Affichage des articles dont le libellé est Nibelungentreue. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est Nibelungentreue. Afficher tous les articles

mardi 6 juin 2023

Ein Volk, ein Reich, ein Epos ? Les Nibelungen aux racines du nationalisme allemand

Paul Richter dans le rôle de Siegfried dans le film éponyme de Fritz Lang
Dans son livre Die Nibelungen - Lied und Sage, Joachim Heinzle pose la question : la Chanson des Nibelungen est devenue l'épopée nationale allemande, mais qu'est-ce que ce récit a d'intrinsèquement allemand ? "L'Illiade parle de la campagne des Achéens contre un ennemi commun à l'Est, L'Énéide de Virgile de la fondation de Rome, la Chanson de Roland du combat des Francs, entendus comme des Français, contre les Sarrasins - ce qui se raconte dans la Chanson des Nibelungen, n'a en en comparaison pas le souffle d'un roman national." Et c'est vrai, les peuples concernés ainsi que l'ampleur de la narration sont loin, très loin d'évoquer toute l'Allemagne - quelles que soient ses frontières à travers l'Histoire - ni tout le peuple allemand. Il s'agit en vérité plus d'un roman régional, si on me permet l'expression. Or, c'est un état de fait qui a toujours été compris. Contrairement aux épopées citées précédemment, ce n'est pas tant le contexte qui importe, il est même secondaire, mais l'esprit. Le Nibelungenlied est considéré allemand de par son caractère.

Là, si vous avez lu mon premier article sur la Nibelungentreue et l'interprétation de "l'esprit des sources" plutôt que la lecture stricte des sources, vous commencez déjà à raccrocher les wagons.

L'Allemagne, je ne pense pas l'apprendre à grand monde, a longtemps été un concept nébuleux. Si on considère le Saint Empire Romain Germanique comme la première Allemagne, il n'avait rien à voir, dans sa structure ou son fonctionnement, avec les deux empires qui suivront, ni les républiques d'ailleurs. On est plus proche d'une identité allemande similaire à l'identité grecque de l'Antiquité : Athènes, Spartes, Corinthe, etc., sont des villes libres, avec leurs propres structures politiques, leurs cultes, etc., mais néanmoins connectées par leur culture grecque commune. Cette désunion politique jouera d'ailleurs bien des tours aussi bien à la Grèce qu'à l'Allemagne. En effet, quand Napoléon roule sur le Saint Empire, celui-ci n'est déjà plus en grande forme, et l'Empereur des Français s'emploiera à redessiner la carte de l'Allemagne, comme il en a l'habitude, sans que l'Empereur des Allemands ne puisse rien faire. D'ailleurs, celui-ci finira par abdiquer par dépit et en 1806, après plus de huit siècles, la "première Allemagne" disparaît et tout le monde s'en fout. Tout le monde ? Non. Dans un petit villaBON OK j'arrête cette blague tout de suite.

Étonnamment, beaucoup d'Allemands ne vont pas goûter à la défaite, puis l'occupation, puis le redécoupage politique de leur territoire par les Français (insérez remarque ironique ici). Ils ont bien conscience qu'en dehors de la bravoure des armées françaises, leur désunion a joué contre eux, et que s'ils veulent espérer un jour retrouver une forme d'indépendance, il leur faudra se regrouper enfin. Ironiquement, ce sentiment qu'une union nationale, basée sur des critères ethniques et culturels communs, est un phénomène largement encouragé et propagé dans toute l'Europe par... Napoléon lui-même ! Il sait que les empires ingérables comme le Saint Empire ou l'Autriche-Hongrie sont des poudrières permanentes en attente de lui exploser au nez au moment le plus inopportun, il redessine donc les cartes européennes en privilégiant les unités culturelles et linguistiques, et développe de ce fait le concept moderne d'États-Nations. Ce concept va hanter l'Europe pendant les siècles à venir, mais ça, Napoléon ne le sait pas encore. En son temps, l'idée est brillante et fonctionne plutôt bien. Trop bien, même, car en poussant les Allemands à voir moins grand que le Saint Empire et à rester soudés entre Allemands... et bien il va obtenir exactement ce qu'il voulait : des nationalistes allemands.

Dès lors, pour ces nationalistes, la grande tâche à accomplir c'est rallier tous les Allemands à leur concept, convaincre leurs contemporains que pour les Allemands, éclatés en duchés et principautés et royaumes et baronnies de tout l'ex-Empire, il ne doit plus y avoir qu'un objectif, plus important que n'importe quoi au monde, à savoir unifier les Allemands en une seule Allemagne, de la Meuse au Niémen. Alors ? Vous l'avez repéré ou c'était trop subtil ? (Subtil comme un Allemand, quoi... vous me pardonnerez mon côté souabe, j'en suis sûr).

Et oui, il est là le sens de ces fameux vers de l'hymne national allemand que tout le monde connaît, même ceux qui ne parlent pas la langue de Goethe (Deutschland über alles... de son vrai nom Le Chant des Allemands) :

Allemagne, Allemagne, par-dessus tout

Par-dessus tout au monde

Quand elle se tient unie fraternellement pour se protéger et se défendre 

de la Meuse au Niémen

De l'Adige jusqu'au Grand Belt

Allemagne, Allemagne, par-dessus tout

Par-dessus tout au monde

Bon, évitez quand même de la chanter en publique en Allemagne, de nos jours, cette strophe y est malheureusement interdite, à cause d'une autre Allemagne qui arrivera au bout de cette chaîne nationaliste initiée par Napoléon. Mais au moins, si vous l'ignoriez vous savez maintenant que cette strophe tant honnie ne plaçait pas l'Allemagne au-dessus des autres nations, mais l'existence même de celle-ci au-dessus de tout le reste dans le cœur des Allemands, à une époque où l'Allemagne, divisée et vaincue, n'existait plus, et que les Allemands étaient occupés par des forces étrangères. Je pense que tout le monde peut comprendre, il suffit d'expliquer.

Or, qu'est-ce qui unissait les Allemands ? 

La seconde strophe de l'hymne cite les femmes allemandes, la fidélité allemande (tiens donc!), le vin allemand, et le chant allemand, qui doivent résonner dans le monde avec beauté et noblesse. Les femmes (et par extension les mères, hein, on ne va pas se mentir, on est sur le symbole de l'unité ethnique), le terroir (je rappelle que l'Ouest de l'Allemagne produit beaucoup de vin de qualité, notamment sur les berges du Rhin - théâtre du Nibelungenlied, d'ailleurs - même si par vin on pourrait être tenté de de voir une métaphore sanguine, bon après, ça c'est mon côté français, dans un bon hymne il y a forcément des hectolitres de sang qui abreuvent nos sillons), la culture et la fidélité. Mais la culture représentée par le chant, pour être précis. Le verbe, la langue allemande (au contraire de la musique, sculpture ou peinture, par exemple). Dans un contexte ou ces valeurs sont des parangons de vertus, la Chanson des Nibelungen trouve parfaitement sa place. Mieux, on dirait que ces chaussons sont fait pour elle sur-mesure ! Tout le discours autour de Hagen évoqué dans ce précédent billet paraît presque évident quand on le replace dans ce contexte. Malgré la fin crépusculaire, malgré l'adversité et malgré les indiscrétions, les Nibelungen font preuve de valeurs enviables, hospitalité, générosité, courage, abnégation, sens du sacrifice, du devoir et du droit (quand ça les arrange, mais je ne vais pas refaire le match). L'occupation française a plongé les Allemands dans une dépression politique, et on puise dans ces valeurs héroïques l'inspiration pour tout cramer et repartir sur de bonnes bases, comme le recommande Léodagan. 

Cela commencera part la Völkerschlacht, la Bataille des Nations, où les Allemands vont s'unir et rejoindre une coalition qui mettra une fessée à Napoléon à Leipzig, défaite après laquelle les Français quittent complètement le territoire. Pour les Allemands, c'est une révélation : non seulement leur intérêt est dans l'unité, mais ensemble, ils sont forts.

 

Toutefois, l'élan ne s'arrête pas là : la fièvre Nibelung ne retombe pas avec le retrait de l'Empire Français.

Bien avant le poème mortifère de Felix Dahn de 1858, d'autres lettrés vont utiliser l'imagerie pour consolider le patriotisme naissant et capitaliser sur l'engouement pangermanique. Par exemple, le professeur Johann August Zeune donne en 1814-1815 des cours magistraux à l'Université de Breslau où il compare Napoléon (de retour de son exil) au serpent monstrueux que l'Allemagne, qu'il assimile à Siegfried, avait déjà vaincu (toute seule comme un grande, j'imagine que les Russes, les Autrichiens et les Suédois se sont contentés de regarder à Leipzig). Ce serpent qui aurait déjà, pendant 200 ans, rongé petit à petit des morceaux de "notre Saint Empire" (Napoléon, l'ennemi concret, est devenu plus généralement la France, Bonaparte / Roi Soleil, même combat... à venir). Il ajoute : "Pourtant le puissant tueur de dragon s'est dressé et notre saint sol allemand est à nouveau pur et libéré du serpent étranger." Ça donne le ton. Ses cours se verront imprimés en pamphlets à destinations des soldats envoyés combattre l'ennemi revenu de son île. Zeune était véritablement obsédé par le pouvoir évocateur du Nibelungenlied, qu'il a d'ailleurs lui-même traduit en prose. Seulement Johann enseigne également dans la première école pour aveugle en Allemagne. Joachim Heinzle livre une citation lunaire du professeur Zeune expliquant son projet de faire réciter les aventures de la Chanson par des enfants aveugles, de villes en villes et de villages en villages, "afin que tous se familiarisent avec les hauts faits de Siegfried et la Plainte des Nibelungen, de sorte que les grandes heures de l'Allemagne soient rappelées à la conscience du peuple." 

Blindenhund (chien d'aveugle), statue devant l'école de Johann Zeune, Berlin

D'ailleurs, toujours en 1814, Peter von Cornelius esquissera pour une fresque une illustration de Siegfried partant en guerre contre les Saxons, également une évocation évidente la campagne qui commence contre l'Empereur des Français revenu de son exil. Cornelius expliquera vouloir regarder dans le miroir de la "Heldenzeit" (l'Âge Héroïque) pour inspirer son époque, avec ce détail frappant de Siegfried tendant le bras pour serrer la main de Gunther, la représentation visuelle concrète de... de... la Nibelungentreue, merci à ceux qui suivent ! En revanche je ne trouve pas l'illustration sur le net donc il faudra me croire sur parole (je mettrais à jour si jamais je finis par la dénicher).

L'idée d'unité allemande ne va cesser de mijoter dans le Zeitgeist, cependant le véritable architecte de sa réalisation accomplira cette tâche quelques décennies plus tard, il s'agit d'un Prussien que vous connaissez sans doute : Otto von Bismarck. Or, si je parle d'architecte, l'image à laquelle on l'aura plus volontiers associé à l'époque est celle du forgeron. Et je veux dire par là, littéralement :

"Le forgeron de l'unité allemande" d'après la peinture de Guido Schmitt

Bismarck confie l'épée qu'il vient de forger à Germania, la personnification de l'Allemagne, au sol un bouclier marqué du blason de la Prusse (le cœur du Kaisserreich qu'il participera à fonder pour l'Empereur Wilhelm, Guillaume II de Prusse). Le dogue allemand n'est pas juste là pour faire "allemand" (à la base la race vient d'Angleterre), mais il se trouve que Bismarck était inséparable de son dogue, un peu comme on associe encore Churchill et son bulldog. Avec sa moustache et son crâne dégarni, on aurait tendance à associer l'image à Mime/Regin, le forgeron surnaturel qui donnera à Siegfried son arme légendaire. Mais il est intéressant de constater une autre association Bismarck-Nibelungen-forgeron au monument berlinois qu'on peut trouver au Tiergarten :

"Au premier chancelier impérial, le peuple allemand" Source ici avec une description du monument.

Cinq figures mythologiques ou légendaires encerclent la statue du chancelier Bismarck, représentant cinq aspects de son grand œuvre. On y retrouve Atlas, Sibylle et le Sphinx, Germania et... Siegfried. Siegfried non pas terrassant le dragon, comme chez Zeune, mais en forgeron (ce qu'il est dans sa jeunesse), on revient donc à cette combinaison d'idées de forge de l'épée, du bagage culturel et idéologique charrié par le Nibelungenlied, et Bismarck, donc. D'ailleurs, il y a fort à parier que la référence est ici plutôt wagnérienne que réellement le Nibelungenlied lui-même. En effet, si Siegfried frappe du marteau dans les sources et qu'il sait travailler le fer, il n'est jamais celui qui reforge l'épée de son père ni quelque arme prestigieuse que ce soit. C'est en revanche le cas dans l'opéra de Richard Wagner, ce qui me laisse penser qu'on a ici droit à un autre exemple de la manière dont l'imagerie wagnérienne a pris le pas sur les sources. Or, pour info, le monument date de 1901, le Ring de Wagner n'a alors "que" 25 ans. C'est à peu de choses près ce qui nous sépare de la sortie des films du Seigneur des Anneaux de Peter Jackson (2001-2003), sauf qu'en 1876, quand sort Das Rheingold (la partie I de la tétralogie), il n'y avait pas Internet. Imaginez la force colossale de cet impact culturel. Mais je digresse.

Cette unité acquise, forgée par Bismarck, se fera au prix de la guerre franco-prussienne de 1870, et si c'est un triomphe côté allemand, où l'on célèbre la proclamation de l'Empire dans la galerie des glaces de Versailles en se congratulant de cette revanche prise sur les Français, on sait malheureusement que le match n'est pas terminé. Les Français, humiliés à leur tour, ruminent déjà leur propre revanche et la reconquête de l'Alsace-Moselle qu'ils viennent de perdre au profit des "boches", et les triple unions se nouent, entre Alliance et Entente, lentement, au fil des crises. 

La suite, vous la connaissez. Comme je l'ai déjà évoqué dans mon premier article sur la Nibelungentreue, même la victoire de 1871 ne va pas éteindre l'engouement nationaliste autour des Nibelungen. Au fond, on sait que la guerre en Europe n'est jamais loin, et que les Français n'en resteront pas là (cf. le discours du chancelier du Kaiserreich Bernhard Fürst von Bülow en 1909, entrevoyant le danger de voir les Français et Anglais s'unir contre l'Allemagne et l'Autriche, cité dans l'article en question). De plus, l'imagerie est maintenant fermement ancrée dans l'imaginaire romantique allemand. 

La Siegfriedstellung ou Siegfried Linie
Lorsque les deux nations s'affrontent à nouveau, c'est dans la Grande Guerre, celle qui devait mettre fin à toutes les guerres, un bain de sang jamais vu auparavant. Dans ce contexte de désolation et de péril mortel permanent, sous la menace de l'annihilation totale qui sied si bien aux partisans de la Nibelungentreue, il n'est donc pas surprenant de retrouver la dénomination de Ligne Siegfried (ainsi que Hunding-Brunhild, pour rester dans le sujet) dans le réseau défensif allemand en 1916-17 (sur le front de l'Ouest, face au "serpent Français" de Zeune, cela va de soi.)

(Anecdote, disons... "amusante"... l'utilisation du terme Ligne Siegfried pour désigner la ligne de défense construite par les nazis avant la seconde guerre mondiale, face à la Ligne Maginot française, vient en fait des Alliés, pas des Allemands eux-mêmes qui l'appelaient Westwall. Alors que la guerre d'avant, les forces de l'Entente avaient traduit la Siegfried Linie par Ligne Hindenburg... voilà, faites-en ce que vous voulez...)

On l'a vu, les Nibelungen ont nourri l'imaginaire des romantiques, des nationalistes, et des nationalistes romantiques, et si de nombreux artistes ont simplement célébré les thèmes et l'esthétique de l’œuvre, d'autres ont préféré s'en servir à des fins idéologiques. On retrouve ainsi Gunther, Hagen et Siegfried mêlés aux racines du nationalisme allemand jusqu'à ses branches les plus pourries, de la défaite face à Napoléon jusqu'au final apocalyptique du IIIe Reich. 

Je ne pense pas écrire davantage à ce sujet, il me semble avoir fait le tour*. Néanmoins, j'estime qu'il était utile pour moi de reconnaître cet état de fait, de bien l'expliquer et d'indiquer à quel point cette utilisation politique ou idéologique fut abusive. Non seulement pour l'intérêt général de mon lectorat, que je sais curieux, mais aussi afin de ne pas avoir à expliquer ma position à ce sujet dans le futur. Je suis le premier à le regretter, mais j'ai conscience que rédiger un pavé en hommage aux héros germaniques peut facilement être perçu comme... connoté. Et comme je l'ai maintenant expliqué en long en large et en travers, non sans raison. Le lien entre le légendaire germanique et le nationalisme existe (depuis le début de ce dernier), c'est un fait.

Mais c'est un lien strictement à sens unique. Les légendes d'autrefois n'ont pas choisi leur relation "privilégiée" avec les idéologies modernes, et les poètes d'antan ne sont plus là pour se justifier, refuser ou approuver ce que les nationalistes leur font dire. En ce qui me concerne, le sujet qui m'intéresse et auquel je souhaite rendre hommage, ce sont les sources médiévales, et seulement celles-ci, car elles sont exceptionnelles et ne méritent pas de tomber dans l'oubli, ni de subir un déshonneur par association. La question de cet héritage pesant, de cette fâcheuse connexion, je la laisse à ceux qui idéalisent ces régimes impériaux. Elle n'a aucune pertinence au regard de mon projet Heldenzeit, sans pour autant que je prétende l'ignorer. Cette série d'articles aura donc été ma défense des sources, et non une accusation, j'espère qu'on le ressentira ainsi.

Voilà, le disclaimer c'est fait, on va pouvoir retourner aux sources, justement.


*Bon, en vrai, je ferai sans doute un court billet sur l'utilisation de la matière germanique par des idéologues et artistes... de gauche. Car oui, c'est plus rare, ils ont eu moins d'impact, mais il y en a eu quelques-uns !

dimanche 7 novembre 2021

Hagen : (anti-)héros des romantiques

Dans mon précédent article, j'ai expliqué comment s'est développé le concept de Nibelungentreue, et notamment le procédé par lequel les romantiques du XIXè siècle puis les nationalistes avaient embrassé le camp des Nibelungen comme celui des vertus honorables telles que la fidélité et la loyauté. J'avais aussi souligné le paradoxe évident de cette approche au regard de leur comportement dans les sources. Je vais développer ça avec un exemple précis, celui de Hagen / Högni. Les romantiques qui ont embrassé cette figure sont-ils donc bêtes à manger du foin de se choisir un tel héraut, si celui-ci est un personnage parjure et meurtrier ? Pour ne pas constamment avoir besoin de me répéter, je vais partir du principe que vous lu l'article en question.

Pour comprendre les interprétations romantiques du XIXè siècle, il faut déjà être clair : les sources ne sont pas uniformément en défaveur de Hagen, ce n'est donc pas systématiquement une figure mauvaise. Enfin, pas quand on observe les sources périphériques. Dans le Nibelungenlied, la Þidrekssaga ou l'Edda, il est comme je l'ai décrit dans mon article, et même s'il n'est pas toujours un monstre à tout point de vue, quand il n'est pas lui-même le meurtrier de Sigurd/Siegfried, il est au moins l'artisan du plan de l'assassinat et participe à cette funeste entreprise. Et pourtant, il y a deux autres sources qui viennent nuancer l'image de Hagen : le Waltharius, un texte carolingien en latin, et la Ballade de Høgni qui nous vient des îles Féroé.

Hagen dans Die Nibelungen, Fritz Lang.
Dans le Waltharius, ou Chanson de Walther, il est certes un antagoniste, mais aussi, d'une certaine façon, un allié. Lui et Walther sont amis de longue date et frères jurés, et lorsque ce dernier fuit la cour d'Attila avec son trésor, et que Gunther, décidément toujours au taquet pour jouer les enfoirés, décide de l'intercepter pour voler ce trésor, Hagen essaie de le dissuader en vantant la valeur du héros, son camarade Walther. Rien n'y fait : Gunther, aveuglé par la cupidité, ne veut rien entendre et force son vassal Hagen à le suivre pour accomplir sa besogne. Hagen, tiraillé entre son serment de fidélité à son meilleur ami et celui à son seigneur, essaie d'éviter le combat et fait montre d'une grande droiture. Lorsque les circonstances le contraindront finalement au duel final au Waskenstein, Hagen y perdra son œil et Gunther une jambe, tandis que Walther se retrouve manchot (ensuite l'Aquitain retourne régner sur son pays pendant trente années de paix, quand d'autres sources prétendent qu'il ira rejoindre l'Empereur Ermrich). Dans ce récit, Hagen agirait noblement si Gunther ne le contraignait pas. On insiste également sur les origines troyennes (et donc nobles) du personnage, trope classique du Moyen Âge appuyé dans le cas de Hagen par une interprétation discutable (et longuement discutée) de l'étymologie du nom de Hagen von Tronje.

Parenthèse rapide : disons-le tout de suite, les origines de Hagen sont floues. Dans le Nibelungenlied, comme dans la plupart des sources continentales, c'est un Burgonde, tout comme Gunther, là où le Waltharius en faisait des Francs.  Ce qui ne change pas, en revanche, c'est l'origine troyenne noble, et le rapport de vassalité vis à vis de Gunther. Le Hagen du Nibelungenlied a également a un frère nommé Dancwart le souple, et un neveu : Ortwin de Metz, qui est véhément dans son soutien au meurtre de Siegfried (mais ne participe pas à l'acte, il n'est même pas présent). Dans la Völsunga Saga et l'Edda Poétique, Högni est le frère biologique de Gunnar/Gunther, tandis que dans la Þidrekssaga, il n'en est que le demi-frère, la mère ayant été violée par un alfe dans la version norvégienne ou un loup dans la suédoise (expliquant sa naturelle laideur pré-cicatrice et son caractère mauvais). Toujours dans cette source, Ortvin n'est plus le fils de la sœur de Högni, mais celui d'Attila. Dans Kudrun, Hagen est roi d'Irlande, et dans le Widsith il règne sur Rugier-Holm (Rügen), une île de la Mer Baltique au large des côtes allemandes. Et enfin, il est également le frère biologique de Gunther et co. dans la tradition féringienne puisque dans sa ballade éponyme, Høgni est dit Gjúkason, fils de Gjuki, le Gibech de la tradition continentale. D'ailleurs, Gunnar et ses frères ne sont pas les Niflungar dans la tradition scandinave, mais bien les Gjúkungar. Je finirai par revenir sur le bordel des noms de lignées et de la confusion générale autour des Nibelungen, mais pas aujourd'hui.

La Ballade de Høgni, donc. Voilà un chant assez particulier puisque le personnage autrement négatif, ou au mieux ambigüe, est ici présenté comme le héros, avec un combat final, durant les événements tragiques de la fin des Nibelungen, au cours duquel Høgni tue à peu près tout le monde à lui tout seul avant d'affronter Dietrich de Bern, jusqu'ici tout va bien... jusqu'à ce que Dietrich se métamorphose en dragon et crache du poison sur le héros qui périt, mais pas avant de concevoir en tout hâte (et agonisant, donc) un fils - lui aussi nommé Høgni. Celui-ci le vengera en faisant payer sa cupidité à Artala (suivant ainsi la tradition scandinave d'un Atli/Etzel/Artala/Attila avide d'or et malfaisant). Après, j'avoue que Høgni junior enfermant Atli dans son propre coffre au trésor en lui disant que quand il sera tiraillé par la faim, il aura tout l'or de son père à se mettre sous la dent, c'est classe. Un petit côté supplice de Crassus, mais en version lente, et avec le choix laissé. 

Bon, je ne vous le cache pas, on est là devant une version plus proche du conte que de la légende, où les curseurs du merveilleux sont au max, entre Dietrich qui, c'est nouveau ça vient de sortir, est un sorcier inégalé capable de se changer en dragon (curiosité unique à cette ballade, seul le poison pouvant éventuellement se rapprocher du feu qu'il sait parfois cracher dans d'autres sources), les sirènes et tritons que Hagen rencontre en chemin et qui lui font la bonne aventure, ou encore son anneau magique qui "transpire" une sueur rouge comme du sang pour l'avertir de la trahison de Gudrun, qui cherche à l'empoisonner (dans les sources scandinaves, c'est à l'inverse Gudrun qui envoie à ses frères un anneau tout à fait ordinaire, auquel elle a toutefois attaché un poil de loup, en avertissement secret des projets meurtriers d'Atli). Høgni va même rencontrer le spectre de Sigurd (!) qui rappelle que sa trahison et son meurtre furent certes une ignominie de la part de Høgni, tout en le déchargeant en grande partie de la responsabilité (insistant sur le triangle amoureux). On ne va pas se mentir, faire intervenir le fantôme sanglant de la victime pour dire "c'est pas si grave, rentre chez toi te mettre au chaud" (littéralement...) c'est quand même bien pratique quand on veut faire d'un meurtrier le héros. Devant pareil stratagème poétique éhonté, il n'est guère surprenant qu'il s'agisse de la seule source où le personnage n'est pas en cinquante nuances de gris foncé.

Cette ballade offre également un intéressant syncrétisme des traditions scandinave et continentale, qui revient d'ailleurs régulièrement dans la tradition féringienne, puisqu'outre la présence de Tidrik Tattnarson (Dietrich, fils de Dietmar), la Gudrun de cette version est clairement plus proche de la Krimhild continentale que de son homologue scandinave, tout en lui attribuant tout un tas de pratiques magiques (elle jette un sort runique pour provoquer une tempête et le naufrage du navire de Høgni, par exemple. Grimhild, leur mère à tous deux, est elle-aussi magicienne, mais protectrice, là où Gudrun est mauvaise). Bref, entre ça et le Dietrich sorcier métamorphosé en dragon venimeux, la grande confrontation finale Hagen VS Krimhild qui est au cœur de la seconde partie du Nibelungenlied prend ici des airs de fin de campagne de Donjons et Dragons. Pour les curieux, voici un bout de cette ballade :

Cette tradition scandinave que suit la ballade tend à épouser la cause des Gjúkungar après le meurtre de Sigurd, en accusant Atli - et l'ironie est quand même mordante - d'être l'avide et cupide monstre n'ayant d'yeux que pour l'or de Fafnir. Gudrun (Krimhild) est du côté de ses frères et essaie de les avertir du piège d'Atli, et fait tuer les enfants du Hun puis transformer leurs crânes en coupes (un trope qu'on retrouve dans l'histoire de Wieland/Völund), ce qui est horriblement cruel, mais ça passe, c'est badass, et c'est commis contre le méchant. La loyauté de Gudrun va à sa famille, à ses frères, et tant pis pour son premier époux assassiné par eux, et tant pis pour son nouveau mari Atli. 

Tandis que, dans la tradition continentale, Krimhild reste fidèle à ses vœux et son époux Siegfried, et trahira son propre sang pour le venger avec l'aide d'Etzel/Atli ici représenté comme un généreux mécène. C'est elle qui fera mettre Hagen à mort par décapitation dans un élan de "cruauté" qui fait frissonner le poète et un Dietrich désapprobateur... on sent que les sources elles-mêmes ont donc des divergences d'opinion sur ce qui est moral et ce qui ne l'est pas. Ainsi, on constate que si dans les deux traditions les Nibelungen/Gjúkungar ont mal acquis l'or de Siegfried/Sigurd, les Scandinaves entérinent l'affaire tout en s'offusquant hypocritement qu'un tiers rumine les mêmes ambitions vis à vis du trésor, tandis que les continentaux soulignent le bon droit de Krimhild et la faute de ses frères... mais froncent des sourcils réprobateurs devant sa furie vengeresse, certes digne d'une épopée héroïque, mais désormais hors de toute bienséance dans un poème courtois. Krimhild est plusieurs fois appelée "sorcière/diablesse" pour s'être retournée contre sa fratrie et avoir provoqué le bain de sang, et on retrouve ce biais dans la Gudrun de la Ballade de Høgni, devenue capable de jeter des sorts maléfiques. On voit bien la différence entre les textes scandinaves encore héroïques et les textes continentaux déjà courtois.

Ainsi, certaines sources trouvent des qualités à Hagen (et sa clique), ou oublient ses défauts quand ça les arrange, voire en font exceptionnellement un héros, néanmoins s'il reste le plus souvent négatif ou sombre. On voit également que les sources ne sont pas cohérentes entre elles, et qu'il existe deux traditions qui appréhendent certains aspects de l'intrigue de manière assez différente. Je tenais à mettre cela au clair, non seulement vis à vis de mon article précédent, avant de m'engager dans le sujet du jour, mais aussi parce que les romantiques du XIXè siècle se sont passionnés pour ces sources et les ont traduites et re-racontées en allemand moderne (et parmi eux, notamment Felix Dahn, tiens donc ! Mais aussi sa femme Therese). Aussi il faut bien comprendre que les romantiques allemands avaient accès aux deux traditions, connaissaient les Edda, le Waltharius, les ballades féringiennes, etc., et ne se cantonnaient pas uniquement au Nibelungenlied

D'ailleurs, un signe qui ne trompe pas c'est la manière avec laquelle Brunhild est calcifiée en Walkyrie dans notre imaginaire à cause du romantisme, alors que cela n'est vrai que dans la tradition scandinave. Chez les continentaux, c'est une femme noble, avec une grande force et rompue aux exercices sportifs, et donc potentiellement une combattante, mais sans origine surnaturelle ! Dans la Þidrekssaga, elle gère même le haras d'où Sigurd tirera son cheval Grani. Presque banale ! Mais très vite, l'image scandinave de la vierge au bouclier endormie par Odin pour la punir de sa désobéissance et encerclée d'un mur de flammes va prédominer. C'est l'image que Wagner a choisi pour son opéra... sur les Nibelungen (ainsi que tout l'arc sur le crépuscule des dieux, également tiré de l'Edda islandaise). Image qui, avec son envolée lyrique désormais mythique finira de placer à la postérité une Brunhild servante de Wotan. Je pourrais également citer la vision romantique du combat contre Fafnir, influencée part d'autres récits, et qui a façonné notre manière de nous représenter l'épisode, mais je l'ai déjá évoqué ici. Ainsi il est clair que lorsqu'on invoque le nom de Nibelungen, c'est tout un appareil de sources qui se cache derrière la Chanson éponyme, et une certaine confusion règne quant aux origines des éléments qu'on leur attribue.

CQFD : l'image romantique des Nibelungen en Europe continentale ne s'est pas forgée uniquement sur la base des sources continentales, justement, et il y a une vraie diversité de représentations des personnages. Bon, maintenant qu'on a bien défriché les points importants sur les sources, passons enfin à l'interprétation romantique de Hagen.

Hagen protège Gunther dans le palais d'Etzel enflammé, Die Nibelungen, Fritz Lang.

Les sources sont donc variées, et leur représentation de Hagen tout autant. L'Edda, islandaise, le montre en (anti-?)héros malgré ses défauts déjà mentionnés, la Chanson des Nibelungen, austro-allemande, comme une figure sombre, physiquement hideuse : barbe noire hirsute, sourcils noirs touffus, sans parler de sa cicatrice et de son œil manquant. La Þidrekssaga et la Sagan om Didrik af Bern vont jusqu'à comparer son physique à celui d'un troll et l'expliquent par sa parenté honteuse, voire surnaturelle, cf. le viol de sa mère mentionné plus haut. C'est une figure violente, presque démoniaque, et certainement non respectueux de la Triuwe. Mais il est aussi plus grand et plus fort que la plupart des autres personnages, et un combattant hors pair, bien né et bien éduqué de sorte qu'il incarne la noblesse de son temps - là où Gunther fait preuve de faiblesse autant physique que morale (il a besoin de Siegfried pour conquérir et "mater" Brunhild, il n'ose pas prendre de décision ferme contre Siegfried lorsque leur secret est révélé et que son épouse demande réparation pour son humiliation). Hagen est fier, parle peu mais parle bien, avec une répartie cinglante et un esprit affûté, et sait se montrer impitoyable envers ses ennemis, ainsi que faire les choix difficiles lorsqu'il le faut (même trahir un ami et l'assassiner dans le dos pour s'emparer de ses biens, rappelons-le). Quand le nationalisme romantique s'empare de cette figure, il peut donc piocher ici où là ce qui l'arrange le plus, et certains aspects qui nous paraissent négatifs aujourd'hui savent plaire à cette mode : c'est un guerrier redoutable, fidèle à son seigneur et son frère, et préfère mourir que de révéler à son ennemi l'emplacement du trésor.

Voilà bien la scène qui va forger sa légende. Conscient que les Huns convoitent le trésor dérobé à Siegfried, Hagen suggère de jeter l'or dans le Rhin dans un lieu secret. Ce sera chose faite avant le départ des Nibelungen vers le piège d'Etzel et leur mort certaine. Giselher tente d'ailleurs de le faire rester en arrière, à Worms, mais Hagen ne se débine pas et insiste au contraire pour être du voyage. Quand après la bataille il ne restera presque plus un Burgonde, Hagen, vaincu, sera questionné sur l'emplacement du trésor. Il s'arrange d'abord par la ruse à ce que Gunther, le faible, et auquel Krimhild pourrait être tentée d'accorder sa clémence, soit exécuté, avant d'envoyer Krimhild et son Hun de mari au diable. En effet, il est désormais certain que nul autre que lui ne connaît le secret, et tiendra sa langue jusqu'à la décapitation vengeresse de sa sœur. Exemplaire devant la mort, Hagen s'assure que personne d'autre que les Nibelungen ne jouisse de l'or de Fafnir. Il ne trahit pas sa parole ni ne révèle son secret, et si les Burgondes ont disparu dans le sang et le feu, en privant leurs bourreaux de ce trésor qu'ils désiraient tant, Hagen leur refuse toute victoire. À cet instant, peu importe ses indiscrétions passées, aux oreilles de l'auditoire, Hagen s'est racheté, et c'est également ainsi que le voient les romantiques.

Pour les nationalistes, son pragmatisme cynique incarne, lorsqu'il trahit Siegfried, une Realpolitik avant l'heure, plus qu'il ne commet un parjure : il est au royaume des Burgondes ce que Bismarck est au Kaiserreich. On ne fait pas d'omelettes sans casser des œufs, et Hagen en est bien conscient; bien plus que Gunther, d'ailleurs, qu'il faut longuement convaincre. Il est froid, calculateur, avec une volonté de fer, un sens des responsabilités intransigeant face aux passions, inflexible lorsqu'il le faut, autant de caractéristiques qui plurent aux romantiques et nationalistes allemands. Ceux-là y virent des qualités toutes germaniques : là où Siegfried (et ses vertus) pourrait être le héros de n'importe quel peuple, Hagen serait foncièrement et intrinsèquement Allemand.

Hagen jetant le trésor au Rhin, à Worms
Ainsi cette incarnation d'un nihilisme éthique a trouvé ses défenseurs plutôt naturellement. Mais c'est bien sa mort, rendue victorieuse par le fait qu'il ne flanche pas et s'assure avant tout que personne d'autre ne puisse plus révéler l'emplacement du trésor, et son rire triomphant, ultime défi face à la lame de sa bourrelle, qui fascinera les romantiques, tout comme à la même période ils se prirent de passion pour le Krákumál, le chant funèbre de Ragnar Lođbrok redécouvert par les traducteurs romantiques, où l'on retrouve cette image du guerrier accueillant volontiers le trépas en riant. Hagen fait face à une armée insurmontable, un piège annoncé, une mort certaine, et pourtant ne recule pas, n'hésite pas, affronte son destin. En un mot, il est badass. D'une certaine manière, Hagen devient presque un héros tragique sur la fin, au moins esthétiquement, à défaut de l'être moralement, et comme on l'a déjà vu, l'esthétique peut rapidement prendre le pas sur le véritable contenu des sources dès qu'il s'agit de les interpréter. 
 
Hagen est, pour ainsi dire, un anti-héros célébré comme un héros à part entière. Mais est-ce vraiment surprenant lorsqu'on voit le statut qu'ont pu prendre aujourd'hui auprès des fans des personnages de la pop culture, comme Franck Castle aka The Punisher, Rorschach et tant d'autres ?

mercredi 6 octobre 2021

La Nibelungentreue : romantisme, nationalisme, paradoxe

Connaissez-vous la Nibelungentreue ? Ce concept, traduit parfois par Serment des Nibelungen, a été nommé ainsi pour la première fois durant la Crise Bosniaque (1909), lorsque Bernhard Fürst von Bülow, alors chancelier du Reich allemand, fit un gigantesque appel du pied aux Austro-Hongrois dans  un discours censé galvaniser une union pangermanique capable de tenir tête à l'Entente Cordiale des Français et Britanniques. Dans ce discours, l'Allemand rassure les Autrichiens sur les intentions que la rumeur leur prête de considérer leurs voisins du sud en vassaux, insistant qu'il n'existe entre les deux empires aucune rivalité pour la préséance, comme celle qui déchire les deux reines dans la Chanson des Nibelungen. Au contraire ! Les Allemands entendent bien honorer publiquement la loyauté, ou fidélité, des Nibelungen. La Nibelungentreue, donc.

Si vous avez lu la Chanson des Nibelungen, ou si vous avez au moins un peu suivi mes articles sur le sujet, la glorification de la fidélité / loyauté à travers les Nibelungen vous a probablement fait tiquer un peu, et je reviendrais naturellement sur les raisons qui, moi, en tout cas, me font lever un sourcil. Pourtant, cette idée de Nibelungentreue va séduire, et pas qu'un peu. Dans les années qui suivent commence le charnier de 14-18 et les propagandes impériales en usent allègrement pour galvaniser leurs soldats et leurs nations dans cet élan patriotique pangermanique, ce que ne manquera pas de faire le Troisième Reich à son tour. Depuis, comme les empires qui l'employaient, l'expression est tombée en désuétude, réservée à l'ironie et aux Historiens, et peut-être à quelques nationalistes.

Alors, pourquoi je vous parle de ça ? Déjà, parce que j'en ai envie et que c'est mon blog, mais aussi parce que c'est un bout de fil idéal pour dérouler la pelote d'un sujet qui me tient à cœur et qui tient une place centrale dans le Projet Vineta : l'interprétation des histoires d'antan, leur réinterprétation, trop souvent, et ce que ça dit de ceux qui s'y affairent. Or donc, la Nibelungentreue.


A priori, elle exalte des valeurs positives et solaires - loyauté, fidélité - dans un contexte culturel bien germanique, et à moins d'être totalement allergique au romantisme, où est le problème, me direz-vous ? Et bien, le problème c'est que derrière ce vernis glorieux et honorable, il y a une mentalité dangereusement mortifère, une mentalité absolutiste, jusqu'au-boutiste, apocalyptique et suicidaire. Là, vous devez vous dire que j'exagère, que j'abuse. Je comprends. Afin de comprendre où elle a mené, il faut revenir aux origines de cette idée. Mais pas seulement se contenter de citer le passage de la Chanson des Nibelungen qui illustre parfaitement le concept hors propos, non. Il va falloir regarder un peu ce qui s'y passe, dans les Nibelungen.

Mais lisons-le tout de même ce passage :

"-Veuille le Dieu du ciel empêcher pareille chose, dit alors Gernot. Même si nous étions mille de la famille de tes parents, nous péririons tous plutôt que de livrer en otage un seul. Cela ne sera jamais.

-Il nous faut de toute façon mourir, dit alors Giselher, personne ne nous empêchera de nous défendre en chevaliers." (Nibelungen 2105, 2106)

En général, c'est le vers 2105 qui est cité comme exemple, mais il est fort à propos pour la suite de lui adjoindre le vers suivant, vous comprendrez. Mais revenons un peu sur le contexte de cette citation. Nous sommes alors vers la fin de la chanson (ah oui, spoiler alert, hein), les Nibelungen/Burgondes (la source elle-même fait la confusion en cours de route, alors pour des raisons pratiques, je dirais les Nibelungen) sont tombés dans un piège à la cour du roi Etzel, et doivent serrer les rangs devant une défaite annoncée. C'est une fin crépusculaire puisqu'ils se sont rendus à l'invitation en sachant ce qui les attendait, mais ne se sont pas débinés pour autant, et ils finiront massacrés jusqu'au dernier à cause des machinations d'Etzel et de sa rapacité. En effet, il veut mettre la main sur leur trésor, et jamais les Nibelungen ne révéleront son emplacement, c'est à dire là où Hagen l'a déversé dans les eaux du Rhin.

Wow ! Dit comme ça, c'est effectivement noble et romantique, le baroud d'honneur glorieux, on est sur du 300, là (on y reviendra). Les méchants traîtres, les gentils nobles, fidèles, loyaux... Mais qui tend ce piège ? Et est-ce vraiment leur trésor ? Et oui, il ne suffit pas de sortir quelques phrases de leur contexte, l'honneur et la loyauté des Nibelungen sont, en effet, à géométrie variable.

Qui sont-ils, ces Nibelungen ? Gernot et Gisheler sont les jeunes frères du roi Gunther, de la future reine Krimhild, et tous sont neveux de Hagen von Tronje. La relation entre Hagen et les autres varie selon les sources mais je vais essayer de rester sur les Nibelungen ce coup-ci. Sont-ils fidèles et loyaux comme on le dit ? Entre eux, certainement. Mais sinon, ce sont des enflures. Gunther a épousé Brunhild, une femme clairement trop forte et trop intelligente pour lui, qui impose des épreuves à quiconque veut la courtiser. Se parjurant, il triche pour gagner sa main, et c'est Siegfried qui fait tout à sa place, invisible sous sa cape follette. Il ment aussi comme un arracheur de dents à son épouse (même après les vœux donc) au sujet de la supposé vassalité de Siegfried envers lui, pour se faire mousser auprès d'elle. Siegfried est complice, il va épouser Krimhild, la soeur de son bro Gunther. Ils sont tellement bros, d'ailleurs, qu'outre accepter le rabais publique comme faux vassal et la participation à la triche durant les épreuves, les deux hommes ont guerroyé côtes à côtes pour défendre le royaume de Gunther contre les Saxons, et deviennent frères de sang selon un rituel sacré. Ah, et Siegfried "matte" Brunhild dans le lit nuptial, encore une fois en se faisant passer pour Gunther, parce que celui-ci est trop faible pour dominer au plumard lors de sa nuit de noces. Siegfried commet plusieurs parjures par fidélité à son meilleur ami, ce qui est une faute très grave. Alors oui, il se sacrifie pour lui, pour le soutenir, du coup loyal aussi, mais pas franchement un modèle du genre...


Seulement voilà, Siegfried a beau avoir donné à Gunther quasiment tout ce qu'il a, il est riche comme Crésus après avoir tué - seul ! - un dragon, il est généreux, et tout le monde l'aime. Gunther et Hagen sont très vite jaloux et lorsqu'éclate une querelle entre les deux reines, Brunhild et Krimhild, le pot aux roses du viol nuptial est révélé, tout le monde est choqué... à commencer par Gunther, évidemment, que Brunhild domine complètement, et qui était pourtant l'instigateur du méfait. Il est décidé que c'en est trop, Siegfried doit mourir. Les enfoirés organisent donc une fausse déclaration de guerre des Saxons vaincus plus tôt, une partie de chasse dans d'autres sources, mais où quoi qu'il en soit ils font servir à leur ami et beau-frère, qui a tant fait pour eux, du lard bien salé. Assoiffé, Siegfried se penche à une rivière pour boire et Hagen l'empale de sa lance, comme un lâche, par derrière. Ai-je précisé que s'il savait où frapper malgré la peau invincible du héros, c'est parce que Hagen avait soutiré l'information à sa nièce Krimhild par la ruse ? En mode "c'est pour savoir où le protéger ! Tiens, couds-moi une petite croix sur sa tunique où se trouve son point faible. Fais confiance à tonton."

Les loyaux Nibelungen, mesdames et messieurs ! Les serments ne valent rien, seul compte le sang (et encore, le sang qui porte la barbe vu que Krimhild on peut lui mentir, la trahir et la déshériter). Cela vous étonnera peut-être, mais c'est précisément Hagen qui cristallisera l'idée de loyauté auprès des romantiques. Malgré le meurtre d'un frère juré et époux de sa nièce, et sa trahison de celle-ci, mais j'y reviendrai dans un article dédié. Mais puisqu'on l'évoque, Krimhild est remariée de force par sa famille à Etzel, mais le trésor de son époux, bizarrement, ça les Nibelungen le gardent. Cela gonfle d'ailleurs Etzel, et si Gunther et Hagen voient son envie comme de l'avidité, le fait est que Krimhild et lui sont dans leur droit de réclamer ce trésor. Mais le droit, c'est pour les autres, pas pour les Nibelungen ! Tout ça pour finir dans le bain de sang qui conclue la chanson, où Krimhild piège ses parents, certes, mais pas seulement pour l'or, aussi et surtout pour venger le meurtre sans honneur de son premier époux Siegfried. L'attitude de Gunther et Hagen aura ruiné leur royaume, pourtant prospère à la base, c'est une hécatombe, et le pire... c'est qu'ils le voient venir. Mais s'entêtent, s'obstinent, bis zum bitteren Ende ! Ils marchent vers leur défaite en toute connaissance de cause et se réjouissent d'emporter le monde avec eux s'il le faut. Et c'est vraiment une apocalypse qui se joue dans ce final : les héros de Worms, de Xanten et d'Etzelburg s'anéantissent mutuellement dans le feu et le sang.

Cette image a énormément marqué les romantiques et les nationalistes, dès le XIXè siècle. Pièces de théâtre, poèmes, opéras... Les Nibelungen sont régulièrement associés à un cataclysme glorieux, pas nécessairement de ceux qu'il faut redouter, ni de ceux dont il faut retenir les enseignements, mais trop souvent de ceux dont on se languit. D'ailleurs, Franz von Liszt écrit dans son Von der Nibelungentreue (1914), après avoir décrit la scène où Hagen et Volker (poète et guerrier) ont leur dernier baroud d'honneur à deux en haut des marches, face aux hordes hunniques d'Etzel :


"Je ne sais pas, mesdames et messieurs, si le chancelier du Reich Fürst Bülow, lorsqu'il parla de Nibelungentreue, avait précisement cette image en tête. Quoi qu'il en soit nous pouvons l'utiliser comme symbole de l'attitude de l'Allemagne envers l'Autriche-Hongrie. Le sombre Hagen puissamment armé d'un côté, l'image même de la Prusse-Allemagne, et de l'autre le joyeux ménestrel, Volker, agile tant par le verbe que le combat, l'image même de l'Autriche-Hongrie, heureuse de chanter et désireuse de se battre. Je ne sais pas, si c'est précisément cette image que le chancelier a voulu évoquer. Mais avec ce mot de Nibelungentreue, il a avec justesse bel et bien décrit la relation d'alliance telle qu'elle existe entre l'Empire Allemand et l'Autriche-Hongrie."

Voilà. Le contexte a disparu, ne reste qu'une image, une impression. On remarque qu'à l'aube de la première guerre, la loyauté des Nibelungen ne se comprend que dans un contexte martial, un contexte d'Untergang. Mais est-ce un développement récent, provoqué par la cocotte minute européenne en 1914 ? Malheureusement non, absolument pas. 

Si le sujet vous intéresse j'en profite pour vous conseiller l'excellent Mythos Nibelungen chez Reclam si vous lisez l'allemand, ou le tout aussi bon Nibelungen Eposets Moderna Historia chez Carlssons, en suédois. Le premier recèle de nombreux exemples, mais les deux ouvrages citent celui-ci et il est effectivement parfait pour illustrer que le ver était dans le fruit depuis longtemps (voir l'original en entier ici):

"Et quand il sera décidé là-haut que notre empire sombrera dans la nuit, -
Une fois de plus, le monde va éprouver l'ancienne puissance de l'épée allemande :
Si plus aucun mot allemand ne devait être entendu, que plus aucune coutume allemande ne subsistait,
Alors, tombons fiers et glorieux, et ne périssons pas dans l'ignominie.
Si un jour la culpabilité des ancêtres, notre propre culpabilité est portée devant le tribunal mondial :
Vous êtes les hommes de main, vous les Romains et les Slaves, mais pas les juges !
Nous nous inclinons devant les pouvoirs du destin : ils punissent terriblement et justement :
Mais vous, pour être franc avec nous, n'êtes pas une race égale !
(...)
Une fois auparavant, les héros allemands ont combattu si fièrement, si courageusement dans la mort :
Une deuxième bataille des Nibelungen menace nos ennemis :
La vieille légende était prophétique, et elle s'est horriblement réalisée,
Quand, le dernier jour de l'Allemagne, le cri de guerre de trois nations retentit.
Le Danube et le Rhin, écumant de sang et gémissant d'indignation :
Les rivières allemandes veulent être les aides de leurs fils ;
Debout ! Jette du feu dans les champs, de chaque montagne jette des braises dans le pays,
Mettez le feu aux vieux bois de chênes pour un charnier monstrueux.
Alors l'ennemi vainc : - mais avec horreur, et il ne triomphera pas !
Combattez jusqu'à ce que le dernier drapeau soit en lambeaux, combattez jusqu'à ce que la dernière lame se brise,
Combattez jusqu'à ce que le dernier coup soit porté dans le sang rouge du dernier cœur allemand,
Et en riant, comme le sombre Hagen, sautent aux épées et à la mort.
Nous nous sommes levés dans les tempêtes de la bataille, la mort héroïque est notre droit :
La terre tremblera en son cœur, Quand tombera sa race la plus courageuse :
Quand la maison d'Etzel s'est effondrée en cendres, quand il a forcé les Nibelungen,
Ainsi l'Europe s'enflammera à la chute des Teutons !"

Lire cela aujourd'hui, avec notre recul, a de quoi faire froid dans le dos. On a de suite des images de tranchées, de chars, et de mort mécanisée, de villes en ruines et de fosses communes. Des images d'une Europe mise, par deux fois, à feu et à sang, et par elle-même. Et pourtant, savez-vous de quand date ce poème intitulé Deutsche Lieder II

1859.

On le doit à Felix Dahn (1834-1912), professeur de droit et auteur nationaliste, volontiers racialiste (son best-seller restera son roman Ein Kampf um Rom, mais cela tient peut-être au fait qu'il sera parmi les lectures obligatoires du cursus scolaire nazi, longtemps après sa mort, donc, mais là encore, ça aura son importance pour la suite), alors que grandissaient les rumeurs d'une alliance franco-italo-russe contre les Allemands. Pour ceux qui ne seraient pas très familiers de l'Histoire allemande, en 1859 il n'y a pas d'Empire allemand. Le Saint Empire a été balayé par Napoléon, et la tentative de 1848 n'a duré qu'un an. Il faudra attendre les retombées de la victoire contre la France en 1871 pour revoir un Kaiser en Allemagne. Alors de quel empire parle Dahn ? Et bien c'est l'empire allemand éternel, intrinsèque à son identité nationaliste. Il n'envisage pas une république, seulement un Reich, et pas n'importe lequel : un Reich qui fait de son honneur la fidélité.

Car oui, on y vient, évidemment. Après une exploitation pangermaniste de cette Nibelungentreue durant la Première Mondiale, comme dit plus haut, le concept est poussé jusque dans ses derniers retranchements sous le troisième et dernier Reich. Déjà 14-18 avait exalté le combat absolu, les sacrifices insensés pour la Patrie. Mais en 39-45, un nouveau pallier est franchi. Tandis que Göbbels scandait son bien connu "Voulez-vous la guerre totale ?" pour galvaniser une Allemagne essoufflée, exsangue, pressée de toutes part, Hermann Göring se tournait plutôt, une fois de plus, vers la Nibelungentreue, cette fois pour motiver les hommes à la victoire à Stalingrad où le Reich se casse les dents (spoiler : les Allemands ne vont pas gagner. Du tout.)


"Nous connaissons un chant puissant et héroïque d'une bataille sans égale, appelé "Le Combat des Nibelungen". Eux aussi se sont tenus dans une salle de feu et de flammes, ont étanché leur soif avec leur propre sang, mais ont combattu et se sont battus jusqu'au bout. Une telle bataille fait rage aujourd'hui, car un peuple qui peut se battre ainsi doit être victorieux." Hermann Göring, 30 janvier 1943.

Oui mais non, Hermann, justement... Les Nibelungen dans la halle enflammée de Etzel... ils ne sont pas du tout victorieux. Non seulement ils perdent, mais surtout, ils meurent jusqu'au dernier. Mais ça, tu le savais au moment de baratiner des jeunes Allemands en les envoyant vers une mort inutile, n'est-ce pas ? D'ailleurs, Göring, dans le même discours, les compare aux 300 Spartiates de Léonidas. Je veux dire... c'est signé : la mort est une certitude, et il faut s'en réjouir, la célébrer. Les nazis savent qu'ils ont perdu, mais ont décidé de disparaître comme de "vrais" Nibelungen ! 

Les Nibelungen, un modèle de héros chevaleresques, apparemment. Mais quelle est leur mérite ? Qu'ont-ils accomplis, ces héros de légende ? Priver Etzel de "leur" trésor, puisque s'ils ne pouvaient en jouir, alors personne ne le pourrait ? Ou bien d'être restés fidèles les uns aux autres dans leur erreur, tandis qu'ils s'engouffraient en toute connaissance de cause dans leur propre charnier, les motifs et responsables de cette marche vers la mort important finalement peu devant l'ivresse de l'héroïsme ?

On retrouve presque chez Göring les accents de Dahn, que les nazis faisaient donc lire à leurs futurs soldats. Honneur et Fidélité, pas surprenant que ces deux valeurs soient celles de la devise de la Waffen SS. L'idéalisation morbide de la Nibelungentreue trouve son apogée sous un Reich qui encense Wagner et son Ring, où le compositeur ne se contente plus de la chute des Nibelungen mais va piocher dans l'Edda Poétique pour y ajouter, littéralement, la fin du monde. La Nibelungentreue cristallise, au fil de sa conception dans l'imaginaire nationaliste germanique, tout un tas de valeurs qui, comme on l'a vu, reflètent assez peu la source dont elle se réclame, ou alors seulement extrêmement superficiellement. Rappelons que dans cette source, presque sacrée aux yeux des romantiques, les Nibelungen sont des menteurs, des traîtres, des parjures et des meurtriers, mais peu importe ! Ce qui compte c'est l'idéal, n'est-ce pas ? 

Mais quel idéal ? Mourir sans autre raison que la gloire en emportant un maximum de gens avec soi, à la manière d'un terroriste ? Pérorer sur l'honneur, la fidélité et la gloire mais retourner sa veste au moment le plus opportun et trahir ses proches pour de l'argent ? Pointer d'ailleurs l'avarice et l'amour de l'or chez son ennemi quand ses propres coffres sont remplis d'un trésor rougi du sang d'un ami trahi dans le dos ? Non, décidément, la Nibelungentreue, je ne peux que m'en méfier, et si j'avais été Autrichien en 1909, la déclaration de von Bülow m'aurait mis terriblement mal à l'aise.

Mais si le terme est tombé en désuétude, pourquoi m'étaler ainsi dessus ? N'est-ce pas tirer sur l'ambulance ? C'est vrai... pour ce cas précis, en tout cas. Malheureusement, des Nibelungentreue, il y en a à foison, scandées d'un bout à l'autre des spectres politique, idéologique et religieux. Quand des vieilles œuvres, idées ou figures sont tordues dans tous les sens pour leur faire dire tout et souvent le contraire de ce qu'on trouve dans leurs sources, et ne deviennent que des prétextes pour glamouriser des fantasmes dangereux, on vous ressort alors le crincrin de la Nibelungentreue. Et en lisant Dahn au milieu du XIXè siècle, on ne peut pas dire que "l'idée a été pervertie par les nazis." Non, ils se sont contentés de la ramasser là où leurs prédécesseurs l'avaient laissé tomber, et ça puait déjà un siècle avant. C'est pourquoi il faut être sensible à ces récupérations abusives, dès le début, et toujours rester vigilants. 

Cela ne veut évidemment pas dire jeter tout le mouvement romantique à la poubelle, ce serait absurde, d'ailleurs pour être franc, j'adore le Ring de Wagner (mauvaise adaptation des sources, mais excellent opéra). C'est quand l'idéalisation (du passé, de valeurs) vire au fétichisme et l'exaltation au fanatisme que nous devrions être plus attentifs, moins complaisants, y compris lorsqu'au fond, on aurait tendance à être d'accord. Oui, la loyauté et la fidélité, a priori, ce sont de saines valeurs, mais en embrassant pour elles la Nibelungentreue, on acceptait également son cheval de Troie, car celle-ci charrie aussi son lot de fantasmes de suicide collectif glorieux à l'échelle de tout un peuple et de Weltanschauung mortifère, basés sur une interprétation extrêmement... libre... de sa source, à la frontière de la trahison. 

Au point qu'on en vienne à se demander : ceux qui vantaient la Nibelungentreue en appelant à mourir en masse pour la gloire d'une cause perdue... avaient-ils vraiment lu la Chanson des Nibelungen ? Était-ce de l'ignorance de leur part, ou de la malhonnêteté ?

Lorsque vous êtes confrontés aux Nibelungentreue de notre temps, posez-vous ces questions.

Je voudrais finir sur un poème de l'Autrichien Josef Weinheber : Siegfried - Hagen (1936). Au sommet de la hype de la Nibelungentreue, on peut trouver des gens qui se souviennent de la trahison ignoble de Hagen. Weinheber était nazi lui-même, sans doute baigné de ce contexte inévitable dans son temps, et son milieu. La trahison et la lance dans le dos lui évoquaient probablement plus le couteau des financiers juifs de la propagande post 1918, mais tout de même :

"Held mit den blonden Haaren
und mit dem schweren Schwert:
Wir waren, ach, wir waren
deiner Tat nicht wert.

Mannhaft vor dem Feinde,
fallend, doch opfergroß:
So nicht! Im Schoß der Freunde
fiel uns das schwarze Los.

Wir schlugen uns selbst zu Stücken,
Ehrgier, Wurmgift, Neid.
Gegen den Speer im Rücken
ist keiner gefeit.

Immer ersteht dem lichten
Siegfried ein Tronje im Nu.
Weh, wie wir uns vernichten
und das Reich dazu.

*

Héros aux cheveux blonds
et à l'épée lourde :
Nous n'étions, ah, nous n'étions
pas digne de votre acte.

La virilité devant l'ennemi,
Chute, mais grand sacrifice :
Pas du tout ! Au sein d'un groupe d'amis
le lot noir nous est tombé dessus.

Nous nous battîmes contre nous-mêmes,
La cupidité de l'honneur, le poison du ver, l'envie.
De la lance dans le dos
personne n'est à l'abri.

Toujours face au brillant Siegfried
S'élève un Tronje en un rien de temps.
Malheur, comme nous nous détruisons nous-mêmes
et l'empire avec."


Devant l'avancée des troupes soviétiques, le poète se suicidera le 8 avril 1945, quelques semaines seulement avant son Führer. Comme un "vrai" Nibelungen.