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dimanche 13 octobre 2024

Le vrai mystère des Nibelungen n'est pas leur trésor

S'il y a bien un nom qui évoque tout de suite le légendaire germanique au grand public, c'est bien Nibelungen, que ce soit la Chanson des Nibelungen, Wagner et son Ring des Nibelungen, ou l'adaptation filmique époustouflante de Fritz Lang. Et ce qui vient en tête, ce sont surtout des images d'un trésor incroyable, et en particulier ce fameux anneau, maudit par Andvari. Pourtant, le véritable mystère des Nibelungen n'est peut-être pas tant de savoir où précisément ils auraient déversé cet or dans le Rhin (même si beaucoup ont cherché, vous pensez bien), mais une autre interrogation, d'apparence bien plus triviale : qui, ou que sont-ils, au juste, ces Nibelungen ? Après tout ils sont dans les titres, non ? On doit bien savoir précisément à qui on a affaire...

On pourrait croire que la réponse est simplement dans les sources... mais vous vous doutez bien que si c'était si facile, je n'en aurais pas fait tout un foin. 

L'adaptation de Fritz Land est sortie il y a exactement un siècle, en 1924.
 
Afin de répondre correctement à cette interrogation, il va falloir nous pencher sur les différentes sources, et oui ! C'est encore un article de sources comparées, youhou ! Allez, faites au moins semblant d'être excités.

Mettons-nous d'abord d'accord sur les termes :

La tradition continentale comporte essentiellement les graphies suivantes : Nibelung (Chanson des Nibelungen ou Nibelungenlied), Nybling (Seyfrid à la Peau de Corne ou Hürnen Seyfrid), et Niflung / Nyffling (Saga de Théodoric de Vérone ou Þidrekssaga, qui je le rappelle est une source scandinave qui reprend la tradition continentale, donc disons qu'elle a un pied dans les deux traditions. La version suédois utilise Nyffling)

La tradition scandinave, quant à elle, emploie principalement Niflung (Edda, Völsunga Saga), voire Niblung.

Avant d'évoquer les sources légendaires, parlons d'abord concret. Déjà, les noms donnés précédemment sont au singulier, mais on va souvent employer leurs pluriels, à savoir pour les noms allemands Nibelung > Nibelungen, pour les noms en vieux norrois Niflung > Niflungar, etc. Quant à leur étymologie, il est généralement accepté que la racine soit le mot "brouillard", "Nebel" en allemand moderne, d'ailleurs. On peut également mentionner  que dans les sources norroises se trouvent deux graphies, Niflungar et Hniflungar, or, si la seconde n'est pas une erreur ou coquille (ce qui arrive souvent dans les manuscrits), alors l'hypothèse du brouillard ne tient plus. Après, il est souvent admis que, quand bien même le sens du nom ait été "esprit du brouillard" à l'origine, il est fort probable qu'au VIIIe siècle ce sens ait déjà été oublié des poètes.

Toutefois, il ne faudrait pas oublier que ce nom n'est pas purement fantaisiste ! Le nom Nibelunc a bel et bien été utilisé par les Carolingiens (des Francs, donc), plusieurs siècles avant la mise à la composition de nos sources. Nibelunc est d'ailleurs encore une graphie courante dans plusieurs sources en vieil haut allemand, tout comme Balmung est souvent écrit Balmunc, etc.. Le nom germain Nibilungos se retrouverait peut-être également dans le Waltharius sous la forme latinisée Nivilones. Gardez-ça en tête, on y reviendra plus tard.

Bon, cela étant dit, de quoi parle-t-on dans les sources ? 

Ce que toutes les versions ont en commun, c'est de décrire un peuple ou clan. Comme c'est l'usage dans des noms de clans ou de peuple comme ceux-ci, ils dérivent du nom de l'ancêtre qui fonde la dynastie (Völsung, ancêtre de Sigmund et Sigurd et fondateur des Völsungen, ou pour citer en exemple un autre roi Franc qui devrait vous parler un tout petit peu, Mérovée > les Mérovingiens). Jusqu'ici, tout va bien. Mais alors, qui est ce fondateur de dynastie, et est-ce le même personnage dans les deux traditions ?

Commençons par la version du nom la plus connue : N I B E L U N G. 

Nibelung, dans le Nibelungenlied, était un roi nain, et son fils, lui aussi appelé Nibelung, règne sur le Nibelungenland, ou Pays Nibelung, en compagnie de son frère Schilbung. C'est à eux que Siegfried dérobe le trésor, pas au dragon. Et oui, dans le Nibelungenlied, l'obtention du trésor et le meurtre du dragon sont deux péripéties distinctes. Les deux nains offrent l'épée Balmung à Siegfried en échange d'un service : il doit régler un contentieux entre eux et départager le trésor justement. Ça se passe très mal, gros massacre, les deux nains périssent (ainsi qu'une armée de guerriers et des géants, mais bref). Les Nibelungen sont dès lors conquis par Siegfried et à son service. Lorsqu'il voyagera en Isenstein pour tricher aider Gunther à séduire Brunhilde, il ira chercher 1000 nains Nibelungen qui lui ont prêté allégeance, afin d'impressionner Brunhilde et la forcer à respecter sa parole et les suivre à Worms. 

Les nains dominés associés au trésor dans le Die Nibelungen de Fritz Lang, 1924.

Sauf que... en plein milieu du Nibelungenlied, le terme qui désignait jusqu'ici et sans le moindre équivoque un peuple de nains soumis à Siegfried glisse et sert, on ne sait pas trop pourquoi, à désigner... les Burgondes, c'est à dire Gunther, Hagen, Kriemhilde et compagnie. Certains ont défendu un glissement sémantique dû au fait qu'ils se sont emparé du Nibelungenhort, le fameux trésor des Nibelungen, après le meurtre de Siegfried, ou encore en raison de la loyauté que les nains ont envers Siegfried et qui est clairement reporté sur sa veuve, Kriemhilde, et par extension à toute sa parentèle, dans la scène où les Burgondes viennent transférer l'or du trésor dans leurs coffres. Jan-Dirk Müller élabore l'idée que le monde merveilleux prolifère et déborde sur le monde réel à partir du moment où le trésor est dérobé aux nains, car ce sont d'abord les possessions de Siegfried qui sont qualifiées de "Nibelung", puis lorsqu'on le tue et dérobe son trésor, ce sont les Burgondes qui l'ont trahi qui deviennent des Nibelungen. 

Personnellement, je ne suis pas convaincu, et pour deux raisons. Premièrement, ce sont le territoire de Siegfried (Nibelungenland), son château et son trésor (Nibelungenhort), bref, ce qu'il a acquis des nains que le poète qualifie de "Nibelung", mais pas lui. Et c'est normal, puisque ces choses appartenaient aux Nibelungen avant d'être à lui, le Nibelungenland reste le Nibelungenland, il a juste changé de propriétaire, idem pour le trésor, etc.. On pourra débattre du flou qui règne sur ces terres merveilleuses et ses possessions initiales, mais comme celles-ci continuent d'être appelés Niderland, clairement il y a une distinction.

Deuxièmement, le transfert du trésor de la grotte vers Worms a lieu durant l'Aventure XIX, mais c'est seulement durant l'Aventure XXV que les Burgondes traversent le Danube pour se rendre au piège tendu par Etzel, point du récit à partir duquel ils deviennent soudain les Nibelungen. Donc non seulement le timing ne fonctionne pas, mais en plus ils deviennent eux-mêmes des Nibelungen, ce que Siegfried n'est jamais. Alors qu'il serait bien plus légitime à être appelé ainsi, puisqu'il commande au peuple Nibelung !

Müller y voit également une allégorie de la disparition, la corruption, la destruction même, de l'identité des Burgondes par leur cupidité... Après, comme le lecteur ne se voit gratifié d'absolument aucune explication ou de la moindre allusion pour justifier de ce brusque changement, on en est réduit au jeu des devinettes, et l'hypothèse de Müller ne me convainc guère.

D'ailleurs, une autre source continentale reprend les éléments du Nibelungenlied avec une logique similaire, mais sans cette ambiguïté bancale : les objets liés aux Nibelungen restent Nibelung, même entre les mains d'un nouveau maître, et basta. Cette source, c'est Biterolf et Dietleib. Plusieurs passages mentionnent ce nom, y compris pour parler des deux frères, Nibelung et Schilbung, de l'épée Balmung qu'ils offrent à Seyfrid en échange du service (partage du trésor), qualifiée d'"épée Nibelung", et du "trésor Nibelung" qu'il finit par récupérer. Pour ce qui est de l'identité des Nibelungen, on est donc sur une interprétation totalement alignée sur la première moitié du Nibelungenlied et les péripéties de Siegfried qu'on y trouve, mais sans glissement sémantique.

Ce qui est intéressant, c'est qu'à la même période, un autre classique de la tradition continentale décide d'une direction à suivre franchement, mais choisit l'opposée : en effet, le Rosengarten zu Worms, lui, emploie Nibelungen pour désigner le clan de Gunther, même si le nom n'apparaît que dans le Manuscrit A. Je précise qu'à ce moment de l'histoire, Siegfried est encore bien vivant, et n'est même pas encore marié à Kriemhilde, donc on ne peut imputer cela à un glissement de je ne sais pas quoi. Non, il est simplement entendu que les Nibelungen sont les Burgondes.

Le Seyfrid à la Peau de Corne ne partage pas non plus l'indécision de sa célèbre aînée et tranche. Le poète détermine ainsi que les Nyblingen sont indiscutablement les nains. Comme Nibelung premier du nom dans le Nibelungenlied, le roi Nybling meurt et lègue son royaume (et son trésor incroyable) à ses fils. Non pas deux, mais trois cette fois. Le contexte du peuple est différent lorsque Seyfrid se rend chez eux : ils sont opprimés par un vilain géant un dragon, lequel a kidnappé Kriemhilde (raison pour laquelle Seyfrid passe par là). Ils sont menés par le nain Eugleyne, qui est une sorte d'Alberich, mais sympa. Une fois que le héros les a débarrassés du géant Kuperan et du dragon, ils se mettent au service de Seyfrid. Le dragon et les nains sont réunis en une seule péripétie. Sans être identique à la première partie du Nibelungenlied, le poète allemand a clairement choisi l'interprétation de Nibelungen = nains au service du héros (ici sauvés par lui plutôt que conquis). Cette source est cependant bien plus tardive, la plus tardive de toutes celles dont nous parlerons ici.

La Þidrekssaga, pourtant la saga avec un pied dans les deux traditions, ne s’embarrasse pas d’ambiguïté et part sur la compréhension communément admise par le public scandinave : les Niflungar sont les Burgondes. D'ailleurs, l'association entre les deux est si forte que jamais on ne trouve la désignation "Burgondes" dans cette source, uniquement Niflungar, alors que les autres sources scandinaves comme l'Edda Poétique l'emploient en parallèle de "Burgondes", de même le court fragment du Waldere anglo-saxon ! Évidemment, le Niflungaland de la Þidrekssaga n'est donc pas une terre merveilleuse, mais le très concret pays burgonde, et sa capitale Vernisa est Worms.

L'Edda Poétique, comme je le disais, emploie Niflungar indifféremment de Gjukungar, c'est à dire la ligné de Gjuki (Gunnar, Högni, Gudrun, etc.), et ce dans plusieurs des sources du recueil, à savoir le Premier Poème sur Helgi Hundingsbani, le Brot av Sigurdarkvida, le Lai d'Atli et le Poème Groenlandais sur Atli. Les guerriers du clan, Gunnar lui-même ou encore le fameux trésor, une fois qu'il a mis la main dessus, sont désignés par le terme Niflung. Le fils de Högni, et accessoirement son vengeur, s’appelle également Niflung dans la Völsunga Saga, ou plus exactement Hniflung. Le terme Niflungar apparaît également dans l'Edda en prose, et plus particulièrement dans le Skáldskaparmál, là encore comme synonyme de Gjukungar.

Enfin, mentionnons brièvement que dans les ballades féringiennes racontant les aventures de Sigurd, Gunnar et compagnie, le nom de Niflungar, auquel on aurait pu s'attendre en toute logique, brille pourtant par son absence. Gunnar et son clan sont uniquement nommés Gjukungar, descendants de Gjuki, et il n'y a pas non plus de péripéties autour d'un peuple nain lié à Sigurd.

Volker d'Alzey (le poète joueur de vielle, d'où l'instrument au-dessus de sa tête) passe un sale moment au tournoi de la Roseraie de Worms (dans le Rosengarten zu Worms). Il se fait défoncer par le moine-guerrier Ilsân combat héroïquement du côté des Nibelungen, le clan du roi Gunther.
 
On a donc une interprétation absolument dominante, à savoir que les Nibelungen sont le clan de Gunther/Gunnar etc., et une autre, alternative, qui se glisse dans le Nibelungenlied sans réussir à s'y tenir tout du long, mais finit par dominer le Zeitgeist au point de remplacer la première dans Biterolf et Dietleib et le Hürnen Seyfrid, à savoir que les Nibelungen sont un peuple de nains merveilleux.

On pourrait croire que le problème est réglé, que la version des nains est juste un bourgeonnement tardif, et pourtant... il reste toutefois en suspens le fait qu'il s'agisse d'un nom historique et bien réel, et pour mémoire : un nom franc.
 
Vous vous souvenez que le nom de Nibelungen apparaitrait latinisé dans le Waltharius ? Or, ils sont alors un clan Franc, bien que je le rappelle, c'est une spécificité du Waltharius de faire de Gunther et les siens des Francs, plutôt que des Burgondes, à contrecourant de toutes les autres sources, toutes traditions confondues. En dehors du Waltharius, le clan de Gunther/Gunnar est toujours Burgonde, et c'est normal, puisque la figure historique dont dérive probablement Gunther est le roi burgonde Gundaharius. Attribuer au Burgondes un lignage tiré d'un nom franc est un contresens. 
 
En revanche, Sigurd/Siegfried/Seyfrid, lui, est toujours Franc. Faut-il alors voir un souvenir brumeux (padam tschii 🥁) d'une origine historique très ancienne dans le fait que les Nibelungen se soumettent à Siegfried/Seyfrid dans la tradition continentale, lui jurant allégeance et devenant ainsi son peuple, (re)connectant ainsi Francs et Nibelungen ? Tentant, mais si c'est le cas, pourquoi Siegfried ne devient-il jamais un Nibelung lui-même dans la narration, alors que ses meurtriers burgondes, si ?

Forcément, nos cerveaux se mettent à bouillonner : est-ce une coïncidence si le Waltharius, la seule source à faire de Gunther et sa clique des Francs soit également, et de plusieurs siècles, la source la plus ancienne de toutes celle que nous avons passé en revue ici ? On serait là aussi tenté d'y voir une survivance d'un élément historique ancien, cependant l'appareil critique de la traduction française du Waltharius explique assez bien comment des considérations politiques tout à fait contemporaines au poète ont plus probablement motivé celui-ci à faire du cupide Gunther un Franc. Pourtant, dans La Plainte (Die Klage), un texte composé comme un long épilogue à la Chanson des Nibelungen, bien qu'on parle bien de Burgondes, on trouve cependant une mention isolée désignant les gens de Worms comme... des Francs. Alors coquille innocente ou artefact d'une version plus ancienne ? Bien que La Plainte ait été composée vingt ans après la Chanson, la question se pose.
 
Quant à la Chanson des Nibelungen qui semble maladroitement amorcer le virage d'une nouvelle interprétation plus tardive, elle fut pourtant couchée sur vélin à la même période que les Edda. Le Rosengarten zu Worms et Biterolf et Dietleib ne sont pas beaucoup plus tardifs non plus, un demi siècle à peine, et mis à l'écrit en même temps l'un comme l'autre, et pourtant adoptant deux interprétations différentes. Ce ne serait donc pas tant un ajout tardif qu'une alternative apparue avant le passage de l'oral à l'écrit, impliquant que la tradition orale devait élaborer sur ce concept depuis quelques temps déjà.
 
Plus on se penche sur la question, moins on a de réponse, et on commence à vouloir connecter des points à tout prix... alors qu'à l'évidence, ce n'est pas seulement l'étymologie mais aussi l'origine culturelle du nom qui furent oubliés, bien que le nom lui-même ait traversé les siècles. Les poètes qui se sont rapprochés du nom Nibelunc historique en l'associant aux Francs plutôt qu'aux Burgondes l'ont sans doute fait à leur insu. Un heureux hasard, en somme.

Alors, les Nibelungen sont-ils les Burgondes, ou des nains ? Je ne peux même pas dire que cela dépend des sources, puisqu'on la vu, une des sources majeures, celle qui nous a donné le nom iconique que tout le monde connaît - Nibelungen - n'est même pas cohérente avec elle-même ! Ma réponse, comme souvent sur ce blog, sera donc la suivante :

Ça dépend. C'est compliqué.


Mais vous commencez à avoir l'habitude.

mardi 21 novembre 2023

La "vraie version" est un mirage : sources comparées

Die Nibelungen, Fritz Lang.
J'avais déjà un peu évoqué le sujet dans mon article sur Brynhilde, mais je me suis dit qu'il pourrait être intéressant de montrer ce qu'implique l'écriture d'un chapitre de Heldenzeit en terme de comparaison de sources. Pour ce faire, quoi de mieux que de prendre un exemple concret. Pas un exemple trop foufou non plus, rassurez-vous, ça ne partira pas dans tous les sens, c'est vraiment pas pour provoquer la confusion ou vous retourner le cerveau. En revanche, j'aimerai, par la démonstration, toucher du doigt un élément crucial qui s'est imposé à moi durant le projet, et que j'essaie d'intégrer au récit même de Heldenzeit :

Il n'y a pas de "vraie" version authentique de ces histoires. Ce n'est pas comme Le Seigneur des Anneaux ou Harry Potter, il n'y a pas "les livres d'origine" offrant une histoire cohérente qui aurait été dévoyée avec le temps. Les Eddas et le Nibelungenlied ont été mis sur vélin à peu près à la même époque et, on va le constater, ces sources diffèrent déjà grandement. S'il a un jour existé une Ur-Legende de Sigurd, nous ne le saurons jamais, et si c'était cas, il est fort improbable qu'elle soit réellement reconnaissable. Même le combat iconique contre le dragon ne saurait être garanti, puisque dans Beowulf, c'est Sigmund, son père, qui est loué comme un tueur de dragon. Les légendes héroïques germaniques sont des amalgames en perpétuelle évolution, c'était vrai au Moyen-Âge, et ça l'est encore.

Alors je ne développerais pas quels éléments j'ai gardé, ou pas, ni quelles pirouettes ont été nécessaires pour faire fonctionner ce que j'ai décidé d'utiliser dans mon chapitre, non, ça n'est pas mon objectif et de toute manière vous pourrez vous le lire directement quand j'aurais fini. Ici, je souhaite seulement montrer comment un épisode, centré sur un événement particulier, va puiser dans des sources diverses et à quel point toutes ces sources sont à la fois congruentes et... parfois contradictoires. L'épisode en question concerne la querelle des reines entre Krimhilde / Gudrun et sa rivale Brynhilde, en étendant jusqu'à la conséquence funeste (attention divulgâchage), à savoir la mort de Siegfried / Sigurd (je vous avais prévenus)(quel scoop).

Les sources utilisées sont les suivantes :

La Chanson des Nibelungen

La Þidrekssaga

La Saga des Völsungs

L'Edda Poétique (plus précisément : La prophétie de Grípir, Fragment du chant de Sigurd, Premier et Second chant de Gudrun)

L'Edda en Prose (plus précisément le Skáldskaparmál)

La ballade de Brynhild

Voilà, à partir de là on va voir comment le récit de la rivalité entre les deux reines va être décrite à travers l'espace germanique, au fil du temps. Je ne vais pas revenir en détail sur les racines du problème entre les deux femmes, j'en ai déjà parlé sur ce blog, aussi me concentrerais-je sur les événements qui se déroulent après le double mariage.

L'incident initial qui déclenche les hostilités ouvertes.

Dans tous les cas, Krimhilde / Gudrun et Siegfried / Sigurd sont de visite chez Brynhilde et Gunther / Gunnar. Les sources s'accordent à décrire alors un manquement à l'étiquette, où un personnage manque de respect à un autre, en raison de son rang (supposé) inférieur.

Dans la Saga des Völsungs, comme dans les Eddas, l'incident a lieu en allant à la rivière (voire le Rhin pour la Völsunga saga), soit pour se baigner, ou se laver les cheveux selon l'Edda en Prose et la Ballade de Brynhilde. Dans cette dernière, c'est Gudrun qui s'avance plus loin dans l'eau, tandis que toutes les autres sources font de Brynhilde l'arrogante reine qui ne supporte pas que l'eau salie par une inférieure ne coule sur ses cheveux.

S'en suit un concours de qui a le meilleur mari, voire également le meilleur père dans la saga des Völsungs. Problème : les exploits du mari de Brynhilde, Gunther / Gunnar, sont falsifiés et immérités, alors que Krimhilde / Gudrun a épousé le tueur de dragon local... et qu'elle peut prouver la supercherie autour de Gunther en produisant l'anneau que Siegfried / Sigurd lui a dérobé lors du viol nuptial dont je parlais déjà ici. L'Edda en Prose insiste sur le fait que Gudrun se fout littéralement de sa gueule et lui rit au nez en lui montrant l'anneau dont elle cite même le nom (Andvaranaut), là où la saga des Völsungs la montre plus factuelle et surtout agacée par les insinuations fausses contre elle et son mari. Brynhilde, humiliée, est pâle comme la mort et silencieuse.

Dans la Þidrekssaga comme le Nibelungenlied, on quitte les berges du Rhin pour un contexte de cour. Dans la première, c'est lorsque Brynhilde entre dans la grande salle que Gudrun refuse de se lever de son siège, contrairement aux autres personnes présentes, car elle s'estime (à raison) être de statut social égal, ce que dispute évidemment sa rivale. Brynhilde est à l'offensive puisqu'elle se vante de siéger à la place qui fut celle de la mère de Gudrun, Grimhilde. Ici c'est elle la reine maintenant, capiche ?

Elle insulte Sigurd en référençant un attribut peu courant des jeunesses de Sigurd / Siegfried, à savoir son côté Wilder Mann un peu sauvageon. Après cette diatribe bien insultante, Gudrun lui fait une Jean-Noël Grandhomme et répond que certes, elle a bien parlé, mais elle n'avait rien à dire, et lui sort là aussi l'anneau comme preuve que la parole de Gunther = pipeau. Brynhilde comprend qu'on lui a menti et pire que tout, cette révélation a lieu devant beaucoup de témoins, elle est muette également, mais devient cette fois rouge écarlate, et quitte carrément la ville de honte.

Dans le Nibelungenlied, on est toujours à Worms, mais cette fois dans un contexte de tournoi. En effet, Brynhilde n'a pas arrêté de tanner son mari parce que, à Xanten, Krimhilde a l'audace de se croire une reine égale à elle, alors qu'elle a épousé un vassal de Gunther. Tu te rends compte ? Non mais Allô ! Gunther se dit qu'il faut absolument trouver une distraction tellement il n'en peut plus, sauf que Gunther, c'est pas le scramasaxe le plus affûté de l'armurerie, il avait pas calculé qu'en invitant Siegfried à la fête, bah il allait mettre Krimhilde sous le nez de sa femme et que, peut-être, c'était pas la meilleure distraction du monde. 

Ce qui devait arriver arriva, les deux femmes sont assises côtes à côtes devant le tournoi, et ça joute plus fort en mode passif agressif dans les tribunes que dans la lice, si vous voyez ce que je veux dire. Toujours le concours de meilleur mari, de meilleur roi (c'est les mêmes dont on parle, donc bon). Agacée par les accusations de vassalité, Krimhilde compte prouver la fausseté de celles-ci, non pas avec l'anneau (pas tout de suite), mais en défiant Brynhilde : elle entrera dans la cathédrale avant elle, parce qu'elle le peut (le principe de bienséance de "qui passe avant qui" est donc similaire à la version baignade, mais le contexte social change : beaucoup de témoins, et un cadre formel). Plus tard, elles vont encore s'engueuler sur le parvis de la cathédrale, et Krimhilde met ses menaces à exécutions, provoquant LA conversation où Krimhilde avoue la vérité honteuse à Brynhilde devant tout le monde. J'aime beaucoup le détail de Brynhilde, humiliée, qui doit attendre toute la messe avant de pouvoir demander une preuve, et c'est la "messe la plus longue de sa vie". Krimhilde prouve ses dires en montrant l'anneau et la ceinture prises par Siegfried durant la nuit de noces.

Partant de là, on a une Brynhilde humiliée, parfois en privé, parfois en public, la plupart du temps parce qu'elle a cherché la merde et provoqué sa rivale. Il faut comprendre qu'elle est décrite comme croyant que Gunther a bien accompli ses épreuves pour obtenir sa main, ou qu'elle s'est résignée à le croire, en tout cas. C'est un mélange de jalousie (Krimhilde a épousé son premier choix, Siegfried / Sigurd) et d'orgueil : tandis qu'elle jurait de n'épouser que le plus courageux des hommes, qui ne connaît pas la peur, on lui a vendu que Siegfried / Sigurd était un vassal au service de Gunther / Gunnar, et elle ne supporte pas qu'on accorde leur accord autant d'égard, comme à des égaux. Dans le contexte culturel de l'époque (des manuscrits, pas du récit mythique, donc autour du XIIe siècle) ce n'est pas un détail anodin : la structure sociale se doit d'être rigoureusement respectée, a fortiori dans la hiérarchie stricte de la noblesse. 

À ce stade, Brynhilde a été trompée, plus d'une fois et de presque toutes les manières, elle est dans son droit d'être un poil remontée. D'ailleurs, l'impression générale que Brynhilde est bien la victime (en tout cas à ce stade de l'histoire) trouve un écho intéressant dans la Ballade de Brynhilde, qui comme son nom l'indique est centrée sur ce personnage et adopte son point de vue. On ne sera donc pas surpris que c'est la seule source où, lorsque les deux reines se baignent à la rivière, c'est Gudrun qui s'avance plus loin dans l'eau pour la provoquer et l'humilier, passant donc à l'offensive en premier et renforçant la victimisation de Brynhilde (que toutes les autres sources désignent pourtant comme celle qui initia la querelle).

Pourtant, la Völsunga Saga évoque une trêve temporaire. Gudrun parle d'abord à Sigurd pour lui demander "c'est quoi son problème ?" et Sigurd est un peu gêné. Elle lui dit qu'elle demandera à Brynhilde si elle regrette son choix d''époux et Sigurd lui conseille de ne pas. Juste pas. Une conversation a tout de même lieu et les deux femmes s'expliquent, Gudrun se justifie : elle n'y est pour rien à son malheur et n'aurait notamment pas eu connaissance des vœux prononcés par Sigurd et Brynhild, ce qui est intéressant car si Sigurd ne s'en est pas souvenu dans cette source, c'est à cause d'une potion d'oubli, potion concoctée certes par la matriarche des Gjukungs, Grimhild, mais servie par... Gudrun elle-même. Brynhilde rejette cette tentative de se rabibocher en l'accusant d'hypocrisie et de fausseté. Elles se menacent un encore un peu mais une courte trêve s'en suit, cependant, le mal est fait.

Brynhilde a subi un outrage. Seulement voilà, pour obtenir réparation, elle ne peut pas le faire elle-même, car c'est une femme. Elle doit l'obtenir par un parent masculin ou un époux. Maintenant que le secret est éventé, l'humiliation est insupportable : elle exige donc vengeance auprès de son époux et de sa fratrie, puisqu'ils sont les seuls à avoir le droit de le faire. Et pour elle, il n'y a qu'une seule réparation  envisageable : la mort de Sigurd / Siegfried.

La fratrie des Gjukungs / Nibelungen n'est pas vraiment enthousiasmé de but en blanc. Dans la Saga des Völsungs, Hagen, sur lequel j'ai déjà eu beaucoup à dire, fait même montre du pragmatisme très Realpolitik qu'apprécieront les nationalistes des siècles plus tard : il essaie de convaincre Brynhilde que Sigurd est un atout précieux de son vivant, pour ses richesses, son prestige et ses nombreux alliés. Dans l'Edda Poétique, toutefois, bien qu'il prenne son parti il blâme les mauvais conseils de Brynhilde, un écho à cette stratégie de vengeance qu'il juge contre-productive. Dans les deux cas il dit explicitement que les exigences de Brynhilde vont les mettre bien dans la mouise. Je trouve intéressant que le poète, lui, condamne Grimhild le plus pour les conséquences néfastes de ses machinations. Il y a, dans les sources scandinaves, un vrai glissement de caractère qui s'opère lentement au fil des sources entre la vieille Grimhild, versées dans les potions, et Gudrun/Krimhild à la vengeance cruelle et sanglante, un trait de sorcière, de "grande méchante" où les deux se touchent pour presque se confondre, au point de partager en fait le même nom. Mais c'est un autre sujet, pour un autre jour.

Quoi qu'il en soit, les raisonnements de Hagen en mode Europa Universalis ne convainque pas Brynhilde.

Le Nibelungenlied et la Þidrekssaga, faisant fi de toute trêve, passent également aux hostilités. Hors de question de faire amie-amie. Dans le Nibelungenlied, Brynhilde demande à ce que la chose soit résolue officiellement et publiquement pour laver son honneur dans les règles. Gunther fait semblant d'être outré (je rappelle que c'est lui l'instigateur de tout ce bazar, d'ailleurs dans l'Edda Poétique il accuse aussi Sigurd de mentir et de rompre ses serments, ce qui est est quand même assez fort de café venant de sa part), convoque Siegfried qui non seulement nie (et donc ment), mais blâme sa femme (oui, oui) pour sa langue trop pendue, soit disant qu'il faut éduquer les femmes pour qu'elle ne ragotent pas. Le XIIè siècle, quoi. Hagen jure que Siegfried et Krimhilde le paieront, et il n'a pas trop le choix : l'affaire est révélée au grand jour, il va falloir trancher qui est dans son droit et qui a perdu la face. Hagen choisit naturellement sa reine.

Dans la Þidrekssaga les choses vont moins dans le détail mais le résultat est similaire : Högni se rallie immédiatement à Brynhilde. Cependant, ici il lui recommande de ne pas pleurer et de faire comme si de rien n'était : ça pour trancher, il va trancher, oui, mais pas en publique, et pas seulement d'un point de vue légal, m'voyez. On constate donc que les deux sources majeurs de la tradition continentales ne sont pas sur la même ligne : régler par le droit, ou régler par la vengeance. On voit bien, selon les sources, que le contexte change radicalement : scandale devant témoins ou petits affaires en messes basses, problème essentiellement juridique ou orgueil froissé et pure vendetta personnelle. Le cadre narratif reste le même, les grandes lignes sont plus ou moins inchangées, toutefois les poètes adaptent le matériau à leur audience.

L'Edda en Prose ne perd pas de temps non plus, mais les paragraphes accordés à la légende sont finalement assez peu nombreux, il est peu étonnant qu'on passe tout en vitesse accélérée : dès l’exigence du meurtre auprès de Gunnar et Högni, elle l'obtient. Certes, ils sont frères jurés avec Sigurd mais hé ! pas le petit frère Guthorm, lui il peut assassiner Sigurd, tranquille, sans parjurer ! L'Edda Poétique et et la Völsunga Saga vont même plus loin : comme le cadet est encore vert et qu'il lui manque la force et le courage de commettre un tel acte sur pareil héros, on lui fait boire une concoction de Grimhild (encore) à base de trucs dégueulasses type charogne de loup et bouts de serpents, ah et de la bière, aussi, pour les bulles j'imagine.
 
Le meurtre de Siegfried
 
Die Nibelungen, Fritz Lang.

Alors le meurtre de Sigurd / Siegfried... là on va rigoler. Enfin non, on ne pas vraiment rigoler, encore que si. Deux versions principales existent, au point d'ailleurs que l'Edda Poétique fasse mention des deux, en mode "ici on raconte ceci, mais les Allemands racontent cela." C'est dire comme les deux ont eu un impact fort. Soit Sigurd est assassiné dans sa chambre, au lit, soit on tue Siegfried en forêt. Le Nornagests Þáttr emploie d'ailleurs le même procédé, et si Norna Gest - qui raconte l'histoire - dit préférer la version scandinave (meurtre dans le lit), il mentionne également la version "allemande".

Puisque c'est la favorite de ce bon vieux Gest, commençons avec la version Kaamelot (au lit et avec de l'humour).
 
La version plumard.

La Völsunga Saga, comme souvent, donne la version la plus élaborée. Guthorm doit tuer Sigurd dans son sommeil, mais malgré la potion dégueu, il fait pas trop le malin. Après être deux fois rentré discrètement dans la chambre, il ressort à chaque fois parce qu'il est trop intimidé quand Sigurd le regarde (mais alors en fait il ne dort pas et Guthorm repart genre "je me suis trompé de porte"? Deux fois ? Ou bien Sigurd dort les yeux ouverts comme Gandalf? Expliquez-vous, monsieur le poète anonyme !). La troisième fois, c'est la bonne, Sigurd dort bel et bien et Guthorm le transperce de part en part avec son épée, le clouant au lit, littéralement. (Au passage balançant aux orties l'intrigue sur la peau surnaturelle que le fer ne peut mordre qui était quand même centrale à la caractérisation du perso, comme j'en parlais ici.) Il veut s'enfuir comme le gros lâche qu'il est, mais Sigurd "Badass" Sigmundsson saisit sa propre épée à son chevet et la lance contre son meurtrier qu'elle tranche en deux, une moitié tombant dans la chambre, l'autre dans le couloir. Je vous avais dis qu'on rigolerait un peu quand même ! Moins drôle : tout ceci se passe sous les yeux horrifiés de Gudrun qui dormait aussi, juste à côté. Bon, le monologue final de Sigurd, planté dans son édredon, tranquille avant de mourir, au calme, je sais que c'est une licence poétique mais... imaginez une seconde si c'était dans un film. Gudrun est soit morte de rire, soit traumatisée à vie. Ou les deux en même temps. Bref, c'était la version Kaamelot.

La version champêtre.

Celle-ci est déclinée dans plusieurs sources, toujours avec des variations. Le plan de Hagen dans le Nibelungenlied est particulièrement vicieux. Il fait croire à une déclaration de guerre d'ennemis vaincus plus tôt (mais tout est bidon évidemment), on se prépare donc à la castagne et Hagen s'arrange pour bien faire peur à Krimhilde concernant Siegfried. Sous prétexte de pouvoir mieux le protéger dans la mêlée, il arrive à convaincre Krimhilde non seulement de lui révéler l’emplacement du point faible de Siegfried, mais aussi d'y coudre une petite croix sur la tunique, pour être sûr et certain de connaître où ce serait quand même très dommage que le héros se prenne une flèche ou, je sais pas, au hasard, une lance. Alors qu'ils sont en route, d'autres faux messagers annoncent qu'en fait non, fausse alerte, pas de guerre. Mais bon, puisqu'on est là*, pourquoi ne pas se faire une petite partie de chasse ?
 
*Là, selon les différents manuscrits du Nibelungenlied qu'il nous reste, c'est soit le Waskenwald, c'est à dire les forêts vosgiennes où Hagen et Gunther se prennent la pâtée par Walther dans le Waltharius, soit l'Odenwald, qui semble plus cohérent avec le contexte et la description de leur route, puisqu'ils leur faut traverser le Rhin pour s'y rendre et que Worms se trouve sur la rive gauche, donc côté Vosges, mais voilà, faites-en ce que vous voulez. Personnellement, si on prend en compte toutes ses itérations, un héros manipulé plusieurs fois par Odin, qui chevauche une monture associée par plusieurs sources au cheval d'Odin, tué par une lance... ne pas le faire assassiner dans la Forêt d'Odin, ce serait ballot, quand même. Un peu de symbolisme, merde !
 
Mais assez de digressions géographiques, retournons à cette petite partie de chasse. On s'amuse bien, puis il commence à faire soif, or, il y a une petite source pas loin. Hagen provoque Siegfried à un petit jeu : une course, le premier à source. Siegfried coure et gagne sans se douter qu'il vient juste de se fatiguer comme prévu. Il se penche alors pour boire et Hagen le transperce d'un épieu dans le dos, sur la petite croix. Gunther est un témoin passif, et à l'inverse du motif scandinave, les jeunes frères qui n'ont pas prêté serment (Giselher et Gernot) ne sont pas impliqués du tout. Siegfried blessé à mort mais encore vaillant, tente de se saisir de ses armes mais ne parvient qu'à attraper son bouclier qu'il lance sur Hagen - le touchant sans le tuer. On commence à vouloir inventer une histoire de brigands pour justifier cette mort, mais Hagen, couvert de sang, assume et fait porter le corps ensanglanté jusqu'à la porte de la chambre de Krimhilde.

La Þidrekssaga nous offre une variante intéressante. Pas de fausse guerre orchestrée par Högni, pas de petite croix dans le dos, mais on retrouve la partie de chasse après une période de faux calme et faux-semblants. Sigurd croit que tout est oublié mais il n'en est rien. Högni a ordonné qu'on sale abondamment la nourriture du héros, et à l’échanson de ne pas se presser pour le désaltérer. Högni et Brynhilde décident ici de concert que le jour est venu (alors qu'il est entièrement aux commandes dans le Nibelungenlied). Elle lui promet des récompenses matérielles, ce qui là aussi différencie Högni de Hagen : il ne le fait pas seulement pour l'honneur de la maison burgonde, mais aussi pas mal pour le pognon. Bref, partie de chasse au lard très, très salé, Sigurd a une soif pas possible et va boire abondamment à un ruisseau. Högni l'empale de part en part, et Sigurd leur dit "Je ne m'attendais pas à ça de mon beau-frère, sinon je me serai battu." Et tandis qu'il pousse son dernier soupir, Högni et Gunnar... se congratulent pour une bonne partie de chasse rondement menée ! 
 

Là encore ils ramènent le corps, mais c'est Brynhilde qui pousse la cruauté jusqu'à le faire porter à Grimhild (et je précise pour éviter la confusion que dans la Þidrekssaga, Grimhild = Krimhilde/Gudrun, pas la Grimhild des autres sources. Je sais, c'est chiant, mais je vous avais dit que leur nom a même fini par se confondre). Elle ordonne qu'on dépose le corps ensanglanté directement dans le lit de sa rivale. Finalement, des bois le corps à trouvé son chemin dans le lit. Dans cette version, Högni n'assume pas autant, et essaye même de bidouiller une histoire d'accident genre "il s'est fait percuter par un sanglier", mais Gudrun n'est pas dupe et le foudroie du regard :  "Le sanglier, c'est toi."

#balancetonsanglier

L'Edda Poétique nous dit, dans le Second Chant de Gudrun, que c'est bien en forêt que cela se serait produit, mais en route pour l'assemblée du Thing plutôt que lors d'une partie de chasse. Grani, le cheval de Sigurd, revient alors du Thing auprès de Gudrun, tête basse, mais sans son cavalier. Le corps de Sigurd n'est ici pas rapporté au palais, mais bien abandonné aux loups et aux corbeaux, et c'est Gudrun elle-même qui doit aller le récupérer dans une scène tragique où, seule, elle se lamente sur le cadavre de son époux et désire la mort pour elle-même. Dans le Premier Chant de Gudrun, elle veille son corps couvert d'un suaire mais ne parvient pas à pleurer, et les larmes ne coulent que lorsque quelqu'un retire le suaire du visage et que la reine contemple son amour mort. Moins démonstratif que Högni et Brynhilde larguant sans respect le cadavre dans le lit, mais quelle puissance !

La Ballade de Brynhilde reprend le motif de la partie de chasse, ainsi que celui de la viande trop salé. Ici, plutôt qu'incriminer l'échanson, on a "oublié" la corne de Sigurd, et tout le monde avait des herpès donc on pouvait pas prêter sa corne au voisin (bon, OK, ça c'est moi qui l'invente). Faute de corne et de toute autre alternative, apparemment, Sigurd va boire directement à la rivière. Högni lui tranche alors la nuque avec son épée (exit la lance et le point faible, on en revient à l'incohérence des scandinaves vis-à-vis de la peau durcie au sang de dragon), puis Gunnar, ce vaillant et brave héros, massacre le cadavre à coups d'épée. Il n'est jamais trop tard pour participer, comme disait le président Wilson. 
 
Cela dit, contrairement au Högni des autres versions, couvert de sang mais qui s'en moque totalement, ici ils prennent quand même le temps de changer de vêtements. Étonnamment, dans la source la plus "bâtarde" on retrouve le motif, tiré des fragments les plus anciens, de Grane (Grani) attristé, qui ne se laisse pas approcher par les coupables et reste tête basse auprès du corps. Pourtant, on rapporte bien le cadavre (porté sur son bouclier). Une fois de plus c'est Brynhilde qui leur fait le déposer dans le lit de sa rivale en disant cette phrase terrible : "Comme elle l'eut vivant, qu'elle l'ait mort."

Brunhild dans toute sa puissance dans les Nibelungen de Fritz Lang. Son casque peut sembler curieux, mais c'est en fait un cygne, référence à son statut (pas unanime dans toutes les sources) de femme-cygne, de valkyrie (déchue).
 
Alors je n'ai pas mis tous détails, évidemment, certaines sources ajoutent des éléments uniques mais pas forcément très pertinents pour cette seule comparaison, comme par exemple dans l'Edda Poétique quand Sigurd offre une bouchée du cœur de Fafnir à Gudrun pour lui donner du courage, alors qu'elle se sent écrasée par la terrible Brynhilde, ou la conversation à cœur ouvert entre Sigurd et Brynhild que le poète de la Völsunga Saga a ajouté, où Sigurd avoue à celle qui veut désormais sa mort qu'il l'a aimée plus que lui-même. 
 
Le mieux, c'est encore que vous lisiez les sources par vous-mêmes ! J'espère seulement avoir réussi, par ce modeste article, et puis tout ce blog, finalement, à titiller votre curiosité. Si vous avez lu la Völsunga Saga, déjà bravo, mais vous savez désormais (ou vous le saviez déjà mais je vous l'ai peut-être rappelé)(dites-moi que j'ai pas écris ça pour rien) que ce n'est qu'une version parmi d'autres, et bien des surprises pourraient vous attendre en lisant le Nibelungenlied ou la Þidrekssaga
 
Souvent quand on lit des articles ou des histoires sur Sigurd, Brynhilde, et d'autres, on a cette impression qu'il y a une vraie version dont découlent toutes les autres. Il y aurait un Siegfried, le vrai, l'authentique. Mais ce n'est qu'un mirage. Les sources disent tout et leur contraire, se repompent les unes les autres en ajoutant, retranchant, altérant, avant de subir le même sort un siècle plus tard, à l'autre bout de l'Europe. Je souhaite, par mon travail, participer à ma manière à faire connaître la diversité des sources, et cela commence par trouver le bout de laine sur lequel tirer pour dérouler la pelote. Dans mon cas, ce fut le livre The Legend of Brynhild, de Theodore Andersson (voir ma bibliographie). Mais pour vous ?
 
 
Toutes les sources dont j'ai parlé ici, à l'exception de la Ballade de Brynhilde, sont traduites en français et toujours en publication. Faites-vous plaisir, explorez, jouez au jeu des sept différences, je vous promet c'est rigolo et ça vaut le coup.

En tout cas c'est la base de Heldenzeit. Et croyez-moi, ça va référencer sévère.

mardi 7 février 2023

Brynhilde : traditions comparées d'une héroïne complexe.

Cela fait un moment que je n'ai rien posté, alors pour rassurer mes visiteurs, je me suis dit que je pouvais écrire un petit billet sur un personnage qui me préoccupe en ce moment, histoire de faire d'une pierre deux coups. J'aime bien donner des exemples de comparaisons entre les traditions continentales, scandinaves et féringiennes, leurs incohérences et leurs surprenantes corrélations malgré le temps et l'espace qui séparent ces nombreuses sources. En avant donc pour un billet (non-exhaustif, il n'est pas question de relever toutes les différences) sur... Brynhilde.

Je le rappelle, histoire qu'on soit d'accord sur les termes, les légendes germaniques peuvent être séparées en trois traditions, continentale, scandinave et féringienne : 

- Continentale, qui se raconte dans les textes... continentaux, d'accord, mais pas que, puisque la saga de Didrik / Thidrek reprend cette tradition (et en représente un gros morceau, bien qu'il l'adapte au goût scandinave). Généralement on est sur de la littérature courtoise qui s'épanouit sur une base héroïque plus ancienne, celle-ci hantant encore les récits, évidemment. En plus de la Saga de Thidrek on pensera donc évidemment au Nibelungenlied, au Hürnen Seyfrid, les Heldenbücher ou Livres de Héros, le Eckenlied, le complexe Ortnit-Wolfdietrich, Biterof et Dietleib, etc.

- Scandinave, qui se raconte dans les textes islandais, norvégiens, suédois, danois. Là on est généralement encore sur de la littérature héroïque, le basculement vers le genre courtois n'est pas encore consommé. En revanche, contrairement à ce qu'on pourrait croire, ces sources ne sont pas nécessairement plus anciennes, en tout cas en terme de mise sur le papier. En terme de composition, les débats sont ouverts. Les sources de cette traditions sont les Eddas, les sagas et tháttr légendaires, les Folkeviser, etc.

- Féringienne, qui est un peu hybride des deux et qui, en plus, tout en conservant des archaïsmes et des artefacts de versions assurément anciennes, part parfois dans des délires féeriques de "petite mythologie" assez spéciaux qui diluent fortement le matériau de base. On parle ici essentiellement des ballades traditionnelles féringiennes. C'est une tradition souvent (dé)considérée comme mineure, voire négligée par certains auteurs. Et c'est dommage, car elle est loin de n'être qu'une version tardive et bâtarde.

Il existe également quelques textes qui se rattachent à ces traditions qu'on pourrait nommer la tradition anglo-saxonne, mais puisqu'elle gravite un peu à distance des autres, je laisse cela de côté pour l'instant, mais vous pouvez en lire davantage ici.

Bon, voilà qui est fait (mais si, ce sera utile,vous verrez). Maintenant, venons-en enfin au sujet, à savoir Brynhilde. Fermez les yeux (métaphoriquement, sinon la lecture de cette article s'en verra compliquée) et plongez-vous dans les images qui vous viennent à l'esprit à l'évocation de ce personnage légendaire. Siegfried et Brynhilde, couple aussi mythique que tragique, lui héros d'une lignée descendant d'Ódin, elle valkyrie déchue pour avoir justement désobéi à Ódin, le mur de flammes, l'échange de vœu d'amour et de fidélité par le don d'un anneau maudit, tiré du trésor de Fáfnir, l'Islande, le changement d'avis de Siegfried et sa trahison envers elle, sa vengeance contre lui puis son suicide sur le bûcher funéraire de celui-ci, fin tragique et "romantique". Enfin, a priori, vous devriez imaginer quelque chose dans ce style, non ?

William Stout, "Brunhilde"

Bonne nouvelle, sans le savoir, vous connaissiez déjà les trois traditions ! Seulement, par fragments uniquement, et dans un joyeux désordre. L'imagerie populaire a puisé dans les sources pour en faire un smoothie littéraire, dont la base est, pour le meilleur comme pour le pire, le Ring de Richard Wagner. Je vais donc succinctement (haha...) faire un tour d'horizons des versions, et cela me permettra de donner un bon exemple des différences majeures qu'il peut exister entre elles, et par conséquent le défi que cela représente pour moi, en tant que compilateur et harmonisateur au sein du Projet Vineta. En revanche, j'essaierai de ne pas trop révéler mes choix pour ne pas trop divulgâcher (bah oui, j'espère tout de même vous faire lire ma version un jour, même si ça prend du temps).

Commençons par le commencement, la situation initiale : qui est Brynhilde ?

Cela peut paraître curieux, mais dès la base les traditions sont en désaccord, et pas qu'un peu. Ancienne Valkyrie punie par Ódin ? Et bien, pas vraiment. Enfin, pas tout le temps. Je m'explique :

Dans la tradition continentale c'est une femme tout ce qu'il y a de plus humaine, sans aucun pouvoir surnaturel. Sa force remarquable lui vient, dans le Nibelungenlied, d'une ceinture de force (nous y reviendrons). Si dans le Nibelungenlied elle règne sur l'Islande comme reine, dans la Þidrekssaga elle gère, très prosaïquement, un haras de renom. Si réputé, d'ailleurs, que c'est de chez elle que Sigurd obtient son cheval Grani (qui ici n'est pas du tout lié à Sleipnir, c'est juste un bon cheval). Elle n'est pas à proprement parler une guerrière, même si dans le Nibelungenlied elle impose à quiconque souhaite l'épouser des épreuves physiques et "martiales" (notamment lancer de javeline). La Brynhilde continentale est juste une femme forte et indépendante.

Les traditions scandinaves et féringiennes introduisent l'aspect surnaturel et valkyrie, et je dis "introduisent", car au sein même de l'Edda poétique, on trouve les deux versions ! Il est assez évident que les poètes du nord ont assimilé Brynhilde à un autre personnage lié à Sigurd dans leur répertoire, la valkyrie Sigrdrífa (qu'on connaît autrement par une liste de noms de valkyries dans l'Edda en prose), au point que Brynhilde absorbe celle-ci et son background (notamment dans la Völsunga saga et quelques poèmes comme Gripispá et Helreið Brynhildar), mais ce n'est le cas dans les poèmes plus anciens. Les universitaires ont beaucoup débattu de cette assimilation probable, mais la comparaison avec la Brynhilde continentale laisse peu de doute à mon sens : à l'origine il s'agit d'une mortelle badass, tellement badass qu'elle a fini par carrément devenir une valkyrie.

Cette différence entraîne fatalement deux ambiances différentes autour du personnage, par exemple l'épreuve pour obtenir sa main. Quand on parle d'une valkyrie, forcément sa halle est entourée d'un feu magique que seul Grani ose traverser, alors que la Brynhilde continentale, plus terre à terre, ne demande à ses prétendants "que" de la battre à des épreuves de force physique et d'agilité (sa main s'ils la battent, la mort s'ils échouent... ça en fait réfléchir plus d'un), voire, dans la Þidrekssaga, il n'y a même pas d'épreuve !

Arthur Rackham, "Brynhild promène son cheval".

Question généalogie et statut social, là encore on trouve plusieurs versions. On trouve dans sa parenté deux personnages clef : Buðli et Heimir. Ça, on est à peu près d'accord, sauf que... généralement Buðli est son père (tardivement il devient également le frère d'Atli/Attila, pour plus d’interconnexion. De fait, la sœur d'Atli, Oddrún, devient la tante de Brynhilde), tandis qu'Heimir est son père adoptif/tuteur... Mais dans la Þidrekssaga, Heimir est bien son père biologique. La Brynhilde scandinave vit à Hlymdalir, en Islande, donc, ce à quoi le Nibelungenlied acquiesce (et nomme la forteresse Isenstein), mais la Þidrekssaga, encore une fois, fait son truc dans son coin et place le château de Saegard (et son haras) en Souabe (Allemagne actuelle) (c'est donc au tour de la tradition continentale de se contredire). D'ailleurs, puisque je mentionne le rapport tardif entre le père de Brynhilde et Atli/Attila, personnage important de l'histoire, ajoutons que dans la Völsunga saga, Heimir est marié à Bekkhilde, la sœur de Brynhilde que les autres poètes ne connaissent pas. Il est ainsi marié à la sœur de sa fille adoptive... voilà, voilà. La tradition féringienne quant à elle donne comme épouse de Buðli, et donc mère de Brynhilde, une certaine Gunhilde, qui sort également de nulle part. Néanmoins, cela trahi le background originel tout à fait humain et mortel du personnage, même dans le nord.

Terminons la partie familiale avec sa descendance. Commençons par sa fille Áslaug, née de son union avec Sigurd... Essentiellement dans la Völsunga saga, la saga de Ragnar Loðbrok et le tháttr de Norna Gest, mais "Aslög" a droit à sa ballade dans les Îles Féroë. Le point commun de ces sources : elles sont tardives. La Völsunga saga est une compilation/harmonisation des chants du cycle de Sigurd et Brynhilde qui prend tout ce que le poète a pu glaner et retconne à tout va, et l'ajout de Àslaug est clairement là pour honorer le crossover initié par la saga de Ragnar Loðbrok, à laquelle on doit probablement l'invention du personnage. Les autres sources se contentent de reprendre ces deux sources majeures. Dans le Nibelungenlied, les poèmes eddiques plus anciens, la Þidrekssaga, pas de fille avec Sigurd/Siegfried hors mariage. En revanche, dans le Nibelungenlied, elle aura de son époux Gunther un fils légitime nommé Siegfried, tandis que Krimhilde et Siegfried réciproquent en nommant leur propre fils Gunther (la tradition scandinave Sigurd et Gudrun le nomment plutôt Sigmund, comme le père de Sigurd).

Parlons-en, de ce mariage. Les circonstances sont toujours grosso modo les mêmes : Siegfried la rencontre une première fois, ça se passe... plutôt bien, hein, on va dire (je reste flou car les sources scandinaves le sont aussi, suggérant la proximité, d'où l'existence d'Áslaug rendue possible), puis, bien plus tard, Siegfried revient en compagnie de son frère de sang Gunther pour l'aider à conquérir Brynhilde (en trichant). Brynhilde comprend qu'il y a eu entourloupe et rumine la trahison de Siegfried, au point de provoquer le meurtre de celui-ci. Un peu extrême, me direz-vous, et bien les poètes continentaux le pensaient aussi, puisqu'ils insistent sur un serment échangé entre Siegfried et Brynhilde lors de leur première rencontre, pour rendre son mariage avec Krimhilde encore plus impardonnable aux yeux de Brynhilde (parjure) et justifier sa cruauté. Mais ce serment n'existe pas partout, et souvent, Sigurd n'a rien juré. En revanche, dans l'épisode de son viol (j'en parle plus en détails ici), c'est le Nibelungenlied qui adoucit le crime en le rendant métaphorique (il lui dérobe sa ceinture de force...par la force), là où la Þidrekssaga, qui adapte la tradition continentale au goût scandinave, assume le crime pour ce qu'il est, frontalement. Néanmoins, il reste bel et bien cohérent avec la narration continentale puisque Sigurd lui vole alors explicitement sa virginité... Dans cette version, Siegfried n'a donc pas couché avec elle lors de leur première rencontre, et Áslaug ne pourrait donc pas exister.

Arthur Rackam "la querelle des reines". Intéressant de noter que Rakham représente Brynhild (clairement distinguée par son armure) comme brune et Gudrun comme blonde. C'est également ainsi que je vais les décrire pour des raisons qui sont les miennes, mais dans la tradition féringienne, c'est l'inverse ! L'Edda poétique décrit également Brynhilde comme blonde.

Une fois Siegfried mort, la cohérence relative des différentes version de Brynhilde éclate à nouveau. Elle a fait mettre à mort l'homme qu'elle aimait de manière atroce, a montré une grande cruauté envers sa rivale Krimhilde (les continentaux et les féringiens placent leur meurtre en forêt, mais on dépose ensuite le corps ensanglanté devant la porte de sa chambre, voire dans le lit de Krimhilde, quand les scandinaves vont jusqu'à faire assassiner le héros dans cette couche, pendant qu'il dort à côté de Gudrun/Krimhilde). Dans la ballade féringienne qui lui est dédiée, Brynhilde va jusqu'à dire : "comme elle l'a eu dans la vie, qu'elle l'ait ainsi dans la mort". C'est donc vraiment très personnel et très brutal. On entend même son rire dans le palais après ce meurtre. Mais ensuite ? Que faire d'un tel monstre ?

La tradition scandinave ne peut pas se contenter d'en rester à une vengeance cruelle, elle va faire se lamenter l'ancienne valkyrie et la faire se suicider en se jetant dans les flammes du bûcher funéraire de Sigurd, parce que malgré la trahison et les torts subis (et infligés !), vous comprenez, elle l'aime, jusque dans la mort, jusque dans l'au-delà, même (Helreið Brynhildar) ! C'est si beau que Wagner reprendra cette image mais, parce que c'était pas encore assez dramatique et badass, il fera de ce bûcher la source du brasier enflammant le Walhalla, causant le Ragnarök. Rien que ça.

La tradition continentale, elle... ne part pas du tout dans cette profusion dramatique. Brynhilde, une fois vengée, disparaît du tableau, tout simplement. On ne sait pas ce qui lui arrive, ni où elle part, on ne la mentionne plus ! Les textes se concentrent sur Krimhilde/Gudrun et sa propre vengeance, alors Brynhilde, osef apparemment. En tout cas ni lamentations, ni aveu d'amour malgré tout : elle a été bafouée, elle s'est vengée, point. Finalement, la version la moins surnaturelle, la plus humaine du personnage, est aussi la plus cruelle et la plus froide.

Dans son ouvrage The Legend of Brynhild, Andersson défend l'hypothèse qu'à l'origine, dans le nord, en tout cas, il existait d'abord un cycle de Brynhilde, qui intégra les épisodes concernant un héros moins important, Sigurd, avant que celui-ci ne finisse par prendre l'ascendant et devenir le protagoniste. Ce ne serait pas un cas isolé puisque dans l'Europe continentale du Moyen-Âge, Siegfried fut longtemps bien moins populaire que Dietrich, avant de finalement lui voler la vedette à la Renaissance. Quoi qu'il en soit, il est clair que Brynhilde est un personnage très apprécié des poètes germaniques qui ont tous voulu lui apporter leur touche, toujours dans l'optique de la rendre plus badass. Mais comme on l'a vu, il n'y a pas qu'une seule Brynhilde "authentique", une "vraie version". Les traditions sont en désaccords entre elles, et se contredisent parfois elles-mêmes, comme elles le font aussi pour Gudrun/Krimhilde, Sigurd/Siegfried, etc..

Et c'est normal : des siècles et des lieues séparent les auteurs, pour la plupart anonymes. Ils se référencent et repompent lorsque cela les arrange, inventent a leur guise... mais aucun n'est plus "officiel", aucun n'est la source d'origine. D'ailleurs, il ne faut pas croire que seules les sources les plus "nobles" auront su s'imposer et influencer notre vision moderne du personnage. Un exemple concret :

Brynhild táttur est la fameuse ballade des îles Féroé sur Brynhilde que j'ai déjà mentionnée et qui mélange allègrement, et pas toujours logiquement, les traditions scandinaves comme l'épreuve du mur de flammes,ou Sigurd qui doit couper sa cotte de maille (chez les Scandinaves pour la réveiller du sommeil dans lequel Ódin l'a plongée pour la punir) ET continentale (l'héroïne n'y est pas une valkyrie et n'a pas été punie par Odin... malgré la cotte de maille et le sommeil surnaturel... oui c'est un peu bancal, mais bon, hein, les détails...) Mais surtout, c'est cette source qui amalgame le mur de flammes avec la première rencontre entre Brynhilde et Sigurd, telle qu'on s'en souvient le plus aujourd'hui... alors que c'est la seule. Toutes les autres sources utilisant le mur de flammes en font l'épreuve de la seconde rencontre, épreuve que Sigurd remporte pour le compte de Gunnar. Je suis fasciné par le fait qu'une ballade danoise aura eu un impact si grand qu'elle aura durablement influencé notre mémoire, au dépend même des Eddas et de la Völsunga Saga.

C'est pourquoi dans le Projet Vineta j'ai voulu explorer des sources parfois plus obscures ou secondaires, avec un intérêt égal et les référencer, si possible. Cette diversité d'interprétations des héro(ïne)s légendaires germanique fait tout le sel de ces récits.