vendredi 5 septembre 2025

La pierre de Rök : sur les sentiers de Heldenzeit

L'été dernier, je faisais le tour du Mälaren pour voir de mes propres yeux les pierres de Sigurd qu'on trouve sur son pourtour. Cette année, c'est à Dietrich que j'ai rendu visite, en quelque sorte. Je suis parti dans l'Östergötland afin d'y trouver non pas une source d'inspiration de Heldenzeit, mais une source... tout court, que je cite au même titre que la Saga des Völsungs ou les Charmes de Merseburg.

Quand on parle de sources pour Heldenzeit, on pense à des manuscrits, des textes hérités de la tradition orales que des clercs ont fini par poser sur vélin, puis imprimer sur papier. Des textes qu'on feuillette. Et 99% du temps, c'est bien le cas. Mais pas aujourd'hui :

 

Et oui, Überraschung ! Un petit vlog à l'ancienne façon Bienvenue en Europe, ça rappellera des souvenirs aux fidèles. Maintenant que vous avez une bonne idée de ce à quoi ressemble la pierre et pourquoi elle joue un rôle dans mon projet, je vais m'étaler un peu plus au sujet de cette source, car oui c'est bien une source que cite carrément dans le corps du texte, du moins, la partie concernant Thidurik le Goth, aka Thidrek, aka Tidrik, aka Didrik, aka 

D I E T R I C H  V O N  B E R N

La pierre fait référence au personnage historique derrière la légende, le roi/empereur Théodoric. Contrairement à d'autres personnages légendaires, Dietrich a continuellement conservé son lien avec son alter ego historique dans la mémoire des poètes et du public, de sorte que les spécialistes sont rarement en désaccord sur le fait que ce sont le même personnage, l'un étant simplement déformé et exagéré avec le temps. Certains ont essayé des interprétations moins orthodoxes mais je n'ai vu aucune démonstration ne serait-ce qu'à demi convaincante. Autant avec Sigurd/Siegfried, il n'y a pas de consensus, autant avec Théodoric = Dietrich, si. Je le précise pour que ce soit bien clair : Thidurik, tel que mentionné sur la pierre de Rök, c'est Théodoric, et un jalon mémoriel qui mènera son souvenir à devenir le Thidrek de la Þidrekssaga.

Là où cela devient fascinant, c'est qu'on se souvienne de lui en plein milieu de la Suède actuelle... au début du IXème siècle. Pour vous donner une fourchette temporelle, Theodoric a vécu à la charnière du Vème et VIème siècle, et la Þidrekssaga (que je vous rabâche à longueur de temps, à force je pense que vous avez compris qu'elle est importante pour Heldenzeit) ne date "que" du XIIIème siècle. L'inscription sur cette pierre runique est coincée à environ trois siècles d'écart avec la vie de Théodoric et quatre siècle avec la saga qui lui rend hommage en Scandinavie. Bien entendu, sa légende avait déjà commencé à se développer dans le bassin germanique continental, en particulier dans le Sud (aujourd'hui Autriche et Italie du Nord). Mais là on parle du Götland, on est très loin de la Lombardie. Il faut imaginer l'importance durable que ce roi a eu dans l'imaginaire collectif, que l'on parle de lui on son double légendaire qui se confondaient alors.

Mais penchons-nous sur l'inscription. Je vais utiliser la traduction proposée par Anders Andrén et al. dans l'article Old Norse religion, some problems and prospects, tiré du symposium Old Norse Religion in long term perspectives.

Déjà, précisons que c'est la partie sur Thidurik qui nous intéresse ici, mais que la pierre est littéralement recouvertes d'autres inscriptions. C'est l'inscription runique sur pierre la plus longue qui nous soit parvenue (si on regarde les textes en runes sur vélin, la Loi Scanienne du Codex Runicus remporte la mise, mais il faut admettre que c'est plus facile quand on se contente d'écrire avec une plume que lorsqu'il faut graver sur du bois, ou plus dur encore...), néanmoins le reste du texte ne nous concerne pas pour Heldenzeit, et en plus les spécialistes ne s'accordent pas sur le sens qu'il faut donner à l'ensemble.

Le passage nous concernant dit ce qui suit :

"Que nous disons que le second, qui perdit la vie il y a neuf âges (générations)( / ou vint au monde / ou arriva sur les rivages) avec les Hreid-goths et mourut avec eux pour ses crimes ( / ou à cause de son orgueil / ou et il passe encore jugement / ou il règne encore sur le champ de bataille). Theodoric règne (/ ou chevauche), le souverain hardi des guerriers de la mer, sur les rivages de Hreidmar (les rivages de la mer de Hreid). Désormais il est assis tout équipé sur son cheval goth, avec son bouclier attaché, le prince des Mærings."

 

 Voilà quelle partie de l'inscription runique est cité ici. On commence sur la première face par les quatre lignes verticales, puis les deux horizontales, et on finit par la ligne verticale sur la tranche, laquelle correspond à "sur son cheval goth, avec son bouclier à l'épaule" etc., soit la description de Théodoric sur son cheval.

Difficile d'interpréter les lignes aisément, que ce soit en se penchant sur le véritable Théodoric, ou les légendes qui suivront. En revanche, cette image de lui qui se tient désormais assis sur son cheval avec le bouclier sanglé a été rapproché d'une autre représentation du roi Ostrogoth, non pas littéraire, mais... sculptural. En effet, Charlemagne a allègrement pillé l'ancien empire romain pour embellir ses propres églises et sa nouvelle capitale : Aachen, ou Aix-la-chapelle. Or, si la chapelle en question a bénéficié de colonnes et blocs de marbres directement rapportées de Rome ou encore Ravenne, ce n'est pas tout ce que Charlemagne a rapporté : on sait qu'en 801 il a également pris à Ravenne une sculpture célèbre de Théodoric sur son cheval, bouclier sanglé à l'épaule gauche, tenant une lance de sa dextre, afin de l'ériger plutôt à Aachen. Il est fort probable que celui qui a gravé ce texte runique (un certain Varin, en l'honneur de son fils mort, Værmod) a entendu parlé, voire a vu de ses yeux la sculpture située au cœur du nouveau pouvoir Franc.


Il faut savoir que dès le Moyen-Âge, on croit que les Goths (qui se diviseront en Visigoths et Ostrogoths) provenaient du Gotland Suédois. Varin a sans doute essayé de créer une association d'idée avec un ancêtre célèbre (tout comme Charlemagne le fait en important cette statut d'empereur dans sa capitale, il crée une filiation régale). D'ailleurs, dans les sources littéraires bien plus tardives du légendaire continental, un des clans fidèles à Dietrich est fréquemment cité : les Wulfings ou Wylfings, se retirent après sa dernière défaite ou sa mort... en Suède, "d'où ils viennent à l'origine". Cette association de Théodoric avec le Gotland a donc perduré sous cette forme, même lorsque Dietrich a été établi comme un héros "local" par les cultures germaniques du Sud. 

Le terme "mæringar" signifie "fameux, célèbres", ce n'est donc nécessairement à entendre comme le nom de son clan, mais plutôt comme un titre. Son clan, ce sont les "fameux/célèbres" Hreid-goths, or là encore, ce que les sagas scandinaves et même le Widsith anglo-saxon entendent par leur pays, le Hreidgotland, c'est... la terre d'origine des Goths. Sauf que... ça veut tout et rien dire. Pour certains, c'est l'île de Gotland, pour d'autre le Götaland (là où se situe la pierre de Rök), pour d'autres encore le Jutland, au Danemark, voire même carrément en Scythie, donc plus du tout en Scandinavie. Autant dire que les concepts de Gaut, de Got, ou d'Ostrogoth... sont des plus flexibles dans les sources.

La pierre de Rök ne nous raconte pas tant un épisode de la vie de Dietrich comme les autres sources le font, en revanche, elle nous offre un aperçu, un instantané mémoriel : Theodoric est mort en 526, en 801, l'Empereur Charlemagne "emprunte" sa statue équestre de Ravenne, où l'Ostrogoth poussa son dernier souffle, pour embellir sa nouvelle capitale, Aachen, et profiter du prestige de Théodoric afin qu'il rejaillisse sur le sien (technique classique au demeurant). 

Et exactement à la même période, un père endeuillé laisse une longue, très longue inscription runique pour son fils décédé, évoquant des champs de batailles terribles où paissent les chevaux de valkyries, une histoire impliquant Thor (peut-être le dieu, mais on n'en est pas certain), le sacrifice d'une épouse pour dédommager les Ingeldings (encore un clan mentionné dans plusieurs sagas et même dans Beowulf)... et puis, au milieu de tout ce bazar, un hommage à Théodoric, sur son cheval, celui-là même que Charlemagne a pillé sauvegardé. Lui a-t-on décrit cette statue ? L'a-t-il contemplée lui-même ? Qui peut le dire. Tout ce qu'on sait, c'est qu'on se souvenait encore de lui dans le Septentrion, et qu'on se souviendra de lui encore longtemps.


 




 

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