jeudi 23 mars 2023

Heldenzeit : qu'est-ce que l'Âge Héroïque ?

Aujourd'hui j'aimerai consacrer un court billet au titre de travail de ce projet qui refuse de quitter mon esprit, et du concept qu'il y a derrière : Heldenzeit, soit l'âge des héros, ou âge héroïque. Je vais peut-être enfoncer des portes ouvertes pour certains, que ceux-là me pardonnent, mais commençons.

Vous souvenez-vous de mon article sur le viol dans le Projet Vineta / Heldenzeit ? à un moment j'évoque un argument qui m'agace chez ceux qui justifient toutes sortes de choses dans des récits de Fantasy/Fantastique/Merveilleux : "À l'époque c'était comme ça, c'était normal en ce temps-là". Sauf que cet argument moisi ressorti si souvent (notamment quand Game of Thrones faisait tapoter tant de claviers) n'a rien à faire hors de récits historiques, ce que n'est pas la Fantasy. Elle s'inspire (parfois beaucoup) de périodes historiques précises, mais choisi d'y apporter des changements (merveilleux, magie, uchronie et donc changement politiques, sociaux, etc.) voire transpose simplement ses codes dans un univers totalement fictif (Game of Thrones donc).

Mais qu'en est-il des sources médiévales qui sont au cœur de mon projet ? De quelle "époque" parle-t-on exactement ? Quel est "ce-temps-là" dont se préoccupent les poètes ? Et bien, la littérature académique allemande lui donne un nom simple et efficace : Heldenzeit.

Saviez-vous qu'il existe une BD sur Dietrich?

Je l'ai dit plusieurs fois, le Projet Vineta / Heldenzeit n'est pas un récit historique mâtiné de fantastique, mais un récit légendaire parsemé de réalités historiques. Ce choix découle naturellement de mon parti pris, celui de rester au plus proche des sources, lorsque je le peux. Or, les sources sont exactement cela, pour la plupart. Bien qu'elles se veulent souvent ancrées dans l'Histoire avec un grand H et un passé bien réel, elles toujours prêtes à sacrifier la véracité au profit d'une bonne histoire avec un petit h. Des personnages historiques et d'autres totalement fictifs se croisent, beaucoup de ces figures "réelles" et de ces événements "véridiques" sont modifiés, tordus, déformés, jusqu'à devenir méconnaissables, parfois même l'inverse de ce qui a vraiment eu lieu, la chronologie est chamboulée pour faire cohabiter des gens que des décennies, voire des siècles, les équipements des héros sont souvent anachroniques, devraient séparer, bref, c'est tout comme le Braveheart de Mel Gibson, en fait.

C'est un passé légendaire, et chaque source place son curseur plus ou moins proche de la véracité ou du merveilleux, et un même héros pourra très bien se voir le protagoniste d'une geste relatant les faits en minimisant le surnaturel voire en s'en débarrassant, ou d'un lai assumant le merveilleux à fond. Par exemple, les aventures de Dietrich de Bern rassemblent un tel corpus de textes que les chercheurs ont pu les séparer en plusieurs catégories, tel que les Dietrich Historique et Dietrich Aventureux. Et bien que se déroulant théoriquement dans le même univers, entre le ton et l'ambiance de La Fuite de Dietrich et Laurin, il y a un gouffre.

Dans le premier on a le récit prosaïque de comment la famille du héros fut massacrée par son oncle Ermrich lorsque celui-ci s'empara du pouvoir et comment Dietrich dut s'enfuir, tenta de se venger puis partit en exil. Dans le second, un jeune Dietrich part, pour le fun, saccager un royaume nain dans les montagnes des Dolomites sous laquelle se trouve une ménagerie incroyable (griffons inclus évidemment), puis comment une armée de nains invisibles vient se venger... En fait, La Fuite de Dietrich c'est la saison 1 de Game of Thrones, là où Laurin c'est la saison 8 (en terme de présence du fantastique, hein, pas en terme de qualité d'écriture, dieux merci)(bon, là-dessus, tous les chercheurs ne sont pas d'accord avec moi, haha.)(Bref).

Il faut vraiment que je vous parle du Laurin.

Cela nous donne un parfait exemple de ce que je citais plus haut. La rivalité de sang entre Dietrich et son oncle Ermrich, nemesis l'un de l'autre, tous deux basés sur des personnages historiques authentiques, respectivement Théodoric de Vérone et Ermanaric... sauf que Ermanaric meurt environ en 370, or Théodoric devient roi des Goths en 493... Alors bon, ils ne sont pas oncle et neveu, d'accord, ils n'ont même pas pu se croiser, mais pourquoi entraver un bon récit avec ces détails ? Des exemples il y en a d'autres, par exemple : Etzel (c'est à dire Attila) peut difficilement accueillir Dietrich pendant son exil, puisqu'il meurt en 453. Brynhild et Sigurd, des figures fictives mais contemporaines de personnages "historiques" tels que Dietrich et Etzel (environ vers 300-500, fourchette large, donc) ont une fille, Áslaug, qui épouse Ragnar Lodhbrok, oui, oui, le viking qu'on dit avoir mené le siège de Paris en 845. Même les costumes anachroniques se retrouvent dans les sources : les poètes décrivent les armes et armures de leur temps, le haut-moyen-âge, alors que leurs protagonistes évoluent dans l'antiquité tardive. Je blaguais sur Braveheart, parce qu'aujourd'hui il cristallise tous les reproches communs qu'on fait aux films "historiques". Sachez donc que cela ne date pas d'hier, ni d'avant-hier. C'est vieux comme le monde.

Alors on est rarement dans la Fantasy pure, les poètes aiment faire du name-dropping de héros, royaumes, batailles etc., tout pour donner de la crédibilité au récit et offrir une familiarité bienvenue à l'auditoire. C'est bien le passé dont on parle, des vrais peuples, de vrais fleuves, de vraies villes... et puis de temps en temps des fausses. C'est assez loin pour qu'on puisse être flou, mais assez proche pour qu'on s'en souvienne un peu quand même. Cet entre-deux semi-légendaire, c'est ce que les auteurs allemands qui analysent ces sources appellent Heldenzeit, c'est cette chronologie alternative sens dessus-dessous mêlant vrai et faux, mais qui reste suffisamment ancrée dans le réel pour ne pas être du pur merveilleux ou du conte (contrairement à beaucoup de textes arthuriens, par exemple). Un passé vrai, mais impossible. Authentique, mais improbable.

Je précise également que cela va s'approcher d'autres concepts, sans pour autant s'y confondre. Par exemple, j'ai dit que Sigurd/Siegfried était un personnage fictif... mais beaucoup de chercheurs ont tenté de déterminer quel personnage historique se cachait derrière le tueur de dragon. Pourtant, autant la filiation de Dietrich von Bern avec Théodoric est connu par les poètes eux-mêmes (ils ont un souvenir vague de qui ils s'inspirent), autant ce n'est pas le cas de Sigurd. C'est la recherche moderne qui a cherché par l'onomastique ou l'analyse comparée à retracer l'origine du personnage, en partant du principe que si d'autres protagonistes tels que Dietrich étaient "historiques", alors Sigurd lui aussi devait avoir une source concrète. Certains y ont vue une déformation d'Arminius (la colonne de légionnaires sinuant dans la forêt du Teutobourg inspirant le dragon)(c'est une connexion étonnamment trèèès populaire en littérature moderne), d'autres préfèrent voir dans le drame des Nibelungen une adaptation d'évènements des chroniques franques et Siegfried, Krimhilde, Brunhilde etc. seraient des figures historiques mérovingiennes (à savoir Sigebert, Frédégonde et Brunichildis)(Et là, bizarrement, les auteurs littéraires ne se bousculent pas... curieux, non?).

Le libérateur : un roman Siegfried-Arminius...
Toutefois, on est là dans une spéculation basée sur la pensée suivante : tout dans les sources doit avoir une origine réelle qui ne serait que déformée. En fait, il s'agit d'une doctrine assez similaire à l’évhémérisme qui voit dans les divinités et les mythes une développement d'exagérations des vies de grands hommes, si grands et mémorables qu'on les aurait divinisés (un exemple concret et avéré de ce phénomène est le dieu norrois Bragi, associé à la poésie, qui est une divinisation d'un très célèbre scalde). Snorri Sturluson et Saxo Grammaticus sont complètement dans cette veine, et dans leur Heimskringla Saga et la Gesta Danorum, ils "rationalisent" les dieux païens en en faisant des ancêtres légendaires (bon, ça permettait aussi de tartiner sur le paganisme sans que ça soit trop suspicieux non plus, mais n'oublions pas que ces deux auteurs, sans qui une énorme partie de ce que nous savons sur les vieilles histoires du nord ne nous serait pas parvenu, étaient tout à fait et indiscutablement chrétiens). D'ailleurs, ces ancêtres divins-mais-en-fait-pas sont souvent à l'origine de lignées de rois légendaires, puis semi-légendaires, puis totalement attestés historiquement. On parlait des mérovingiens, justement, mais c'est un très bon exemple de lignée prestigieuse qui commence sur la base de on-dits légendaires (Mérovée) pour déboucher sur des rois tout à fait historiques et avérés (Clovis). Tout le monde fait ça. 

Dans les chroniques médiévales, l'Histoire et les légendes ne font qu'une, et le merveilleux s'estompe au fur et à mesure que les mémoires sont encore vivaces. D'ailleurs, la Gesta Danorum est souvent publiée en deux parties, la première plus légendaire, et la seconde, très factuelle (et donc pour 95% des gens, plus chiante)(ce n'est pas un hasard si la traduction française ne va pas au-delà du Livre IX). Et quand on a oublié l'origine de certains détails, on fait comme n'importe quelle franchise de pop-culture actuelle : on retconne. Le Retcon est la contraction anglaise de "continuité rétroactive", et c'est le fait de "réparer" des incohérences entre deux sources (livres, films, séries, etc.) en inventant des liens, des explications, des pirouettes scénaristiques qui permettent de faire fonctionner ces sources ensemble malgré ces incohérences qui n'en sont plus. 

Quand George Lucas décide qu'en fait, Dark Vador était le père de Luke depuis le début, et qu'Obi-Wan a en fait menti raconté les choses d'un certain point de vue, il retconne. Quand le poète danois qui adapte Laurin dans sa langue sait que Dietrich de BERN règne sur VÉRONE, mais qu'en son temps on a oublié que Bern est un des vieux noms de la ville de Vérone (et qu'il s'agit donc strictement du même lieu), il explique que Bern est le nom de la forteresse au cœur de Vérone et qui protège la ville, il retconne. Toujours dans le but d'être crédible aux oreilles de son temps, et de ne pas passer pour un pur inventeur.

La géographie est elle aussi affectée, bien entendue. Fondée sur les cartes véritables, les routes et voies maritimes empruntées par l'auditoire de l'époque, les villes connues et les fleuves familiers, elle n'est pas censé être un univers merveilleux mais le vrai monde de la réalité véritable (oui, la réf est voulue)... et pourtant les durées de voyage, voire les trajets instantanés, n'ont rien à envier à l'hyperespace de Star Wars, où selon les besoins des auteurs/réalisateurs, on traverse toute la galaxie en quelques secondes, quelques heures, quelques semaines, osef, ce qui compte c'est l'histoire. Dans la Heldenzeit, les jours de voyage, la longueur du trajet... tout cela est généralement peu important, on donne des chiffres ronds et symboliques sans chercher à donner d'indications véritablement utiles. Ce sont bien nos cartes, certes, mais dessinées à l'à-peu-près.

Heldenzeit, une période dans le temps et hors du temps, l'époque de Théodoric, d'Attila et de Ragnar Lodhbrok, tout à la fois. Le règne des Burgondes, des Francs, des Goths, les cours du Rhin et du Danube, le Danemark de Sven à la Barbe Fourchue et la Rome des empereurs wisigoths, le paganisme, le christianisme et même l'Islam, tout à la fois.


(Sinon, c'est dingue comme la Fantasy a finalement peu changé au fil des siècles, non?)

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