Cela fait un moment que je n'ai rien posté, alors pour rassurer mes visiteurs, je me suis dit que je pouvais écrire un petit billet sur un personnage qui me préoccupe en ce moment, histoire de faire d'une pierre deux coups. J'aime bien donner des exemples de comparaisons entre les traditions continentales, scandinaves et féringiennes, leurs incohérences et leurs surprenantes corrélations malgré le temps et l'espace qui séparent ces nombreuses sources. En avant donc pour un billet (non-exhaustif, il n'est pas question de relever toutes les différences) sur... Brynhilde.
Je le rappelle, histoire qu'on soit d'accord sur les termes, les légendes germaniques peuvent être séparées en trois traditions, continentale, scandinave et féringienne :
- Continentale, qui se raconte dans les textes... continentaux, d'accord, mais pas que, puisque la saga de Didrik / Thidrek reprend cette tradition (et en représente un gros morceau, bien qu'il l'adapte au goût scandinave). Généralement on est sur de la littérature courtoise qui s'épanouit sur une base héroïque plus ancienne, celle-ci hantant encore les récits, évidemment. En plus de la Saga de Thidrek on pensera donc évidemment au Nibelungenlied, au Hürnen Seyfrid, les Heldenbücher ou Livres de Héros, le Eckenlied, le complexe Ortnit-Wolfdietrich, Biterof et Dietleib, etc.
- Scandinave, qui se raconte dans les textes islandais, norvégiens, suédois, danois. Là on est généralement encore sur de la littérature héroïque, le basculement vers le genre courtois n'est pas encore consommé. En revanche, contrairement à ce qu'on pourrait croire, ces sources ne sont pas nécessairement plus anciennes, en tout cas en terme de mise sur le papier. En terme de composition, les débats sont ouverts. Les sources de cette traditions sont les Eddas, les sagas et tháttr légendaires, les Folkeviser, etc.
- Féringienne, qui est un peu hybride des deux et qui, en plus, tout en conservant des archaïsmes et des artefacts de versions assurément anciennes, part parfois dans des délires féeriques de "petite mythologie" assez spéciaux qui diluent fortement le matériau de base. On parle ici essentiellement des ballades traditionnelles féringiennes. C'est une tradition souvent (dé)considérée comme mineure, voire négligée par certains auteurs. Et c'est dommage, car elle est loin de n'être qu'une version tardive et bâtarde.
Bon, voilà qui est fait (mais si, ce sera utile,vous verrez). Maintenant, venons-en enfin au sujet, à savoir Brynhilde. Fermez les yeux (métaphoriquement, sinon la lecture de cette article s'en verra compliquée) et plongez-vous dans les images qui vous viennent à l'esprit à l'évocation de ce personnage légendaire. Siegfried et Brynhilde, couple aussi mythique que tragique, lui héros d'une lignée descendant d'Ódin, elle valkyrie déchue pour avoir justement désobéi à Ódin, le mur de flammes, l'échange de vœu d'amour et de fidélité par le don d'un anneau maudit, tiré du trésor de Fáfnir, l'Islande, le changement d'avis de Siegfried et sa trahison envers elle, sa vengeance contre lui puis son suicide sur le bûcher funéraire de celui-ci, fin tragique et "romantique". Enfin, a priori, vous devriez imaginer quelque chose dans ce style, non ?
William Stout, "Brunhilde" |
Bonne nouvelle, sans le savoir, vous connaissiez déjà les trois traditions ! Seulement, par fragments uniquement, et dans un joyeux désordre. L'imagerie populaire a puisé dans les sources pour en faire un smoothie littéraire, dont la base est, pour le meilleur comme pour le pire, le Ring de Richard Wagner. Je vais donc succinctement (haha...) faire un tour d'horizons des versions, et cela me permettra de donner un bon exemple des différences majeures qu'il peut exister entre elles, et par conséquent le défi que cela représente pour moi, en tant que compilateur et harmonisateur au sein du Projet Vineta. En revanche, j'essaierai de ne pas trop révéler mes choix pour ne pas trop divulgâcher (bah oui, j'espère tout de même vous faire lire ma version un jour, même si ça prend du temps).
Commençons par le commencement, la situation initiale : qui est Brynhilde ?
Cela peut paraître curieux, mais dès la base les traditions sont en désaccord, et pas qu'un peu. Ancienne Valkyrie punie par Ódin ? Et bien, pas vraiment. Enfin, pas tout le temps. Je m'explique :
Dans la tradition continentale c'est une femme tout ce qu'il y a de plus humaine, sans aucun pouvoir surnaturel. Sa force remarquable lui vient, dans le Nibelungenlied, d'une ceinture de force (nous y reviendrons). Si dans le Nibelungenlied elle règne sur l'Islande comme reine, dans la Þidrekssaga elle gère, très prosaïquement, un haras de renom. Si réputé, d'ailleurs, que c'est de chez elle que Sigurd obtient son cheval Grani (qui ici n'est pas du tout lié à Sleipnir, c'est juste un bon cheval). Elle n'est pas à proprement parler une guerrière, même si dans le Nibelungenlied elle impose à quiconque souhaite l'épouser des épreuves physiques et "martiales" (notamment lancer de javeline). La Brynhilde continentale est juste une femme forte et indépendante.
Les traditions scandinaves et féringiennes introduisent l'aspect surnaturel et valkyrie, et je dis "introduisent", car au sein même de l'Edda poétique, on trouve les deux versions ! Il est assez évident que les poètes du nord ont assimilé Brynhilde à un autre personnage lié à Sigurd dans leur répertoire, la valkyrie Sigrdrífa (qu'on connaît autrement par une liste de noms de valkyries dans l'Edda en prose), au point que Brynhilde absorbe celle-ci et son background (notamment dans la Völsunga saga et quelques poèmes comme Gripispá et Helreið Brynhildar), mais ce n'est le cas dans les poèmes plus anciens. Les universitaires ont beaucoup débattu de cette assimilation probable, mais la comparaison avec la Brynhilde continentale laisse peu de doute à mon sens : à l'origine il s'agit d'une mortelle badass, tellement badass qu'elle a fini par carrément devenir une valkyrie.
Cette différence entraîne fatalement deux ambiances différentes autour du personnage, par exemple l'épreuve pour obtenir sa main. Quand on parle d'une valkyrie, forcément sa halle est entourée d'un feu magique que seul Grani ose traverser, alors que la Brynhilde continentale, plus terre à terre, ne demande à ses prétendants "que" de la battre à des épreuves de force physique et d'agilité (sa main s'ils la battent, la mort s'ils échouent... ça en fait réfléchir plus d'un), voire, dans la Þidrekssaga, il n'y a même pas d'épreuve !
Arthur Rackham, "Brynhild promène son cheval". |
Question généalogie et statut social, là encore on trouve plusieurs versions. On trouve dans sa parenté deux personnages clef : Buðli et Heimir. Ça, on est à peu près d'accord, sauf que... généralement Buðli est son père (tardivement il devient également le frère d'Atli/Attila, pour plus d’interconnexion. De fait, la sœur d'Atli, Oddrún, devient la tante de Brynhilde), tandis qu'Heimir est son père adoptif/tuteur... Mais dans la Þidrekssaga, Heimir est bien son père biologique. La Brynhilde scandinave vit à Hlymdalir, en Islande, donc, ce à quoi le Nibelungenlied acquiesce (et nomme la forteresse Isenstein), mais la Þidrekssaga, encore une fois, fait son truc dans son coin et place le château de Saegard (et son haras) en Souabe (Allemagne actuelle) (c'est donc au tour de la tradition continentale de se contredire). D'ailleurs, puisque je mentionne le rapport tardif entre le père de Brynhilde et Atli/Attila, personnage important de l'histoire, ajoutons que dans la Völsunga saga, Heimir est marié à Bekkhilde, la sœur de Brynhilde que les autres poètes ne connaissent pas. Il est ainsi marié à la sœur de sa fille adoptive... voilà, voilà. La tradition féringienne quant à elle donne comme épouse de Buðli, et donc mère de Brynhilde, une certaine Gunhilde, qui sort également de nulle part. Néanmoins, cela trahi le background originel tout à fait humain et mortel du personnage, même dans le nord.
Terminons la partie familiale avec sa descendance. Commençons par sa fille Áslaug, née de son union avec Sigurd... Essentiellement dans la Völsunga saga, la saga de Ragnar Loðbrok et le tháttr de Norna Gest, mais "Aslög" a droit à sa ballade dans les Îles Féroë. Le point commun de ces sources : elles sont tardives. La Völsunga saga est une compilation/harmonisation des chants du cycle de Sigurd et Brynhilde qui prend tout ce que le poète a pu glaner et retconne à tout va, et l'ajout de Àslaug est clairement là pour honorer le crossover initié par la saga de Ragnar Loðbrok, à laquelle on doit probablement l'invention du personnage. Les autres sources se contentent de reprendre ces deux sources majeures. Dans le Nibelungenlied, les poèmes eddiques plus anciens, la Þidrekssaga, pas de fille avec Sigurd/Siegfried hors mariage. En revanche, dans le Nibelungenlied, elle aura de son époux Gunther un fils légitime nommé Siegfried, tandis que Krimhilde et Siegfried réciproquent en nommant leur propre fils Gunther (la tradition scandinave Sigurd et Gudrun le nomment plutôt Sigmund, comme le père de Sigurd).
Parlons-en, de ce mariage. Les circonstances sont toujours grosso modo les mêmes : Siegfried la rencontre une première fois, ça se passe... plutôt bien, hein, on va dire (je reste flou car les sources scandinaves le sont aussi, suggérant la proximité, d'où l'existence d'Áslaug rendue possible), puis, bien plus tard, Siegfried revient en compagnie de son frère de sang Gunther pour l'aider à conquérir Brynhilde (en trichant). Brynhilde comprend qu'il y a eu entourloupe et rumine la trahison de Siegfried, au point de provoquer le meurtre de celui-ci. Un peu extrême, me direz-vous, et bien les poètes continentaux le pensaient aussi, puisqu'ils insistent sur un serment échangé entre Siegfried et Brynhilde lors de leur première rencontre, pour rendre son mariage avec Krimhilde encore plus impardonnable aux yeux de Brynhilde (parjure) et justifier sa cruauté. Mais ce serment n'existe pas partout, et souvent, Sigurd n'a rien juré. En revanche, dans l'épisode de son viol (j'en parle plus en détails ici), c'est le Nibelungenlied qui adoucit le crime en le rendant métaphorique (il lui dérobe sa ceinture de force...par la force), là où la Þidrekssaga, qui adapte la tradition continentale au goût scandinave, assume le crime pour ce qu'il est, frontalement. Néanmoins, il reste bel et bien cohérent avec la narration continentale puisque Sigurd lui vole alors explicitement sa virginité... Dans cette version, Siegfried n'a donc pas couché avec elle lors de leur première rencontre, et Áslaug ne pourrait donc pas exister.
Une fois Siegfried mort, la cohérence relative des différentes version de Brynhilde éclate à nouveau. Elle a fait mettre à mort l'homme qu'elle aimait de manière atroce, a montré une grande cruauté envers sa rivale Krimhilde (les continentaux et les féringiens placent leur meurtre en forêt, mais on dépose ensuite le corps ensanglanté devant la porte de sa chambre, voire dans le lit de Krimhilde, quand les scandinaves vont jusqu'à faire assassiner le héros dans cette couche, pendant qu'il dort à côté de Gudrun/Krimhilde). Dans la ballade féringienne qui lui est dédiée, Brynhilde va jusqu'à dire : "comme elle l'a eu dans la vie, qu'elle l'ait ainsi dans la mort". C'est donc vraiment très personnel et très brutal. On entend même son rire dans le palais après ce meurtre. Mais ensuite ? Que faire d'un tel monstre ?
La tradition scandinave ne peut pas se contenter d'en rester à une vengeance cruelle, elle va faire se lamenter l'ancienne valkyrie et la faire se suicider en se jetant dans les flammes du bûcher funéraire de Sigurd, parce que malgré la trahison et les torts subis (et infligés !), vous comprenez, elle l'aime, jusque dans la mort, jusque dans l'au-delà, même (Helreið Brynhildar) ! C'est si beau que Wagner reprendra cette image mais, parce que c'était pas encore assez dramatique et badass, il fera de ce bûcher la source du brasier enflammant le Walhalla, causant le Ragnarök. Rien que ça.
La tradition continentale, elle... ne part pas du tout dans cette profusion dramatique. Brynhilde, une fois vengée, disparaît du tableau, tout simplement. On ne sait pas ce qui lui arrive, ni où elle part, on ne la mentionne plus ! Les textes se concentrent sur Krimhilde/Gudrun et sa propre vengeance, alors Brynhilde, osef apparemment. En tout cas ni lamentations, ni aveu d'amour malgré tout : elle a été bafouée, elle s'est vengée, point. Finalement, la version la moins surnaturelle, la plus humaine du personnage, est aussi la plus cruelle et la plus froide.
Dans son ouvrage The Legend of Brynhild, Andersson défend l'hypothèse qu'à l'origine, dans le nord, en tout cas, il existait d'abord un cycle de Brynhilde, qui intégra les épisodes concernant un héros moins important, Sigurd, avant que celui-ci ne finisse par prendre l'ascendant et devenir le protagoniste. Ce ne serait pas un cas isolé puisque dans l'Europe continentale du Moyen-Âge, Siegfried fut longtemps bien moins populaire que Dietrich, avant de finalement lui voler la vedette à la Renaissance. Quoi qu'il en soit, il est clair que Brynhilde est un personnage très apprécié des poètes germaniques qui ont tous voulu lui apporter leur touche, toujours dans l'optique de la rendre plus badass. Mais comme on l'a vu, il n'y a pas qu'une seule Brynhilde "authentique", une "vraie version". Les traditions sont en désaccords entre elles, et se contredisent parfois elles-mêmes, comme elles le font aussi pour Gudrun/Krimhilde, Sigurd/Siegfried, etc..
Et c'est normal : des siècles et des lieues séparent les auteurs, pour la plupart anonymes. Ils se référencent et repompent lorsque cela les arrange, inventent a leur guise... mais aucun n'est plus "officiel", aucun n'est la source d'origine. D'ailleurs, il ne faut pas croire que seules les sources les plus "nobles" auront su s'imposer et influencer notre vision moderne du personnage. Un exemple concret :
Brynhild táttur est la fameuse ballade des îles Féroé sur Brynhilde que j'ai déjà mentionnée et qui mélange allègrement, et pas toujours
logiquement, les traditions scandinaves comme l'épreuve du mur de flammes,ou Sigurd qui doit couper sa cotte de maille (chez les Scandinaves pour la réveiller du sommeil dans lequel Ódin l'a plongée pour la punir) ET continentale (l'héroïne n'y est pas une valkyrie et n'a pas
été punie par Odin... malgré la cotte de maille et le sommeil surnaturel... oui
c'est un peu bancal, mais bon, hein, les détails...) Mais surtout, c'est
cette source qui amalgame le mur de flammes avec la première rencontre
entre Brynhilde et Sigurd, telle qu'on s'en souvient le plus
aujourd'hui... alors que c'est la seule. Toutes les autres sources
utilisant le mur de flammes en font l'épreuve de la seconde rencontre,
épreuve que Sigurd remporte pour le compte de Gunnar. Je suis fasciné
par le fait qu'une ballade danoise aura eu un impact si grand qu'elle
aura durablement influencé notre mémoire, au dépend même des Eddas et de la Völsunga Saga.
C'est pourquoi dans le Projet Vineta j'ai voulu explorer des sources parfois plus obscures ou secondaires, avec un intérêt égal et les référencer, si possible. Cette diversité d'interprétations des héro(ïne)s légendaires germanique fait tout le sel de ces récits.
Un beau foutoir qui méritait bien une remise à plat ! Avec des prénoms communs qui reviennent d'une génération à l'autre (même sur des traditions différentes), n'y a-t-il pas eu de confusion ou de croisement incongru, comme ce fut le cas pour les mythe grecs ?
RépondreSupprimerDans le cas précis qui nous intéresse, la confusion par homonymie est peu probable. En fait, Sigurd est devenu assez commun, et Brynhild dans une certaine mesure, plutôt après la rédaction et diffusion des sources. Dans les sources les plus anciennes, y a pas des Sigurd et des Brynhild de partout, mais comme de nos jours, une œuvre populaire met des noms à la mode. Sigurd et Brunhild, c'est un peu les Brandon et Khaleesi de l'État Civil du Moyen-âge tardif. D'ailleurs, petit trivia sur la popularité des prénoms : Sigurd est toujours dans le calendrier suédois, le 10 janvier, juste après Gunnar, mais Brunhild n'y est pas). De plus, les Sigurd, les Gunnar etc. sont souvent distingués par leur généalogie ou hauts-faits (d'où l'importance des récaps sur trois générations avant de commencer ton récit...). De mémoire les confusions de personnages principaux sont relativement rare dans le matériau légendaire, il n'y a que l’amalgame Dietrich = Wolfdietrich qui me vienne (amalgame qui fonctionne narrativement, pas forcément chronologiquement si on prend une vue d'ensemble, mais c'est bien le défi majeur de ce projet : on a des connexions qui fonctionnent entre source A et source B, entre source B et source C, mais qui fonctionnent pas forcément entre A et C).
SupprimerPar contre, plus on se rapproche des sagas dites "historiques", plus ça arrive, bizarrement, parce qu'on va mentionner la présence d'un mec sans être trop précis et toute le monde spécule. Un exemple célèbre, c'est Ragnar Lodhbrok, qui amalgame plusieurs Ragnar, lesquels n'auraient même pas pu tous se croiser tant les années les séparent. Y a eu des Ragnar historiques mais pas un seul qui aurait fait tous les exploits qu'on lui prête.
Après, qu'à l'origine les personnages de Brynhild, Sigurd, etc., soient déjà des croisements et amalgames, c'est fort possible, mais on remonte là dans des brumes littéraires que les chercheurs ont peu de chance de percer un jour, à moins de tomber sur des fragments miraculeux dans un vieux tome, quelque part sous la poussière d'une abbaye. Le recueil de Charlemagne ! (on peut rêver).
Sinon y a les théories évhéméristes qui font des personnages centraux du cycle des figures mérovingiennes... notamment à cause de l'homophonie approximative des noms et quelques parallèles tirés des Chroniques des Rois Francs. Alors, inspiration historique initiale ou confusion tardive parce qu'on cherche absolument à trouver la VRAIE source véritable et indiscutable ? Je ne tranche pas.