tout en s'offusquant hypocritement qu'un tiers rumine les mêmes ambitions vis à vis du trésor, tandis que les continentaux soulignent le bon droit de Krimhild et la faute de ses frères... mais froncent des sourcils réprobateurs devant sa furie vengeresse, certes digne d'une épopée héroïque, mais désormais hors de toute bienséance dans un poème courtois. Krimhild est plusieurs fois appelée "sorcière/diablesse" pour s'être retournée contre sa fratrie et avoir provoqué le bain de sang, et on retrouve ce biais dans la Gudrun de la Ballade de Høgni, devenue capable de jeter des sorts maléfiques. On voit bien la différence entre les textes scandinaves encore héroïques et les textes continentaux déjà courtois.

Ainsi, certaines sources trouvent des qualités à Hagen (et sa clique), ou oublient ses défauts quand ça les arrange, voire en font exceptionnellement un héros, néanmoins s'il reste le plus souvent négatif ou sombre. On voit également que les sources ne sont pas cohérentes entre elles, et qu'il existe deux traditions qui appréhendent certains aspects de l'intrigue de manière assez différente. Je tenais à mettre cela au clair, non seulement vis à vis de mon article précédent, avant de m'engager dans le sujet du jour, mais aussi parce que les romantiques du XIXè siècle se sont passionnés pour ces sources et les ont traduites et re-racontées en allemand moderne (et parmi eux, notamment Felix Dahn, tiens donc ! Mais aussi sa femme Therese). Aussi il faut bien comprendre que les romantiques allemands avaient accès aux deux traditions, connaissaient les Edda, le Waltharius, les ballades féringiennes, etc., et ne se cantonnaient pas uniquement au Nibelungenlied

D'ailleurs, un signe qui ne trompe pas c'est la manière avec laquelle Brunhild est calcifiée en Walkyrie dans notre imaginaire à cause du romantisme, alors que cela n'est vrai que dans la tradition scandinave. Chez les continentaux, c'est une femme noble, avec une grande force et rompue aux exercices sportifs, et donc potentiellement une combattante, mais sans origine surnaturelle ! Dans la Þidrekssaga, elle gère même le haras d'où Sigurd tirera son cheval Grani. Presque banale ! Mais très vite, l'image scandinave de la vierge au bouclier endormie par Odin pour la punir de sa désobéissance et encerclée d'un mur de flammes va prédominer. C'est l'image que Wagner a choisi pour son opéra... sur les Nibelungen (ainsi que tout l'arc sur le crépuscule des dieux, également tiré de l'Edda islandaise). Image qui, avec son envolée lyrique désormais mythique finira de placer à la postérité une Brunhild servante de Wotan. Je pourrais également citer la vision romantique du combat contre Fafnir, influencée part d'autres récits, et qui a façonné notre manière de nous représenter l'épisode, mais je l'ai déjá évoqué ici. Ainsi il est clair que lorsqu'on invoque le nom de Nibelungen, c'est tout un appareil de sources qui se cache derrière la Chanson éponyme, et une certaine confusion règne quant aux origines des éléments qu'on leur attribue.

CQFD : l'image romantique des Nibelungen en Europe continentale ne s'est pas forgée uniquement sur la base des sources continentales, justement, et il y a une vraie diversité de représentations des personnages. Bon, maintenant qu'on a bien défriché les points importants sur les sources, passons enfin à l'interprétation romantique de Hagen.

Hagen protège Gunther dans le palais d'Etzel enflammé, Die Nibelungen, Fritz Lang.

Les sources sont donc variées, et leur représentation de Hagen tout autant. L'Edda, islandaise, le montre en (anti-?)héros malgré ses défauts déjà mentionnés, la Chanson des Nibelungen, austro-allemande, comme une figure sombre, physiquement hideuse : barbe noire hirsute, sourcils noirs touffus, sans parler de sa cicatrice et de son œil manquant. La Þidrekssaga et la Sagan om Didrik af Bern vont jusqu'à comparer son physique à celui d'un troll et l'expliquent par sa parenté honteuse, voire surnaturelle, cf. le viol de sa mère mentionné plus haut. C'est une figure violente, presque démoniaque, et certainement non respectueux de la Triuwe. Mais il est aussi plus grand et plus fort que la plupart des autres personnages, et un combattant hors pair, bien né et bien éduqué de sorte qu'il incarne la noblesse de son temps - là où Gunther fait preuve de faiblesse autant physique que morale (il a besoin de Siegfried pour conquérir et "mater" Brunhild, il n'ose pas prendre de décision ferme contre Siegfried lorsque leur secret est révélé et que son épouse demande réparation pour son humiliation). Hagen est fier, parle peu mais parle bien, avec une répartie cinglante et un esprit affûté, et sait se montrer impitoyable envers ses ennemis, ainsi que faire les choix difficiles lorsqu'il le faut (même trahir un ami et l'assassiner dans le dos pour s'emparer de ses biens, rappelons-le). Quand le nationalisme romantique s'empare de cette figure, il peut donc piocher ici où là ce qui l'arrange le plus, et certains aspects qui nous paraissent négatifs aujourd'hui savent plaire à cette mode : c'est un guerrier redoutable, fidèle à son seigneur et son frère, et préfère mourir que de révéler à son ennemi l'emplacement du trésor.

Voilà bien la scène qui va forger sa légende. Conscient que les Huns convoitent le trésor dérobé à Siegfried, Hagen suggère de jeter l'or dans le Rhin dans un lieu secret. Ce sera chose faite avant le départ des Nibelungen vers le piège d'Etzel et leur mort certaine. Giselher tente d'ailleurs de le faire rester en arrière, à Worms, mais Hagen ne se débine pas et insiste au contraire pour être du voyage. Quand après la bataille il ne restera presque plus un Burgonde, Hagen, vaincu, sera questionné sur l'emplacement du trésor. Il s'arrange d'abord par la ruse à ce que Gunther, le faible, et auquel Krimhild pourrait être tentée d'accorder sa clémence, soit exécuté, avant d'envoyer Krimhild et son Hun de mari au diable. En effet, il est désormais certain que nul autre que lui ne connaît le secret, et tiendra sa langue jusqu'à la décapitation vengeresse de sa sœur. Exemplaire devant la mort, Hagen s'assure que personne d'autre que les Nibelungen ne jouisse de l'or de Fafnir. Il ne trahit pas sa parole ni ne révèle son secret, et si les Burgondes ont disparu dans le sang et le feu, en privant leurs bourreaux de ce trésor qu'ils désiraient tant, Hagen leur refuse toute victoire. À cet instant, peu importe ses indiscrétions passées, aux oreilles de l'auditoire, Hagen s'est racheté, et c'est également ainsi que le voient les romantiques.

Pour les nationalistes, son pragmatisme cynique incarne, lorsqu'il trahit Siegfried, une Realpolitik avant l'heure, plus qu'il ne commet un parjure : il est au royaume des Burgondes ce que Bismarck est au Kaiserreich. On ne fait pas d'omelettes sans casser des œufs, et Hagen en est bien conscient; bien plus que Gunther, d'ailleurs, qu'il faut longuement convaincre. Il est froid, calculateur, avec une volonté de fer, un sens des responsabilités intransigeant face aux passions, inflexible lorsqu'il le faut, autant de caractéristiques qui plurent aux romantiques et nationalistes allemands. Ceux-là y virent des qualités toutes germaniques : là où Siegfried (et ses vertus) pourrait être le héros de n'importe quel peuple, Hagen serait foncièrement et intrinsèquement Allemand.

Hagen jetant le trésor au Rhin, à Worms
Ainsi cette incarnation d'un nihilisme éthique a trouvé ses défenseurs plutôt naturellement. Mais c'est bien sa mort, rendue victorieuse par le fait qu'il ne flanche pas et s'assure avant tout que personne d'autre ne puisse plus révéler l'emplacement du trésor, et son rire triomphant, ultime défi face à la lame de sa bourrelle, qui fascinera les romantiques, tout comme à la même période ils se prirent de passion pour le Krákumál, le chant funèbre de Ragnar Lođbrok redécouvert par les traducteurs romantiques, où l'on retrouve cette image du guerrier accueillant volontiers le trépas en riant. Hagen fait face à une armée insurmontable, un piège annoncé, une mort certaine, et pourtant ne recule pas, n'hésite pas, affronte son destin. En un mot, il est badass. D'une certaine manière, Hagen devient presque un héros tragique sur la fin, au moins esthétiquement, à défaut de l'être moralement, et comme on l'a déjà vu, l'esthétique peut rapidement prendre le pas sur le véritable contenu des sources dès qu'il s'agit de les interpréter. 
 
Hagen est, pour ainsi dire, un anti-héros célébré comme un héros à part entière. Mais est-ce vraiment surprenant lorsqu'on voit le statut qu'ont pu prendre aujourd'hui auprès des fans des personnages de la pop culture, comme Franck Castle aka The Punisher, Rorschach et tant d'autres ?

mercredi 6 octobre 2021

La Nibelungentreue : romantisme, nationalisme, paradoxe

Connaissez-vous la Nibelungentreue ? Ce concept, traduit parfois par Serment des Nibelungen, a été nommé ainsi pour la première fois durant la Crise Bosniaque (1909), lorsque Bernhard Fürst von Bülow, alors chancelier du Reich allemand, fit un gigantesque appel du pied aux Austro-Hongrois dans  un discours censé galvaniser une union pangermanique capable de tenir tête à l'Entente Cordiale des Français et Britanniques. Dans ce discours, l'Allemand rassure les Autrichiens sur les intentions que la rumeur leur prête de considérer leurs voisins du sud en vassaux, insistant qu'il n'existe entre les deux empires aucune rivalité pour la préséance, comme celle qui déchire les deux reines dans la Chanson des Nibelungen. Au contraire ! Les Allemands entendent bien honorer publiquement la loyauté, ou fidélité, des Nibelungen. La Nibelungentreue, donc.

Si vous avez lu la Chanson des Nibelungen, ou si vous avez au moins un peu suivi mes articles sur le sujet, la glorification de la fidélité / loyauté à travers les Nibelungen vous a probablement fait tiquer un peu, et je reviendrais naturellement sur les raisons qui, moi, en tout cas, me font lever un sourcil. Pourtant, cette idée de Nibelungentreue va séduire, et pas qu'un peu. Dans les années qui suivent commence le charnier de 14-18 et les propagandes impériales en usent allègrement pour galvaniser leurs soldats et leurs nations dans cet élan patriotique pangermanique, ce que ne manquera pas de faire le Troisième Reich à son tour. Depuis, comme les empires qui l'employaient, l'expression est tombée en désuétude, réservée à l'ironie et aux Historiens, et peut-être à quelques nationalistes.

Alors, pourquoi je vous parle de ça ? Déjà, parce que j'en ai envie et que c'est mon blog, mais aussi parce que c'est un bout de fil idéal pour dérouler la pelote d'un sujet qui me tient à cœur et qui tient une place centrale dans le Projet Vineta : l'interprétation des histoires d'antan, leur réinterprétation, trop souvent, et ce que ça dit de ceux qui s'y affairent. Or donc, la Nibelungentreue.


A priori, elle exalte des valeurs positives et solaires - loyauté, fidélité - dans un contexte culturel bien germanique, et à moins d'être totalement allergique au romantisme, où est le problème, me direz-vous ? Et bien, le problème c'est que derrière ce vernis glorieux et honorable, il y a une mentalité dangereusement mortifère, une mentalité absolutiste, jusqu'au-boutiste, apocalyptique et suicidaire. Là, vous devez vous dire que j'exagère, que j'abuse. Je comprends. Afin de comprendre où elle a mené, il faut revenir aux origines de cette idée. Mais pas seulement se contenter de citer le passage de la Chanson des Nibelungen qui illustre parfaitement le concept hors propos, non. Il va falloir regarder un peu ce qui s'y passe, dans les Nibelungen.

Mais lisons-le tout de même ce passage :

"-Veuille le Dieu du ciel empêcher pareille chose, dit alors Gernot. Même si nous étions mille de la famille de tes parents, nous péririons tous plutôt que de livrer en otage un seul. Cela ne sera jamais.

-Il nous faut de toute façon mourir, dit alors Giselher, personne ne nous empêchera de nous défendre en chevaliers." (Nibelungen 2105, 2106)

En général, c'est le vers 2105 qui est cité comme exemple, mais il est fort à propos pour la suite de lui adjoindre le vers suivant, vous comprendrez. Mais revenons un peu sur le contexte de cette citation. Nous sommes alors vers la fin de la chanson (ah oui, spoiler alert, hein), les Nibelungen/Burgondes (la source elle-même fait la confusion en cours de route, alors pour des raisons pratiques, je dirais les Nibelungen) sont tombés dans un piège à la cour du roi Etzel, et doivent serrer les rangs devant une défaite annoncée. C'est une fin crépusculaire puisqu'ils se sont rendus à l'invitation en sachant ce qui les attendait, mais ne se sont pas débinés pour autant, et ils finiront massacrés jusqu'au dernier à cause des machinations d'Etzel et de sa rapacité. En effet, il veut mettre la main sur leur trésor, et jamais les Nibelungen ne révéleront son emplacement, c'est à dire là où Hagen l'a déversé dans les eaux du Rhin.

Wow ! Dit comme ça, c'est effectivement noble et romantique, le baroud d'honneur glorieux, on est sur du 300, là (on y reviendra). Les méchants traîtres, les gentils nobles, fidèles, loyaux... Mais qui tend ce piège ? Et est-ce vraiment leur trésor ? Et oui, il ne suffit pas de sortir quelques phrases de leur contexte, l'honneur et la loyauté des Nibelungen sont, en effet, à géométrie variable.

Qui sont-ils, ces Nibelungen ? Gernot et Gisheler sont les jeunes frères du roi Gunther, de la future reine Krimhild, et tous sont neveux de Hagen von Tronje. La relation entre Hagen et les autres varie selon les sources mais je vais essayer de rester sur les Nibelungen ce coup-ci. Sont-ils fidèles et loyaux comme on le dit ? Entre eux, certainement. Mais sinon, ce sont des enflures. Gunther a épousé Brunhild, une femme clairement trop forte et trop intelligente pour lui, qui impose des épreuves à quiconque veut la courtiser. Se parjurant, il triche pour gagner sa main, et c'est Siegfried qui fait tout à sa place, invisible sous sa cape follette. Il ment aussi comme un arracheur de dents à son épouse (même après les vœux donc) au sujet de la supposé vassalité de Siegfried envers lui, pour se faire mousser auprès d'elle. Siegfried est complice, il va épouser Krimhild, la soeur de son bro Gunther. Ils sont tellement bros, d'ailleurs, qu'outre accepter le rabais publique comme faux vassal et la participation à la triche durant les épreuves, les deux hommes ont guerroyé côtes à côtes pour défendre le royaume de Gunther contre les Saxons, et deviennent frères de sang selon un rituel sacré. Ah, et Siegfried "matte" Brunhild dans le lit nuptial, encore une fois en se faisant passer pour Gunther, parce que celui-ci est trop faible pour dominer au plumard lors de sa nuit de noces. Siegfried commet plusieurs parjures par fidélité à son meilleur ami, ce qui est une faute très grave. Alors oui, il se sacrifie pour lui, pour le soutenir, du coup loyal aussi, mais pas franchement un modèle du genre...


Seulement voilà, Siegfried a beau avoir donné à Gunther quasiment tout ce qu'il a, il est riche comme Crésus après avoir tué - seul ! - un dragon, il est généreux, et tout le monde l'aime. Gunther et Hagen sont très vite jaloux et lorsqu'éclate une querelle entre les deux reines, Brunhild et Krimhild, le pot aux roses du viol nuptial est révélé, tout le monde est choqué... à commencer par Gunther, évidemment, que Brunhild domine complètement, et qui était pourtant l'instigateur du méfait. Il est décidé que c'en est trop, Siegfried doit mourir. Les enfoirés organisent donc une fausse déclaration de guerre des Saxons vaincus plus tôt, une partie de chasse dans d'autres sources, mais où quoi qu'il en soit ils font servir à leur ami et beau-frère, qui a tant fait pour eux, du lard bien salé. Assoiffé, Siegfried se penche à une rivière pour boire et Hagen l'empale de sa lance, comme un lâche, par derrière. Ai-je précisé que s'il savait où frapper malgré la peau invincible du héros, c'est parce que Hagen avait soutiré l'information à sa nièce Krimhild par la ruse ? En mode "c'est pour savoir où le protéger ! Tiens, couds-moi une petite croix sur sa tunique où se trouve son point faible. Fais confiance à tonton."

Les loyaux Nibelungen, mesdames et messieurs ! Les serments ne valent rien, seul compte le sang (et encore, le sang qui porte la barbe vu que Krimhild on peut lui mentir, la trahir et la déshériter). Cela vous étonnera peut-être, mais c'est précisément Hagen qui cristallisera l'idée de loyauté auprès des romantiques. Malgré le meurtre d'un frère juré et époux de sa nièce, et sa trahison de celle-ci, mais j'y reviendrai dans un article dédié. Mais puisqu'on l'évoque, Krimhild est remariée de force par sa famille à Etzel, mais le trésor de son époux, bizarrement, ça les Nibelungen le gardent. Cela gonfle d'ailleurs Etzel, et si Gunther et Hagen voient son envie comme de l'avidité, le fait est que Krimhild et lui sont dans leur droit de réclamer ce trésor. Mais le droit, c'est pour les autres, pas pour les Nibelungen ! Tout ça pour finir dans le bain de sang qui conclue la chanson, où Krimhild piège ses parents, certes, mais pas seulement pour l'or, aussi et surtout pour venger le meurtre sans honneur de son premier époux Siegfried. L'attitude de Gunther et Hagen aura ruiné leur royaume, pourtant prospère à la base, c'est une hécatombe, et le pire... c'est qu'ils le voient venir. Mais s'entêtent, s'obstinent, bis zum bitteren Ende ! Ils marchent vers leur défaite en toute connaissance de cause et se réjouissent d'emporter le monde avec eux s'il le faut. Et c'est vraiment une apocalypse qui se joue dans ce final : les héros de Worms, de Xanten et d'Etzelburg s'anéantissent mutuellement dans le feu et le sang.

Cette image a énormément marqué les romantiques et les nationalistes, dès le XIXè siècle. Pièces de théâtre, poèmes, opéras... Les Nibelungen sont régulièrement associés à un cataclysme glorieux, pas nécessairement de ceux qu'il faut redouter, ni de ceux dont il faut retenir les enseignements, mais trop souvent de ceux dont on se languit. D'ailleurs, Franz von Liszt écrit dans son Von der Nibelungentreue (1914), après avoir décrit la scène où Hagen et Volker (poète et guerrier) ont leur dernier baroud d'honneur à deux en haut des marches, face aux hordes hunniques d'Etzel :


"Je ne sais pas, mesdames et messieurs, si le chancelier du Reich Fürst Bülow, lorsqu'il parla de Nibelungentreue, avait précisement cette image en tête. Quoi qu'il en soit nous pouvons l'utiliser comme symbole de l'attitude de l'Allemagne envers l'Autriche-Hongrie. Le sombre Hagen puissamment armé d'un côté, l'image même de la Prusse-Allemagne, et de l'autre le joyeux ménestrel, Volker, agile tant par le verbe que le combat, l'image même de l'Autriche-Hongrie, heureuse de chanter et désireuse de se battre. Je ne sais pas, si c'est précisément cette image que le chancelier a voulu évoquer. Mais avec ce mot de Nibelungentreue, il a avec justesse bel et bien décrit la relation d'alliance telle qu'elle existe entre l'Empire Allemand et l'Autriche-Hongrie."

Voilà. Le contexte a disparu, ne reste qu'une image, une impression. On remarque qu'à l'aube de la première guerre, la loyauté des Nibelungen ne se comprend que dans un contexte martial, un contexte d'Untergang. Mais est-ce un développement récent, provoqué par la cocotte minute européenne en 1914 ? Malheureusement non, absolument pas. 

Si le sujet vous intéresse j'en profite pour vous conseiller l'excellent Mythos Nibelungen chez Reclam si vous lisez l'allemand, ou le tout aussi bon Nibelungen Eposets Moderna Historia chez Carlssons, en suédois. Le premier recèle de nombreux exemples, mais les deux ouvrages citent celui-ci et il est effectivement parfait pour illustrer que le ver était dans le fruit depuis longtemps (voir l'original en entier ici):

"Et quand il sera décidé là-haut que notre empire sombrera dans la nuit, -
Une fois de plus, le monde va éprouver l'ancienne puissance de l'épée allemande :
Si plus aucun mot allemand ne devait être entendu, que plus aucune coutume allemande ne subsistait,
Alors, tombons fiers et glorieux, et ne périssons pas dans l'ignominie.
Si un jour la culpabilité des ancêtres, notre propre culpabilité est portée devant le tribunal mondial :
Vous êtes les hommes de main, vous les Romains et les Slaves, mais pas les juges !
Nous nous inclinons devant les pouvoirs du destin : ils punissent terriblement et justement :
Mais vous, pour être franc avec nous, n'êtes pas une race égale !
(...)
Une fois auparavant, les héros allemands ont combattu si fièrement, si courageusement dans la mort :
Une deuxième bataille des Nibelungen menace nos ennemis :
La vieille légende était prophétique, et elle s'est horriblement réalisée,
Quand, le dernier jour de l'Allemagne, le cri de guerre de trois nations retentit.
Le Danube et le Rhin, écumant de sang et gémissant d'indignation :
Les rivières allemandes veulent être les aides de leurs fils ;
Debout ! Jette du feu dans les champs, de chaque montagne jette des braises dans le pays,
Mettez le feu aux vieux bois de chênes pour un charnier monstrueux.
Alors l'ennemi vainc : - mais avec horreur, et il ne triomphera pas !
Combattez jusqu'à ce que le dernier drapeau soit en lambeaux, combattez jusqu'à ce que la dernière lame se brise,
Combattez jusqu'à ce que le dernier coup soit porté dans le sang rouge du dernier cœur allemand,
Et en riant, comme le sombre Hagen, sautent aux épées et à la mort.
Nous nous sommes levés dans les tempêtes de la bataille, la mort héroïque est notre droit :
La terre tremblera en son cœur, Quand tombera sa race la plus courageuse :
Quand la maison d'Etzel s'est effondrée en cendres, quand il a forcé les Nibelungen,
Ainsi l'Europe s'enflammera à la chute des Teutons !"

Lire cela aujourd'hui, avec notre recul, a de quoi faire froid dans le dos. On a de suite des images de tranchées, de chars, et de mort mécanisée, de villes en ruines et de fosses communes. Des images d'une Europe mise, par deux fois, à feu et à sang, et par elle-même. Et pourtant, savez-vous de quand date ce poème intitulé Deutsche Lieder II

1859.

On le doit à Felix Dahn (1834-1912), professeur de droit et auteur nationaliste, volontiers racialiste (son best-seller restera son roman Ein Kampf um Rom, mais cela tient peut-être au fait qu'il sera parmi les lectures obligatoires du cursus scolaire nazi, longtemps après sa mort, donc, mais là encore, ça aura son importance pour la suite), alors que grandissaient les rumeurs d'une alliance franco-italo-russe contre les Allemands. Pour ceux qui ne seraient pas très familiers de l'Histoire allemande, en 1859 il n'y a pas d'Empire allemand. Le Saint Empire a été balayé par Napoléon, et la tentative de 1848 n'a duré qu'un an. Il faudra attendre les retombées de la victoire contre la France en 1871 pour revoir un Kaiser en Allemagne. Alors de quel empire parle Dahn ? Et bien c'est l'empire allemand éternel, intrinsèque à son identité nationaliste. Il n'envisage pas une république, seulement un Reich, et pas n'importe lequel : un Reich qui fait de son honneur la fidélité.

Car oui, on y vient, évidemment. Après une exploitation pangermaniste de cette Nibelungentreue durant la Première Mondiale, comme dit plus haut, le concept est poussé jusque dans ses derniers retranchements sous le troisième et dernier Reich. Déjà 14-18 avait exalté le combat absolu, les sacrifices insensés pour la Patrie. Mais en 39-45, un nouveau pallier est franchi. Tandis que Göbbels scandait son bien connu "Voulez-vous la guerre totale ?" pour galvaniser une Allemagne essoufflée, exsangue, pressée de toutes part, Hermann Göring se tournait plutôt, une fois de plus, vers la Nibelungentreue, cette fois pour motiver les hommes à la victoire à Stalingrad où le Reich se casse les dents (spoiler : les Allemands ne vont pas gagner. Du tout.)


"Nous connaissons un chant puissant et héroïque d'une bataille sans égale, appelé "Le Combat des Nibelungen". Eux aussi se sont tenus dans une salle de feu et de flammes, ont étanché leur soif avec leur propre sang, mais ont combattu et se sont battus jusqu'au bout. Une telle bataille fait rage aujourd'hui, car un peuple qui peut se battre ainsi doit être victorieux." Hermann Göring, 30 janvier 1943.

Oui mais non, Hermann, justement... Les Nibelungen dans la halle enflammée de Etzel... ils ne sont pas du tout victorieux. Non seulement ils perdent, mais surtout, ils meurent jusqu'au dernier. Mais ça, tu le savais au moment de baratiner des jeunes Allemands en les envoyant vers une mort inutile, n'est-ce pas ? D'ailleurs, Göring, dans le même discours, les compare aux 300 Spartiates de Léonidas. Je veux dire... c'est signé : la mort est une certitude, et il faut s'en réjouir, la célébrer. Les nazis savent qu'ils ont perdu, mais ont décidé de disparaître comme de "vrais" Nibelungen ! 

Les Nibelungen, un modèle de héros chevaleresques, apparemment. Mais quelle est leur mérite ? Qu'ont-ils accomplis, ces héros de légende ? Priver Etzel de "leur" trésor, puisque s'ils ne pouvaient en jouir, alors personne ne le pourrait ? Ou bien d'être restés fidèles les uns aux autres dans leur erreur, tandis qu'ils s'engouffraient en toute connaissance de cause dans leur propre charnier, les motifs et responsables de cette marche vers la mort important finalement peu devant l'ivresse de l'héroïsme ?

On retrouve presque chez Göring les accents de Dahn, que les nazis faisaient donc lire à leurs futurs soldats. Honneur et Fidélité, pas surprenant que ces deux valeurs soient celles de la devise de la Waffen SS. L'idéalisation morbide de la Nibelungentreue trouve son apogée sous un Reich qui encense Wagner et son Ring, où le compositeur ne se contente plus de la chute des Nibelungen mais va piocher dans l'Edda Poétique pour y ajouter, littéralement, la fin du monde. La Nibelungentreue cristallise, au fil de sa conception dans l'imaginaire nationaliste germanique, tout un tas de valeurs qui, comme on l'a vu, reflètent assez peu la source dont elle se réclame, ou alors seulement extrêmement superficiellement. Rappelons que dans cette source, presque sacrée aux yeux des romantiques, les Nibelungen sont des menteurs, des traîtres, des parjures et des meurtriers, mais peu importe ! Ce qui compte c'est l'idéal, n'est-ce pas ? 

Mais quel idéal ? Mourir sans autre raison que la gloire en emportant un maximum de gens avec soi, à la manière d'un terroriste ? Pérorer sur l'honneur, la fidélité et la gloire mais retourner sa veste au moment le plus opportun et trahir ses proches pour de l'argent ? Pointer d'ailleurs l'avarice et l'amour de l'or chez son ennemi quand ses propres coffres sont remplis d'un trésor rougi du sang d'un ami trahi dans le dos ? Non, décidément, la Nibelungentreue, je ne peux que m'en méfier, et si j'avais été Autrichien en 1909, la déclaration de von Bülow m'aurait mis terriblement mal à l'aise.

Mais si le terme est tombé en désuétude, pourquoi m'étaler ainsi dessus ? N'est-ce pas tirer sur l'ambulance ? C'est vrai... pour ce cas précis, en tout cas. Malheureusement, des Nibelungentreue, il y en a à foison, scandées d'un bout à l'autre des spectres politique, idéologique et religieux. Quand des vieilles œuvres, idées ou figures sont tordues dans tous les sens pour leur faire dire tout et souvent le contraire de ce qu'on trouve dans leurs sources, et ne deviennent que des prétextes pour glamouriser des fantasmes dangereux, on vous ressort alors le crincrin de la Nibelungentreue. Et en lisant Dahn au milieu du XIXè siècle, on ne peut pas dire que "l'idée a été pervertie par les nazis." Non, ils se sont contentés de la ramasser là où leurs prédécesseurs l'avaient laissé tomber, et ça puait déjà un siècle avant. C'est pourquoi il faut être sensible à ces récupérations abusives, dès le début, et toujours rester vigilants. 

Cela ne veut évidemment pas dire jeter tout le mouvement romantique à la poubelle, ce serait absurde, d'ailleurs pour être franc, j'adore le Ring de Wagner (mauvaise adaptation des sources, mais excellent opéra). C'est quand l'idéalisation (du passé, de valeurs) vire au fétichisme et l'exaltation au fanatisme que nous devrions être plus attentifs, moins complaisants, y compris lorsqu'au fond, on aurait tendance à être d'accord. Oui, la loyauté et la fidélité, a priori, ce sont de saines valeurs, mais en embrassant pour elles la Nibelungentreue, on acceptait également son cheval de Troie, car celle-ci charrie aussi son lot de fantasmes de suicide collectif glorieux à l'échelle de tout un peuple et de Weltanschauung mortifère, basés sur une interprétation extrêmement... libre... de sa source, à la frontière de la trahison. 

Au point qu'on en vienne à se demander : ceux qui vantaient la Nibelungentreue en appelant à mourir en masse pour la gloire d'une cause perdue... avaient-ils vraiment lu la Chanson des Nibelungen ? Était-ce de l'ignorance de leur part, ou de la malhonnêteté ?

Lorsque vous êtes confrontés aux Nibelungentreue de notre temps, posez-vous ces questions.

Je voudrais finir sur un poème de l'Autrichien Josef Weinheber : Siegfried - Hagen (1936). Au sommet de la hype de la Nibelungentreue, on peut trouver des gens qui se souviennent de la trahison ignoble de Hagen. Weinheber était nazi lui-même, sans doute baigné de ce contexte inévitable dans son temps, et son milieu. La trahison et la lance dans le dos lui évoquaient probablement plus le couteau des financiers juifs de la propagande post 1918, mais tout de même :

"Held mit den blonden Haaren
und mit dem schweren Schwert:
Wir waren, ach, wir waren
deiner Tat nicht wert.

Mannhaft vor dem Feinde,
fallend, doch opfergroß:
So nicht! Im Schoß der Freunde
fiel uns das schwarze Los.

Wir schlugen uns selbst zu Stücken,
Ehrgier, Wurmgift, Neid.
Gegen den Speer im Rücken
ist keiner gefeit.

Immer ersteht dem lichten
Siegfried ein Tronje im Nu.
Weh, wie wir uns vernichten
und das Reich dazu.

*

Héros aux cheveux blonds
et à l'épée lourde :
Nous n'étions, ah, nous n'étions
pas digne de votre acte.

La virilité devant l'ennemi,
Chute, mais grand sacrifice :
Pas du tout ! Au sein d'un groupe d'amis
le lot noir nous est tombé dessus.

Nous nous battîmes contre nous-mêmes,
La cupidité de l'honneur, le poison du ver, l'envie.
De la lance dans le dos
personne n'est à l'abri.

Toujours face au brillant Siegfried
S'élève un Tronje en un rien de temps.
Malheur, comme nous nous détruisons nous-mêmes
et l'empire avec."


Devant l'avancée des troupes soviétiques, le poète se suicidera le 8 avril 1945, quelques semaines seulement avant son Führer. Comme un "vrai" Nibelungen.

dimanche 18 juillet 2021

Le viol dans le Projet Vineta

J'avais prévu de faire un article un peu rigolo entre deux sujets bien lourds... finalement non. Aujourd'hui, on continue sur les violences et les abus dans la joie et la bonne humeur (ou pas), puisqu'on va parler de mon approche du viol.

Dire que le viol est omniprésent dans les sources serait une exagération, mais on ne peut pas nier qu'il est difficile de l'éviter, d'autant qu'il est utilisé dans de nombreux contextes, dans des buts souvent très différents. Avant de développer mon approche de la question, je pense qu'il serait utile de revenir sur quelques exemples concrets illustrant cette variété, afin de bien comprendre l'ampleur du problème qui se présente à moi.

Déjà, précisons que le viol n'est pas réservé aux "méchants" de l'histoire, bien au contraire. Souvent, ce sont les héros ou des personnages a priori bénéfiques qui en sont coupables, parfois même pour de "bonnes" raisons qui se justifient dans le texte. Prenons un très bon exemple de ce cas de figure, tiré de la Völsunga Saga. Le héros Sigmund est en fuite, caché dans la nature sauvage après la trahison de Siggeir, son beau-frère (il a épousé la Signy, sœur  de Sigmund) qui l'a vaincu au combat, capturé, et tué toute son armée sauf les 10 fils de Sigmund. Je vous passe les détails, mais les dix fils finissent dévorés en captivité, tandis que Sigmund est parvenu à s'échapper et rumine sa vengeance dans une grotte, alors que Siggeir le croit mort. Dans ce contexte, Signy, la sœur de Sigmund, donc, produit des fils avec son traître d'époux, qu'elle essaye de préparer à aider son frère dans leur vengeance, mais il s'avère qu'aucun d'eux n'est assez fort ni assez courageux (donc ils les tuent, ça commence déjà bien). La conclusion qu'en tire Signy est qu'ils ne sont qu'à moitié Völsung, et qu'il faut des Völsung pur sang pour cette tâche... là vous commencez à comprendre où on va avec ça. Elle s'arrange avec une magicienne afin qu'elles échangent d'apparence pour une nuit, va voir son frère et... produit un héritier 100% Völsung, Sinfjötli, qui passera toutes leurs épreuves et survivra donc à son entraînement. Lorsque la vengeance sera accomplie et que la halle de Siggeir brûlera (avec Siggeir dedans, évidemment), Signy se suicidera en se jetant dans les flammes, sa vengeance accomplie mais indigne de survivre pour le crime odieux qu'elle a commis afin d'y parvenir.

Qu'on soit bien clair, d'un point de vue de la saga, le crime impardonnable qui lui interdit toute rédemption est le meurtre de ses enfants, et surtout l'inceste : elle a couché avec son frère et ça, ça ne passe pas. Le fait que Sigmund ait consenti à coucher avec une autre femme sans savoir qu'il s'agissait en fait de sa parente, et donc qu'il a couché avec elle sans véritable consentement (ce qui est un viol, est-il besoin de le rappeler), ça les sources s'en foutent, le problème n'est pas là. Néanmoins, Sigmund est absout du crime de sa sœur, puisqu'il n'en savait rien, et cela révèle au moins que pour la source, ignorance n'est pas complicité. Et quand bien même, le(s) crime(s) commis sont au service de la vengeance et sont donc justifiés. Signy n'a pas eu tort de commettre cette transgression, au contraire, néanmoins elle doit en payer le prix malgré tout, et non seulement elle est est consciente, mais elle l'accepte, embrasse son destin et embrase le reste.

On retrouve cette idée de transgression ou de crime justifié ailleurs, comme par exemple dans Ortnit. Dans cette aventure, le roi Ortnit apprend que son vrai père est en réalité le nain Alberich, qui prit l'apprence de l'époux de sa mère pour en abuser et produire un héritier (ce que l'époux en question n'était visiblement pas en mesure de faire lui-même). Le nain explique que sans héritier, la Lombardie se retrouverait plongée dans le chaos et que, afin de perpétuer la paix mise en place par les rois précédents, il fallait bien prendre les choses en main. Alberich, c'est le Jawad du Moyen-Âge, lui, tout ce qu'il voulait, c'était rendre service... et rien ne lui donne tort dans le texte ! C'est acté, ça en valait la peine. Là aussi, la reine est violée par consentement fallacieux (elle pensait coucher avec son mari), mais contrairement à la Völsunga Saga, on a ce moment extrêmement gênant pour un lecteur moderne où Ortnit s'emporte contre sa mère, la victime (!!) pour s'être laissée prendre, et c'est Alberich, son violeur (!!), qui doit intercéder en sa faveur, rappelant qu'elle ne savait pas et qu'elle avait été dupée par une illusion. #cringe. On note qu'une fois de plus, l'ignorance dissipe toute complicité.

Et puisqu'on parle de rendre service, il y en a un autre de Samaritain, bien que dans ce cas précis il soit "forcé" par un rappel de ses serments de frère juré, et que bros before hoes. Ce violeur, ce n'est autre que Siegfried / Sigurd (à partir de maintenant, par souci de clarté, j'utiliserai uniquement Siegfried dans cet article). Je sais que c'est toujours un peu sensible d'égratigner des figures aussi ancrées dans notre imaginaire, et une accusation de viol n'est jamais anodine, mais si vous grincez des dents, c'est que vous n'avez pas lu les sources. 

Après que Siegfried ait épousé Krimhild, et que son frère juré Gunther ait épousé Brynhild, on a droit à des nuits de noces un peu compliquées pour notre "pauvre" Gunther qui a obtenu la main de la féroce Brynhild par la ruse et l'aide permanente de Siegfried. Or, le voici maintenant seul face à elle dans le lit nuptial et... elle l'humilie. Elle se refuse à lui et l'accroche même au mur pour le calmer. C'est quand même le roi Burgonde, et non il ne sait pas dire que "Arthur, cuiller". Plusieurs nuits d'échecs rendent Gunther un peu grognon et il demande à Siegfried de l'aider (encore...) en jouant la carte du serment, de l'assistance jurée, etc., sachant que l'honneur et la parole donnée sont quand même les gros points faibles de Siegfried, bah ça marche. Il se fait passer pour Gunther, va dans la chambre du roi et règle le problème.

A partir de là, il y a deux versions de l'épisode, l'une métaphorique, l'autre non. Dans la première, Siegfried parvient à lui retirer une ceinture de force magique, qui lui enlève sa force surhumaine et la rend "normale". C'est l'approche de la Chanson des Nibelungen. La Þidrekssaga est beaucoup plus explicite, et c'est bien sa virginité qu'il lui prend. Je rappelle que bien que rédigée en Scandinavie, celle-ci adapte bel et bien la tradition continentale, et on a donc deux versions de cette traditions, plus ou moins explicites... mais d'accord pour dire qu'un viol a lieu, symbolique ou non. Sans surprise, la Chanson des Nibelungen adopte une approche plus courtoise, mais l'effet demeure inchangé : Brynhild est domptée et soumise à son époux. Cela ne l'empêchera évidemment pas de se venger, mais pas, d'ailleurs, sans avoir eu la preuve qu'elle avait été injustement soumise par quelqu'un d'autre que celle auquel elle pensait avoir affaire. 

Le viol conjugal, elle l'aurait accepté, mais apprendre que ce viol fut infligé par le frère juré de son époux causera sa redoutable vengeance. On a là un assez malsain renversement du motif du consentement fallacieux, puisque qu'on n'est presque dans un viol conjugal "consenti" par l'acceptation des règles de l'ordre social, et qui ne devient insupportable que lorsqu'on révèle que ce viol n'est pas conjugal, justement, et a eu lieu en dehors de ces règles.

Cette situation compliquée, même pour l'époque, fait qu'il n'est pas toujours clair de voir dans les sources qui est vraiment fautif et qui mérite son châtiment. Les sources scandinaves (Edda Poétique, Völsunga Saga), sympathisent beaucoup avec Brynhild, malgré les excès de sa vengeance, quand la tradition continentale sympathise avec Siegfried que le Destin et ses "amis" obligent à transgresser les interdits et rompre ses serments malgré lui. Mais elles sympathisent encore plus avec Krimhild, épouse de Siegfried, qui ressort transformée en badass par ces tribulations et se venge de tout le monde au nom de son grand amour, quand Brynhild a depuis longtemps quitté le tableau sans qu'on cherche à savoir ce qui lui arrive. Dans les sources scandinaves, c'est l'amour entre Siegfried et Brynhild qui est mis en exergue, puisqu'après avoir obtenu sa mort, Brynhild se jette dans le brasier du bûcher funéraire de son seul vrai amour, non sans évoquer l'expiation du crime de Signy, d'ailleurs. Bon, Krimhild causant la mort de nombreux héros, cette sympathie continentale trouve quand même ses limites, et contrairement à la Brynhild des versions scandinaves, Krimhild se tape une réputation de sorcière dans les textes plus tardifs qui ne retiennent d'elle que le bain de sang final des Nibelungen.

Je voudrais terminer mes exemples par un cas où le violeur est sans équivoque un gros bâtard, et le viol lui-même jamais considéré autrement que comme un crime : Ermrich, l'oncle despote de Dietrich de Bern, viole Odila, la femme de son conseiller Sibeche durant l'absence de celui-ci (qu'il a lui-même envoyé en mission, loin, donc c'est totalement calculé). Clair, net, aucun consentement, aucune motivation noble ou justifiée, c'est juste un abus de pouvoir et décrit comme tel. C'est d'ailleurs pour se venger que, prétendant n'en rien savoir, Sibeche prodiguera de nombreux mauvais conseils amenant subtilement mais sûrement le souverain à sa perte (c'est explicite dans le Heldenbuch, ou Livre des Héros, ainsi que dans la Þidrekssaga.) Ces machinations causeront néanmoins de grands malheurs et beaucoup de sang versé (toutes les tribulations de Dietrich en découlent...), donc la vengeance, même si justifiée, reste présentée comme les actions du "camp des méchants" si on me pardonne l'expression. Sibeche reste un antagoniste et un connard, mais il a une motivation avec laquelle chacun peut s'identifier. Et ce viol est toujours présenté comme un crime injustifiable et perfide.

Je passe rapidement sur le motif du viol par des êtres surnaturels, qui sont généralement "utiles" pour justifier des certains aspect d'un héros dont la mère aurait subi un viol surnaturel. Ortnit est le fils du nain Alberich, comme on l'a dit, mais Hagen est le fils d'un alfe (voire un loup) ayant violé sa mère, ce qui explique son teint blafard et ses traits particulièrement laids et perturbants. Le Heldenbuch prétend également que la mère de Dietrich fut violée par le démon Mahmet, ce qui expliquerait la capacité du héros à cracher du feu lorsqu'il s'emporte. D'ailleurs il y a un échange intéressant durant une confrontation où les deux combattants se promettent de ne pas s'insulter sur la base de leurs parentés discutables respectives, serment que Dietrich rompra dans sa colère. On peut facilement comprendre qu'ils reçoivent ce genre d'insules régulièrement mais que, souffrant du même problème, ils aient d'abord cherché à se préserver de ces bassesses. J'ajouterai que le roi des nains Laurin kidnappe Künhild, la soeur du héros Biterolf, avant de l'épouser de force avec tout ce que cela implique, parce que combo. Dans ce cas précis, cette alliance oblige Biterolf à se battre pour Laurin contre son gré.

Alberich "séduit" la mère d'Ortnit. L'euphémisme peut être également pictural.

Maintenant qu'on a un bon aperçu du genre de joyeusetés qu'on trouve dans les sources, j'aimerai livrer mon approche du sujet afin de clarifier ma position. Je n'entrerais pas dans les détails, je vous laisserai découvrir cela dans le roman lui-même, mais resterai général.

Il y a un argument que je vois souvent, surtout dans les romans historiques et les romans de Fantasy : les viols, c'était normal à l'époque. Pourquoi faire des pudibonderies et mettre ça sous le tapis ? À l'époque, ça arrivait tout le temps ! Bon déjà, justifier les viols par un concept d'"époque" lorsqu'on parle d'univers de Fantasy dans lesquels tout est possible, sauf se défaire d'avoir des viols partout, visiblement, c'est assez nul, en fait. On peut embrasser le côté crade et nihiliste grim-dark, hein, chacun ses goûts, mais ce n'est de loin pas une nécessité, seulement un goût personnel. Ce n'est pas le mien. Et comme je l'ai dis dans un précédent article, le Projet Vineta n'est pas un roman historique avec des éléments merveilleux, c'est une relecture légendaire avec quelques éléments historiques.

Quand bien même, penchons-nous sur les sources ! Même "à l'époque", visiblement les poètes courtois se sont sentis obligés de changer un viol par pénétration en "vol de ceinture", sans perdre le sens symbolique de l'action et son impact sur l'histoire. On peut garder la thématique du viol sans être frontal, comme quoi, les sources ont peut-être quand même des choses à nous apprendre en terme de storytelling. 

On n'est pas non plus obligé d'être complaisant. Un roman de Pierre Bordage avec une scène de sexe entre deux enfants m'a à jamais marqué, et pas dans le bon sens du terme. C'était inutile. Il aurait pu alluder à la scène sobrement, s'il pensait que des enfants faisant l'amour était utile à son intrigue, mais il s'est senti obligé de la décrire, il a voulu que j'imagine du sexe entre deux mineurs. C'était une leçon en complaisance que je ne souhaite pas émuler. Je ne prends aucun plaisir à lire et encore moins écrire des scènes de viol, et à mon sens, savoir que ce viol à eu lieu suffit à faire avancer l'intrigue, sans avoir à entrer dans des détails sordides. On pourra me reprocher une forme d'hypocrisie, puisque les combats et les morts sont explicites (dans ce projet comme dans Pax Europæ, d'ailleurs, où un lecteur m'avait reproché "de l'hémoglobine +++"), mais combien de mes lecteurs potentiels ont une expérience traumatisante sur un champ de bataille, et combien ont un traumatisme lié à un abus sexuel ? Je n'ai aucun chiffre à donner, mais mon intuition me dit que mes descriptions de violences littéraires restent purement imaginaires pour la très grande majorité de mes lecteurs. Le viol, c'est déjà autre chose. C'est pour ça que dans Pax, cette question est très discrète (par exemple "l'affaire des viols" qui justifie un Eurocorps sans femmes) et jamais frontale. Aucune description, etc. J'ai suffisemment confiance en mon récit pour ne pas me sentir obligé de mettre des viols par des soldats "parce que c'est la guerre et c'est comme ça quand c'est la guerre".

Pour le Projet Vineta, c'est plus compliqué. Les sources contiennent plusieurs viols, plus ou moins indispensables au récit, et j'ai pour but de rester fidèle au sources. Mais, et je l'ai déjà dit ici, je vais aussi adapter. Aussi ai-je l'ambition de faire le funambule sur cette ligne si fine : garder les événements tels que les sources les présentent, tout en parvenant à mettre ces problématiques sous une lumière qui m'est propre, afin de m'adresser à un public de 2020+. Là où cela devient ardu, c'est que je ne suis le narrateur omniscient d'aucun chapitre : tous sont racontés par des personnages du récit, et qu'il me faudra prendre garde à ne pas complètement les trahir et leur faire dire n'importe quoi. Vraiment, je renvoie vers mon article sur l'adaptation / trahison des sources. Les viols sont bien présent, mais je m'épargne, par exemple, le (trop long, en plus) passage d'Ortnit se lamentant sur la petite vertue de sa mère... la victime ! La conversation fonctionne tout aussi bien sans cette saillie, cela ne change rien à l'intrigue, je peux donc sabrer sans trahir. Quant à savoir si Brynhild, Siegfried ou Krimhild est la véritable victime... ma multiplicité de points de vue peux me permettre de reconnaître les torts de tous tout en sympathisant avec eux sans forcément prendre parti. Tout comme avec les abus et maltraitances dont je parlais ici, les victimes doivent souvent lutter pour ne pas répéter les schémas de violence et si Brynhild a été bafouée sans équivoque, elle se comporte avec une cruauté difficile à cautionner. Siegfried est forcé par son frère juré, qui sait très quelles ficelles tirer, mais il va trop loin, et le vol de l'anneau qui causera sa perte n'est imputable qu'à lui-même... Bref, tous font des erreurs, commettent des crimes, et ce sont ces nuances que je souhaite mettre en lumière. Les viols, cependant, sont dans mon projet toujours des crimes, et aussi "justifiés" soient-ils par leurs auteurs, et même si ce sont des viols conjugaux et que oui, "à l'époque c'était normal", il sont toujours vus comme tels.

mercredi 30 juin 2021

Violences et maltraitances dans le Projet Vineta

Avec un titre pareil, rangez les ballons colorés et les cotillons, on ne va pas beaucoup rigoler, ce coup-ci. On ne va pas forcément non plus aller dans le détail, car c'est un sujet extrêmement vaste, d'autant que les sources regorgent littéralement de violence, d'abus et de maltraitance, aussi bien physiques que psychologiques : viols*, tortures, manipulations, inceste, choix qui n'en sont pas, etc. Mon propos, dans ce billet, ce ne sera donc pas de développer un catalogue exhaustif, mais plutôt de réfléchir à mon approche du sujet, à travers un exemple précis : la relation entre Seyfrid et Witege.

Avant de commencer, je me dois de préciser une chose : dans le Projet Vineta, Seyfrid a un passif de brute et de gros con. Comme je sais que cela peut surprendre au premier abord, je vais prendre le temps d'expliquer d'où ça vient.

Selon les sources, Sigurd/Siegfried a deux enfances bien distinctes. Dans celles majoritairement de tradition scandinave, il est un prince parfait, bon, gentil, Gary Stue. Les Nibelungen adopteront la même approche, parce qu'ils en font un héros courtois et que bon, ça vient avec des prérequis. Mais une partie de la tradition continentale, notamment la Þidrekssaga et le Hürnen Seyfrid, ainsi que quelques autres références, racontent une autre histoire, probablement plus archaïque... où notre jeune héros est ce qu'on appellerait aujourd'hui un bully, qui harcèle les servants et apprentis comme une brute de cour d'école, en toute impunité. C'est un connard, à tel point que le forgeron qui s'occupe de son éducation essaye de le piéger afin qu'il se fasse bouffer par des dragons (dans les versions scandinaves, le forgeron Regin veut le trahir pour d'autres motifs). 

L'une de ses victimes est alors le forgeron Velent, encore enfant à cette époque, maltraité physiquement au point que son père Vadi le retire de la forge de Mime pour lui donner son éducation ailleurs. On a donc un Sigurd tellement méchant qu'un parent d'élève a changé son fils d'école, en gros. Cela vous donne le niveau, et éclaire à quel point on est loin du Gary Stue des versions scandinaves et des Nibelungen. On s'étonnera donc moins de trouver Siegfried comme un antagoniste dans la plupart des récits impliquant Dietrich (dont Witege est un compagnon). Dans la Rabenschlacht, Siegfried va jusqu'à se battre pour l'immonde Ermrich, empereur cruel et fratricide, et Némésis de Dietrich. Cela n'a aucun sens d'un point de vue "géopolitique", si on me pardonne l'expression, ni même dans le parcours littéraire de Siegfried, mais on conviendra que c'est bien là la place idéale d'une brute épaisse : au service du monstre de l'histoire.

Alors oui, il change, il passe les épreuves initiatiques, devient un homme, tout ça, tout ça. Mais j'avais envie d'élaborer sur ce thème à travers un mécanisme de survie malheureusement fort commun des victimes de ce genre de connards : la réplication. On répète, on imite, on devient une brute soi-même pour se protéger d'abord, pour résister, et, comme souvent on ne peut pas affronter plus fort que soit, on se tourne vers les autres... Les sources n'explicitent jamais précisément pourquoi Seyfrid se comporte ainsi, néanmoins, on a généralement un résumé de son lignage (procédé classique du genre) et donc on sait que son père est mort, sa mère en a bavé, a donné naissance au héros en exil, bref, ils sont apatrides, ils ont été trahis par plus ou moins de personnes selon les sources. Seyfrid et sa mère ont une vie de merde, et ont énormément souffert. Seyfrid sait qu'il lui incombe la responsabilité de venger son père et reprendre ses terres, mais il n'est qu'un enfant, sans pouvoir, sans choix, et à qui il semble qu'on ne "fait rien" pour restaurer le bon ordre des choses. La causalité entre ce conflit et son comportement n'est jamais explicite dans les sources, mais me paraît évidente, c'est pourquoi j'ai trouvé très intéressant de l'explorer. C'est l'impuissance de Seyfrid qui le transforme en brute et en bully.

Or, s'il parvient à accomplir son parcours du héros, cela ne se fait pas sans conséquences, ni sans victimes. Dans la Þidrekssaga, Velent se fait malmener par lui, avant de finir ailleurs (ce qui ne va malheureusement pas le préserver des brutes et d'agresseurs en tout genre, torture et mutilations à la clef...). Son fils, Witege, voyant ce que la profession de forgeron a apporté comme malheur physique et mental à son père, refuse de le suivre dans cette voix et préfère devenir... un guerrier. En soit, il est déjà intéressant de constater que le fils ne veut pas de la faiblesse du père et choisit la voie qui le garantie d'être du bon côté de l'épée. 

Pour le Projet Vineta, j'ai triché, je l'admets, et j'ai fait en sorte que ce soit Witege qui soit maltraité et, par conséquent, décide d'arrêter sa formation de forgeron pour choisir la voie du guerrier (tout en gardant également ses réserves vis à vis de l'expérience de vie pourrie de son père.) Déjà parce que chronologiquement, Seyfrid ne peut pas avoir maltraité le père (Velent) lorsqu'il avait 9 ans, puis côtoyé le fils (Witege) dans sa vingtaine en la compagnie de Dietrich, sans être un homme très mûr... or Sigurd/Siegfried meurt jeune. Il était donc logique de faire cette pirouette qui ne trahit pas les personnages mais colle mieux chronologiquement parlant. 

Cela ne change presque rien vis à vis des sources, mais pour moi, c'est génial ! Le bourreau et la victime se retrouvent des années après et tandis que Seyfrid va de l'avant, travaillant à faire une personne meilleure de lui-même, on voit Witege qui est devenu un guerrier redoutable, mais surtout un survivant. Il a des principes, ce n'est jamais remis en cause, et pourtant trahira son meilleur ami au moment fatidique simplement pour... rester du bon côté de l'épée. Il aura dans de nombreuses sources la fâcheuse réputation d'être à la fois l'un des meilleurs guerriers de son temps... et un "tueur d'enfants" (comprendre de jeunes guerriers comme Alphart, voire verts et inexpérimentés, clairement déclassés face à lui, comme Erp, Ortwin et Diether lors de la bataille de Ravenne). Inutile de préciser que les actes qui lui valent cette réputation causeront à leur tour bien des malheurs.

Witege et Heime ont promis à Alphart qu'ils l'affronteraient honorablement, l'un après l'autre. Maaais... Witege est prêt à tout pour survivre, y compris s'asseoir sur sa parole immédiatement après l'avoir donnée et frapper un ancien ami par derrière. Alphart, le héros ici en doré, meurt trahi, à deux contre un. Remarquez les outils de forgeron sur le bouclier du guerrier en rouge : c'est le blason de Witege, fils du forgeron Wieland. (Peinture de Max Koch)

L'abus, psychologique ou physique, a la fâcheuse tendance à se répercuter de victime en victime, la plupart du temps sans que les personnes concernées s'en rendent compte. Voilà ce qui m'intéressait avec Witege : confronter Seyfrid le héros qui a vengé son père, repris son royaume et tué le dragon, à Witege qui... est devenu une brute qui n'hésite pas à tuer des jeunes gens et trahir son meilleur ami, si cela lui permet de simplement survivre un peu plus longtemps, comme l'expérience horrible de son père lui a appris. (Oui parce que dans le genre victime changée en bourreau psychologiquement et physiquement sadique, Velent/Wieland/Völund, il se pose là. Mince, j'ai quand même fait une blague, finalement)

Je finirai en disant que, à un âge relativement jeune, en école primaire, j'ai eu affaire à des jeunes Seyfrid, et qu'il m'aura fallu beaucoup de temps et d'errance pour ne finir ni en Wieland, ni en Witege. C'est difficile de travailler sur soi-même pour ne pas répéter les schémas ni intérioriser les mécanismes de violences. C'est ce qui fait que Seyfrid est un héros : il traverse ces épreuves pour arriver à une version meilleure de lui-même. Pas parfaite, bien au contraire, mais pas une copie de ses bourreaux non plus. Il a réussi à casser le cycle. Witege, lui, a échoué.

Si vous connaissez l'originale, et son sujet, vous comprendrez pourquoi cette chanson.

*Le sujet du viol aura droit à son billet à part.

dimanche 20 juin 2021

Vineta : Année 1.

Il y a un an, très exactement, après des années de réflexion et des mois de recherche active avec prises de notes, je me lançais dans l'écriture du Heldenzeit Projekt / Projet Vineta.

Par le passé, j'avais fait des tentatives, jamais abouties malheureusement. La recherche d'un ton, d'un style propre au projet m'entravait particulièrement. Le focus autour de la mer Baltique a, avec les années, lentement glissé sur le légendaire germanique, avec des liens et passerelles vers la Baltique que je pourrais exploiter plus tard si l'envie m'en prend et que ce projet est une réussite. En attendant, je me concentre sur l'Axe Scandinavie - Lombardie et je me fais - enfin ! - plaisir. Car oui, cette tentative est la bonne, je suis parvenu à dépasser les quelques pages de mes essais précédents. Quel soulagement !

Il faut dire que ce n'était pas gagné. Quelques mois à peine après avoir démarré cette machine si poussive à lancer, j'ai subi en août un revers personnel extrêmement difficile, me forçant à déménager et à passer en mode survie, reléguant l'écriture au second plan. Cela aurait pu complètement tuer le projet dans l'oeuf et me ramener au point de départ (un point sur lequel je traînais depuis 2012), et pendant quelques mois, cela semblait effectivement le cas. La loi des emmerdements maximum m'a tenu loin du texte plusieurs mois, et ma stabilité (financière, sociale, émotionnelle, médicale) tremblait sur ses bases, menaçant de s'écrouler. Et pourtant, malgré tout, je lisais, je prenais des notes "au cas où", espérant que le projet ne coule pas à pic à cause de ces revers de fortune.

Finalement, qu'on se rassure, lentement mais sûrement je surmonte cette série noire, et l'écriture a pu reprendre. Mes nombreuses notes m'ont permis de rester immergé dans le projet et la reprise, si elle ne fut pas "aisée", resta au moins tout à fait naturelle. Il faut dire que je n'ai jamais pris autant de notes préparatoires pour un projet, j'ai probablement plus écris dans mon carnet que toutes les notes manuscrites de Pax Europæ réunies... La méthode de travail est très différente, puisque je me base sur des sources primaires, qu'il me faut donc lire, et des sources secondaires, qu'il me faut lire aussi, pour être sûr de bien comprendre et d'appréhender comme il faut les sources primaires. Il ne suffit pas, comme dans Pax, de scribouiller pleins d'idées, il faut, avant cela, bûcher le sujet en profondeur et ensuite réfléchir à ce que je peux faire avec, comment je peux l'exploiter etc. Surtout lorsque cela implique de réconcilier plusieurs traditions contradictoires ! Avant d'élaborer des retcons, il faut déjà bien appréhender les "vraies" versions.

Nous voilà désormais un an après. Si cela avait été un hasard pour Pax Europæ, le choix de démarrer l'écriture le jour du solstice d'été (en 2020 c'était le 20 juin, bien qu'en général ce soit le 21) fut cette fois-ci parfaitement voulu. Je n'ai pas eu à attendre, puisque cela correspondait à peu près à la fin de ma lecture de l'excellent The Legend of Brynhild qui m'a littéralement ouvert la porte du projet, cela tombait donc bien. Je souhaitais placer ce texte sous le même auspice que son prédécesseur, et pour le moment ça ne lui réussit pas trop mal.

Alors où en suis-je après un an d'écriture, certes pas continue, mais tout de même (les prises de notes sont tellement essentielles que même si ça ne gonfle pas le fichier word, cela reste indispensable et je ne compte pas ces mois à griffonner dans le carnet comme une pause, loin de là) ?

Le fichier fait 139 pages, 95 960 mots, 555 402 signes espaces incluses. 14 chapitres écrits, 2 entamés. J'estime qu'il faudra entre 21 et 25 chapitres pour conclure, à ce rythme, le premier jet devrait être sous l'oeil des relecteurs avant le prochain solstice d'été. Evidemment, vous me connaissez, ça pourrait demander un peu plus... Mais bon, soyons positifs !

Un très beau solstice d'été à vous tous qui suivez ce projet ou vous égarez ici par hasard ! Moi je dois me dépêcher de poster ce message, avec la chaleur qu'on se tape en Scanie, mon ordinateur souffle comme un veau et je commence à craindre le pire, haha !

Ha.....ha...

Envoyez des glaces, svp.

mardi 25 mai 2021

Respecter - Adapter - Trahir


J'ai demandé des idées d'articles sur ma page FB, et Kevin Kiffer a suggéré quelque chose de très utile, en fait, et qui sera certainement une base pour d'ultérieures élaborations :
"Histoire de comparer, j'aimerais bien te lire sur le passage de l'Histoire/la Mythologie au récit dans Vineta, comment on peut trahir ou non, adapter... bref, comment faire proche et réécrire sans décalquer."

C'est une question cruciale, mine de rien, et elle est au cœur de mes réflexions et de ma démarche, et ce pour plusieurs raisons. 

Déjà, parce que le principe même du projet est de rassembler tout un ensemble de sources plus ou moins cohérentes entre elles, interconnectées et écrites ou composées à des périodes différentes, et que cela ne peut pas se faire sans engendrer tout une ribambelles de choix. Parfois on peut retconner, parfois c'est impossible. Quelle version garder, alors ? La plus anciennes - et donc la plus "authentique", si tant est qu'une version authentique et pure ait jamais existé - ou la plus cohérente avec le reste des textes et des sources ?

Ensuite, parce que ces légendes et ces sagas se déroulent dans un cadre semi-historique. On est dans un âge légendaire (d'où le nom que je donne personnellement au projet, Heldenzeit) mais il y a des marqueurs temporels et des personnages "historiques", ou disons inspirés par des faits et héros bien réels. Théodoric, Attila, Olaf Tryggvason... ces gens ont bien vécu, et certains faits d'armes racontés sont attestés... mais la narration a été déformée par le temps et les modes, et un héros vertueux comme Dietrich devient négativement connoté lorsque son arianisme est perçu par l'Eglise comme une hérésie à ne pas vanter. Il y a des lieux et des batailles réelles, également. Pourtant, bien souvent ces éléments historiques ne fonctionnent pas dans leur ensemble, trop d'anachronismes dus au fait que ces récits furent composés de nombreux siècles après les événements racontés. Des personnages de l'Antiquité Tardive portent des armures correspondant clairement à des armures du haut-moyen-âge. L'Histoire dans ces récits n'est qu'un prétexte, un contexte qu'on peut plier à l'envi. Dois-je, dans mon projet, me montrer plus soucieux de la véracité historique ? Me choisir une date précise et m'y tenir pour tous les détails ayant un clair ancrage dans le temps ?

Enfin, parce que le récit est présenté comme narré par un témoin, à la manière des poètes qui nous ont transmis ces sources, y compris les narrateurs secondaires qui interviennent en cascade au cours du roman. Se pose donc la question du style : respecter le plus fidèlement possible celui des légendes et des sagas (ou plutôt de leurs traductions...), ou adopter une approche plus moderne, plus Fantasy ?

Siegfried kills Fafnir par KatePfeilshiefter
Mon ambition est de respecter les sources autant que faire se peut. Fort heureusement, celles-ci sont beaucoup plus cohérentes ou congruentes qu'on pourrait le penser malgré les écarts géographiques et temporels qui les séparent, et de fait beaucoup de pièces très disparates se mettent en place assez vite et sans avoir à faire trop de pirouettes. Si possible, je garde un maximum d'éléments narratifs qui se retrouvent d'un texte à l'autre, justement parce que ce sont ces éléments qui font tout l'intérêt du projet. Cependant, il arrive que les éléments soient contradictoires. Seyfrid tire-t-il son invincibilité du sang du dragon, ou de sa corne liquéfiée ? Garder les deux serait un doublon inutile et maladroit, il faut donc choisir, et je suis parti sur le sang... tout en gardant l'expression "peau de corne", pour désigner sa peau dure comme de la corne. Ainsi je conserve les deux traditions, d'une certaine manière. En revanche, les traditions divergent sur son affrontement avec le(s) dragon(s) et plutôt que de choisir j'ai gardé les deux, en prenant soin de leur donner un sens et un rôle narratif différent, justifiant qu'on ait deux épreuves similaires (mais se déroulant finalement de deux manières radicalement différentes).

Parfois, les variations sont irréconciliables et il faut trouver d'autres astuces que, fort heureusement, ce principe de récits rapportés en cascade permet aisément. Brynhild : simple mortelle tenant un haras ou ancienne valkyrie enchantée au sein d'un cercle de flammes ? Le Hildebranslied : filicide ou réconciliation ? Gudrun/Krimhild : vengeance contre ses frères ou contre son nouvel époux, Attila ? Il faut choisir, les deux versions ne peuvent coexister... sauf si le narrateur se permet d'évoquer les rumeurs - fausses, d'après lui, cela va de soit - et autres racontars qu'il s'empresse de corriger pour son auditoire. Dans le cas de Gudrun/Krimhild (que je vais à partir de maintenant appeler Kudrun, puisque c'est son nom dans l'épopée qui lui est dédiée et que j'ai choisi pour ce projet), dans le cas de Kudrun, donc, c'est par un double-jeu de dupes que les deux versions coexistent, bien qu'au final, une seule s'avère juste... Parfois je confronte les multiples versions, comme dans le chapitre consacré au Eckenlied, où deux personnages se disputent concernant le déroulement des faits, Vasolt accuse Dietrich de la mort de son frère Ecke, sans gloire et par couardise (plutôt d'après le Eckenlied), tandis que Hildebrand défend l'honneur de Dietrich en lui opposant une autre version (plutôt tirée de la Þidrekssaga). Seyfrid tentera d'obtenir la "vérité" auprès de Dietrich lui-même, et le héros de Vérone lui répondra que... c'est compliqué.

Dans ces cas-là, je regarde avant tout ce qui s'assemblera le mieux dans l'ensemble, et j'admets volontiers favoriser la tradition germanique continentale, car elle est moins connue et offrira plus de fraîcheur et de découverte à un lecteur pas particulièrement initié. Il arrive aussi que, ne pouvant pas garder une version de l'histoire trop radicalement différente, je ne garde qu'un détail en "hommage", comme le nom Kudrun, par exemple. Parce que les aventures qui y sont décrites sont bien trop éloignées du reste de cet univers partagé (j'explique pourquoi plus bas), presque rien du texte Kudrun ne trouvera son chemin dans mon roman, à part une référence liée à Hagen et le nom du personnage de Kudrun... mais par ce choix, je peux tout de même rendre hommage au Kudrun, d'une certaine manière. 

D'ailleurs, puisque j'y suis, le choix du nom des personnages est aussi compliqué, puise que toutes les traditions donnent des noms différents, parfois les noms sont les mêmes ou très proches d'autres personnages, et ça devient vite un bordel sans nom quand on n'a pas l'habitude. C'est pourquoi je regarde ce qui s'assemblera le mieux dans l'ensemble, éviter les noms trop ressemblant si possible: le nain Mimer / l'épée Mimung ? Je garde le nom scandinave du nain, Regin. J'évoquais Kudrun, mais c'est pour mois un bon moyen de trouver le compromis entre Gudrun et Krimhilde, et de donner le Grimhilde à sa mère (puisque G/Krimhild est parfois donné à la mère, parfois à la fille, bref, bonjour la confusion pour le lecteur). Pareil pour Seyfrid, ça m'évite de devoir choisir entre l'hyper connu Sigurd, et l'hyper connu Siegfried, deux noms attendus et pour lesquels je ne voulais pas trancher. Comme je réabilite énormément le Seyfrid à la Peau de Corne, c'était une fois de plus un choix logique. D'une manière générale, j'admet volontiers favoriser la tradition germanique continentale, car elle est moins connue et offrira plus de fraîcheur et de découverte à un lecteur pas particulièrement initié.

Cela étant dit, pour pouvoir faire ces adaptations que j'évoquais avant de me laisser distraire, il faut développer les personnages au-delà de leurs présentations archétypales et de leurs traits de caractère principaux. Puisqu'il va falloir lier tout ça et tricoter des raisons logiques à leurs actions mélangeant plusieurs traditions (le choix de qui venger, et donc contre qui, chez Kudrun, la raison du vagabondage de Seyfrid après ses premiers exploits dans certaines sources, etc.), il faut mieux les connaître, or dans les sources... on n'a pas forcément grand chose à se mettre sous la dent, dans le sens moderne où on entend "développement de personnage". A tel point que certains des auteurs anonymes s'en sont eux-mêmes rendu compte.
L'amour avant la trahison, Arthur Rackham

Ce n'est en effet que tardivement que le poète de la Völsunga Saga ajoutera la dernière conversation entre Brynhild et Sigurd où les deux se parlent à cœur ouvert et le Völsung lui avoue même l'avoir aimée plus que lui-même... mais c'est trop tard, car Brynhild est déjà sur le chemin funeste de la vengeance. Un moment fort et poignant... greffé sur le tard. Pour l'auteur de la saga, ajouter ce moment d'introspection est à la fois logique - car tout ce qui est dit peut-être deviné ou supposé par les textes qui l'ont précédé - mais aussi un développement très personnel. Il ajoute sa sensibilité à une tradition préexistante pour satisfaire le goût du jour et son envie de raconter un peu plus en profondeur une histoire bien connue, sans la trahir. Aussi me sens-je beaucoup moins coupable d'appliquer la même recette à mon projet.

Le roman La saga de Hrolf Kraki de Poul Anderson, qui m'a pas mal inspiré dans mon approche (j'en parlais ici), avait été salué par la critique pour son style proche des sources qu'il exploitait, mais plus critiqué pour sa psychologie des personnages trop moderne, pas assez "authentique". Mais là encore, c'est une problématique aussi vieille que les sources elles-mêmes. Le Nibelungenlied et le Kudrun datent peu ou prou de la même époque et ont beaucoup de personnages en commun, pourtant, là où le Nibelungenlied, bien que courtois, contient encore beaucoup d'éléments héroïques, notamment les cycles de vengeance et ce bain de sang final avec le crépuscule des Burgondes, le Kudrun est complètement orienté pardon et rédemption, au point d'avoir été souvent surnommé l'Anti-Nibelungen. Il est pensé si profondémment différemment que ses événements ne collent pas avec le reste des cycles légendaires germaniques. Pourquoi ? Parce que le Kudrun trahit un changement profond de la mentalité de l'auditoire à cette période, de même que les Nibelungen sont déjà beaucoup, beaucoup plus courtois que les versions scandinaves, encore profondément héroïques... alors que mises sur le papier à peu près à la même époque. C'est justement cette différence de mentalité qui fait que Gudrun se venge de son nouveau mari en restant fidèle à ses frères, quand son pendant continental Krimhild se fait aider de son nouveau mari pour... tuer ses frères, afin de venger son précédent époux. La loyauté du personnage dépend de la culture qui écoute : devoir de fidélité au sang, ou devoir de fidélité aux serments ? Pour un auditoire allemand de l'époque, il y a clairement une approche rétrograde et une approche moderne, nuance qui peut échapper au lecteur du XXIè siècle mais n'en reste pas moins présente.

Les goûts des auditoires / lecteurs changent, ainsi que leurs mentalités, leurs attentes... et c'est normal ! A tel point que les poètes n'hésitent pas à bidouiller de vieux poèmes pour les rendre plus attractifs des siècles plus tard, pour le meilleur comme pour le pire. Le Hildebrand du Hildebrandslied tuant son fils choque les nouvelles mœurs courtoises ? On les fait se réconcilier et on leur donne même un happy end puisque Hildebrand retrouve même sa femme, dans le Jüngeres Hildebrandslied. Techniquement, l'auteur anonyme a franchement trahi sa source, mais est-ce qu'il faut pour autant jeter son oeuvre ? Au contraire, les deux textes sont encore discutés aujourd'hui ! Alors si ce glorieux anonyme ou encore l'auteur de la Völsunga Saga ressentaient déjà le besoin d'adapter le matériau de base à un nouveau public, ou de creuser les aspirations de leurs personnages, pourquoi M. Anderson ou même moi ne pourrions pas en faire de même ? Exemple de trahison : je compte faire attention à la manière de traiter le viol, notamment. Parce qu'on ne peut pas se contenter de traiter le viol ainsi que le viol conjugal comme des choses ordinaires et triviales au prétexte que "c'est dans les sources", en feignant d'ignorer qu'on s'adresse à un public de 2020+. Je ne fais pas une analyse universitaire, et n'ai donc aucune obligation de perpétuer la misogynie débonnaire d'Odin, par exemple, en tout cas pas sans critique ou commentaire. Les mœurs ont changé.

Toutefois, j'essaye autant que possible de ne pas ajouter quoi que ce soit qui ne soit pas insinué, inféré ou suggéré par au moins une source, ni d'imposer des éléments fermement contredits ou infirmés par les sources. Si mes inventions et ajouts parviennent à se glisser dans ce qui existe sans gêner, alors je garde. Ceci ou cela ne colle peut-être pas à 100% à ce qui est écrit dans source A, car plus en accord avec source B, c'est peut-être très extrapolé sur la base d'un détail, mais ce doit être fidèle ou au moins respectueux de ce qui a été présenté par les poètes avant moi. Mais élaborer, adapter est une étape incontournable. 

Déjà, parce que si je me contentais de résumer platement les sources, autant lire... les sources ! Bon, ça implique de savoir lire l'allemand pour beaucoup d'entre elles... mais je n'ai pas l'ambition d'être un simple (et médiocre) traducteur amateur. Je veux souligner l'intertextualité, mettre en lumière l'aspect tapisserie et univers partagé. Cela m'oblige fatalement à expliquer pourquoi tels personnages se retrouvent, voyagent ici où là, possèdent tel ou tel artefact. Souvent, les poètes ne se posaient pas exactement la question d'une chronologie propre et cohérente, et dans le même récit, deux éléments tendent à indiquer qu'un événement s'est déjà produit... et pas encore à la fois. Parfois Texte A implique un jalon chronologique et fait un lien avec texte B, et tout fonctionne très bien... jusqu'à ce qu'on lise Texte B, qui lui implique un autre jalon, et alors l'intertextualité ne fonctionne plus. Cela tient au fait que ces récits ont été écrits sur de longues périodes de temps, modifiés, traduits, résumés, adaptés, et donc in fine, transformés. Et ce déjà au temps où ils étaient à la mode !

Il faut donc favoriser certaines choses au détriment d'autres, pourtant tout aussi charmantes ou pittoresques. Pour employer les mots que tout auteur qui a déjà envoyé son manuscrit auprès d'une maison d'édition connaît bien, "malgré toutes les qualités inhérentes à votre texte, il nous faire des choix qui nous laisse à nous-mêmes des regrets". Parfois ça veut dire balancer le détail au détour d'une phrase sans l'appuyer, référence d'initié qui n'impacte pas trop le récit mais fera plaisir à ceux qui savent. Parfois, il faut abandonner ou sabrer pour ne pas diluer l'ensemble - par exemple je réduis le raid en orient à son strict minimum dans ma relecture d'Ortnit, car ce n'est pas là l'intérêt du récit pour le personnage qui raconte l'histoire.

Ce qui m'amène à l'aspect historique, justement... J'essaye de donner des détails sur le contexte "historique", et je mets là d'énormes guillemets. Car oui, je parle des Francs Saliens, des Francs Rhénans, des Danois, des Saxons, des Goths, des Romains, des Huns... mais ce sont avant tout leur pendant héroïque. C'est simple, la seule date précise que vous trouverez c'est celle du récit cadre, celui Hallfred, en 998. Tout ce qui se passe avant est dans un passé mythique, raconté de première ou seconde main par Norna Gest. Il y a des marqueurs temporels du genre "le pouvoir impérial n'était pas encore passé au-delà des Alpes" (une formulation qu'on trouve dans plusieurs sources, indiquant que la capitale de l'Empire Romain était encore Ravenne, et que par "Empire" on n'entend alors pas encore "Saint Empire Romain Germanique"... c'est à dire l'Empire que l'auditoire de l'époque connaissait, voire dont ils étaient membres), ou le fait que le Danevirke n'ait pas encore été brûlé par Otton. Mais je reste flou, comme les sources, car sinon... et bien ça ne fonctionnerait pas. Ermrich et Dietrich, l'oncle et le neveu, ennemis à mort, sont tous deux inspirés d'empereurs bien réels... n'ayant pas vécu à la même période. En fait, le Ermrich du cycle de Dietrich est plutôt inspiré d'Odoacre. Et la présence d'Attila/Etzel/Atli dans tous ces récits en ferait un homme d'une extrême longévité, dirons-nous... La chronologie ne fonctionne pas si l'on se base à 100% sur les figures historiques ayant inspiré ces légendes. Sans compter sur les anachronismes (Ortnit avec son armure bien trop moderne et sa smili croisade en est bourrées) que je dois parfois reprendre, sans quoi le récit ne fonctionne plus.

Aussi, comme les poètes d'alors, je me sers de l'Histoire comme d'un contexte, un décor, mais jamais l'historicité ne prend le pas sur les légendes. Le Projet Vineta / Heldenzeit n'est PAS un roman historique avec des éléments fantastiques, c'est un roman héroïque, légendaire et merveilleux, avec des détails historiques. Il y a des nains, des géants, des elfes, des ondines, des philtres et autres magies, des dieux, et le Destin. Néanmoins, si je peux glisser des petits détails authentiques, je le fais. Je prends d'ailleurs grand plaisir à rappeller que "héros germanique", dans l'antiquité tardive, ça peut vouloir dire des guerriers venus d'Italie (Dietrich), de Croatie (Berchtram), d'Espagne (Biterolf et Dietleib), de France (Walther), et pas seulement d'Allemagne ou d'Autriche. Ces histoires ont une ampleur tout à fait européenne, et j'essaye de le retranscrire comme je peux - sans trahir ni forcer, encore une fois. J'ai aussi lu des récits de voyages (notamment Priscus) pour me donner de l'inspiration concernant la capitale des Huns, par exemple, mais c'est plus de la documentation secondaire.

La querelle des reines, Arthur Rackham
Quant au style, c'est le grand point d'interrogation. Si je suis extrêmement satisfait du contenu du roman jusque là, de la synthèse que je produis, de mon angle d'approche et de mes astuces pour faire fonctionner tout ça, le style reste la grande inconnue. C'est très différent de Pax Europæ, et donc très loin de ma zone de confort - une des raisons pour lesquelles j'avais besoin de lancer ce projet à ce stade de mes autopublications. J'essaye de faire comme Poul Anderson, à savoir émuler le style ancien des sources mais sans y coller trop non plus, pour éviter d'être parfois aride. En effet, tout ce que je peux émuler, ce sont les traductions, pas les poèmes d'origine avec toute leur richesse, qui me sont malheureusement inaccessibles (je ne parle pas le vieux norse, ni le vieil haut-allemand, ni le latin médiéval, ni...). Coller au style de tel ou tel traducteur n'est pas forcément le meilleur moyen de rendre hommage aux sources, à mon sens. D'ailleurs traducteurs en quelles langues ? J'ai lu des sources en français, en allemand et en anglais... et le ressenti n'est pas toujours le même d'une langue à l'autre, justement à cause de la patte des traducteurs (et traductrices d'ailleurs!) et des langues elles-mêmes. 

A titre d'exemple, et afin de réaliser le gigantesque gouffre qui peut séparer deux traductions d'un même texte d'un point de vue compréhension, émotion et poésie, quand vous passerez dans une librairie je recommande de jeter un oeil aux deux traductions françaises du Kalevala. Celle par Gabriel Rebourcet chez Gallimard, qui essaye de restituer l'archaïsme de la langue et la poésie du texte, au détriment de sa compréhension, et celle par Jean-Louis Perret chez Honoré Champion, moins archaïques et moins belle, mais beaucoup plus lisible et compréhensible. Les deux respectent le Kalevala à leur manière, mais ce sont deux textes radicalement différents.

Si j'essaye de garder un ton similaire à mes sources, j'espère ne pas faire trop archaïque et pompeux, ni trop moderne. C'est une énorme expérience littéraire pour moi, et mes bêta-lecteurs devront me dire si ça a marché ou pas, si ça fonctionne. Donc si le fond me satisfait au plus haut point, j'admets volontiers que sur la forme, j'avance dans le noir, en espérant ne pas faire complètement fausse route.

Et enfin, il y a l'aspect personnel de ce texte. Je ne vais pas vous mentir, la rédaction de ce roman se fait dans la douleur, dans un contexte extrêmement difficile d'un point de vue émotionnel. Et si cela alimente l'art comme souvent, il est évident que le fait de parvenir à l'écrire depuis un an, après de nombreuses années de réflexion et de blocage, n'est pas une coincidence. Je suis dans l'état d'esprit qui a permis au manuscrit de (enfin!) démarrer, les thèmes qui sous-tendent ces légendes et qui me plaisaient déjà avant me parlent, désormais, comme jamais auparavant. L'avantage, si l'on veut, c'est que j'arrive à écrire, et que j'ai une approche très personnelle en plus de ma volonté de faire un beau patchwork qui rende hommage à ces légendes que j'aime. Mais cela implique d'explorer les émotions, sentiments et ambitions de mes personnages d'une manière plus moderne que les sources médiévales. Je dirais bien "d'uh !" mais visiblement on l'a reproché à Poul Anderson, donc bon... Personnellement je pense que c'est inévitable, mais que cela peut être accompli avec respect. (C'était son cas, d'ailleurs !)

L'inconvénient, c'est le risque de voir cet aspect colorer un peu trop mon angle d'approche, au risque de prendre le pas sur les sources. C'est un numéro de funambule des plus ardus, trouver l'inspiration dans une situation difficile, sans laisser celle-ci avaler le projet. Je pense avoir réussi cet équilibre jusqu'ici et, encore une fois, il me semble que je reste dans la continuité de ce qui se fit jusqu'à présent. Comme il n'y a pas un seul personnage dans Heldenzeit qui me correspondrait ou me représenterait, cela m'évite l'écueil d'une trop forte identification, d'un avatar qui viderait le héros d'origine de sa substance (comme Ortnit de son armure, haha... ha...) pour m'y projeter à sa place. Au final, il y a tant de personnages différents qui me servent de catharsis qu'on peut raisonnablement dire que c'est le livre lui-même qui fait ce travail. Et de toute façon, une fois de plus, j'ajoute rarement des éléments qui ne soient pas déjà présents d'une manière ou d'un autre, et quand je le fais, ils ne contredisent pas les sources. C'est un bon garde-fou, ma règle d'or, et je compte m'y tenir.