Il y a huit ans déjà je visitais la Norvège pour la première fois, et par là même, brièvement Oslo, et malgré un plan de visites chargé, il restait un musée sur ma liste que je n'avais pas pu voir. Après ma tournée des pierres de Sigurd, l'été dernier, je savais que je devais y remédier, et vous allez vite comprendre pourquoi. Bref, il y a deux mois je suis retourné à Oslo et j'ai enfin visité le Musée national d'Histoire. Pourquoi ? Que s'y trouve-t-il qui mérite un pareil détour ? C'est très simple :
Sigurd.
(Quelle question)
Et pour être plus précis, Sigurd sculpté dans le bois de panneaux d'églises en bois debout. Si le concept ne vous dit rien, j'ai longuement parlé des églises en bois debout sur mon blog de voyage après ma première visite en Norvège. Pour faire simple c'est un type d'église en bois (Non?! Si.) qu'on retrouvait autrefois en Norvège et un peu en Suède, mais dont les dernières survivantes (on pourrait dire.... encore debout ! Haha, je suis hilarant, ce n'est pas discutable) sont toutes situées en Norvège.
En effet, remplacée par des constructions plus modernes, ou irrémédiablement endommagée par le temps et le manque d'entretien, la majeur partie a aujourd'hui disparu, parfois à moitié, ne laissant que des chapelles tronquées, mais plus souvent complètement. Et puis parfois il reste des bouts. Des fragments sauvegardés du néant pour leur importance artistiques, sculptés avec un art maîtrisé, généralement des panneaux des portails, quand le reste de l'édifice n'a pas eu ce privilège. Entrelacs, motifs floraux et animaliers, mais surtout figures religieuses, historiques et légendaires, voilà ce qui leur valut de passer à la postérité dans un musée.
Et parmi ces figures, il y en a plusieurs qui devraient vous être très familières : Sigurd, Regin, Gunnar, Högni, Atli, Grani... dans des mises en scène qui ne peuvent que rappeler les pierres de Sigurd ! Je vais donc présenter ces panneaux norvégiens, et les mettrait en parallèle avec les pierres suédoises.
Les pierres de Sigurd datent de la période Viking, et précèdent donc les églises dont proviennent les panneaux suivants de plusieurs siècles. Il n'a donc aucun doute : les gravures sur rochers et pierres dressées sont arrivées d'abord. Et parfois on pourrait se demander s'il elles n'ont pas servi d'inspiration. Cinq églises en bois debout représentant des éléments de la Völsunga Saga sont répertoriées, les panneaux de deux d'entre elles sont à Oslo : les églises de Hylestad et d'Austad.
Hylestad est la plus célèbre, et on comprend vite pourquoi : les sculptures sont bien mieux préservées, plus détaillées, et offrent de bien meilleurs profils que celles des panneaux d'Austad. Si vous avez des bouquins anglophones sur la saga des Völsungen, il y a des chances que vous ayez déjà vu certaines scénettes sur leurs couvertures (c'est par exemple le cas de mon édition de The Saga of the Völsungs chez Penguin Classics). Mais justement, gardons le meilleur pour la fin et commençons par Austad, qui mérite tout de même qu'on s'attarde dessus !
Les panneaux datent du XIIIè siècle environ, ce qui signifie qu'on a sculpté ces scènes en même temps que les clercs mettaient ces légendes sur vélin, aussi bien dans le Saint Empire pour la tradition continentale qu'en Scandinavie (Norvège, Islande). Ce n'est pas une mode provoquée par la diffusion lente et progressive des manuscrits, c'est une culture populaire extrêmement vivace qui a perduré depuis au moins la période Viking. C'est un témoignage de l'importance de ces histoires pour les peuples germaniques, et leur prégnance dans leur imaginaire populaire, malgré la conversion au christianisme et le gavage par les élites lettrées d'un nouvel imaginaire, biblique celui-ci. Les deux cohabitent d'ailleurs, comme en témoigne la présence du héros Sigurd, descendant d'Odin inhumé sur un bûcher, en roi païen, sur des portails d'églises, deux siècle après la conversation de la Norvège.
Mais revenons au panneau d'Austad. On peut y voir Gunnar, mains liés dans la fosse au serpents, charmant les reptiles en jouant de la lyre avec ses pieds, tandis qu'Atli le domine pour exiger d'obtenir l'emplacement du trésor, tandis qu'à côté Högni se fait arracher le cœur sans non plus révéler l'emplacement de l'or à jamais perdu. C'est une version plus détaillées de la scène déjà représentée sur la pierre de l'église de Västerljung, où Gunnar jouant déjà de son instrument comme un avec ses pieds, même si le lichen dû à l'exposition de cette face de la pierre, orientée plein vent et pleine pluie, avait rendu l'identification de la scène difficile pour mes yeux de noob. Ici, nous avons la mort des deux burgondes refusant de dévoiler leur secret et respectant leur serment l'un envers l'autre. Atli semble associé à une horrible tête d'ogre monstrueuse qui le surmonte, ce qui correspond bien à la manière peu flatteuse dont il était perçu dans la tradition scandinave, contrairement à son équivalent Etzel dans la tradition continentale.
D'ailleurs, une figure féminine est également présente, tenant un genre de récipient, et même si le musée ne s'aventure pas en conjecture, on peut supposer qu'il s'agit de Gudrun, mais rien n'est moins sûr. Sa présence auprès d'un Högni mis à mort, tenant le plat qui recueillera probablement le cœur, aurait énormément plus de sens dans la tradition continentale, où Etzel, au-delà de vouloir obtenir le trésor, permet à Kriemhilde d'obtenir sa vengeance contre Hagen pour le meurtre de Siegfried. Une influence de la tradition continentale via la Thidrekssaga norvégienne, peut-être ? Ou peut-être ne s'agit-il donc que d'une servante, mais cela paraît curieux de figurer une no-name au milieu des stars de la saga... mais d'un autre côté, le bourreau n'est pas non plus un personnage très importante. Bref, on ne sait pas, mais perso je pense qu'il s'agit de Gudrun.
Gunnar supplicié dans la fosse aux serpents joue de la lyre avec ses pieds.
"La preuve que même Högni a un cœur."
Détails des entrelacs.
Détail de l'opération à cœur ouvert.
Détail des orteils pinçant les cordes de la lyre, avec une très belle tête de serpent également.
Bon, ça, c'était les amuse-bouche, là on va passer au plat principal : les panneaux de Hylestad. Datant de la fin du XIIIè, début du XIVè siècle, l'église a été démolie au XVIIè mais les sculptures exceptionnelles ont été préservées. Comme on va le voir, les scénettes représentées fonctionnent un peu comme une BD racontant l'histoire simplifiée de la Völsunga Saga.
Sigurd assiste Regin tandis qu'il reforge l'épée brisée des Völsungs, Gram.
Sigurd trucide le dragon Fafnir en l'empalant de l'épée Gram, par-dessous.
Sigurd se brûle le pouce en rôtissant le cœur de Fafnir et comprend le
langage des oiseaux qui l'avertissent de la trahison imminente de Regin depuis les branchages.
En haut : Grosse éllipse puisqu'ici on a Gunnar dans la fosse aux serpents (oui ça se lit de bas en haut en fait) refusant de révéler l'emplacement du trésor qu'il a obtenu en faisant/laissant assassiner Sigurd. Au milieu : Sigurd assassine Regin avant que celui-ci ne le trahisse. En bas : Grani, le cheval de Sigurd, porte le trésor sur son dos.
Alors voici quelques photos d'un peu plus près, mais comprenez qu'au téléphone, sans avoir droit au flash, et avec les alarmes de proximité du musée qui empêchaient de se rapprocher de très près du panneau, bah la qualité est un peu pourrave. Pour le dire gentiment. Si vous voulez les voir en HD, allez à Oslo. Je vais y associer des images des pierres de Sigurd afin que vous puissiez comparer la proximité (malgré les siècles d'écart) mais aussi l'énorme différence de style. Il y a une filiation certaine, et il est extrêmement satisfaisant pour moi d'avoir pu le ressentir en personne. J'espère parvenir à vous transmettre de ne serait-ce qu'un soupçon de mon excitation en partageant ces visites. Mais assez divagué, allons-y pour les détails :
Sur la pierre de Ramsund, le corps décapité de Regin est identifié par ses outils de forgeron : pinces, marteau, enclume, soufflet. Tous sont également présent dans le panneau de Hylestad.
La même scène sur la pierre de Ramsund. On sent que c'est plus facile à sculpter dans le bois qu'à graver dans la pierre. Juste un peu.
La version de la pierre de Gök, inspirée de celle de Rasmund.
La version sur la pierre de Drävle.
Matez-moi ce détail des cheveux et barbe de Regin !
La pierre de Ramsund (encore). Notez que, casque mis à part, les deux Sigurd semblent avoir la même coupe de cheveux.
Perso j'apprécie que les rênes de Grani soit décorées de petites boucles, car ça colle avec la description de du Tháttr de Norna Gest, auquel Sigurd offre un fragment de ces boucles dorées lorsque Grani les rompt pour se dégager de la boue dans laquelle il s'enlise. Ce fragment permet à Gest de gagner un pari qui lance l'intrigue.
Si l'interprétation de ce détail de la pierre de Rasmund comme "Grani
porte le trésor sur son dos" vous paraissait tirée par le cheveux, la
sculpture de Hylestad nous éclaire tout même beaucoup. Notez qu'ici déjà, les oiseaux dans les branchages sont très proches de Grani portant le trésor, quasiment dans la même scénette.
Pas sûr que ça soit suffisant pour vous aider à le voir sur la pierre de Gök, cela dit... Sur place, de mes propres yeux, c'était déjà pas évident, mais à prendre en photo de manière à ce qu'on voit un minimum, c'était l'enfer.
Détail des oiseaux sur la pierre de Gök.
Pas de décapitation comme sur les pierres de Sigurd ! Mais du gore, ça spritz !
Il est intéressant de noter que la torture de Gunnar, et même de Högni, ait pris autant d'importance dans la représentation visuelle de la saga, là où les gravures sur pierre sont clairement plus orientées sur l'exploit de Sigurd.
Il y a tout de même la pierre de l'église de Västerljung et sa version de Gunnar charmant les serpents, poings liés, en jouant de la lyre avec ses pieds. Un baptistère du XIIè siècle représentant cette scène existe également, mais je n'ai pas encore eu l'opportunité de l'observer en personne (parce que le musée était fermé précisément le jour ou j'ai pu me promener à Stockholm cet été. C'était bien frustrant après avoir réussi à voir les quatre pierres dans la pampa et manquer celle en principe la plus accessible. Mais bon, c'est la vie).
Voilà pour cette visite à Oslo afin de retrouver ce bon vieux Sigurd ! Je suis tellement ravi d'avoir enfin pu me promener dans ce musée et voir ces panneaux légendaires (dans tous les sens du terme). Sur ce, je retourne à mon manuscrit, j'ai du pain sur la planche (ou beaucoup de fer dans le feu, comme on dit ici).
Après la fin de la seconde guerre mondiale, le cinéma a fait de prodigieux bonds en avant depuis les Nibelungen de Fritz Lang, avec la démocratisation de la couleur et du parlant. L'heure est donc venue de faire des remakes des classiques muets / noir et blanc. Le producteur Artur Brauner est ultra motivé et propose directement à Lang de s'en charger, mais celui-ci décline. Le projet traîne un peu, le temps de trouver un remplaçant, mais en 1966-67 sort enfin le diptyque Die Nibelungen, (ou Das Schwert der Nibelungen, soit l’Épée des Nibelungen) réalisé par l'Autrichien Harald Reinl : Siegfried von Xanten et Kriemhilds Rache (Siegfried de Xanten et La Revanche de Kriemhilde). Par souci de flemme de clarté je vais considérer les deux films comme un seul, Die Nibelungen, et je vais ignorer royalement les titres français officiels Le Trésor des Nibelungen et, encore mieux, La Vengeance de Siegfried (superbe contresens, bravo les traducteurs ! Applaus !)
Le film, une coproduction germano-yougoslave, sera, au moment de sa sortie, la production la plus chère de la République Fédérale d'Allemagne. Contrairement à l'original, ce remake n'est pas tourné entièrement en studio : la partie studio est à Berlin (y a des moyens dans les décors), mais les extérieurs sont filmés en Espagne, en Yougoslavie et en Islande (et oui, déjà !). Reinl laisse d'ailleurs (très)(trop?) longuement traîner ses plans en Islande pour bien rentabiliser le voyage, avec un best-of des points de vue habituels de l'île en mode "Visitez l'Islande" qui donne l'impression erronée que tout se trouve dans un périmètre de cinq kilomètres carrés (comme le font toujours les productions actuelles), mais ne nous voilons pas la face : j'aurais fait pareil à sa place, et en 1966 ça a dû faire son petit effet les volcans, les rivières de lave, les geysers, les plages de sable noir et les pics de roche émergeant des vagues. Reinl savait que sur ce plan là, il avait une carte à jouer vis à vis de l'original, il souhaitait se démarquer en "stylisant la grandeur de la nature", et il ne se prive pas. Tant mieux !
Mais sa meilleure carte en est une autre : les dialogues.
Lang n'avait que quelques cartons pour donner du texte à son public. Tout le reste des informations, intrigue ou relations entre personnages, implications de certaines actions ou sens de certains objets, tout cela passe par le visuel. Et si on ne connaît pas déjà le Nibelungenlied et l'Edda Poétique, j'imagine que ce ne doit pas être toujours évident de bien tout saisir.
Un remake, pas un copié-collé
Le début du film de 66 profite de l'avantage du cinéma parlant sur le muet en s'ouvrant par une citation de la Chanson des Nibelungen (ou Nibelungenlied, je vais sans doute utiliser les deux dans cet article), à savoir, eh bien, l'introduction du poème. Cette citation nous est servie par nulle autre que Volker von Alzey, le poète de la cour de Worms, qui sert de voix off au début et à la fin du film (mais on y reviendra sur cette fin). C'est fait assez finement puisque de voix off classique on le voix déclamer son intro en plein champs, transitionnant ainsi sur une narration diégétique. C'est une idée plutôt maline, d'autant que le roi Gunther et ses frères, les princes Giselher (interprété par nul autre que Terrence Hill, casting WTF) et Gernot, lui demandent de leur chanter les aventures de Siegfried pour en apprendre davantage sur lui, et ça permet de repasser sans accroc à une voix off qui introduit Siegfried et son exploit : comment il a mis la main sur un trésor fabuleux en terrassant un dragon, puis libéré et séduit Brunhilde.
Certes, ce choix va à l'encontre du film original, mais de ce fait, Reinl revient au poème, et ma foi c'est très chouette !
Volker von Alzey, le narrateur du film, sous les traits de Hans von Borsody.
Le "dragon"
Alors bon, puisque je le mentionne, arrachons le pansement d'un coup sec et nerveux. Le dragon de ce film est... une honte. Mais vraiment. Il arrive à avoir l'air encore plus faux que celui de Fritz Lang qui est pourtant sorti QUARANTE-DEUX auparavant. C'est pas pour rien que j'ai jugé bon de préciser que ce film était, à sa sortie, le plus cher produit par l'Allemagne de l'Ouest. Quelques années plus tôt on avait droit aux dinosaures en stop-motion mythiques de Dinosaurs, là on est revenu à un animatronique du Parc Astérix. En panne. Repeint par une classe de maternelle. Il est immonde.
Le film le plus cher produit par l'Allemagne de l'Ouest en 1966, meine Damen und Herren.
Vous croyez que j'exagère ? Demandez au réalisateur ! Je cite Harald Reinl : "Le dragon, le monstre, ne pouvait remuer qu'une seule aile un tout petit peu, courir ou avancer seulement très difficilement. Avec sa queue, il ne parvenait à battre que d'un seul côté, les yeux auraient dû bouger mais un seul y arrivait. C'était une catastrophe." Du coup il explique qu'il ne restait qu'à faire ce qu'il pouvait : baisser les lumières, augmenter la brume artificielle et essayer de cacher la misère.
On ne peut pas dire que ça ait sauvé la séquence.
Je n'ai pas réussi à ripper la scène avec le son, donc soyez indulgents et voyez la vidéo qui suit comme un long GIF. De toute façon, ce ne sont vraiment pas les effets sonores qui posent problème.
Je ne rie pas souvent franchement devant un film, et c'est arrivé deux fois dans celui-ci, à commencer par ce dragon. On notera qu'il crache du feu (Par les naseaux...) et a des ailes, deux attributs notoirement absents du Fafnir scandinave, mais raccord avec le dragon du Seyfrid à la Peau de Corne (le Nibelungenlied ne donne pas de détails). On pourrait croire à une coïncidence heureuse, cependant on retrouve également les envies de meurtre à l'encontre du héros de son mentor forgeron, par pur ressentiment, exactement comme dans le Seyfrid à la Peau de Corne (contrairement à la version scandinave, Regin de son petit nom, qui ne souhaite se débarrasser de Sigurd qu'après que celui-ci ait tué le dragon pour lui, afin de récupérer le trésor). L'implication d'un apprenti dans la tentative de meurtre à la forge
rappelle comment Seyfrid est détesté des autres apprentis (parce qu'il
est un bully) dans le poème. C'est amusant de constater qu'en ce sens, Fritz Lang et Harald Reinl aient fait un choix de sources similaire pour la jeunesse du héros, puisqu'on y voyait les apprentis victimisés par Siegfried.
La raison est simple : le Nibelungenlied lui-même ne raconte rien ou presque sur les jeunesses de Siegfried. C'est un héros aimé et admiré dès le début, et on ne raconte même pas en détail l'épisode du dragon et sa première rencontre avec Brunhilde, les personnages se contentant de faire des allusions et des résumés succincts. C'est pour cela que les adaptations du Nibelungenlied puisent toujours ailleurs pour combler ce manquement, soit dans le Seyfrid à la Peau de Corne, soit dans les sources scandinaves comme l'Edda Poétique et la Saga des Völsungs. En fait c'est comme l'ADN des dinosaures de Jurassic Park bricolé avec des bouts d'ADN de grenouilles, sauf que là au moins les sources sont cousines.
Mais je parle beaucoup trop de dinosaures, revenons à cette blague de dragon. Siegfried doit ici d'abord lui couper les ailes, un détail inédit (au moins on innove ?), puis le planter par dessous, comme dans les sources. Et là, bizarrement, on nous raconte le bain dans le sang du dragon et la feuille de tilleul dans le dos... hors champs. La caméra se détourne pudiquement. Il y a quelques plans esthétiques sur du sang (rouge pétant, évidemment), par exemple coulant sur le sol au pied d'une pile de corps empilés, ou projeté sur les têtes monstrueuses sculptées dans le palais d'Etzel. D'ailleurs, très chouette idée de montrer ce plan donnant l'impression d'une bête assoiffée de sang, fondue sur le plan suivant : la tête monstrueuse est remplacée par le visage de Kriemhilde grisée par sa vengeance brutale. Bien joué !
Je suppose que montrer autant de sang en Cinemascope c'était trop pour les sensibilités des années soixante, là ou Fritz Lang bénéficiait d'un effet d'adoucissement de la brutalité de cette scène grâce au noir et blanc (en plus le "sang" était clairement de l'eau, à peine colorée). Quand on voit, à exactement un siècle d'écart avec Fritz Lang, la mise en scène de cet épisode dans le film Hagen - im Tal der Nibelungen (2024), où Siegfried nous fait presque une Ariel dans un vrai bain de faux sang bien rouge foncé, on réalise le chemin parcouru, et l'évolution des sensibilités face à l'hémoglobine au cinéma.
Le bain de sang en 1924, chez Fritz Lang
Et un siècle plus tard ça donne :
Ah c'est sûr on voit moins bien la feuille de tilleul.
Fidèle au film d'origine ? Fidèle aux sources ?
On me reprochera peut-être de trop comparer à Fritz Lang, mais d'une, c'est un remake de son film, et de deux, il faut admettre que c'est un peu la faute du film tout de même, qui parfois reprend carrément des plans iconiques quasiment à l'identique, comme celui de Siegfried brandissant son épée à l'horizontale après avoir fini de la forger, et en plus s'attarde longuement dessus comme un Marvel qui veut laisser le temps au public d'applaudir une référence qu'il chérit. Parfois ce sont des choix de costumes, comme ce casque ailé ridicule que Hagen se tapait déjà en noir et blanc, les boucliers des soldats Burgondes ont la même forme et un motif rayé similaire, l'architecture de la forteresse de Worms... Je ne peux pas vraiment me plaindre que le remake suive d'assez près la structure narrative de l'original, puisque celle-ci colle au Nibelungenlied, d'autant qu'il incorpore des segments entiers du poème ignorés par Lang (notamment la guerre contre les Saxons et le voyage vers Etzelburg, mais nous y reviendrons), cependant, au début du film j'ai même craint le remake commettre le péché cinématographique de l'imitation plan pour plan.
Heureusement (?) le visionnage m'a rapidement prouvé que cette nouvelle mouture comptait bien essayer des trucs un peu originaux. Un peu trop même.
Il y a tout un délire autour d'Alberich et ses nains qui enferment d'abord Siegfried dans la grotte au trésor, après la mort de Fafnir qui ne sert pas à grand chose puisque le peuple nain soumis par Siegfried ne réapparaît plus dans l'histoire, au contraire de la source. Cet élément d'intrigue mis en place ici est sensé payer, lorsque Siegfried a besoin d'impressionner Brunhilde et qu'il rameute tous les nains en armes, lors de l'épisode des épreuves pour conquérir Brunhilde au profit du roi Gunther. or, dans le film de 66, Alberich suit Siegfried comme un fidèle compagnon dès qu'il se fait mater dans la grotte et l'accompagne donc en Islande en qualité et de vassal... et le peuple nain bah on n'a pas besoin de lui. D'ailleurs ce n'est pas le seul set-up/pay-off raté du film, mais on y reviendra.
Alberich, pour être maté, doit être poursuivi longuement, avant d'être attrapé malgré sa cape d'invisibilité, que s'approprie Siegfried. La scène n'est pas très raccord avec les sources, même si ça rappelle la rencontre entre Ortnit et Alberich dans Ortnit. Normalement Siegfried le rosse facilement en l'attrapant par la barbe et reçoit la cape en cadeau (comme le fait le film de 1924), ici on rajoute de la lutte et une petite poursuite. Mais parlons-en de cette cape folette, car même si elle porte ici le nom de Tarnkappe pour faire plus "authentique" et respectueux des sources, elle est en réalité plus proche d'un artefact inventé par Richard Wagner : le Tarnhelm, littéralement le casque de "camouflage".
Si elle ressemble à un morceau de filet de pêche dégueulasse, c'est parce que Fritz Lang avait déjà fait ce choix, même si ici elle fait franchement dégueulasse. Comme le Tarnhelm, la "cape" en filet crado se pose sur la tête... elle n'a donc de cape que le nom. C'est vraiment bizarre de revenir vers le nom "Tarnkappe" si c'est pour conserver un objet qui reste un couvre-chef et sans aucun ambage, est le Tarnhelm. Si le visuel est donc une référence claire au film original qu'il remake, en revanche, Reinl fait le choix d'introduire un détail de l'invention wagnerienne que Fritz Lang lui-même avait négligé : le Tarnhelm ne s'"active" que si on prononce la formule magique adéquate. Ce détail n'est pas seulement absent du film de Fritz Lang, il est absent des sources médiévales ayant trait à la Tarnkappe, la cape d'invisibilité. Ce détail, cette formule magique, apparaît sous la plume de Richard Wagner dans son Rheingold, le premier opéra de sa Tétralogie du Ring. L'Alberich des films est fortement teinté de sa version opératique, plus que n'importe quel autre personnage, ce qui en soit n'est pas nécessairement un problème, après tout, Wagner est le précurseur des adaptations des sources en culture populaire, et fatalement on retrouve son ADN dans les films.
Cependant.
Le remake d'après-guerre, ou la parenthèse Point Godwin
Il y a néanmoins un énorme bémol, qui a tout à voir avec le contexte. La formule en question est "Nacht und Nebel, niemand gleich!" Cette expression, Nacht und Nebel, vous la connaissez sans doute en français : Nuit et Brouillard. C'est cette formule, prononcée par Alberich dans l'opéra de 1869, que les nazis ont utilisée pour donner un nom secret et ronflant à leurs directives permettant de se débarrasser de tous les opposants et, de manière générale, tous ceux qu'ils voulaient, et les faire disparaître discrètement. Alors qu'on veuille citer Wagner dans une nouvelle adaptation des Nibelungen, en soit, je ne suis pas contre par principe. Mais fallait-il, de tous les trucs inventés par Richard, et il y en a une palanquée, fallait-il VRAIMENT choisir celle-ci ? Seulement 21 ans après la fin du régime national-socialiste, quand les survivants sont encore nombreux et les mémoires fraîches ? Pour moi on a allègrement franchi la ligne rouge du mauvais goût, et le pire c'est que chaque fois que Siegfried utilisera la cape par la suite, il devra donc la répéter. C'est gênant.
D'autant qu'encore une fois, le remake choisit de copier le visuel du Tarnhelm sur le film original, mais décide de réutiliser la formule magique, entre temps lourdement chargée du malaise qu'on connaît, alors que le film original ne l'incluait même pas ! Ce n'est donc pas par fidélité à Fritz Lang, ni par "obligation", que ce soit envers Wagner (si Lang a pu faire sans, je pense que Reinl aussi), ni même envers Lang lui-même. Non, vraiment, il n'y avait aucun besoin de réintroduire cette formule magique - pure invention du XIXe siècle - dans cette adaptation. C'est un choix conscient. Pourquoi ?
Le plus surprenant, dans tout ça, c'est que le producteur du film, celui qui a poussé pour que le projet se fasse, à savoir Artur Brauner, est un juif polonais survivant de l'Holocauste ! Et pourtant on a Nacht und Nebel et un Siegfried bien blond (les sources mentionnent pourtant des cheveux foncés, voire bruns) pour se plier aux attentes du public. C'est déroutant. D'autant que d'autres répliques n'ont certainement pas laissé insensible le public allemand au cinéma en 1966. Par exemple, lorsque la fratrie burgonde décide obstinément de respecter son serment de loyauté envers Hagen, malgré ses culpabilité et l'opportunité qu'il leur est offerte de s'en distinguer. Kriemhilde leur lance alors :
"Fidélité à un assassin. Ne voyez-vous pas où il vous mène?" ("Treue für einen Meuchelmörder. Seht ihr nicht, wohin er Euch führt.")
La référence est évidente et volontaire, d'autant que Gunther justifie ne pouvoir se détacher de cette culpabilité de Hagen. Celui-ci déclare être le seul fautif "C'est moi qui l'ai fait (commis le meurtre de Siegfried)" ce à quoi Gunther répond, à plusieurs reprises, "Et je n'ai rien fait pour l'empêcher." C'est encore plus évident.
Les punchlines
Heureusement Alberich ce n'est pas que la Tarnkappe et sa formule magique gênante. Comme je l'ai dit, on passe d'un allié ponctuel à un véritable compagnon qui le suit dans l'intrigue. On aurait pu se dispenser de lui coller un costume de jongleur, d'autant qu'il est interprété par un acteur atteint de nanisme, mais ses répliques font souvent mouches et il est clairement l'un des personnages les plus raisonnables prodiguant bon conseil et avertissements sages, le Jiminy Cricket de Siegfried, en somme, et un autre moyen d'expliquer les enjeux avec des mots clairs lorsque Volker ne peut le faire. C'est là encore un usage malin de personnage, un connaissant dans la diégèse, ainsi que de l'avantage du cinéma parlant : les enjeux sont bien explicités et on peut suivre facilement tout ce qui se passe à l'écran sans avoir lu le Nibelungenlied au préalable, ce que la version de Lang ne réussit pas toujours, malheureusement.
Hagen X Alberich, première itération d'un duo né au cinéma, et qu'on retrouvera presque toujours.
Alberich est aussi une source d'humour bienvenue grâce à quelques punchlines. Le film en recèle plusieurs qui m'ont arraché de francs sourires. Lorsque les Burgondes refusent d'abandonner leurs armes à la fête d'Etzel, "selon la coutume hunnique", craignant un piège (ils n'ont pas tort) ils prétextent que c'est la tradition burgonde. Etzel le diplomate leur accorde, et ça, c'est directement tiré du poème d'ailleurs. Quand la situation commence à déraper, Gunther invite les Huns à plutôt faire la fête dans leur pavillon (où ils ont le contrôle. Ce détail est propre au film). Ce à quoi Etzel répond en mode bien passif-aggressif : "Avec plaisir ! Et nous viendrons tout en armes, bien sûr, selon la coutume burgonde." Le film ajoute un come-back à la source médiévale, et ça fonctionne !
D'autres répliques sont plus subtiles. Alberich, être surnaturel païen, refuse de participer à la messe car, dit-il, l'encens le fait éternuer. Hagen, qui a plusieurs fois laissé entendre qu'il était plus enclin à suivre Wodan plutôt que Blanc Christ, lui non plus ne rentre pas dans l'édifice, se contentant de dire à Alberich : "Tu n'es pas le seul à qui l'encens chatouille le nez." Leurs échanges réguliers créent une espèce de proto buddy comedy au sein du drame, et clairement associer les deux de cette manière laissera une marque profonde sur tous leurs successeurs. Sous vos yeux, Harald Reinl invente un trope destiné à durer.
Le méchant paganisme VS le vertueux christianisme ? (Et le Destin c'est du flan)
Faire de Hagen un païen n'est pas un choix anodin ni si idiot que cela. Après tout il est à part dans la fratrie et est lié au surnaturel païen par l'épisode des ondines (j'y reviens dans un instant), on l'accuse d'être le fils bâtard d'un alfe, il est borgne, avec ce que ça évoque d'odinique, donc pourquoi pas. Les sources scandinaves mélangent allègrement les références au christianisme et à l'ancienne coutume, mais le paganisme domine, là où le Nibelungenlied lisse quasiment tous les aspects païens et accentue les références à l'église. L'escalade de la confrontation entre Kriemhilde et Brunhilde, par exemple, que la tradition scandinave fait se dérouler à la rivière et dans la grande halle, a lieu dans la Chanson des Nibelungen sur le parvis de la cathédrale et en son sein. Dans les sources, les ondines que rencontre Hagen en route vers le massacre à la cour d'Etzel lui prophétise la mort de tous les Burgondes. Mais le Nibelungenlied ajoute que seul le prêtre survivra à ce voyage. Hagen essaie donc de noyer celui-ci lorsqu'ils traversent le Rhin (le Danube dans le film) afin de mettre la prophétie à l'épreuve, ce qui choque tout le monde. On dit même que si un autre eût commis cet acte, Hagen aurait été furieux. Car il n'est pas, dans le poème, païen. Un mauvais chrétien peut-être, mais pas un adorateur de Wodan. Le film reprend toutes ces péripéties: les ondines, la prophétie, la mise à l'épreuve, et même Hagen se débarrassant du bateau car désormais convaincu qu'ils vont tous mourir. Sauf que désormais, on a l'un des rares païens du film tentant de noyer un prêtre innocent qui, ayant survécu par miracle, les maudit et annonce la vengeance de Dieu pour cet acte, ce que le poème ne fait pas. Le prêtre y survit et basta. La fin des Burgondes n'est donc plus seulement la conséquence du meurtre es Siegfried, mais une punition divine. Ainsi un sous-texte paganisme VS christianisme se déploie plus ou moins subtilement par-dessus les thèmes des sources.
Les prophéties sont omniprésentes dans les sources, par des voyantes, des rêves, des êtres surnaturels, etc. Ici, Brunhilde a droit à sa voyante personnelle qui tire les runes, et font les visions sont toujours justes : ce qu'elle voit se réalise, confirmant qu'il existe une forme de Destin, en accord avec les sources, et validant la magie païenne de runomancie. Sans compter que dans le segment islandais on voit trois servantes encapuchonnées de la valkyrie qui évoquent les nornes (c'est suggéré en tout cas). Étrange, donc, que le film décide de changer un élément de l'intrigue aux implications aussi radicales : à la fin du métrage, Volker d'Alzey survit, bien qu'aveugle. Normalement il périt, comme tous les Burgondes, et surtout comme prophétisé. Or, s'il vit, la prophéties des ondines c'était du flan. Le destin ? Du pipeau.
Pourquoi s'embêter à mettre en scène l'épisode des ondines, du prêtre jeté à l'eau, du bateau abandonné, confirmant le pire pour Gunther et ses gens, et finalement chier sur le concept en laissant vivre Volker ? Faut-il y voir une réfutation des oracles, un pied de nez volontaire ? Une moquerie des croyances anciennes et fausse qui mène les Burgondes à leur perte ? Ou... simplement une étourderie parce qu'ils avaient besoin de Volker pour clore la narration du film ? Après tout, malgré tout ce que j'ai pu écrire jusqu'ici, la trame du film reste très proche de sa source et, bien qu'elle simplifie et agglomère des éléments pour synthétiser son sujet, comme une adaptation se doit de faire pour tenir ses impératifs de durée, elle n'en reste pas moins extrêmement reconnaissable. Il y a une volonté de coller au sujet la plupart du temps et toute la séquence discutée ici n'est peut-être là que par souci de fidélité. Quoi qu'il en soit, les changements apportés renversent profondément le sens de ces péripéties, que ce soit voulu par Harald Reinl ou non, d'ailleurs.
Toutefois il y a trop d'éléments autour de cette thématique pour être dus au hasard. Le paganisme n'est pas seulement là pour le folklore, une saveur ajoutée pour le côté "ancien", bien qu'évoquer Wodan ce soit aussi invoquer Wagner, surtout quand Hagen porte un casque tout droit tiré des costumes de Bayreuth. Mais voyons cela à travers le prisme des personnages concernés.
Hagen est un antagoniste, c'est clair, et en faire un païen "à part" y participe. Après, son attitude de gros connard directement tiré du poème n'avait pas besoin de ce "supplément mécréant", hein.
A contrario, Gunther bénéficie gracieusement d'un polissage inverse. Déjà ambigüe dans la source vis à vis de la culpabilité dans le meurtre de Siegfried, sa version filmique est montrée comme beaucoup plus chevaleresque et honorable : lorsque Hagen, à plusieurs reprises, endosse seul toute responsabilité pour le crime, Gunther refuse cette exonération et estime être également coupable pour ne l'avoir pas empêché. Mieux encore, lors du massacre final il encourage ses hommes lors d'un discours tragique à retourner auprès de leurs femmes plutôt que de mourir pour un forfait dont ils sont eux-mêmes innocents. Évidemment, ils choisissent tous de rester jusqu'à la mort (en même temps la Triuwe les y oblige mais passons). Gunther est donc montré comme noble, rongé de regrets et soucieux d'affronter la justice divine. Soit la manière dont le Gunther du poème aimerait être perçu, bien plus que tel qu'il est véritablement. Le film grossit donc les traits en faveur du roi chrétien et travestit Hagen en méchant païen.
Karin Dor est Brunhilde, de la Maison Targaryen
Brunhilde aussi est païenne et pas franchement mise en valeur. Elle est avant tout orgueilleuse et cruelle, et même si on montre bien qu'elle a de très bonnes raisons d'être en colère et de chercher vengeance, on peine à ressentir de la sympathie pour elle. Le seul moment où elle semble faire un effort et retrouver un peu de chaleur comme à sa rencontre initiale avec Siegfried, c'est lorsqu'elle accepte ses nouvelles circonstances à la cour de Worms. Elle ne porte plus sa ceinture magique païenne (on lui a dérobée de force) mais désormais un chapelet à croix. Quand Kriemhilde, qui porte secrètement la ceinture magique, la confronte dans un accès d'orgueil inhabituel et humilie Brunhilde, celle-ci laisse tomber sa croix par terre et retourne en mode sombre. Paganisme pas bien, christianisme bien. Cette imagerie est évidemment propre au film. La connivence entre Hagen et Brunhilde, bien présente dans les sources, s'en trouve renforcé par leur foi commune (et mal vue).
D'ailleurs, vous vous souvenez comme la tradition continentale transposait un point de l'intrigue dans la cathédrale pour renforcer le côté chrétien ? Et bien le film fait pareil avec l'invitation d'Etzel et Kriemhilde à Gunther et les siens. Dans le poème, c'est pour célébrer le solstice d'été. Ici, pour fêter le baptême du fils d'Etzel et Kriemhilde. Et pour être honnête... j'aime bien ce changement : il correspond bien à l'état d'esprit de cette version, et permet de justifier l'impossibilité de refuser sans rentrer dans les détails des obligations d'honneur etc., ce que la durée du film ne permet pas forcément. C'est simple et efficace.
Kriemhilde expliquant ne pas savoir ce qui lui a pris de confronter si durement Brunhilde semble suggérer une influence néfaste de la ceinture, ce qui n'est pas sans évoquer la manière dont elle "fortifie son caractère" dans l'Edda Poétique en mangeant un bout de cœur de Fafnir et devient "plus comme sa rivale", mais là je crois pas que ce soit l'intention du film, juste moi qui surinterprète.
Et puis il y a Frigga (subtil...) la prophétesse de Brunhilde qui lit les runes, un personnage que le remake tire du film original de Lang en lui donnant plus d'importance. Et a priori, elle ne se trompe jamais et est de bon conseil (comme Alberich finalement). Quelle est ta thèse, film ? Peut-être doit elle servir à critiquer Brunhilde qui lui demande toujours de lire le Destin dans les runes, mais quand ça ne lui plaît pas la reine accuse sa servante d'être vieille est d'avoir perdu son talent. Ainsi Brunhilde serait hypocrite, mais si les prophéties sont du flan de toute façon, n'a-t-elle pas raison de les ignorer ? Quelle est ta thèse, film ??
Bon est puisqu'on parle de runomancie, vous vous souvenez quand je vous disais que j'avais ri deux fois durant ce film ? Et bien nous y sommes.
Contexte. Tacite écrit dans Germania que les Germains coloraient des baguettes de bois qu'ils jetaient sur un linge blanc comme un oracle. Les sources scandinaves comme l'Edda Poétique parlent de colorer ou peindre les runes à des fins magiques, jamais pour lire l'avenir, cela dit, mais pour soigner, résister au poison, pour avoir plus de courage ou de force pour obtenir la victoire ou l'amour, bref, plutôt pour des charmes. Aucune source ne dit que l'oracle ou la prophétesse "lit" ou "interprète" les runes. Les rêves oui, les runes, non. Je rappelle aussi qu'il y a plusieurs siècles et des milliers de kilomètres d'écart entre les deux témoignages.
Bref, beaucoup de gens ont imaginé une pratique new age mélangeant les deux, de runes peintes sur des baguettes pour lire l'avenir comme un tarot. D'autres interprétations de Tacite sont pourtant possible, certains défendent par exemple qu'on colorait entièrement ou partiellement mais uniformément les baguettes de pigment ou de sang et qu'on interprétait en réalité les projections laissées sur le linge blanc une fois les baguettes jetées. Donc inutile de préciser que historiquement parlant, l'oracle runique, c'est du pipeau, nous n'avons aucune certitude que les anciens pratiquait la runomancie et encore moins de cette manière, seulement de vagues conjectures que chacun peut interpréter comme il veut. Donc pour une pratique moderne ou de la fantasy, admettons, c'est plus ou moins basé sur les sources, et ça reste "pratique", fonctionnel.
Et donc la runomancie dans ce film. Runes ou baguettes peintes uniformément (comme dans le film de Fritz Lang où elles ne sont pas gravées ni peintes de signes) ? Et bien plutôt que choisir, Harald a choisi de faire les deux : l'oracle jette des baguettes toutes peintes en blanc, et les bâtonnets, attention je ne plaisante pas, forment des runes en tombant au sol. Genre trois baguettes atterrissent pile poil en forme d'une rune, trois bâtonnets en forme d'une autre rune. Et forcément, comme si le concept n'était déjà pas assez risible, ça fait des runes ridiculement énormes ! Alors c'est sûr, d'un point de vue cinématographique tu n'as pas besoin d'un insert pour bien montrer à ton public que ce sont des runes, mais bon, la subtilité est morte et enterrée.
Voilà voilà. On notera les "Soleils Noirs" en motifs sur le sol, des symboles occultes nazis inspirés de symboles similaires retrouvés dans l'espace germanique sur des disques ornementaux (Zierscheibe), mais dont la forme moderne est extrêmement reconnaissable. Un indice de plus de la thèse "paganisme méchant et nazi"? Pas forcément, car bizarrement la propagande nazie faisant de ce symbole spécifiquement un symbole ancien a parfaitement fonctionné, et pendant longtemps bien des gens ont défendu l'ancienneté du Soleil Noir par ignorance, naïveté, ou, il faut le dire, mauvaise foi. Il est fort possible que, moins de quinze ans à peine après la guerre, cette version moderne passât encore pour "païenne" et authentique dans l'inconscient collectif, et que sa présence ici soit juste la faute à des connaissances pas mises à jour. Historiquement, par contre, c'est du pipeau.
Bref, j'ai ri.
Alors, y a-t-il un propos derrière tout ça ? Je rappelle que la confrontation paganisme VS christianisme n'est pas dans les sources. En vérité on y trouve plutôt une cohabitation qu'un affrontement. Pourquoi l'introduire dans de film ? Quelle est la thèse, ici ? À part que l'ancienne coutume puduc mais que la nouvelle déchire tout ?
On serait tenté de voir dans l'ancienne coutume une allégorie de
l'ancien régime dont les Allemands viennent alors tout juste de se
débarrasser, mortifère et, malgré toute sa puissance évocatrice,
perdant. Après tout, les nazis avaient adopté (et inventé) plein de
symboles païens et utilisaient des runes et des roues solaires (y compris leur version bien à eux, le Soleil Noir, donc). La culpabilité du meurtre de Siegfried devient alors
celle de l'Holocauste, de la guerre et de ses victimes, ou les deux.
Cependant je ne suis pas convaincu d'une si profonde réflexion de la
part de Reinl. Vous vous souvenez de sa citation concernant le dragon
merdique qui ne fonctionnait pas, et qui l'avait obligé à cacher la
misère ? Ce que je ne vous ai pas dit, c'est comment il s'est
exprimé, car sa citation continue ainsi : "C'était une catastrophe,
impossible de tourner quoi que ce soit. Ne peuvent alors aider que nuit et brouillard.
Il faut provoquer la nuit. Tandis qu'il (le dragon) s'approche, le ciel
s'assombrit, les petits oiseaux se taisent, tout au fond parvient un
rayon de lumière par une gorge qui crache du feu. J'ai tout enveloppé
dans la nuit et le brouillard, et regarde, les choses se sont plutôt
bien passées, compte tenu des circonstances." Le réalisateur reprend
l'expression Nacht und Nebel pour parler trivialement de son problème de
dragon catastrophique, comme si c'était approprié et thématique.
Si la
thèse du film était vraiment basée sur une métaphore paganisme = nazisme
= pas bien, et donc si cette interprétation des Nibelungen était une
critique des nazis "du passé", le réalisateur se permettrait-il ce genre
de remarque ? Une part de moi veut voir une réflexion profonde derrière
cette accumulation de clins d’œils et de coups de coude dans les côtes, mais une autre ne peut s'empêcher
de se dire que ce n'est que très superficiel et parfois... presque
accidentel. A chacun de se faire son avis sur la question, je ne
trancherais pas.
Heureusement, c'est plaqué sur l'intrigue sans la tordre dans tous les sens pour rentrer les changements au chausse-pied, donc on ne dénature pas franchement toute l'histoire. Comme je l'ai dit, dans l'ensemble le film suit le poème, incluant plein de détails qu'on aurait aisément pu croire dispensables dans la quête de synthèse efficace, certaines déjà présentes dans le film de Lang, comme Gunther et Hagen se présentant devant le corps de Siegfried. La proximité du meurtrier ravive les plaies du cadavre, trahissant sa culpabilité et confirmant les soupçons de Kriemhilde. Le film n'explicite pas plus que son prédécesseur pourquoi les plaies saignent, alors qu'avec le cinéma parlant on aurait pu s'attendre à une ligne de dialogue d'exposition. Mais non ! On peut le deviner mais on ne nous prends pas par la main, et c'est totalement en accord avec la source. Et ça, c'est franchement appréciable. D'autres détails, comme le franchissement du fleuve et de l'épisode de chapelain jeté par dessus bord, rajoutent de la fidélité au poème tandis que Lang les avait totalement zappés.
Trahir, mais avec un bisou pour que ça passe bien
Cependant, ce n'est pas à dire non plus que le film est fidèle. Il y a bien sûr des changements qu'on sent dus aux mœurs. Dans le Nibelungenlied, Kriemhilde n'arrivant pas à provoquer d'altercation entre les Huns et les Burgondes, manipule son propre fils (qu'elle a eu d'Etzel) afin qu'il aille provoquer Hagen, celui-ci mordant à l'hameçon et tuant le jeune homme, le début de la fin. Ici, le fils est un bébé, et Kriemhilde sacrifie son beau-frère Blodelin, qui l'aime presque plus qu'Etzel lui-même, et va au casse-pipe de son plein gré et en toute connaissance de cause. Plus tard Hagen frappe toute de même le fils d'Etzel et Kriemhilde, mais le sens est désormais tout autre : l'enfant est complètement innocent, Hagen un monstre, et Kriemhilde n'est pas filicide. On voit même Gunther qui s'interpose pour empêcher Hagen de frapper encore, un geste totalement absent des sources qui, une fois de plus, redore bien le blason du noble roi Gunther (lol) au dépend de Hagen. Plusieurs éléments du poème sont donc réunis (avec des détails qui rappellent également la Þidrekssaga), mais réarrangés afin de ne pas trop choquer le public moderne. Et puisqu'on parle des Huns, d'Etzel et de Blodelin, leur représentation est bien, bien meilleure que dans la version Fritz Lang (un gros point noir de l'original selon moi). On est loin du Etzel grotesque de 1924, et c'est tant mieux.
Herbert Lom campe un bien meilleur Etzel que ce qu'on a subi dans la version de Fritz Lang.
La mort de Kriemhilde m'a également surpris. Le film prend la peine d'introduire my boy Dietrich von Bern et son mentor Hildebrand, leur donne les quelques scènes où ils apparaissent dans le Nibelungenlied, très bien... mais LA scène de Dietrich et son maître d'armes, LE moment iconique où Kriemhilde, ayant accompli sa vengeance, s'agenouille et baisse sa nuque afin de se laisser décapiter pour sa faute (selon les sources par Dietrich ou Hildebrand), CETTE scène est remplacée par un décevant suicide de la reine qui se jette sur l'épée qu'elle vient de rendre à Hildebrand (qui la tue bien, techniquement, mais sans le vouloir, pas du tout comme dans la source où il VEUT la punir pour avoir enfreint à ses devoirs, et cela change tout). WTF Harald ? Là encore je suspecte que... c'était trop. D'ailleurs il n'y a pas de décapitations, les coups sont toujours hors champs ou suggérées. Pourtant, le poème, lui, les enfile comme des perles sur un collier.
Brunhilde se tue d'ailleurs d'une manière similaire sur la tombe de Siegfried, ce qui est intéressant car le suicide de Brynhild en se jetant dans le bûcher funéraire de Sigurd se trouve bel et bien dans les sources scandinaves. Dans le Nibelungenlied elle disparaît complètement de la narration après sa vengeance contre Siegfried, et un autre poème, La Plainte, qui fait directement suite à la Chanson des Nibelungen, nous révèle qu'elle vit et règne à Worms. Ainsi le film fait donc une ref indiscutable à la tradition scandinave, mais sans le budget cascade pour que Brunhilde se jette dans le feu. C'est sans doute ce même budget cascade qui fait qu'au début du film, Siegfried la sauve de son sommeil magique en traversant le mur de flammes à pied et pas à cheval...
Ce qui m'amène à un autre changement, ou plutôt une réinvention, où le film une fois de plus tente de se frayer son propre chemin entre fidélité et nouveauté : le background de l'anneau des Nibelungen, de Brunhilde et du trésor de Fafnir. Le film décide de tout lier pour simplifier au maximum l'exposition au début de l'intrigue, et comme je l'ai déjà dit, aucun problème sur le principe, c'est un besoin du média.
Dans le film, Brunhilde était chargée par Wodan de la protection du trésor, a failli car elle s'est endormie, est punie d'un sommeil éternel, à moins qu'on lui enlève du doigt l'anneau magique des Nibelungen. La tour où elle dort est entouré d'un feu magique qu'il faut d'abord avoir le courage de franchir.
Dans les sources (scandinaves, car la tradition continentale n'a rien de tout cela), Brynhild est une valkyrie punie par Odin pour avoir désobéi à ses souhaits (elle laisse gagner le mauvais guerrier), donc sommeil et mur de flammes, mais reçoit l'anneau... de Sigurd, et seulement après qu'il l'ai libéré de son dodo magique (en tranchant sa broigne). Elle n'a aucun lien avec le trésor avant de recevoir ce bijou... qui provient du trésor, dont l'origine est liée à Fafnir et Regin. Bref encore une fois, c'est infidèle mais contient plein d'éléments reconnaissables tirés des sources, qu'on simplifie (on streamline, comme on dit sur Internet.). J'ai eu un sourire comme une banane lorsque Siegfried force les portes de sa tour, de lourdes portes en fer... comme décrites dans les sources !
Et la plupart du temps, je dois le redire, c'est malin. Le personnage de Rüdiger est introduit plus tôt dans le récit (il remplace le messager Hun lambda), ainsi que la relation entre sa fille et le prince Giselher, permettant d'éviter trop de cheveux sur la soupe dans le second film, de créer de la cohérence au sein du diptyque et, très important pour ce genre de projet, réduire le nombre de personnages redondants. Excellent choix, à mon avis !
Rüdiger (Dieter Eppler) ravi de marier sa fille Hildegunt (Barbara Bold) au prince Giselher (Terrence Hill). Le rôle de ces personnages dans le remake est bien plus renforcé que dans l'original.
La première visite de Siegfried en Islande emprunte les éléments de l'épreuve scandinave, tout en réservant l'épreuve du Nibelungenlied à Gunther pour faite cohabiter les deux version de l'épreuve des deux traditions... et c'est le choix que j'ai également fait pour Heldenzeit ! (Un très bon choix, donc)(un choix logique, en vrai).
L'adaptation est donc assez paradoxale. Si elle n'est pas hyper fidèle dans le fond, elle regorge de moments repris des poèmes de manière extrêmement proche et de détails érudits, plus encore que le diptyque original. Il est évident que ceux qui ont réalisé ce film ont lu les sources, et pas uniquement le Nibelungenlied, d'ailleurs. Cela ne l'empêche pas de tenter des choses, parfois malines et astucieuses, parfois... moins. Parmi ses inventions, elle introduit ce dualisme religieux qui, a défaut d'aller quelque part, a le mérite de vouloir faire autre chose qu'un bête remake plan pour plan. Alors, faut-il la voir ?
Sceau d'approbation ou poubelle ?
On l'a vu, le remake oscille entre authenticité et modifications altérant profondément le sens initial de l'intrigue. La version de Fritz Lang est un peu plus fidèle à l'esprit des sources, et à mon avis plus esthétique aussi, plus épique. Ça fait un peu bateau, je sais, mais à mon sens l'original est supérieur au remake. Reinl a pour lui la couleur et des paysages naturels parfois très beaux, mais il n'est pas Fritz Lang. En revanche, pour un public moderne à qui cinq heures de film muet ne vend pas du rêve, cette version dialoguée est peut-être plus adaptée, a fortiori s'il n'est pas très familier du Nibelungenlied. Ici, presque tout est explicité par les dialogues : qui est qui, qui veut quoi. Un avantage non négligeable pour naviguer un novice dans les intrigues de palais et les trahisons en série. De plus, malgré mes remarques l'intrigue suit celle du Nibelungenlied dans l'ensemble, avec une structure très similaire, ce qui en fait une bonne initiation pour qui n'a pas la foi d'ouvrir le poème. On aura une interprétation bizarrement biaisée, mais dans l'ensemble plutôt correcte. Et mine de rien, plusieurs éléments du poème absents de la version noir et blanc frayent leur chemin dans celle-ci : là où Reinl prend parfois plus de libertés, il sait aussi retourner à la source.
Donc oui, je recommande la version de 1966-67, en tout cas comme une première entrée dans cet univers. Celle de 1923-24 est meilleure à presque tout points de vue, mais plus exigeante aussi. Celle de Reinl a le grand mérite d'être accessible pour un public non averti, tout en offrant du grand spectacle épique (si on a la bienveillance d'oublier le dragon).
BONUS : Le point Bande Originale
La musique est composée par Rolf Wilhelm. Le double CD est publié chez Cobra Records (un CD par film). Un orchestre de 75 musiciens, dont 42 cordes, a bouffé presque tout le budget musique du premier film en deux jours, heureusement Wilhelm était satisfait de la performance. Le second film mettra l'emphase sur les cuivres pour souligner le caractère martiale des Huns, et bon, il se trouve que ça coûte moins cher quand il faut moins de musiciens. Il y a donc une différence notable entre la BO des deux films, non seulement par le son, mais les thèmes également, chaque film ayant son thème principal très présent, l'ensemble restant lié par quelques petits motifs qui font le pont. Stylistiquement on est sur de la musique de film d'aventure des années 60, à la Korngold ou même Steiner. Beaucoup moins riche que la BO des Nibelungen de Fritz Lang en terme de thèmes et leitmotifs, elle reste toutefois efficace et contient plusieurs moments badass, à condition d'apprécier ce style, cela va de soi. Personnellement j'aime beaucoup.
Si l'opéra était le moyen d'expression le plus épique du temps de Wagner, un nouvel art s'est imposé après la première guerre mondiale, d'autant plus populaire qu'il s'adressait à un public plus large que la classe aisée qui peut se permettre d'aller quatre fois à l'opéra juste pour finir la Tétralogie du Ring. L'Allemagne domine alors cette nouvelle industrie avec l'expressionnisme allemand, dont l'un des maîtres incontestés est Fritz Lang. Or, en 1924, celui-ci sort la première partie d'un diptyque adaptant l'épopée nationale allemande, le désormais légendaire : Die Nibelungen (1. Siegfried, 2. Kriemhilds Rache, soit La Vengeance de Kriemhilde).
Kriemhilde (Margarete Schön, c'est comme Angelina Jolie, mais allemande)
Le film adapte, en principe et comme le nom l'indique, la Chanson des Nibelungen, dans une œuvre monumentale de quasiment cinq heures (c'est toujours moitié moins que Wagner, hihi !). Mais comme Wagner, Fritz Lang va puiser dans d'autres sources pour rédiger son intrigue, nous n'aurons donc toujours pas droit à un adaptation "pure" de l'œuvre. L'ombre du Ring va également planer sur cette adaptation, sans toutefois prendre le pas sur les sources littéraires. D'ailleurs, Lang lui-même souhaitait clairement se démarquer de son prédécesseur et ne refusa de recycler la musique ultra-populaire de Wagner pour son diptyque, mais désirait bien une musique originale. Die Nibelungen adapte avant tout les poèmes médiévaux, et on va voir ensemble si c'est fait avec respect et fidèlement, ou si c'est n'importe quoi. Je précise dès le départ que ceci est moins une critique ciné qu'une analyse comparative, puisque je n'y connais pas forcément grand chose en cinéma, alors que les sources, je les ai poncées.
Une adaptation du Nibelungenlied avant tout ?
L'intrigue du film - je vais souvent dire "le" film pour parler du diptyque, car je les vois comme un grand film de cinq heures - est très, très proche du Nibelungenlied. Et après la fête du slip wagnérienne qui prend tellement de libertés que si c'était arrivé de nos jours, on se demanderait si le problème c'est qu'il n'avait pas les droits, voir une véritable adaptation fidèle et sincère, ça fait du bien. Je vais donc avoir tendance à souligner les différences, justement parce qu'elles ressortent d'autant plus. On pourrait s'étonne que je prenne la peine de le préciser, après tout, ça s'appelle Die Nibelungen, non ? C'est vrai, mais les films ont toujours complété leur intrigue par des éléments empruntés à d'autres sources, et même Fritz Lang ne s'en privera pas. Néanmoins, vous constaterez que, les années passant et les versions filmiques se succédant, ces éléments complémentaires vont progressivement diluer le propos. Die Nibelungen de 1924 est, de toute cette série d'adaptation, celle qui parvient le mieux à se concentrer sur le poème qu'elle est censé porter à l'écran.
Bon, après, je dis ça, mais on commence le film directement avec Siegfried à la forge de Mime, ce qui, si l'on est généreux, est tiré de la Thidrekssaga (qui nomme le mentor forgeron Mime, un nom repris par Wagner, à l'inverse de la Völsunga Saga par exemple où il s'appelle Regin), ou du Seyfrid à la peau de Corne (ou le forgeron est cette fois anonyme). Mais la forge située dans une grotte, le costume de sauvageon de Siegfried etc. laissent plutôt penser à l'influence de Richard Wagner, puisque c'est ainsi que commence son Siegfried, le troisième opéra du Cycle de l'Anneau. D'autres éléments ultérieurs viendront plus tard confirmer cette influence, comme par exemple la cape follette qui rend invisible, mais j'y reviendrai.
Paul Richter incarne Siegfried.
Nous n'embrassons pourtant pas non plus entièrement Wagner, car bien que toute la mise en scène laisse penser que Siegfried vient de reforger Nothung, l'épée de son père comme dans l'opéra (une péripétie similaire existe ans la tradition scandinave mais c'est c'est Regin qui reforge l'épée Gram, pas Sigurd!), avec ce détail tiré des sources où on fait courir une plume sur une rivière et qu'elle se tranche en deux en rencontrant le fil de l'épée plongée dans le courant (les sources parlent parfois d'une boule de laine arrachée directement au dos d'un mouton, faites ce que vous voulez de cette anecdote), sauf que cette épée n'aura en fait aucune importance et n'est pas celle de son père. Aussi, dès la première séquence, on voit que l'ombre de Wagner plane, mais qu'il y a une volonté de revenir vers les poèmes.
N'ayant plus rien à lui apprendre, Mime dit à Siegfried de rentrer à Xanten. Avant de partir il entend les autres apprentis parler de Worms et de la princesse Kriemhilde (un retournement étrange des sources où il entend normalement parler de Brynhild), ce qui le convainc dit d'y aller et afin de la conquérir. Comme ils se foutent de sa gueule, il se fâche et exige qu'on lui donne le chemin sous peine de se faire rosser, alors Mime échafaude un plan pour désamorcer la situation. Il va le guider... ce que Siegfried ne sait pas, c'est que le chemin ne mène pas à Worms, mais au wyrm.... Padam Tschiii ! Bon, OK, c'était nul, pardon. Vers le dragon.
Une demi-douzaines de me mécanos incarnent le dragon, une merveille d'animatronique pour l'époque.
Après cela, on passe au Canto suivant, car oui, le film est divisé en Canto, un chapitrage tiré verbatim du Nibelungenlied. Cela montre bien l'ambition de coller au plus près du feeling qu'on peut ressentir à la lecture du poème, quelque chose que même l'adaptation de 1966 abandonnera complètement au profit d'une narration moins... littéraire.
Le Canto suivant nous amène à Worms où le barde Volker d'Alzey chante les exploits de Siegfried. Curieusement, ce Canto serait une introduction du film beaucoup plus fidèle au poème. En effet, le Nibelungenlied ne s'intéresse guère aux enfances de Siegfried, ni même en réalité de ses exploits avant d'arriver à Worms. La rencontre avec le dragon, la mise à mort, le bain dans le sang qui rend sa peau invulnérable, tout cela est expédié par, eh bien, Volker qui fait un résumé à la cour. Le film permet de montrer cet exploit en détail, tandis que chante Volker, mais le poète qui coucha tout cela sur vélin s'en cognait un peu.
Alors ça, pour tartiner des pages et des pages sur les froufrous et les soieries et les étoffes et les bijoux, là y a du monde, mais pour nous donner une vraie description épique du combat iconique de son héros, y a plus personne. Le film montre d'ailleurs Kriemhilde remercier Volker pour son service (d'avoir si bien chanté), en lui offrant un manteau qu'elle a elle-même brodé. C'est un détail tellement Turbonibelung, ça, le genre de choses que vous pouvez oublier dans les adaptations suivantes. Pareil pour les rêves prémonitoires, un motif récurent et très important, que les autres adaptations ignorent, alors qu'ici on a une séquence de rêves en "dessin animé", dans un style onirique. Ce sont ces petites touches-là qui font penser que Lang et Thea von Harbou (qui a écrit le script) ont relu le Nibelungenlied avant de plancher sur leur version, pas des résumés, mais l’œuvre elle-même, et ont réalisé l'importance de ces détails dans l'esprit de la source, malgré leur insignifiance dans un scénario efficace et fonctionnel.
Bernhard Goetzke joue Volker d'Alzey, le joueur de vielle
Mais reprenons le récit de Volker. Nous voyons comment Siegfried pénètre le royaume des Nibelungen après le dragon et se fait attaquer par Alberich, le roi des Nibelungen. C'est là qu'arrive l'accessoire magique d'Alberich qui trahit un emprunt indubitable à Wagner : le Tarnhelm. Dans les sources, Alberich possède une cape d'invisibilité, la Tarnkappe, un vêtement qui ne fait que ça : rendre invisible. Wagner la remplacera pour une invention de son cru : le Tarnhelm, un genre de casque en mailles
dorées, qui permet, si l'on connaît la formule magique nécessaire, d'activer ses pouvoirs. Ainsi le Tarnhelm peut-il rendre invisible, mais aussi faire prendre l'apparence de quelqu'un d'autre et/ou de se téléporter. Ici, le Tarnhelm est nommé ainsi dans un des cartons, et son design à l'écran, un genre de morceau de filet de pêche à poser sur la tête, est une
référence claire au filet de mailles dorées wagnérien, il est donc impossible de prétendre que cet élément soit autre chose qu'une wagnererie. Certes, la formule magique est abandonnée, mais ne vous en faites pas, j'en reparlerai dans l'article suivant...
Bref, revenons à l'attaque invisible d'Alberich. Siegfried le domine rapidement, comme dans les sources, bien qu'ici il lui enlève le Tarnhelm au lieu de le saisir par la tignasse (le geste est finalement similaire). En échange de sa vie, le Nibelung offre au héros le Tarnhelm et son trésor, y compris Balmung, meilleure épée forgée par les Nibelungen. Vous vous souvenez de l'épée forgée au début par Siegfried ? Ce n'était donc pas son épée légendaire Balmung, dont on ne connaît par ailleurs pas l'origine dans le Nibelungenlied, mais dont le Seyfrid à la Peau de Corne nous dit qu'il trouve l'épée lorsqu'il va délivrer Kriemhilde d'un dragon. Ce qui est finalement presque le cas ici : il obtient l'arme dans le cadre de l'épisode du dragon. Je sais, là on tire un peu sur la corde. Néanmoins, Alberich essaye de nouveau de prendre Siegfried par surprise, se fait buter et maudit le trésor avec son dernier souffle (référence au Andvari des sources scandinaves ?), ainsi que pétrifie ce qu'il avait déjà créer à partir de la pierre, aka les nains qui portent le trésor... et ça par contre je ne sais pas d'où ça sort.
Le trésor incarne le trésor.
Bon, je vois bien que je vous rends perplexe. j'ai annoncé une fidélité remarquable, et là le film commence et je ne parle que d'inventions, d'éléments tirés d'autres sources, et surtout, Wagner par ci, Wagner par là. Toutefois, je ne vous ai pas menti pour autant, car à partir de maintenant, le film va se resserrer ostensiblement sur l'intrigue du Nibelungenlied. Fallait-il accrocher en premier lieu le spectateur avec des choses que le public connaissait déjà (Wagner, pour ne pas le nommer) avant d'embrayer sur des rails plus conservateurs en matière d'adaptation, plus "purs". Je ne saurais dire, mais désormais, la suite est moins diluée, pour ainsi dire.
Ah et avant de poursuivre, je n'accorde pas nécessairement plus de valeur à une adaptation plus "pure", au contraire, j'apprécie énormément l'incorporation d'autres sources, voire d'inventions... lorsqu'elles sont pertinentes. Néanmoins, et tout à fait personnellement, j'aurais préféré qu'on laisse Wagner hors des films. J'adore la Tétralogie, ce n'est pas le sujet, mais je n'arrive pas à mettre un opéra du XIXe siècle au même niveau que des sources médiévales. C'est une ligne arbitraire, et à l'évidence, la plupart des gens ne la partagent pas, car les wagnereries continueront à se frayer un chemin dans les adaptations suivantes. Que ça me plaise où non, Wagner est considéré comme une source de cette légende, valide au même titre que le Nibelungenlied, la Völsunga Saga ou la Thidrekssaga. Mais imaginez qu'on fasse un film ayant pour but d'adapter les récits mythologiques de l'Edda Poétique, mais que Loki soit représenté comme le fils adopté par Odin de géants des glace, et demi-frère de Thor, et Hel s'appelle désormais Hela et c'est leur sœur, parce que c'est comme ça que le public les connaît via les comics et films Marvel... on est d'accord que ça serait un peu gênant, non ? Alors qu'on aurait pu... adapter le Ring de Wagner au cinéma, par exemple, comme un Seigneur des Anneaux allemand, et en quatre parties. Cette approche de faire l'inverse des adaptations filmiques, d'utiliser Wagner en source principale et tout le reste en supplément, a été celle d'une bande dessinée d'Alex Alice, Siegfried, et j'en parlerai sans doute un jour sur ce blog.
Worms, un exemple des décors monumentaux.
Au plus près du poème
Bref. Je ne vais pas tout passer en détail (rappel : ça dure littéralement cinq heures), en revanche je peux faire une liste des points d'intrigue des sources présents dans le film, car ça sera également très utile pour les articles suivants, afin de montrer les divergences avec le poème... en tout cas pour le premier film, jusqu'à la mort de Siegfried, car c'est souvent là que les adaptations suivantes se contenteront d'aller. Après si le déroulé des événements ne vous intéresse pas, ou pour garder un peu de surprise, qui sait, vous pouvez toujours passer la liste suivante, sans rancune. Ok, jetzt geht's los :
• Siegfried arrive à Worms en compagnie de 12 rois vassaux et demande Kriemhilde en mariage. (Hagen lui conseille ici de ne pas l'accueillir)
• Gunther accepte à condition que Siegfried l'aide à séduire Brunhilde et en faire sa reine. (C'est le plan de Hagen). À noter que Siegfried ne connaît pas Brunhilde et n'a pas eu d'interaction passée avec elle, ce qui est tout à fait raccord avec le Nibelungenlied, et en porte à faux des sources scandinaves (je le précise ici, car dès l'adaptation suivante, le choix se portera toujours sur la version d'une première rencontre entre les deux, avant les événements en Burgondie)
• Expédition en Islande. Un mur de flamme enchanté entour le château de Brunhilde et ne s'éteint tout seul qu'en présence du meilleur guerrier. C'est une brève référence au mur de flammes que seul le plus brave guerrier osera traverser dans les sources scandinaves. Ici il s'éteint immédiatement en présence de Siegfried et n'est pas à proprement parler une épreuve. À la place, on a :
• Brunhilde impose trois épreuves d'athlétisme (lancer de poids, lancer de javeline, saut) à quiconque souhaite l'épouser, la mort promise au prétendant qui échouerait. Ce sont bien les épreuves version Nibelungenlied.
• Brunhilde croit que c'est Siegfried qui vient pour elle, et est déçue que ce soit en réalité Gunther. Siegfried, en bon Wing Man, se fait passer pour le vassal de Gunther.
• À la demande de son nouveau copain, Siegfried, invisible sous le couvert du Tarnhelm, aide Gunther à tricher pour remporter les épreuves, alors qu'on le croit en train de s'occuper des bateaux.
• Brunhilde, vaincue, doit accepter de suivre Gunther à Worms pour l'y épouser.
• Gunther donne la main de sa sœur Kriemhilde à Siegfried, comme promis, ce qui insurge Brunhilde car Siegfried est censé être un vassal, indigne de la princesse : c'est le début de ses suspicions.
• Double mariage en la cathédrale de Worms.
• Gunther et Siegfried deviennent frères jurés. Le rituel implique de se couper leurs mains puis les serrer pour mélanger leur sang, en contradiction avec la peau de Siegfried que le fer ne peut mordre. Cette incohérence est, pour le coup, fidèle aux sources, et c'est le téléfilm de 2005 qui y trouvera une parade élégante. J'ai un peu mal à mon Fritz Lang. On zappe complètement la campagnes contre les Danois et Saxons pour aller à l'essentiel.
• Brunhilde sent qu'on lui a faite à l'envers et résiste son mari lors de la nuit de noce, mettant sa force à l'épreuve (forcément il échoue). Gunther demande donc à Siegfried de le dépanner.
• Brunhilde matée, mais version soft : Siegfried prend l'apparence de Gunther grâce au Tarnhelm, la "brise" par la lutte, il lui prend un anneau (ici un anneau de bras), mais dans le film, pas de ceinture de force symbolique à arracher comme dans le poème : il se contente de la mettre à genou, puis on passe à Gunther qui attend son tour pour rentrer.
L'idée reste la même, mais encore plus atténuée que le Nibelungenlied ne le faisait déjà. Pour rappel, dans la Þidrekssaga, c'est un viol explicite, rendu symbolique dans le Lied par l'arrachage de la ceinture de force, et devient ici """juste""" de la violence conjugale. Je parle plus avant de cette scène dans les sources ici.
• Siegfried révèle à Kriemhilde l'origine du bracelet d'or (qu'elle a trouvé et porte à son bras). Il a pourtant juré de n'en rien dire, et lui fait promettre de mieux tenir sa langue que lui.
• Le trésor des Nibelungen est transporté à Worms (dans le poème cela a lieu après la mort de Siegfried parce que Kriemhilde le dilapide), Siegfried distribue l'or généreusement aux petites gens, ce qui fâche Gunther & co (comme dans le poème). Malgré les demandes de Hagen et Brunhilde, Gunther se refuse à congédier Siegfried.
• Première confrontation verbale entre Kriemhilde et Brunhilde devant la cathédrale de Worms : Brunhilde impose sa préséance face à Kriemhilde "épouse de vassal", mais celle-ci réplique en provoquant sa rivale et finit par révéler le pot aux roses en dévoilant l'anneau. Humiliation publique pour Brunhilde (et par extension Gunther). C'est la fameuse "querelle des reines".
• Brunhilde exige la mort de Siegfried, Gunther veut se débiner car le héros est, après tout, "invulnérable", mais Hagen évoque le point faible. On décide d'organiser le meurtre au court d'une chasse. Pour obtenir de Kriemhilde l'emplacement exact du point faible de son époux, Hagen invente une déclaration de guerre totalement bidon et ment comme un arracheur de dent en mode "pour le protéger au mieux, je dois savoir où il est vulnérable" et Kriemhilde, eh bien... comme dans la source, malheureusement, fait preuve d'une grande stupidité enfin je veux dire d'une inexcusable négligence non, pardon, je pensais à une touchante naïveté et coud une petite croix sur la tunique de Siegfried, pour que Hagen soit sûr de savoir très précisément où, euh... "protéger" Siegfried. C'est un élément d'intrigue qui m'a toujours fait lever un sourcil, et que plusieurs adaptations ultérieures contourneront avec brio. Mais bref, elle pense bien faire et songe vraiment à la vie de son époux, mais elle sent bien que quelque chose ne va pas.
Theodor Loos en Gunther, le Roi Paillasson, et Hans Adalbert Schlettow en Hagen, blafard, borgne et pas très beau, ni très sympa, comme le décrivent les sources. Je dis ça je dis rien, ça pourrait avoir son importance dans quelques articles.
• La scène de la chasse : Gunther est accablé et se débine lorsque Hagen lui tend une lance et on comprend que le borgne va devoir se salir les mains pour son roi. Siegfried est assoiffé mais il n'y a pas de vin (c'est un stratagème), Hagen l'oriente vers une source claire et propose une course amicale. Siegfried fonce sans se méfier et part bien devant, se penche à la source pour boire et Hagen l'embroche courageusement, dans le dos et sans prévenir.
• On amène le corps de nuit à Worms et Kriemhilde organise une veillée. Lorsque Hagen s'approche du corps, la plaie se remet à saigner, une superstition médiévale tirée du poème que je suis ravi de retrouver dans le film. On a aussi une Brunhilde qui rit en apprenant la nouvelle, mais montre des signes de détresse également, mélangeant les variations des différentes sources à ce sujet. Kriemhilde demande justice à ses parents hommes (c'était la loi), mais aucun de ses frères, à commencer par Gunther, ne souhaite du mal à Hagen et ils s'interposent comme des boucliers. Kriemhilde est dévastée et n'a plus d'autre choix que la vengeance par un moyen détourné. Elle jure que Hagen paiera.
La blessure se rouvre, le sang a parlé : Hagen est le meurtrier.
Le premier film se conclue par le suicide de Brunhilde à côté du corps de Siegfried, devant l'autel dans la cathédrale, sous le vitrail en forme de croix, inspiré de la mort qu'elle se donne dans les sources scandinaves en se jetant dans le bûcher funéraire du héros. Il est intéressant de n'avoir pas conservé le bûcher (des funérailles païennes) au profit d'une imagerie chrétienne, mais d'avoir conservé le suicide de la reine, cette fois par sa propre épée. Dans le Nibelungenlied, elle disparaît tout simplement du tableau, mais le poème La Plainte, qui lui fait immédiatement suite, raconte qu'elle vit et règne à Worms, même après la catastrophe qui emporte Gunther et tous les Burgondes à la fin du Lied. Ironiquement, c'est donc la seule de tout ce "beau" monde à survivre dans la tradition continentale. Le motif du suicide de Brunhilde est exclusivement dans la tradition scandinave.
Plus que n'importe quel personnage, le film puise sa Brunhilde dans les deux traditions. Les épreuves qu'elle impose et son statut de "simple femme", reine guerrière, puissante mais pas surnaturelle, sont ses traits continentaux. Mais sa coiffe étrange en forme de cygne noir rappelle astucieusement son statut de valkyrie chez les scandinaves, tout comme son oracle qui lit le destin dans des bâtonnets (mais je reviendrais plus en détail sur le personnage de la prophétesse et ses baguettes dans l'article suivant). Et puis il y a sa mort, bien sûr, tout à fait alignée sur sa version nordique.
Hanna Ralph incarne Brunhilde avec un casque évoquant son statut de femme-cygne dans les sources scandinaves.
Pour le reste du casting, à partir de l'arrivée de Siegfried à Worms, tout le monde respecte d'assez près la tradition continentale, et il y a pleins de détails qui font mouche pour caractériser les personnages sans dialogues. Hagen, moche et méchant mais compétent, est le porte-flingue du roi mou Gunther, qui se laisse bolosser par Brunhilde et n'a aucune colonne vertébrale. Les acteurs sont excellents pour ce genre expressionniste. Je trouve également ça bien qu'on voie Siegfried parler aux oiseaux sans raison, par exemple, juste parce qu'il peut (et ne pas oublier ce pouvoir aussitôt passé l'épisode du bain de sang de dragon).
Le second film, la Vengeance de Kriemhilde, poursuit l'intrigue selon le Nibelungenlied, mais puisque la plupart des adaptations ignorent tout ce pan de l'histoire, je n'entrerais pas autant dans le détail puisque ça ne servira pas les comparaisons futures. Mais grosso modo, on reste dans la fidélité au poème.
Kriemhilde rumine sa vengeance, et lorsque le roi des Huns, Etzel, la fait courtiser pour lui par le margrave Rüdiger, ça l'arrange bien que Gunther s'empresse de la refourguer comme on se débarrasse d'un boulet. Faut dire qu'elle clame haut et fort que Siegfried est mort assassiné et dilapide son héritage. La pique de Kriemhilde à Gunther qui s'insurge de ses insinuations est savoureuse : "Mon frère ? où est ton frère Siegfried? Donne-moi le nom de son meurtrier." Oui, hein ? Il est où le meurtrier ? Hagen jette donc un œil.
Le film est malin en remplaçant les messagers d'Etzel par un de ses vassaux dont le rôle est plus important par la suite, Rüdiger, un changement intelligent qui permet de mettre le personnage sur le devant de la scène dès l'intro du film et de concentrer le casting, je valide ! J'apprécie qu'il convainque la veuve en jurant qu'Etzel l'aiderait à se venger, et qu'il jure non pas sur la croix, mais sur le fil de son épée, selon le souhait de Kriemhilde, qu'on a jusque-là montré très pieuse. D'ailleurs, outre refuser d'embrasser ses frères avant de quitter Worms, elle refuse la bénédiction du prêtre. Cet extrême revirement de sa piété est un ajout logique, une bonne manière de montrer l'évolution du personnage après la trahison de sa famille, et qui la rapproche de la Gudrun de la tradition scandinave. Ça correspond aussi à la manière dont le poète et plusieurs personnages (dont Hildebrand) la perçoive à partir de ce point dans la source, allant jusqu'à la surnommer "diablesse".
J'adore également ce moment où elle prend le temps d'emporter de la terre du lieu où Siegfried mourut en disant : "Tu as bu au sang de Siegfried, je jure te t'abreuver du sang de Hagen von Tronje !" On sent que la douce et vulnérable Kriemhilde s'est durcie et qu'elle ne compte plus se laisser faire.
Nous avons Hun problème
Bon, par contre il faut parler de la représentation d'Etzel, et des Huns en général... il y a comme un petit parfum des années 30 dans cette vision hideuse et grotesque de l'orientalisme des Huns, et il ne sent pas le patchouli. Le maquillage d'Etzel l'enlaidit autant que celui des nains, ce qui le fait ressembler à une créature surnaturelle ou inhumaine plutôt qu'à, je sais pas, un puissant seigneur des steppes dominant la moitié de la Germanie... On est pour moi sur la plus grosse faute de goût de la version Fritz Lang, et c'est vraiment dommage parce que côté décors, les Huns envoient pourtant du pâté. Le trône d'Etzel est monumental, son palais titanesque et surtout... en dur ! Le décor est brûlé pour de vrai dans la séquence finale, au dernier jour de tournage et c'est incroyable ! Mais ces hordes de sauvages dansant comme des singes dans une halle boueuse et sale, et vivant dans des sortes de ruches troglodytiques, sans hygiène et simples d'esprit, ce n'est pas, mais alors pas DU TOUT fidèle au Nibelungenlied, ou à n'importe quelle source par ailleurs.
Rudolf Klein-Rogge en Etzel. Voilà, voilà.
Selon les versions, Etzel / Atli est parfois une figure positive, un mécène généreux et honorable, parfois un souverain cupide et traître, mais toujours riche, puissant, commandant de nombreux vassaux prestigieux, et règne sur une cour sophistiquée qui fait de l'ombre à Rome. Les Huns des sources sont traités au même titre que les autres tribus, germaniques ou slaves, mentionnées dans le récit. Là... bah on remplace cette faction badass par une vision puante des années 30 quoi, et c'est vraiment dommage. Au moins il y a beaucoup, mais alors beaucoup de cavaliers à l'écran, c'est hyper impressionnant (en 1924 la cavalerie est plus massive que dans beaucoup de productions récentes, CGI exclus) et ça, toujours ça de pris !
Le plan de Kriemhilde se met alors en place : elle fait inviter sa fratrie à Etzelburg par son époux après la naissance de leur enfant, pour le solstice d'été. Ici, comme dans la tradition continentale, Etzel n'est pas au courant des intentions meurtrières de son épouse, du moins jusqu'à ce qu'elle exige justice de lui lorsque les Burgondes sont déjà à Etzelburg. D'ailleurs, le film fait fi du très long voyage de ces-derniers jusqu'en Pannonie, on ne mentionne vite fait que le mariage du prince Giselher avec la fille de Rüdiger, en chemin. Kriemhilde attise ses hommes (les Huns) en promettant plein d'or à qui tuera Hagen.
"I am not a disgrace ! I am vengeance, I am the night, I'm Batman Kriemhilde."
Le déroulé du massacre suit le poème d'assez près, notamment avec sa structure en étapes successives parsemées d'interruption des combats. Du stop and go, comme disent les Allemands aujourd'hui. Il y a bien une différence vis à vis de la mort du fils de Kriemhilde et Etzel, mais je réserve cela pour l'article suivant, car le remake de 1966 a repris cette modification et je m'y pencherai alors. Vague après vague, les Huns envoyés par Kriemhilde échouent à éliminer leurs "invités", et les Burgondes s'obstinent à refuser de rendre Hagen à la justice. Pendant que Dietrich de Bern et Hildebrand refusent d'intervenir (la fameuse lâcheté de Dietrich, qui sait très bien comment tout ça va finir), Rüdiger s'implique malgré les ordre de son seigneur et Dietrich est obligé de le venger lorsque Rüdiger perd la vie. Tout cela, ainsi que le fait que Rüdiger se fasse manipuler par Kriemhilde à intervenir contre les Burgondes, et donc contre son tout nouveau beau-fils Giselher, tout est dans le Nibelungenlied. Drama 9000 quand le margrave se présente à la halle où les Burgondes ont combattu des hordes entières, que le jeune prince demande "Que nous apportes-tu, père?" et que Rüdiger, décédé à l'intérieur, répond : "La mort."
Lorsque beaucoup de monde est passé de vie à trépas sans résultat, et que Hagen avoue même son crime pour provoquer Kriemhilde, celle-ci ordonne qu'on mette le feu à la grande halle où les Burgondes sont retranchés. L'incendie est vraiment spectaculaire, et on imagine aisément l'effet qu'il a dû produire sur le public à l'époque. On est vraiment sur une épopée cinématographique, à un âge où tout devait être capturé sur pellicule.
Finalement seuls Gunther et Hagen survivent, mais on fait exécuter Gunther car Hagen refuse de divulguer l'emplacement du trésor tant que vivra le roi. Gunther décapité, Hagen provoque Kriemhilde et lui disant qu'à présent personne d'autre que lui ne pourra révéler le secret et que jamais elle ne reverra le magot. Kriemhilde l'exécute, et en faisant cela elle commet une terrible transgression (le femme n'a pas le droit de se venger elle-même), et pour cela, Hildebrand la tue aussitôt. C'est bien sa fin dans le Nibelungenlied (dans la Thidrekssaga c'est Dietrich qui s'en charge dans un contexte similaire). Désormais, tous les Burgondes sont morts, et Etzel ordonne qu'on enterre Kriemhilde auprès de Siegfried, car "elle n'appartint à aucun autre homme". FIN ! Qu'est-ce qu'on se marre !
Faut-il le voir ?
Oui. Ah bah forcément, hein, et pas juste parce que c'est "un classique" ou la première adaptation cinématographique, ni même pour sa fidélité finalement relative (on l'a vu, malgré tous les détails évoqués, des pans entiers manquent, comme la campagne militaire contre les Saxons et Danois, le périple des Burgondes jusqu'à Etzelburg). Non. Ce diptyque est tout simplement phénoménal. Les décors sont incroyables, immenses et chargés d'atmosphère onirique. Tout est démesuré, toujours la brume, les arbres gigantesques, les arches écrasantes... et ces costumes ! Loin de toute tentative de faire historique, on est pleinement dans l'expressionnisme avec ses motifs géométriques presqu'à la Gustave Klimt, et néanmoins clairement héritiers du style des costumes de scènes de Bayreuth pour Wagner - rupture et continuité, tout ça. Tout flatte la rétine. L'expression "chaque plan est un tableau" semble inventée pour Die Nibelungen de Fritz Lang. Les acteurs sont hyper expressifs - c'est le genre qui veut ça - les potards du drama sont poussés à fond, et la musique, mes dieux, la musique ! Justement, on va y revenir. Mais d'abord, voyez-donc :
Alors évidemment que oui, il faut voir ce(s) film(s), mais en ayant conscience qu'il s'agit d'une œuvre qui a un siècle, où les très rares dialogues sont prodigués par des cartons, et que tout le reste passe par le visuel et la musique. D'un côté, le néophyte qui n'a pas lu les sources s'y perdra peut-être, ne sachant pas exactement qui est qui en détail (les noms ne sont pas toujours répétés), se repérant plutôt aux éléments de costumes (qui sont faits pour distinguer tout le monde assez clairement, sauf pour les persos un peu osef de cette version comme les princes Giselher et Gerenot), mais d'un autre côté, cela rend peut-être l'ensemble plus universel, plus viscéral : on comprend grosso modo ce qui se passe par les émotions des personnages, même si l'on ne saisit pas le contexte exact. Après, il me semble que ça reste parfaitement compréhensible, mais je comprendrais qu'on soit un peu hésitant face à 5h de film muet. J'en recommande toutefois chaudement le visionnage, d'autant que s'il n'y a presque pas de dialogues, il y a la bande originale de Gottfried Huppertz.
BONUS : Le point bande-originale
Fritz Lang ne voulait pas de Richard Wagner, mais il souhaitait toutefois une composition ayant tout de même l'ampleur et la richesse de Wagner. C'est Gottfried Huppertz qui s'en chargera, et avec quel brio ! Une version du tronquée du film exigera plus tard que Huppertz intègre les thèmes de Wagner, réorchestrée et mélangé à sa propre musique, mais vraiment, entre nous, Die Nibelungen n'en a pas besoin (et pourtant je réitère que je suis un grand fan du Ring de Wagner). De nombreux thèmes et leitmotifs racontent le film au spectateur, lorsque les mots se font rares, Huppertz nous guidant dans l'intrigue avec sa musique comme une torche. Personnellement je suis complètement amoureux du thème du trésor des Nibelungen qui, à lui seul, mérite qu'on se procure l'édition complète en 4 CDs plutôt que la simple compilation qui l'ignore.
Mon chouchou, le thème du trésor des Nibelungen :
Compilation de la Partie I :
Compilation de la Partie II :
Voilà pour le diptyque de Fritz Lang. Il faudra attendre 44 ans et une guerre mondiale plus tard pour voir une nouvelle adaptation des Nibelungen sur les écrans, avec... un remake, eh oui, déjà, mais pas n'importe quel remake... un remake E N C O U L E U R.