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dimanche 1 décembre 2024

Dietrich de Bern, Pt. 2 : l'échec héroïque

Dans un précédent billet, j'ai déjà parlé de la tendance qu'a Dietrich de Bern a rencontrer, disons... des contretemps... dans ses aventures. Pas juste des complications et des péripéties, non, non. Dietrich a la lose. Mais sa détermination et sa résilience face à l'échec en font un personnage admirable et inspirant.

Dietrich von Bern par Setz

Aujourd'hui, j'aimerai développer le motif de la malchance qui lui colle à la peau, et évoquer un aspect que j'ai laissé de côté la dernière fois et que je trouve assez fascinant, et qui en plus est une conséquence directe de cette poisse, à savoir ces moments où Dietrich pue tellement l'échec que ce sont les autres qui doivent résoudre la situation, pendant que le héros s'assoie place passager.

Prenons le Sigenot, par exemple. Dietrich apprend par son mentor Hildebrand qu'un géant traîne dans les parages avec l'intention de se venger du Bernois pour le meurtre de ses parents, Hild et Grim (encore une fois j'en parle justement dans le billet précédent). Hildebrand déconseille à Dietrich d'aller à sa rencontre, mais comme on l'a vu, les bons conseils du maître d'armes sont régulièrement (si ce n'est systématiquement) ignorés. Notre héros va donc retrouver le géant Sigenot dans les bois et ça se passe pas super bien. Dietrich essaie même d'apaiser le héros et éviter le combat (le fameux motif de la Lâcheté de Dietrich), ça ne parle pas trop à Sigenot qui l'assomme et l'emporte dans sa grotte / donjon où il enferme notre héros avant de retourner à Bern pour s'occuper de Hildebrand (qui, on l'a vu, a également participé au meurtre de Hild et Grim), et rebelote, le géant domine le héros et l'emporte dans ses geôles. Comment vont-ils s'en sortir ? Quelle astuce trouvera Dietrich pour les tirer de ce mauvais pas ?

Aucune.

C'est Hildebrand qui réussit à défaire ses liens, tue Sigenot et libère Dietrich avec l'aide un peu random d'un nain.

By 1606 - http://digital.staatsbibliothek-berlin.de/werkansicht?PPN=PPN814202969&PHYSID=PHYS_0124&DMDID=DMDLOG_0001, CC BY-SA 3.0, https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=68649002
Le nain Eggerich révèle à Hildebrand où se trouve l'échelle qui permet à Dietrich d'être sauvé.

Il existe deux versions de l'histoire, puisqu'au Sigenot on a ajouté le Jüngere Sigenot, une version plus tardive (comme ce fut le cas pour le Hildebrandslied et le Jüngeres Hildebrandslied), qui comporte plus de détails, mais cet élément central d'un Dietrich impotent dans les geôles et sauvé par Hildebrand reste identique. Certes, Dietrich sauve préalablement un nain d'un homme sauvage et ça va lui être bénéfique par la suite, quand il se retrouvera comme un con dans la fosse à serpents où le jette Sigenot (mais une pierre magique offerte par le nain lui évite les morsures), c'est pourtant toujours Hildebrand qui fait le gros du boulot.

Dietrich affronte un homme sauvage pour sauver le nain Baldung,1470

Après, Dietrich en damoiseau en détresse, capturé par un géant dans un donjon, pourquoi pas ? Peut-on vraiment en tirer des conclusions ? Sûrement Dietrich était-il dans un mauvais jour. Et si, imaginons, il devait défaire un dragon ? Ce serait forcément lui le héros proactif, hein ?

Bon. Parlons de Virginal.

C'est une source avec bien plus de péripéties et l'épisode avec les dragons est finalement presque anecdotique. Néanmoins, il en dit long sur la capacité de Hildebrand a prendre le contrôle d'une aventure et pendant que Dietrich attend que ça se passe.

Dietrich et Hildebrand sont en forêt quand ils entendent un appel à l'aide. Ils se précipitent à la rescousse et tombent sur un chevalier en train de se faire avaler par un dragon : les jambes et le torse ont déjà disparus, ne dépassent de la gueule du monstre que les bras et la tête du malheureux, qui s'avère être Rentwin, le petit neveu de Hildebrand (le fils de sa nièce). D'ailleurs, c'est Hildebrand qui le sauve de la créature, pendant que Dietrich tue un autre dragon, limite hors champs. Hildebrand est littéralement devenu le protagoniste, même la péripétie est liée à lui et non à Dietrich.

L'épisode se retrouve dans la Thidrekssaga, avec plus de détails. Le dragon vole, désormais, ses griffes labourent la terre comme le soc d'une charrue, bref, on est monté d'un cran dans la dangerosité de la menace. Ici le chevalier en détresse se nomme Sistram, ou Sintram dans la version suédoise, et il est le neveu de Hildebrand. Seulement ici, Hildebrand est remplacé par Fasold (un géant parent d'Ecke pour ceux que ça intéresse). Il semble cependant évident que c'est bien Hildebrand qui est censé accompagner le Bernois, en témoigne le lien familial toujours présent entre la victime et le maître d'armes ici absent.

Dietrich (Thidrek dans cette version mais par souci de clarté je vais rester sur Dietrich) et Fasold rouent le dragon de coups mais le fer ne mord pas. Sistram leur dit d'utiliser son épée qui se trouve... dans la gueule du monstre. Il faut donc un preux pour plonger son bras entre les crocs et extirper la lame. Qui s'y colle ? Vous l'avez deviné, pas Dietrich. C'est Fasold qui risque son bras et s'empare de l'épée, puis ils tuent le dragon à deux. On a une épisode où on tue du dragon et Dietrich tient le rôle du side-kick  !

Cependant, on peut également y voir une qualité qui le distingue profondément de Siegfried. Contrairement au prince de Xanten, Dietrich n'est pas un héros solitaire badass qui s'associe occasionnellement à d'autres (pour leur filer un coup de main car sans lui ils n'ont aucune chance, en plus), non, il est fondamentalement un joueur en équipe. Les aventures de Dietrich impliquent toujours des compagnons, à minima Hildebrand, et quand il part en solo, il se fait plusieurs fois battre et capturer. Il n'y a guère que contre Ecke qu'il obtient tout seul la victoire, au prix de rumeurs infâmantes colportées notamment par Vasolt/Fasold, justement, selon lesquelles il aurait tué le géant dans son sommeil. À croire que l'absence de son crew ouvre la possibilité de remettre son succès en question.*

La manière dont des preux de toute l'Europe désirent se joindre à sa compagnie (au point d'abandonner leurs responsabilités de roi de leur propre pays, comme pour Biterolf qui s'éclipsera comme un voleur de son palais de Tolède pour ne pas être vu de sa femme alors qu'il "fugue" pour rejoindre Dietrich, suivi plus tard de son fils Dielteib dans une quête similaire) a souvent été comparée à un genre de Roi Arthur germanique, sans Graal ni table ronde, mais en quête perpétuelle pour sauver les gens en détresse et rétablir le Bien avec un grand B en détrônant Ermrich, incarnation de la corruption du monde romain tardif. De ce point de vue là, les échecs de loser subis par Dietrich peuvent être interprétés comme des moments permettant à ses compagnons de briller. Au final, le groupe de Dietrich de Bern triomphe, même lorsque le chef échoue.

* en vrai, Sigenot lui fait le même reproche pour le meurtre de Hild, alors que Hildebrand était complice, donc je surinterprète peut-être. Ça pourrait aussi juste être les géants qui sont trop orgueilleux pour reconnaître des défaites à la loyale.

Dietrich et Hildebrand affrontent les dragons, 1444-48.
 

Mais le Virginal offre également un autre exemple de Dietrich capturé. Quoi, vous pensiez que c'était rare ? Que nenni ! Déjà, lui et ses hommes finissent dans les geôles du roi nain Laurin, mais je garde les sources Laurin et Walberan pour un article dédié, et le héros se fait également mettre aux fers dans Virginal, donc. 

Il part en avant de son groupe pour se rendre quelque part et se perd en chemin dans les bois avant de se faire défoncer par des brigands (ce sont des géants, évidemment, pas de vulgaires voleurs). Il est donc enfermé à la forteresse du géant Nitger, et son absence se faisant remarquer, Hildebrand (encore lui) assemble une dream team pour venir à sa rescousse. Deux dream teams, même, qui comportent des héros fameux comme Imian de Hongrie, Biterolf et son fils Dietleib, Witege et Heime, bref, ça ne rigole pas, et le tout se règlera par une série de duels pour obtenir sa libération. Au moins l'honneur est sauf, puisque Nitger permet à Dietrich de combattre lui-même dans l'un de ces duels, mais tout de même. 

On a un motif récurent de Dietrich emprisonné et sans échappatoire, à moins d'être sauvé. Pas d'évasions héroïques, pas de trucs ou astuces, il attend qu'on vienne le tirer de là. Même dans Laurin, lui et ses hommes ne peuvent se soustraire à la prison des nains que parce que Künhilde, la sœur de  Dietleib, trahit son époux Laurin et les fait sortir de leur cellule. On a également un héros qui régulièrement est mis en retrait au profit d'autres personnages, en l’occurrence souvent Hildebrand. 

Cette importance du mentor de Dietrich n'est pas si surprenante, considérant que le maître d'armes est un des personnages du légendaire héroïque germanique les plus anciens (qu'il nous reste), le Hildebrandslied étant la plus vieille source du corpus. Cela explique certainement pourquoi le conseil d'Hildebrand est systématiquement judicieux. Lorsque ignoré, la défaite s'en  suit, comme dans Laurin, où la troupe de son protégé se fait emprisonner lors d'une expédition contre laquelle il les avais pourtant averti du danger, ou Sigenot, où il tente de dissuader Dietrich d'aller à la rencontre du géant qui le cherche. En revanche, lorsque suivi, le conseil d'Hildebrand offre la victoire, comme lors du combat contre l'ogresse Hild : Dietrich s'y prend mal par trois fois et s'épuise, le maître d'armes lui donne la solution. 

Hildebrand, c'est Obi-Wan Kenobi, le mentor badass qui a raison et que son pupille devrait écouter plus attentivement. Sauf que que là, même s'il est vieux (et on le répète souvent), on est tout de même plus sur du Obi-Wan à la Ewan McGregor que papy Alec Guiness, avec tout le respect que je lui dois. Hildebrand dispense les conseils avisés, certes, mais ne se prive pas pour poutrer l'ennemi à coups d'épée. Parfois dans des circonstances où Dietrich brille également, comme au tournoi de la roseraie de Worms, dans le Rosengarten zu Worms, mais aussi, comme on l'a vu, quand Dietrich fait preuve de sa lose légendaire.

D'ailleurs puisqu'on y est, parlons-en de cette malchance. Elle est souvent présente dans le sous-texte, comme on l'a vu dans l'article précédent, notamment dans sa désastreuse campagne inefficace pour reprendre Ravenne. Mais il arrive que cela ressorte carrément dans le texte ! Le meilleur exemple se trouve dans le final du Nibelungenlied où Dietrich déclare (en parlant de ses camarades tombés au combat) : "N'était que je suis poursuivi par le malheur, la mort les aurait épargnés." Dans La Plainte, où Dietrich se lamente encore (c'est un peu le principe du texte, vous me direz) : "J'aurais préféré être mort depuis douze ans" sous-entendu, s'il était mort plus tôt (probablement à la bataille de Ravenne justement), ses camarades n'auraient pas eu à subir ce sort dont il est responsable par sa malchance. Je suspecte que ce soit une référence à la Rabenschlacht, puisque dans ce texte-là, alors qu'il tient le cadavre de son petit frère et dernier parent direct dans les bras, il pleure et dit qu'il aurais préféré mourir et que Diether vive à sa place. 

D'ailleurs, cela peut nuancer l'idée que Dietrich soit uniquement poursuivi par la poisse. En effet, malgré les nombreuses batailles où les meilleurs des meilleurs tombent comme des mouches, il survit toujours. Après tout, lui et Hildebrand ne sont-ils pas parmi les rares preux à survivre au massacre catastrophique à la cour d'Etzel ? N'a-t-il pas un peu de bol dans son malheur ?

Ironiquement, Dietrich sauve Frau Saelde (Dame Fortune) d'un chasseur sauvage monstrueux dans une de ses aventures "féériques" (aventiurhaft), le Wunderer. Celle-ci lui est donc redevable et au regard des épisodes suivants dans sa vie, on pourrait la croire bien ingrate. Et pourtant, c'est bien lorsqu'il aura tout perdu, et donc plus aucun espoir de reconquérir son trône par lui-même, que le destin va lui sourire, enfin. Frau Saelde finit par payer sa dette, il fallait "seulement" être patient.

Dietrich affronte le Wunderer (le monstre) qui a déjà commencé à dévorer Frau Saelde, 1472.

C'est le terrible malheur de Dietrich de Bern. Tant d'aventures, tant de combats, certains glorieux, mais beaucoup d'échecs. Autour de lui les amis meurent, la parentèle aussi. Lorsqu'il estime qu'une lutte est indigne d'être entreprise, il est accusé de lâcheté. Quand il essaie de renverser l'oncle responsable de sa situation (et d'un bon paquet de proches morts), il échoue. Pourtant, personne ne remet en question son statut de héros. De protagoniste, même, alors que juste à côté, je rappelle qu'on a Hilde-putain de-brand, quoi ! Que de belles leçons que celles-ci : l'échec n'amoindrit pas un homme, et il n'y a aucune honte à dépendre parfois de l'aide d'autrui pour réussir. Il n'y a pas à rougir de partager le succès avec un groupe, plutôt que d'en porter seul les lauriers.

Nous l'avons déjà vu, la qualité première de Dietrich est sa détermination dans l'adversité. J'espère avoir, avec ce second billet, permis de mieux appréhender pourquoi, et surtout de souligner à quel point le sort s'acharne sur lui. Comparé à Sigurd/Siegfried, qui triomphe de quasiment toutes ses péripéties sauf de celle qui le tue, Dietrich en bave. D'ailleurs, hormis son meurtre, les seules fois où Siegfried est en difficulté, c'est lors de duels contre... Dietrich (dans des sources qui font du Bernois le protagoniste). Loser, oui, mais pas incompétent. Et rien ne saurait plus marquer ce rappel au fer rouge que des victoires à la loyale contre le tueur de dragon en personne.

Dietrich échoue beaucoup, oui, c'est vrai, mais Dietrich n'en reste pas moins un héros.

dimanche 13 octobre 2024

Le vrai mystère des Nibelungen n'est pas leur trésor

S'il y a bien un nom qui évoque tout de suite le légendaire germanique au grand public, c'est bien Nibelungen, que ce soit la Chanson des Nibelungen, Wagner et son Ring des Nibelungen, ou l'adaptation filmique époustouflante de Fritz Lang. Et ce qui vient en tête, ce sont surtout des images d'un trésor incroyable, et en particulier ce fameux anneau, maudit par Andvari. Pourtant, le véritable mystère des Nibelungen n'est peut-être pas tant de savoir où précisément ils auraient déversé cet or dans le Rhin (même si beaucoup ont cherché, vous pensez bien), mais une autre interrogation, d'apparence bien plus triviale : qui, ou que sont-ils, au juste, ces Nibelungen ? Après tout ils sont dans les titres, non ? On doit bien savoir précisément à qui on a affaire...

On pourrait croire que la réponse est simplement dans les sources... mais vous vous doutez bien que si c'était si facile, je n'en aurais pas fait tout un foin. 

L'adaptation de Fritz Land est sortie il y a exactement un siècle, en 1924.
 
Afin de répondre correctement à cette interrogation, il va falloir nous pencher sur les différentes sources, et oui ! C'est encore un article de sources comparées, youhou ! Allez, faites au moins semblant d'être excités.

Mettons-nous d'abord d'accord sur les termes :

La tradition continentale comporte essentiellement les graphies suivantes : Nibelung (Chanson des Nibelungen ou Nibelungenlied), Nybling (Seyfrid à la Peau de Corne ou Hürnen Seyfrid), et Niflung / Nyffling (Saga de Théodoric de Vérone ou Þidrekssaga, qui je le rappelle est une source scandinave qui reprend la tradition continentale, donc disons qu'elle a un pied dans les deux traditions. La version suédois utilise Nyffling)

La tradition scandinave, quant à elle, emploie principalement Niflung (Edda, Völsunga Saga), voire Niblung.

Avant d'évoquer les sources légendaires, parlons d'abord concret. Déjà, les noms donnés précédemment sont au singulier, mais on va souvent employer leurs pluriels, à savoir pour les noms allemands Nibelung > Nibelungen, pour les noms en vieux norrois Niflung > Niflungar, etc. Quant à leur étymologie, il est généralement accepté que la racine soit le mot "brouillard", "Nebel" en allemand moderne, d'ailleurs. On peut également mentionner  que dans les sources norroises se trouvent deux graphies, Niflungar et Hniflungar, or, si la seconde n'est pas une erreur ou coquille (ce qui arrive souvent dans les manuscrits), alors l'hypothèse du brouillard ne tient plus. Après, il est souvent admis que, quand bien même le sens du nom ait été "esprit du brouillard" à l'origine, il est fort probable qu'au VIIIe siècle ce sens ait déjà été oublié des poètes.

Toutefois, il ne faudrait pas oublier que ce nom n'est pas purement fantaisiste ! Le nom Nibelunc a bel et bien été utilisé par les Carolingiens (des Francs, donc), plusieurs siècles avant la mise à la composition de nos sources. Nibelunc est d'ailleurs encore une graphie courante dans plusieurs sources en vieil haut allemand, tout comme Balmung est souvent écrit Balmunc, etc.. Le nom germain Nibilungos se retrouverait peut-être également dans le Waltharius sous la forme latinisée Nivilones. Gardez-ça en tête, on y reviendra plus tard.

Bon, cela étant dit, de quoi parle-t-on dans les sources ? 

Ce que toutes les versions ont en commun, c'est de décrire un peuple ou clan. Comme c'est l'usage dans des noms de clans ou de peuple comme ceux-ci, ils dérivent du nom de l'ancêtre qui fonde la dynastie (Völsung, ancêtre de Sigmund et Sigurd et fondateur des Völsungen, ou pour citer en exemple un autre roi Franc qui devrait vous parler un tout petit peu, Mérovée > les Mérovingiens). Jusqu'ici, tout va bien. Mais alors, qui est ce fondateur de dynastie, et est-ce le même personnage dans les deux traditions ?

Commençons par la version du nom la plus connue : N I B E L U N G. 

Nibelung, dans le Nibelungenlied, était un roi nain, et son fils, lui aussi appelé Nibelung, règne sur le Nibelungenland, ou Pays Nibelung, en compagnie de son frère Schilbung. C'est à eux que Siegfried dérobe le trésor, pas au dragon. Et oui, dans le Nibelungenlied, l'obtention du trésor et le meurtre du dragon sont deux péripéties distinctes. Les deux nains offrent l'épée Balmung à Siegfried en échange d'un service : il doit régler un contentieux entre eux et départager le trésor justement. Ça se passe très mal, gros massacre, les deux nains périssent (ainsi qu'une armée de guerriers et des géants, mais bref). Les Nibelungen sont dès lors conquis par Siegfried et à son service. Lorsqu'il voyagera en Isenstein pour tricher aider Gunther à séduire Brunhilde, il ira chercher 1000 nains Nibelungen qui lui ont prêté allégeance, afin d'impressionner Brunhilde et la forcer à respecter sa parole et les suivre à Worms. 

Les nains dominés associés au trésor dans le Die Nibelungen de Fritz Lang, 1924.

Sauf que... en plein milieu du Nibelungenlied, le terme qui désignait jusqu'ici et sans le moindre équivoque un peuple de nains soumis à Siegfried glisse et sert, on ne sait pas trop pourquoi, à désigner... les Burgondes, c'est à dire Gunther, Hagen, Kriemhilde et compagnie. Certains ont défendu un glissement sémantique dû au fait qu'ils se sont emparé du Nibelungenhort, le fameux trésor des Nibelungen, après le meurtre de Siegfried, ou encore en raison de la loyauté que les nains ont envers Siegfried et qui est clairement reporté sur sa veuve, Kriemhilde, et par extension à toute sa parentèle, dans la scène où les Burgondes viennent transférer l'or du trésor dans leurs coffres. Jan-Dirk Müller élabore l'idée que le monde merveilleux prolifère et déborde sur le monde réel à partir du moment où le trésor est dérobé aux nains, car ce sont d'abord les possessions de Siegfried qui sont qualifiées de "Nibelung", puis lorsqu'on le tue et dérobe son trésor, ce sont les Burgondes qui l'ont trahi qui deviennent des Nibelungen. 

Personnellement, je ne suis pas convaincu, et pour deux raisons. Premièrement, ce sont le territoire de Siegfried (Nibelungenland), son château et son trésor (Nibelungenhort), bref, ce qu'il a acquis des nains que le poète qualifie de "Nibelung", mais pas lui. Et c'est normal, puisque ces choses appartenaient aux Nibelungen avant d'être à lui, le Nibelungenland reste le Nibelungenland, il a juste changé de propriétaire, idem pour le trésor, etc.. On pourra débattre du flou qui règne sur ces terres merveilleuses et ses possessions initiales, mais comme celles-ci continuent d'être appelés Niderland, clairement il y a une distinction.

Deuxièmement, le transfert du trésor de la grotte vers Worms a lieu durant l'Aventure XIX, mais c'est seulement durant l'Aventure XXV que les Burgondes traversent le Danube pour se rendre au piège tendu par Etzel, point du récit à partir duquel ils deviennent soudain les Nibelungen. Donc non seulement le timing ne fonctionne pas, mais en plus ils deviennent eux-mêmes des Nibelungen, ce que Siegfried n'est jamais. Alors qu'il serait bien plus légitime à être appelé ainsi, puisqu'il commande au peuple Nibelung !

Müller y voit également une allégorie de la disparition, la corruption, la destruction même, de l'identité des Burgondes par leur cupidité... Après, comme le lecteur ne se voit gratifié d'absolument aucune explication ou de la moindre allusion pour justifier de ce brusque changement, on en est réduit au jeu des devinettes, et l'hypothèse de Müller ne me convainc guère.

D'ailleurs, une autre source continentale reprend les éléments du Nibelungenlied avec une logique similaire, mais sans cette ambiguïté bancale : les objets liés aux Nibelungen restent Nibelung, même entre les mains d'un nouveau maître, et basta. Cette source, c'est Biterolf et Dietleib. Plusieurs passages mentionnent ce nom, y compris pour parler des deux frères, Nibelung et Schilbung, de l'épée Balmung qu'ils offrent à Seyfrid en échange du service (partage du trésor), qualifiée d'"épée Nibelung", et du "trésor Nibelung" qu'il finit par récupérer. Pour ce qui est de l'identité des Nibelungen, on est donc sur une interprétation totalement alignée sur la première moitié du Nibelungenlied et les péripéties de Siegfried qu'on y trouve, mais sans glissement sémantique.

Ce qui est intéressant, c'est qu'à la même période, un autre classique de la tradition continentale décide d'une direction à suivre franchement, mais choisit l'opposée : en effet, le Rosengarten zu Worms, lui, emploie Nibelungen pour désigner le clan de Gunther, même si le nom n'apparaît que dans le Manuscrit A. Je précise qu'à ce moment de l'histoire, Siegfried est encore bien vivant, et n'est même pas encore marié à Kriemhilde, donc on ne peut imputer cela à un glissement de je ne sais pas quoi. Non, il est simplement entendu que les Nibelungen sont les Burgondes.

Le Seyfrid à la Peau de Corne ne partage pas non plus l'indécision de sa célèbre aînée et tranche. Le poète détermine ainsi que les Nyblingen sont indiscutablement les nains. Comme Nibelung premier du nom dans le Nibelungenlied, le roi Nybling meurt et lègue son royaume (et son trésor incroyable) à ses fils. Non pas deux, mais trois cette fois. Le contexte du peuple est différent lorsque Seyfrid se rend chez eux : ils sont opprimés par un vilain géant un dragon, lequel a kidnappé Kriemhilde (raison pour laquelle Seyfrid passe par là). Ils sont menés par le nain Eugleyne, qui est une sorte d'Alberich, mais sympa. Une fois que le héros les a débarrassés du géant Kuperan et du dragon, ils se mettent au service de Seyfrid. Le dragon et les nains sont réunis en une seule péripétie. Sans être identique à la première partie du Nibelungenlied, le poète allemand a clairement choisi l'interprétation de Nibelungen = nains au service du héros (ici sauvés par lui plutôt que conquis). Cette source est cependant bien plus tardive, la plus tardive de toutes celles dont nous parlerons ici.

La Þidrekssaga, pourtant la saga avec un pied dans les deux traditions, ne s’embarrasse pas d’ambiguïté et part sur la compréhension communément admise par le public scandinave : les Niflungar sont les Burgondes. D'ailleurs, l'association entre les deux est si forte que jamais on ne trouve la désignation "Burgondes" dans cette source, uniquement Niflungar, alors que les autres sources scandinaves comme l'Edda Poétique l'emploient en parallèle de "Burgondes", de même le court fragment du Waldere anglo-saxon ! Évidemment, le Niflungaland de la Þidrekssaga n'est donc pas une terre merveilleuse, mais le très concret pays burgonde, et sa capitale Vernisa est Worms.

L'Edda Poétique, comme je le disais, emploie Niflungar indifféremment de Gjukungar, c'est à dire la ligné de Gjuki (Gunnar, Högni, Gudrun, etc.), et ce dans plusieurs des sources du recueil, à savoir le Premier Poème sur Helgi Hundingsbani, le Brot av Sigurdarkvida, le Lai d'Atli et le Poème Groenlandais sur Atli. Les guerriers du clan, Gunnar lui-même ou encore le fameux trésor, une fois qu'il a mis la main dessus, sont désignés par le terme Niflung. Le fils de Högni, et accessoirement son vengeur, s’appelle également Niflung dans la Völsunga Saga, ou plus exactement Hniflung. Le terme Niflungar apparaît également dans l'Edda en prose, et plus particulièrement dans le Skáldskaparmál, là encore comme synonyme de Gjukungar.

Enfin, mentionnons brièvement que dans les ballades féringiennes racontant les aventures de Sigurd, Gunnar et compagnie, le nom de Niflungar, auquel on aurait pu s'attendre en toute logique, brille pourtant par son absence. Gunnar et son clan sont uniquement nommés Gjukungar, descendants de Gjuki, et il n'y a pas non plus de péripéties autour d'un peuple nain lié à Sigurd.

Volker d'Alzey (le poète joueur de vielle, d'où l'instrument au-dessus de sa tête) passe un sale moment au tournoi de la Roseraie de Worms (dans le Rosengarten zu Worms). Il se fait défoncer par le moine-guerrier Ilsân combat héroïquement du côté des Nibelungen, le clan du roi Gunther.
 
On a donc une interprétation absolument dominante, à savoir que les Nibelungen sont le clan de Gunther/Gunnar etc., et une autre, alternative, qui se glisse dans le Nibelungenlied sans réussir à s'y tenir tout du long, mais finit par dominer le Zeitgeist au point de remplacer la première dans Biterolf et Dietleib et le Hürnen Seyfrid, à savoir que les Nibelungen sont un peuple de nains merveilleux.

On pourrait croire que le problème est réglé, que la version des nains est juste un bourgeonnement tardif, et pourtant... il reste toutefois en suspens le fait qu'il s'agisse d'un nom historique et bien réel, et pour mémoire : un nom franc.
 
Vous vous souvenez que le nom de Nibelungen apparaitrait latinisé dans le Waltharius ? Or, ils sont alors un clan Franc, bien que je le rappelle, c'est une spécificité du Waltharius de faire de Gunther et les siens des Francs, plutôt que des Burgondes, à contrecourant de toutes les autres sources, toutes traditions confondues. En dehors du Waltharius, le clan de Gunther/Gunnar est toujours Burgonde, et c'est normal, puisque la figure historique dont dérive probablement Gunther est le roi burgonde Gundaharius. Attribuer au Burgondes un lignage tiré d'un nom franc est un contresens. 
 
En revanche, Sigurd/Siegfried/Seyfrid, lui, est toujours Franc. Faut-il alors voir un souvenir brumeux (padam tschii 🥁) d'une origine historique très ancienne dans le fait que les Nibelungen se soumettent à Siegfried/Seyfrid dans la tradition continentale, lui jurant allégeance et devenant ainsi son peuple, (re)connectant ainsi Francs et Nibelungen ? Tentant, mais si c'est le cas, pourquoi Siegfried ne devient-il jamais un Nibelung lui-même dans la narration, alors que ses meurtriers burgondes, si ?

Forcément, nos cerveaux se mettent à bouillonner : est-ce une coïncidence si le Waltharius, la seule source à faire de Gunther et sa clique des Francs soit également, et de plusieurs siècles, la source la plus ancienne de toutes celle que nous avons passé en revue ici ? On serait là aussi tenté d'y voir une survivance d'un élément historique ancien, cependant l'appareil critique de la traduction française du Waltharius explique assez bien comment des considérations politiques tout à fait contemporaines au poète ont plus probablement motivé celui-ci à faire du cupide Gunther un Franc. Pourtant, dans La Plainte (Die Klage), un texte composé comme un long épilogue à la Chanson des Nibelungen, bien qu'on parle bien de Burgondes, on trouve cependant une mention isolée désignant les gens de Worms comme... des Francs. Alors coquille innocente ou artefact d'une version plus ancienne ? Bien que La Plainte ait été composée vingt ans après la Chanson, la question se pose.
 
Quant à la Chanson des Nibelungen qui semble maladroitement amorcer le virage d'une nouvelle interprétation plus tardive, elle fut pourtant couchée sur vélin à la même période que les Edda. Le Rosengarten zu Worms et Biterolf et Dietleib ne sont pas beaucoup plus tardifs non plus, un demi siècle à peine, et mis à l'écrit en même temps l'un comme l'autre, et pourtant adoptant deux interprétations différentes. Ce ne serait donc pas tant un ajout tardif qu'une alternative apparue avant le passage de l'oral à l'écrit, impliquant que la tradition orale devait élaborer sur ce concept depuis quelques temps déjà.
 
Plus on se penche sur la question, moins on a de réponse, et on commence à vouloir connecter des points à tout prix... alors qu'à l'évidence, ce n'est pas seulement l'étymologie mais aussi l'origine culturelle du nom qui furent oubliés, bien que le nom lui-même ait traversé les siècles. Les poètes qui se sont rapprochés du nom Nibelunc historique en l'associant aux Francs plutôt qu'aux Burgondes l'ont sans doute fait à leur insu. Un heureux hasard, en somme.

Alors, les Nibelungen sont-ils les Burgondes, ou des nains ? Je ne peux même pas dire que cela dépend des sources, puisqu'on la vu, une des sources majeures, celle qui nous a donné le nom iconique que tout le monde connaît - Nibelungen - n'est même pas cohérente avec elle-même ! Ma réponse, comme souvent sur ce blog, sera donc la suivante :

Ça dépend. C'est compliqué.


Mais vous commencez à avoir l'habitude.