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samedi 30 août 2025

Wieland le forgeron : Violence et maltraitance dans Heldenzeit Pt2

Broche trouvée à Uppåkra
Il y a quatre ans déjà je postais un article sur la violence dans Heldenzeit, et le traumatisme générationnel, hérité puis répété, en prenant pour exemple l'anti-héros Witege, un preux dans la compagnie de Dietrich de Bern. J'avais notamment pris un exemple la version de sa jeunesse telle que racontée dans la Þidrekssaga, où il se nomme Vidga et son père, un forgeron célèbre, Velent. Je ne m'attardais pas en détail sur les malheurs de Velent, car ce n'était alors pas nécessaire pour comprendre le sujet, néanmoins je me suis dit qu'il serait peut-être temps de m'attarder un peu sur cette figure de l'imaginaire germanique, celui qui, selon les traditions, porte le nom de Velent, Wieland, Völund, Weyland, ou encore Galant.

Qui est Wieland ? Fort bien, faisons tout d'abord un rapide point sur son histoire et son lore. Rapide hein.


Le forgeron mythique apparaît dans plusieurs sources (et je ne parle pas de mentions, car il fut si populaire que ce serait compliqué de tout recenser). La plus ancienne trace littéraire nous vient de la tradition anglo-saxonne, avec le fragment de poème Deor. C'est certes le plus vieux "texte", mais il est bien court et n'offre que des détails et pas l'ensemble de l'intrigue, mais comme on le verra plus tard cela complète ce qu'on sait d'autres poèmes plus exhaustifs, à savoir le Dit de Velent dans la Þidrekssaga (Norvège et Suède) et le Lai de Völund ou Vǫlundarkviða dans l'Edda Poétique (Islande). La version du Dit de Velent implique une version continentale en vieil allemand qui nous est malheureusement perdue, et bien que le personnage soit également populaire dans l'aire culturelle germanique continentale, c'est bien son fils Witege qui là-bas profitera d'une grande notoriété - pas toujours glorieuse, comme on le sait. 

On sait néanmoins par le Livre des Héros (Heldenbuch) que Wielant a deux fils, Wittich (Witege) et Wittichouwe (Vidigoia, qui n'apparaît presque nulle part ailleurs), qu'il est duc mais que deux géants l'ont chassé de ses terres, le forçant à vivre dans la misère. Il se met alors au service d'un forgeron de renom, le roi Elbenrîch (vous reconnaîtrez sans peine ce bon vieux nain Alberich), apprend l'art de travailler le métal dans la montagne Gloggensachs (a priori dans le nord de l'Allemagne), puis se rend auprès du roi Hertwich et a deux fils de sa fille. C'est succinct, mais c'est normal, les livres de héros compilent des chansons et poèmes, et complètent les trous par des résumés façon "précédemment, dans..." de nos séries préférées. Malheureusement pour nous, la version continentale ne nous survie que par ce résumé succinct, et l'interprétation du poète de la Þidrekssaga. Alors justement, maintenant qu'on a parlé des sources  brèves, penchons-nous sur les deux textes scandinaves qui racontent les événements du début à la fin.

 (Je vous préviens, les textes sont relativement courts, donc je vais essayer de ne pas trop rentrer dans le détail car... je vous invite à aller les lire vous-même, en fait.)

L'histoire de Velent / Völund commence, comme d'habitude dans ces sources, par une généalogie. Le Dit nous affirme qu'il descend du roi Vilcinius (roi des Vilces, des Slaves de l'Ouest qui vivaient au nord-Est de l'Allemagne actuelle, et qui sont une présence récurrente dans la Þidrekssaga) et d'une ondine, et de leur fils Vadi, ou Wade, un géant. Lorsqu'il atteint l'âge de neuf ans, Velent est envoyé par son père Vadi comme apprenti auprès d'un forgeron, Mimir de Hunnie. Malheureusement, Velent devient la tête de turc de Sigurd (oui, oui, LE Sigurd) qui maltraite tous les apprentis comme un bully. Trois ans de mauvais traitements poussent Vadi à reprendre son fils et le place auprès d'encore meilleurs forgerons, deux nains vivant dans la montagne de Kallava. Il est remarquable que Vadi ne se contente pas de dire à son fils qu'il doit s'endurcir et que c'est la vie ou autres platitudes, il agit et fait de son mieux pour offrir à Velent la meilleure éducation. Il y a un très belle image de lui portant Velent sur ses épaules pour passer "à gué" là ou l'eau fait dix mètres de profondeurs.

Vølund smed, 1873 (Stephan Sinding), Oslo.
Au début, tout se passe bien avec les nains, mais évidemment ça finit en tensions (lisez-le !) et Vadi va pour pour apporter une  épée à son fils et déclare "Défends-toi, qu'on ne dise pas que j'ai élevé une fille et non un fils." Ah... bon bah au temps pour moi. Brynhild aimerait s'entretenir avec toi, Vadi. Bon il essaie également de venir en personne mais, euh... il s'endort en chemin, ronfle, causant un éboulement et...

Bref, Velent est orphelin et doit se débrouiller tout seul avec les deux nains. Il récupère l'épée qui dépasse des éboulis et... massacre les nains puis leur vole toutes leurs richesses, bien sûr ! Il prend tout, l'or, les outils, limite l'argenterie et les magnets sur le frigo. Et pour rentrer chez lui, il met en pratique son nouveau savoir-faire : il fabrique un sous-marin. Alors je sais, dit comme ça, ça surprend. Il évide un tronc d'arbre et bouche les trous hermétiquement avec du verre, puis navigue grâce aux courants de la Weser jusqu'au royaume du roi Nidung du Svithiod en Jutland. En U - B O O T !! Badass 9000 ! Et ça doit être un sacré tronc car on dit qu'il vole également le cheval Schemming, très apprécié en Germanie continentale puisqu'il sera la monture de Witege. Et c'est aussi un des quatre poulains de Sleipnir, au même titre que Grani, le destrier de Sigurd, parce que bon, il faut toujours un pédigrée de fou. Ils proviennent néanmoins de deux haras différents, Grani de l'établissement de Brynhild, qui n'est pas valkyrie du tout mais bien humaine, et Schemming quant à lui provient du haras de Studas, le père Heime, qui sera à Witege ce que Karadoc est à Perceval, l'humour et la bouffe en moins. Tout est toujours lié. D'ailleurs, Heime chevauche également un rejeton de Sleipnir, Rispa, et enfin, le dernier poulain, Falka (Valke dans la tradition continentale), appartient à Dietrich de Bern en personne.

Mais bref, le sous-marin est pris dans les filets de pêcheurs et ça amène Velent devant le roi Nidung.

Bon, là je vais vraiment résumer, parce que je sens bien que je n'arrive pas à faire court. Ne m'en voulez pas, c'est une malédiction d'écriture, ça a commencé avec mon tout premier texte et je ne m'en suis jamais vraiment défait. J'en suis le premier affligé, en vrai : Heldenzeit devait faire environ 200 pages et à l'heure où j'écris ces lignes, on en est à... 556, soit 2 182 000 + signes. C'est trop, mais je digresse. Encore.

Velent fait forte impression à la cour de Nidung, il impressionne par son talent de forgeron, au point de se faire un rival jaloux, bien sûr, en la personne du forgeron royal, Amilias. Et puis le chevalier Regin / Rygger aussi, qui le garde à l’œil. Faut dire qu'il est tellement bon que, lorsqu'il égare le meilleur couteau du roi, Velent en forge un nouveau, beaucoup mieux, qui tranche le pain ET un bout de la table en dessous. Ça impressionne beaucoup le roi qui demande qui l'a produit. Velent ne veut pas admettre sa faute initiale et donne le crédit à Amilias, qui jusqu'ici n'a fabriqué que des objets sans panache s'empresse d'approuver. Oui, oui, absolument, c'est bien lui qui l'a forgé ce couteau pratiquement magique.

Sauf que Nidung n'est pas con et force Velent à avouer la vérité, ce qui froisse beaucoup Amilias, au point de provoquer Velent en duel de forgeron. Oh mince, Velent n'a pas d'argent ? Il n'a qu'a mettre sa tête en jeu ! Le duel est simple : Amilias forgera la meilleure armure de tous les temps (heaume, jambières, haubert), et Velent la meilleure épée de tous les temps. S'il arrive à blesser Amilias de cette épée en outrepassant ses pièces d'armure, Velent gagne. Sinon, il sera raccourci de trente centimètres environ.

Je vous passe les péripéties où Regin / Rygger a volé ses outils etc., l'important c'est que Nidung fait construire une forge pour Velent et que les deux forgerons fabriquent ce qu'ils sont censés fabriquer. Amilias travaille d'arrache-pied pendant un an, Velent commence sept jours avant la date butoir. Deux styles de travail, on a tous été l'un ou l'autre pendant nos études, et c'est toujours injuste quand celui qui s'y prend à la dernière minute s'en sort avec les honneurs. Je ne dis pas que c'est ce qui va se passer, je dis que c'est injuste. 

De manière fascinante, Velent s'y reprend à trois fois, réduisant à chaque fois l'épée produite en poudre, laquelle est mangée puis chiée par des oies, avant qu'il ne recommence son œuvre. C'est un peu l'équivalent métallurgique du café Kopi luvak, technique magique ancestrale apprise auprès des nains, à n'en pas douter. En tout cas la méthode caca d'oie produit finalement l'épée Mimung (ou Mimming dans le Waldere), une lame célèbre puisqu'elle sera brandie par Witege dans toutes ses aventures. Elle est si exceptionnelle que Velent en fait une copie (toujours dans les sept jours qu'il lui reste, je rappelle), comme dans le film Contact : deux pour le prix d'une, dont une qu'il garde secrète.

Le jour J, Amilias se pavane comme un paon avec son armure et passe du temps avec ses fils (comme quoi les clichés ne datent pas d'hier, il ne manque plus que "c'est ma dernière œuvre avant la retraite") Tout le monde est ébloui par son travail, non des moindres Nidung lui-même. Et puis Velent arrive et, plutôt que de frapper, appuie sa lame sur le casque. Elle s'enfonce comme dans du beurre, dans le métal, d'abord, puis dans le crâne d'Amilias, ses épaules, en fait, elle le tranche sans à-coup jusqu'à la ceinture. Pour les plus dissipés, ça veut dire que Velent gagne le pari.

Nidung est impressionné (c'est étonnant !) et exige d'obtenir cette épée. Velent lui répond "pas de souci, je vais vite fait te chercher le fourreau qui va avec !" mais c'est surtout une astuce pour échanger la meilleure épée contre la copie, qu'il confie au roi. Sa réputation est au sommet, il remplace Amilias comme forgeron royal, tout va bien pour Velent.

Néanmoins, on peut déjà remarquer une chose sur son caractère : être la victime d'un bully pendant des années n'a pas développé son empathie, bien au contraire. Il lui suffisait de blesser Amilias pour remporter son duel, ce qu'il aurait pu faire sans effort, pourtant il a choisi de l'exécuter, de le fendre du sommet du crâne jusqu'à la taille, comme pour le punir de son orgueil et d'avoir osé croire pouvoir se mesurer à lui. Devant ses enfants ! Velent n'est pas un homme bien, il peut se montrer cruel et revanchard, et ça, en plus de ses talents de forgeron extraordinaires, c'est justement ce qui va lui permettre de devenir une légende.

Völund en bijou, c'est très à propos !

Un jour qu'il est à la guerre, le roi Nidung se rend compte qu'il a oublié sa pierre de victoire qui rend invincible. Dans la panique, il promet tout et n'importe quoi à qui accomplira l'impossible et lui rapportera la pierre avant l'aube. Il promet beaucoup trop, en vérité, car il va jusqu'à offrir la moitié de son royaume ET sa fille en mode "My Kingdom for a horse !". Et malgré cette carotte exceptionnelle, personne n'ose proposer ses services, car la tâche est proprement impossible. Personne ? A part Velent bien sûr, qui ne chevauche pas un cheval ordinaire mais un descendant de Sleipnir ! D'ailleurs, les sources continentales appuient que Schemming est le plus rapide de ses frères, c'est pourquoi Witege est en mesure d'échapper à Dietrich lors de leur poursuite sur la plage de Ravenne. Autant dire qu'aller cherche la pierre de victoire ne lui pose aucun problème : en douze heures il parcoure la distance pour laquelle l'armée a galéré pendant cinq jours.

Lorsqu'il revient, une bande menée par un sénéchal jaloux essaye de lui extorquer la pierre, et il tu le sénéchal sans sourciller, ses complices s'enfuyant. Et ça, ça arrange bien le roi Nidung qui, une fois calmé de sa crise de panique en retrouvant sa pierre, n'a pas vraiiiiment l'intention de se séparer de la moitié de son royaume et de sa fille en sup. Il saute sur l'occasion et banni plutôt Velent pour meurtre, puis va guerroyer (il gagne, comme quoi, les pierres de victoires, ça marche !)

Velent pourrait refaire sa vie ailleurs, recommencer à zéro, mais Velent est revanchard. Il essaye d'empoisonner le roi mais se fait gauler, et une situation délicate va se transformer en calvaire : Nidung lui fait couper les tendons des pieds, genoux et cuisses et les ligaments des jambes, afin qu'il ne puisse plus jamais marcher. Infirme et captif, l'humiliation est totale. Dans l'Edda Poétique, le roi n'attend pas de prétexte comme cet assassinat manqué, il le fait carrément kidnapper au milieu de la nuit. Le résultat est le même, Velent est désormais au service du roi. Il prétend reconnaître ses erreurs et vouloir se faire pardonner, et Nidung lui fourni une forge et de l'or afin qu'il se mette au boulot.  Le roi croit alors avoir gagné sur tous les tableaux.

Or, Velent n'a pas abandonné. Au contraire, sa soif de vengeance n'en est que plus forte. Au lieu de tuer Nidung, il va ravager tout ce en quoi il tient. Il va gagner la confiance de ses deux jeunes fils (le troisième, Otvin, est déjà adulte) et les massacrer dans sa forge lorsqu'ils viennent faire réparer leurs flèches (ou pour jeter un œil à son trésor dans l'Edda Poétique.) Mais comme Velent a fait promettre aux garçons de marcher à l'envers vers sa forge en échange de réparer les flèches/montrer l'or, les traces dans la neiges montrent qu'ils ont quitté la forge et Velent est innocenté de leur disparition. Mais ne croyez pas qu'il se contente de les tuer, non, non, ce sera trop vulgaire. Velent est un artiste ! De leurs crânes il tire de magnifiques hanaps dorés, de leurs omoplates et hanches des coupes à bière, et du reste des manches de couteaux, des plats, des chandeliers, il refait tout l'intérieur de Nidung façon Ikea doré, et celui-ci est ravi, on sort même ces couverts de luxe quand les invités de marque sont reçus. Dégueulasse ? Attendez, il n'en a pas terminé.

La prochaine sur la liste est la princesse. Si elle n'a pas de nom dans la Þidrekssaga, Deor la nomme Beadohild et l'Edda Poétique Bödvilar. Elle rend visite à Velent afin qu'il répare son anneau qu'elle a malheureusement cassé, et n'ose pas l'avouer à son père (en parallèle du couteau égaré plus tôt par Velent, ce qui devrait déclencher un peu d'empathie de la part du forgeron, maiiis...). L'Edda Poétique rajoute du drama en faisant de cet anneau un bijou que Nidung a dérobé à Velent lors de son arrestation, et lui donne même le nom de Alvitr. Bref, notre "héros" s'arrange pour être seul avec elle et la prend sans son consentement. Et là, c'est compliqué, car l'Edda Poétique lui fait boire une potion pour l'endormir et il la viole dans son sommeil, et leur relation, si on peut dire, s'arrête là. En revanche, dans la Þidrekssaga il y va cash, et pourtant... non seulement elle garde le secret en échange de l'anneau réparé, mais... ils se revoient, se veulent l'un l'autre, et finissent par s'épouser à la fin. Autre temps, autres mœurs, hein, mais tout de même. (Je parle de ce sujet compliqué dans les sources ici)

Ensuite vient la troisième étape, la plus célèbre : son évasion par les airs.

Il invite son frère Egil à le rejoindre pour l'aider (oui, Velent/Völund a des frères, mais on y reviendra.) C'est un archer hors pair, et lorsqu'il arrive avec son propre fils de trois ans, Nidung le met à l'épreuve. Il ordonne à Egil de prouver son excellence en touchant une pomme posée sur la tête du petit. Ah ? Ça vous rappelle un certain Guillaume ? Egil l'a fait avant. 

Il prépare trois flèches et décoche la première, fendant la pomme en deux. Nidung applaudit et félicite son visiteur, lequel répond "Franchement, si j'avais raté ma cible, les deux autres flèches étaient pour toi." La cour est horrifiée par la provocation et une menace de mort pas du tout voilée, alors que Nidung c'est plutôt :

En réalité, Egil est là pour chasser des oiseaux afin de récolter des plumes, beaucoup de plumes. Velent a un plan, il se forge en secret une paire d'ailes mécaniques (un "habit de plumes") qui lui permettront de s'envoler loin d'ici. Et comme il entend mettre ça en scène de manière habile, il compte faire croire à Nidung qu'il périt dans sa fuite. Lorsque tous les éléments sont prêts, il se présente avec son appareil sur le dos, et le roi est très étonné. "Tu es un oiseau maintenant, tu fais bien des merveilles". Là-dessus, Velent vide son sac et révèle l'odieuse vérité de ses méfaits au roi : leur meurtre des princes, la taxidermie dorée façon psychopathe, le viol de la princesse. Nidung, mortifié, le voit décoller et ordonne qu'on l'abatte. C'est là qu'Egil entre en jeu : il décoche une flèche sûre et transperce une vessie de porc remplie de sang, lequel tombe du ciel à bouillon et convainc le roi que cette blessure doit être mortelle.

Ah, je ne l'ai pas précisé, mais c'est le sang de ses trois fils que Velent avait mis de côté au frigo pour l'occasion.

Velent rejoint alors la ferme de feu son père Vadi, en Zélande (Danemark). Quand Nidung meurt peu après, son fils adulte Otvin, se réconcilie avec Velent, qui épouse la princesse comme on l'a dit, lui permettant d'être réuni avec leur fils de trois ans, Vidga/Witege.

Happy End, qui l'eût cru ?

Clairement, l'évasion par les airs est ce qui marque le plus fortement l'imaginaire, plus que le U-Boot de bois ou les vengeances cruelles. D'ailleurs, le coup des crânes des fils changés en coupes n'est pas exclusif à Velent/Völund, puisque dans les sources scandinaves ont retrouve ce motif associé à Gudrun lorsqu'elle se venge de manière similaire du roi Atli. Le Lai de Völund ajoute des détails "créatifs" au Dit de Velent, histoire d'enfoncer le clou, puisque les yeux des enfants sont changés en gemmes qu'il offre à la reine (qui n'existe pas dans le Dit) et des dents il fabrique des broches pour Bödvilar. La reine du lai est présentée comme la vraie méchante, c'est elle qui remarque que Völund risque de se venger pour son enlèvement et peut-être même de s'échapper, et suggère en conséquence qu'on le mutile préventivement. Nidung dans le Dit est entièrement responsable. Dans l'Edda Poétique, Egil n'intervient pas dans ce récit, Völund se débrouille tout seul pour construire ses ailes et s'enfuir : le forgeron s'élève triomphalement dans le ciel après la révélation. On ignore ce qu'il advient du roi et de la reine, de la princesse et de leur fille, Otvin n'existe pas non plus, pas de réconciliation donc, pas de joyeuse petite famille basée sur un viol, non, Völund se venge, se vante, se barre, FIN. 

Ce bijou est aujourd'hui exposé à Lund.
Une autre grosse différence entre les deux versions principales qu'il nous reste concerne le début de l'histoire. Dans l'Edda Poétique, oubliez tout jusqu'à la capture du forgeron : ça ne s'y trouve pas. Au lieu de cela, Völund vit dans la pampa avec ses frères, Slagfildr et Egill, au bord du lac Ulfriar. Tous trois sont les fils du roi des Finnois, cela dit en passant, offrant une toute autre généalogie au personnage (bien qu'Egil existe bien dans cette version!) Il y a toute une intro sur la manière dont ils surprennent des femmes cygnes et leurs volent leur plumage, leur "forme de cygne", pour les forcer à les épouser, un épisode qui pourrait sembler déconnecté et inutile, mais offre un parallèle avec l'habit de plumes que Völund fabriquera plus tard pour s'échapper, peut-être-même qui explique d'où lui vient l'idée. Lorsqu'elles finissent par s'enfuir et que ses deux frères partent à leur poursuite, Völund reste seul, et c'est là qu'en profite Nidung, ici Nidudr, pour le faire kidnapper. A partir de là, les deux histoires se recoupent.

Wieland, Velent, Völund... peu importe le nom où l'aire géographique, ce n'est jamais son caractère qui est loué, mais son talent. On peut dire ce qu'on veut du bonhomme, aussi ignoble qu'il soit, son talent dans la forge est indéniable. Ses lames sont incomparables, ses bijoux irrésistibles. Il est l'artisan avec un grand A, et c'est pour cela que dans la littérature médiévale germanique, son nom deviendra synonyme de forgeron exceptionnel. Lire dans une saga "Il était völund, c'était un völund" équivaut à dire d'un athlète qu'il est Carl Lewis ou Usain Bolt. Tout le monde comprend les qualités qu'on vante sans avoir à expliquer. On ne se posait pas encore la question de la nécessité ou non de séparer l’œuvre de l'artiste : certes c'est un enfoiré de première, mais matte le hanap ! 

Après, il est vrai que le droit de se venger d'un tort est, pour les contemporains, un vrai droit au sens juridique du terme, mais les actes commis par Velent/Völund sont absolument atroces, même pour les standards de ce temps. La Þidrekssaga le fait au moins essayer de tuer Nidung avant d'être capturé et de passer à un plan B bien plus cruel impliquant plein d'innocents, certains très jeunes. L'Edda Poétique ne s'embarrasse pas de cette nuance : Völund part direct en mode psychopathe.

Mais hej, matte le hanap ! 

La figure de Wieland a tellement marqué l'imaginaire de son temps qu'elle a fini par traverser les genres et les frontières. Le forgeron rejoindra la matière de France sous le nom de Galant, où on lui prêtera la paternité d'épées légendaires telles que Durandal, l'arme de Roland, ou Joyeuse, celle de Charlemagne. Ironiquement, il retournera dans la littérature scandinave sous son nouveau nom de Galant quand sera composée la Karlamagnús Saga, adaptation de la matière de France, de Charlemagne et ses pairs, au public scandinave comme la Þidrekssaga le fit avec le cycle de Dietrich.  La boucle est bouclée.

D'ailleurs, un autre forgeron bien connu de nos histoires, Alberich, aura droit à un succès similaire, et même plus encore, sous le nom d'Aubéron. Mais nous verrons cela une autre fois.

Ah, et du coup maintenant vous comprenez tous les éléments de la statue ! 

 

BONUS : WIELAND EN VILLAND !


Les armoiries de Witege, devenues blason du Villand 

Le document affiché dans le couloir du Tingsrätt que j'ai eu le droit de prendre en photo.

mercredi 10 janvier 2024

Breisach et le Wasigenstein : sur les sentiers de Heldenzeit

Dans les sources très variées qui sont la base de mon projet, les poètes aiment donner du corps à leurs récits en mentionnant des noms connus de leur auditoire. Des patronymes, évidemment, qui ancrent le récit dans une chronologie familière et des lignées connues, mais aussi des toponymes, afin de crédibiliser l'ensemble. On nomme des pays, des montagnes, des fleuves, des forêts, des villes, des lieux mémorables. Parfois, ces lieux existent uniquement dans l'imaginaire collectif, mais le plus souvent ils se rattachent à une vérité tangible, bien que plus ou moins historique.

Et pourtant, il est assez rare pour mes contemporains de pouvoir visiter des endroits mentionnés dans les sources, en tout cas des endroits précis. Worms, Xanten et Bern existent, mais que reste-t-il à voir que les poètes mentionnent ? Le Rhin peut être vu, bien sûr, mais il n'y a nulle part l'endroit supposé où Hagen submergea le trésor mal acquis (et pas par manque d'effort de nombreux chasseurs de trésors). Pourtant, des lieux de ce genre existent bien !

Dans un précédent billet, je parlais, par exemple, de la cathédrale de Lund, explicitement liée à la légende de la dent que Starkađ perdit face à Sigurd. Sans le savoir, je posais le premier pas sur les sentiers de la Heldenzeit.

La cathédrale de Lund.

Profitant d'une visite en Alsace, ce voyage vers des endroits liés au projet Vineta s'est poursuivit via deux étapes : Breisach, en Allemagne, et le Wasigenstein, en France. J'ai déjà publié plusieurs billets sur les réseaux sociaux, néanmoins j'avais envie de prendre plus de temps pour en parler ici. Je ne répéterai pas tout ni ne compilerai ces billets, cet article est plutôt un complément.

Breisach fut l'objet de ma première visite. C'est une ville allemande dont le pont enjambant le Rhin sert de frontière avec la France, frontière franchie sans même y penser grâce à l'Espace Schengen. Le centre-ville médiéval culmine, littéralement, par sa cathédrale juchée au sommet d'une petite montagne. Dans son ombre s'élève une colline d'origine volcanique, plus modeste, et pourtant c'est bien elle qui nous intéresse : il s'agit de l'Eckartsberg.

Le sommet de l'Eckartsberg

Les contreforts des vignes de l'Eckartsberg rappellent la forteresse de la légende

Le monument d'une unité de dragons de l'armée allemande, moderne évidemment.

La vue sur Breisach depuis l'Eckartsberg

Ce nom, montagne d'Eckart, tient au fait qu'on connecte les ruines anciennes du sommet au héros Eckart, aka Eckehart, l'un des preux au service de Dietrich. Dès le IVe siècle Breisach est associée aux Harlungen, mais le lien explicite entre les ruines en question et Eckart ne survient formellement qu'au XIIe siècle. Sachant que le Saint Empire fait établir une forteresse sur ce sommet au Xe siècle, bien que sur un site plus ancien, il serait impossible de prouver ce lien "historique", évidemment, car nous touchons là au légendaire. L'important étant que, très tôt, les décombres de ce fortin fussent considérés comme ceux du temps d'Eckart. Pour les poètes du Nibelungenlied et de La Plainte, il ne fait aucun doute que l'Eckartsberg et ses fortifications sont, véritablement, le lieu où se tenait la citadelle du héros Harlungen, aux murailles de laquelle les cousins de Dietrich furent pendus.

Ah mais une question vous vient peut-être : qui est Eckart ? Je n'en ai pas encore beaucoup parlé, mais ce héros est lié au cycle de Dietrich, généralement sous le nom d'Eckehart. Il est le tuteur des Harlungen  les jeunes fils de Diether. Diether, quant à lui, est le frère de Dietmar (père du fameux Dietrich dont je vous rabâche les oreilles) et d'Ermrich. À la mort de leur père Amelung, Ermrich est choisi pour être le tuteur de ses frères, mais il prend vite goût au pouvoir et refuse de partager. Mal conseillé, il prête trop l'oreille à sa paranoïa et fait exécuter ses frères. Dietrich et son petit frère Diether le jeune en réchappent et fuient en exil. Les Harlungen, qui règnent sur Breisach, n'ont pas cette chance : même les enfants sont pendus au murs de la ville par l'odieux Ermrich. Eckehart parviendra à échapper au massacre et se mettra dès lors au service de Dietrich, pour espérer venger les jeunes Harlungen dont il avait la charge. C'est pourquoi la ville de Breisach se souvient de lui comme le "fidèle Eckart".

Je fais évidemment très synthétique, tout cela se déroule sur plusieurs sources (La Fuite de Dietrich, la Mort d'Alphart, la Bataille de Ravenne, le Livre des Héros, qu'essaye de compiler la Þidrekssaga), dont la chronologie bancale s'étale dans le temps, les camps d'Ermrich et Dietrich se rencontrant à plusieurs reprises sur le champs de bataille. Dietrich, bien que remportant trois victoires, doit à chaque fois rester en exil pour diverses raisons et ne parvient pas à détrôner son oncle fratricide. L'une de ces batailles aura même lieu devant les murailles de Breisach.

Aujourd'hui, un monument récent est érigé sur les ruines du château original (dont il ne reste rien), il vous faudra donc user de votre imagination... heureusement, la ville de Breisach se démarque par un centre-ville médiéval absolument charmant, avec des rues pavées en lacets qui mènent à la cathédrale. Cette balade saura, à coup sûr, susciter une imagerie épousant parfaitement la légende.

Il ne reste rien sur l'Eckartsberg de la citadelle des Harlungen, mais les murailles du centre médiéval de Breisach évoquent sans peine cette forteresse disparue et titillent l'imagination de ceux qui connaissaient l'histoire tragique de Diether et ses fils.






La seconde étape de mon voyage m'amena à retraverser le Rhin afin de me rendre dans les forêts vosgiennes, dans le nord de l'Alsace, là aussi à un jet de pierre de la frontière avec l'Allemagne. Ces terres boisées et montagneuses des Vosges du Nord, ce sont le Wasgau, ou Vasgovie. On parle dans les sources du Waskenwald où l'on trouve tant de gibier que les chasseurs y passent beaucoup de temps. Et au milieu de cette forêt du Waskenwald, un piton rocheux imposant : le Waskenstein. C'est notre étape, et elle nous ramène à la légende du héros Walther, telle que s'en souviennent les poètes du Waltharius, de la Þidrekssaga, et du Walther und Hildegund, poème en vieil allemand dont il ne nous reste malheureusement que quelques fragments (la poésie anglo-saxonne recèle également quelques fragments épars de la légende, à savoir ceux du Waldere).

Le château du Wasigenstein.

Le Wasigentstein, c'est le Waskenstein des sources anciennes (celles citées, mais pas uniquement, le Nibelungenlied et Biterolf und Dietleib y font également référence, par exemple), et il peut tout à se visiter de nos jours. Le chemin depuis le parking n'est pas long, donc si vous passez dans le coin, faites-vous plaisir. Mais avant de passer le site en revue, il peut être utile de parler d'abord de l'épisode légendaire qui le concerne. Là encore, je vais faire simple et concis (on ne rit pas), et éviter d'entrer dans les détails des différentes variations selon les sources etc. Sans doute le ferai-je dans le futur, avec un article dédié au sujet. Non, aujourd'hui, on se concentre sur le rôle du Waskenstein dans la légende de Walther.

Walther porte plusieurs titres. Parfois, c'est Walther d'Aquitaine. En effet, dans le Waltharius, il vient effectivement du Royaume de Toulouse. Dans d'autres sources, c'est le nord de l'Italie, mais j'avais dit que je ne me disperserais pas, flûte. L'autre titre de Walther, celui que la plupart des sources partagent, c'est celui de Walther de Waskenstein, non pas parce qu'il viendrait de cet endroit, mais pour le haut fait d'armes qu'il y accomplit et pour lequel tout le monde se souvient de lui. Replaçons le contexte.

Walther est fils d'un roi soumis à Etzel (Attila) et comme beaucoup de jeunes nobles il est envoyé comme otage à la cour du Hun. Il y est bien traité et bien éduqué, et ses prouesses martiales en font très vite le général favori d'Etzel. Seulement voilà, malgré ce statut, il veut rentrer chez lui, vivre libre, et avoir le droit de se marier avec qui il veut... comme par exemple Hildegund, cette autre otage, nièce de la reine et à qui on a confié en toute confiance les clefs de la trésorerie. Vous voyez venir le truc, ou bien...?

Le sentier qui longe le piton et mène à la "faille de Walther"

Sans surprise, les deux amoureux s'enfuient avec la caisse et là les versions divergent, mais j'ai dit on fait simple alors disons qu'ils sont poursuivis, soit par les hommes d'Etzel, soit par ceux du roi Gunther qui a entendu parler des deux fuyards, et surtout de leur trésor... dans tous les cas, une troupe d'une douzaine d'hommes cavale derrière eux, dont le fameux Hagen, qu'on ne présente plus. Ils finissent par les rattraper tandis que Walther et Hildegund se sont réfugiés dans une grotte, non pas souterraine, mais formée dans les rochers, sur un sommet escarpé qui domine la route : on n'y accède que par un étroit défilé qui rend la cachette aisée à défendre. Il est même précisé que cette grotte offre habituellement refuge aux bandits qui rançonnent ces forêts. Hagen et les autres doivent camper en contrebas et, le moment venu, ils essaient de négocier avec Walther : contre le trésor d'Etzel, ils les laisseraient filer. Walther, conscient d'être meilleur guerrier et en très bonne position pour les affronter, refuse. C'est l'heure de la castagne.

Le défilé les oblige à faire face à l'Aquitain un par un, et en contrebas par dessus le marché. Sans surprise, Walther les massacre les uns après les autres, avec des fatalités que ne renierait pas Mortal Kombat. Je vous passe les détails car, comme je l'ai dit, je reviendrai sur ce récit une autre fois, quand je pourrais me permettre de m'étaler comparer les sources. Néanmoins, vous avez désormais la scène en tête, vous comprenez la topographie implicite dans le récit. Nous pouvons donc nous promener autour du Wasigenstein et libre à vous de vous imaginer Walther faisant face à ses poursuivants avec panache.

La "faille de Walther".

La faille vue de l'autre côté

Un touriste pour l'échelle et se rendre bien compte de l'étroitesse du passage.

Le château date du XIIIe siècle (du moins la tour initiale, le reste fut développé au fil du temps), mais est bien construit sur un abri troglodytique, qui a été travaillé, par la taille comme par la maçonnerie, mais on peut encore deviner à quoi il pouvait ressembler avant cet aménagement tardif. Le défilé étroit où l'ont ne peut combattre que par un seul homme de front est aujourd'hui surnommé "Faille de Walther", et la grotte est bel et bien là. Aujourd'hui on peut aisément faire le tour du château, mais ce passage ouvert n'existait probablement pas avant que le site soit utilisé comme carrière pour construire la fortification. En fait, on se rend compte que sans cette ouverture due à l'homme, le piton vraiment escarpé rend le chemin très difficile, et cette petite ouverture évite de faire un long détour sur les pentes raides, sans compter sur la densité de végétation qui devait être bien plus touffue qu'aujourd'hui.



La grotte


 
 
 
 
 
 
 
 

 
Il est vraiment remarquable que le site du Waskenstein soit si cohérent à travers les sources. D'où que vienne la parenté de Walther, que le texte se concentre sur lui où l'évoque en passant, tout le monde est d'accord par dire qu'il a claqué des fesses au Waskenstein. Dans un genre où, comme je l'ai souvent dit ici, les variations sont monnaie courante, cette homogénéité surprend. Toutefois, lorsqu'on visite ce site, on ne peut s'empêcher de se dire que quoi que soient les faits réels ayant inspiré la légende, ces exploits paraissent absolument plausibles et concrets. On se dit qu'un tel épisode a parfaitement pu avoir lieu ici, de cette manière. Peut-être que non, mais on est tenté d'y croire. Le défilé y est, la grotte aussi... alors, au beau milieu du Waskenwald légendaire, l'imagination s'enflamme.



 

Les photos sont un mélange des miennes, mais aussi de celles de Karoline Juzanx et Nico alias Le Passant, que je remercie de m'autoriser à utiliser.

dimanche 18 juillet 2021

Le viol dans le Projet Vineta

J'avais prévu de faire un article un peu rigolo entre deux sujets bien lourds... finalement non. Aujourd'hui, on continue sur les violences et les abus dans la joie et la bonne humeur (ou pas), puisqu'on va parler de mon approche du viol.

Dire que le viol est omniprésent dans les sources serait une exagération, mais on ne peut pas nier qu'il est difficile de l'éviter, d'autant qu'il est utilisé dans de nombreux contextes, dans des buts souvent très différents. Avant de développer mon approche de la question, je pense qu'il serait utile de revenir sur quelques exemples concrets illustrant cette variété, afin de bien comprendre l'ampleur du problème qui se présente à moi.

Déjà, précisons que le viol n'est pas réservé aux "méchants" de l'histoire, bien au contraire. Souvent, ce sont les héros ou des personnages a priori bénéfiques qui en sont coupables, parfois même pour de "bonnes" raisons qui se justifient dans le texte. Prenons un très bon exemple de ce cas de figure, tiré de la Völsunga Saga. Le héros Sigmund est en fuite, caché dans la nature sauvage après la trahison de Siggeir, son beau-frère (il a épousé la Signy, sœur  de Sigmund) qui l'a vaincu au combat, capturé, et tué toute son armée sauf les 10 fils de Sigmund. Je vous passe les détails, mais les dix fils finissent dévorés en captivité, tandis que Sigmund est parvenu à s'échapper et rumine sa vengeance dans une grotte, alors que Siggeir le croit mort. Dans ce contexte, Signy, la sœur de Sigmund, donc, produit des fils avec son traître d'époux, qu'elle essaye de préparer à aider son frère dans leur vengeance, mais il s'avère qu'aucun d'eux n'est assez fort ni assez courageux (donc ils les tuent, ça commence déjà bien). La conclusion qu'en tire Signy est qu'ils ne sont qu'à moitié Völsung, et qu'il faut des Völsung pur sang pour cette tâche... là vous commencez à comprendre où on va avec ça. Elle s'arrange avec une magicienne afin qu'elles échangent d'apparence pour une nuit, va voir son frère et... produit un héritier 100% Völsung, Sinfjötli, qui passera toutes leurs épreuves et survivra donc à son entraînement. Lorsque la vengeance sera accomplie et que la halle de Siggeir brûlera (avec Siggeir dedans, évidemment), Signy se suicidera en se jetant dans les flammes, sa vengeance accomplie mais indigne de survivre pour le crime odieux qu'elle a commis afin d'y parvenir.

Qu'on soit bien clair, d'un point de vue de la saga, le crime impardonnable qui lui interdit toute rédemption est le meurtre de ses enfants, et surtout l'inceste : elle a couché avec son frère et ça, ça ne passe pas. Le fait que Sigmund ait consenti à coucher avec une autre femme sans savoir qu'il s'agissait en fait de sa parente, et donc qu'il a couché avec elle sans véritable consentement (ce qui est un viol, est-il besoin de le rappeler), ça les sources s'en foutent, le problème n'est pas là. Néanmoins, Sigmund est absout du crime de sa sœur, puisqu'il n'en savait rien, et cela révèle au moins que pour la source, ignorance n'est pas complicité. Et quand bien même, le(s) crime(s) commis sont au service de la vengeance et sont donc justifiés. Signy n'a pas eu tort de commettre cette transgression, au contraire, néanmoins elle doit en payer le prix malgré tout, et non seulement elle est est consciente, mais elle l'accepte, embrasse son destin et embrase le reste.

On retrouve cette idée de transgression ou de crime justifié ailleurs, comme par exemple dans Ortnit. Dans cette aventure, le roi Ortnit apprend que son vrai père est en réalité le nain Alberich, qui prit l'apprence de l'époux de sa mère pour en abuser et produire un héritier (ce que l'époux en question n'était visiblement pas en mesure de faire lui-même). Le nain explique que sans héritier, la Lombardie se retrouverait plongée dans le chaos et que, afin de perpétuer la paix mise en place par les rois précédents, il fallait bien prendre les choses en main. Alberich, c'est le Jawad du Moyen-Âge, lui, tout ce qu'il voulait, c'était rendre service... et rien ne lui donne tort dans le texte ! C'est acté, ça en valait la peine. Là aussi, la reine est violée par consentement fallacieux (elle pensait coucher avec son mari), mais contrairement à la Völsunga Saga, on a ce moment extrêmement gênant pour un lecteur moderne où Ortnit s'emporte contre sa mère, la victime (!!) pour s'être laissée prendre, et c'est Alberich, son violeur (!!), qui doit intercéder en sa faveur, rappelant qu'elle ne savait pas et qu'elle avait été dupée par une illusion. #cringe. On note qu'une fois de plus, l'ignorance dissipe toute complicité.

Et puisqu'on parle de rendre service, il y en a un autre de Samaritain, bien que dans ce cas précis il soit "forcé" par un rappel de ses serments de frère juré, et que bros before hoes. Ce violeur, ce n'est autre que Siegfried / Sigurd (à partir de maintenant, par souci de clarté, j'utiliserai uniquement Siegfried dans cet article). Je sais que c'est toujours un peu sensible d'égratigner des figures aussi ancrées dans notre imaginaire, et une accusation de viol n'est jamais anodine, mais si vous grincez des dents, c'est que vous n'avez pas lu les sources. 

Après que Siegfried ait épousé Krimhild, et que son frère juré Gunther ait épousé Brynhild, on a droit à des nuits de noces un peu compliquées pour notre "pauvre" Gunther qui a obtenu la main de la féroce Brynhild par la ruse et l'aide permanente de Siegfried. Or, le voici maintenant seul face à elle dans le lit nuptial et... elle l'humilie. Elle se refuse à lui et l'accroche même au mur pour le calmer. C'est quand même le roi Burgonde, et non il ne sait pas dire que "Arthur, cuiller". Plusieurs nuits d'échecs rendent Gunther un peu grognon et il demande à Siegfried de l'aider (encore...) en jouant la carte du serment, de l'assistance jurée, etc., sachant que l'honneur et la parole donnée sont quand même les gros points faibles de Siegfried, bah ça marche. Il se fait passer pour Gunther, va dans la chambre du roi et règle le problème.

A partir de là, il y a deux versions de l'épisode, l'une métaphorique, l'autre non. Dans la première, Siegfried parvient à lui retirer une ceinture de force magique, qui lui enlève sa force surhumaine et la rend "normale". C'est l'approche de la Chanson des Nibelungen. La Þidrekssaga est beaucoup plus explicite, et c'est bien sa virginité qu'il lui prend. Je rappelle que bien que rédigée en Scandinavie, celle-ci adapte bel et bien la tradition continentale, et on a donc deux versions de cette traditions, plus ou moins explicites... mais d'accord pour dire qu'un viol a lieu, symbolique ou non. Sans surprise, la Chanson des Nibelungen adopte une approche plus courtoise, mais l'effet demeure inchangé : Brynhild est domptée et soumise à son époux. Cela ne l'empêchera évidemment pas de se venger, mais pas, d'ailleurs, sans avoir eu la preuve qu'elle avait été injustement soumise par quelqu'un d'autre que celle auquel elle pensait avoir affaire. 

Le viol conjugal, elle l'aurait accepté, mais apprendre que ce viol fut infligé par le frère juré de son époux causera sa redoutable vengeance. On a là un assez malsain renversement du motif du consentement fallacieux, puisque qu'on n'est presque dans un viol conjugal "consenti" par l'acceptation des règles de l'ordre social, et qui ne devient insupportable que lorsqu'on révèle que ce viol n'est pas conjugal, justement, et a eu lieu en dehors de ces règles.

Cette situation compliquée, même pour l'époque, fait qu'il n'est pas toujours clair de voir dans les sources qui est vraiment fautif et qui mérite son châtiment. Les sources scandinaves (Edda Poétique, Völsunga Saga), sympathisent beaucoup avec Brynhild, malgré les excès de sa vengeance, quand la tradition continentale sympathise avec Siegfried que le Destin et ses "amis" obligent à transgresser les interdits et rompre ses serments malgré lui. Mais elles sympathisent encore plus avec Krimhild, épouse de Siegfried, qui ressort transformée en badass par ces tribulations et se venge de tout le monde au nom de son grand amour, quand Brynhild a depuis longtemps quitté le tableau sans qu'on cherche à savoir ce qui lui arrive. Dans les sources scandinaves, c'est l'amour entre Siegfried et Brynhild qui est mis en exergue, puisqu'après avoir obtenu sa mort, Brynhild se jette dans le brasier du bûcher funéraire de son seul vrai amour, non sans évoquer l'expiation du crime de Signy, d'ailleurs. Bon, Krimhild causant la mort de nombreux héros, cette sympathie continentale trouve quand même ses limites, et contrairement à la Brynhild des versions scandinaves, Krimhild se tape une réputation de sorcière dans les textes plus tardifs qui ne retiennent d'elle que le bain de sang final des Nibelungen.

Je voudrais terminer mes exemples par un cas où le violeur est sans équivoque un gros bâtard, et le viol lui-même jamais considéré autrement que comme un crime : Ermrich, l'oncle despote de Dietrich de Bern, viole Odila, la femme de son conseiller Sibeche durant l'absence de celui-ci (qu'il a lui-même envoyé en mission, loin, donc c'est totalement calculé). Clair, net, aucun consentement, aucune motivation noble ou justifiée, c'est juste un abus de pouvoir et décrit comme tel. C'est d'ailleurs pour se venger que, prétendant n'en rien savoir, Sibeche prodiguera de nombreux mauvais conseils amenant subtilement mais sûrement le souverain à sa perte (c'est explicite dans le Heldenbuch, ou Livre des Héros, ainsi que dans la Þidrekssaga.) Ces machinations causeront néanmoins de grands malheurs et beaucoup de sang versé (toutes les tribulations de Dietrich en découlent...), donc la vengeance, même si justifiée, reste présentée comme les actions du "camp des méchants" si on me pardonne l'expression. Sibeche reste un antagoniste et un connard, mais il a une motivation avec laquelle chacun peut s'identifier. Et ce viol est toujours présenté comme un crime injustifiable et perfide.

Je passe rapidement sur le motif du viol par des êtres surnaturels, qui sont généralement "utiles" pour justifier des certains aspect d'un héros dont la mère aurait subi un viol surnaturel. Ortnit est le fils du nain Alberich, comme on l'a dit, mais Hagen est le fils d'un alfe (voire un loup) ayant violé sa mère, ce qui explique son teint blafard et ses traits particulièrement laids et perturbants. Le Heldenbuch prétend également que la mère de Dietrich fut violée par le démon Mahmet, ce qui expliquerait la capacité du héros à cracher du feu lorsqu'il s'emporte. D'ailleurs il y a un échange intéressant durant une confrontation où les deux combattants se promettent de ne pas s'insulter sur la base de leurs parentés discutables respectives, serment que Dietrich rompra dans sa colère. On peut facilement comprendre qu'ils reçoivent ce genre d'insules régulièrement mais que, souffrant du même problème, ils aient d'abord cherché à se préserver de ces bassesses. J'ajouterai que le roi des nains Laurin kidnappe Künhild, la soeur du héros Biterolf, avant de l'épouser de force avec tout ce que cela implique, parce que combo. Dans ce cas précis, cette alliance oblige Biterolf à se battre pour Laurin contre son gré.

Alberich "séduit" la mère d'Ortnit. L'euphémisme peut être également pictural.

Maintenant qu'on a un bon aperçu du genre de joyeusetés qu'on trouve dans les sources, j'aimerai livrer mon approche du sujet afin de clarifier ma position. Je n'entrerais pas dans les détails, je vous laisserai découvrir cela dans le roman lui-même, mais resterai général.

Il y a un argument que je vois souvent, surtout dans les romans historiques et les romans de Fantasy : les viols, c'était normal à l'époque. Pourquoi faire des pudibonderies et mettre ça sous le tapis ? À l'époque, ça arrivait tout le temps ! Bon déjà, justifier les viols par un concept d'"époque" lorsqu'on parle d'univers de Fantasy dans lesquels tout est possible, sauf se défaire d'avoir des viols partout, visiblement, c'est assez nul, en fait. On peut embrasser le côté crade et nihiliste grim-dark, hein, chacun ses goûts, mais ce n'est de loin pas une nécessité, seulement un goût personnel. Ce n'est pas le mien. Et comme je l'ai dis dans un précédent article, le Projet Vineta n'est pas un roman historique avec des éléments merveilleux, c'est une relecture légendaire avec quelques éléments historiques.

Quand bien même, penchons-nous sur les sources ! Même "à l'époque", visiblement les poètes courtois se sont sentis obligés de changer un viol par pénétration en "vol de ceinture", sans perdre le sens symbolique de l'action et son impact sur l'histoire. On peut garder la thématique du viol sans être frontal, comme quoi, les sources ont peut-être quand même des choses à nous apprendre en terme de storytelling. 

On n'est pas non plus obligé d'être complaisant. Un roman de Pierre Bordage avec une scène de sexe entre deux enfants m'a à jamais marqué, et pas dans le bon sens du terme. C'était inutile. Il aurait pu alluder à la scène sobrement, s'il pensait que des enfants faisant l'amour était utile à son intrigue, mais il s'est senti obligé de la décrire, il a voulu que j'imagine du sexe entre deux mineurs. C'était une leçon en complaisance que je ne souhaite pas émuler. Je ne prends aucun plaisir à lire et encore moins écrire des scènes de viol, et à mon sens, savoir que ce viol à eu lieu suffit à faire avancer l'intrigue, sans avoir à entrer dans des détails sordides. On pourra me reprocher une forme d'hypocrisie, puisque les combats et les morts sont explicites (dans ce projet comme dans Pax Europæ, d'ailleurs, où un lecteur m'avait reproché "de l'hémoglobine +++"), mais combien de mes lecteurs potentiels ont une expérience traumatisante sur un champ de bataille, et combien ont un traumatisme lié à un abus sexuel ? Je n'ai aucun chiffre à donner, mais mon intuition me dit que mes descriptions de violences littéraires restent purement imaginaires pour la très grande majorité de mes lecteurs. Le viol, c'est déjà autre chose. C'est pour ça que dans Pax, cette question est très discrète (par exemple "l'affaire des viols" qui justifie un Eurocorps sans femmes) et jamais frontale. Aucune description, etc. J'ai suffisemment confiance en mon récit pour ne pas me sentir obligé de mettre des viols par des soldats "parce que c'est la guerre et c'est comme ça quand c'est la guerre".

Pour le Projet Vineta, c'est plus compliqué. Les sources contiennent plusieurs viols, plus ou moins indispensables au récit, et j'ai pour but de rester fidèle au sources. Mais, et je l'ai déjà dit ici, je vais aussi adapter. Aussi ai-je l'ambition de faire le funambule sur cette ligne si fine : garder les événements tels que les sources les présentent, tout en parvenant à mettre ces problématiques sous une lumière qui m'est propre, afin de m'adresser à un public de 2020+. Là où cela devient ardu, c'est que je ne suis le narrateur omniscient d'aucun chapitre : tous sont racontés par des personnages du récit, et qu'il me faudra prendre garde à ne pas complètement les trahir et leur faire dire n'importe quoi. Vraiment, je renvoie vers mon article sur l'adaptation / trahison des sources. Les viols sont bien présent, mais je m'épargne, par exemple, le (trop long, en plus) passage d'Ortnit se lamentant sur la petite vertue de sa mère... la victime ! La conversation fonctionne tout aussi bien sans cette saillie, cela ne change rien à l'intrigue, je peux donc sabrer sans trahir. Quant à savoir si Brynhild, Siegfried ou Krimhild est la véritable victime... ma multiplicité de points de vue peux me permettre de reconnaître les torts de tous tout en sympathisant avec eux sans forcément prendre parti. Tout comme avec les abus et maltraitances dont je parlais ici, les victimes doivent souvent lutter pour ne pas répéter les schémas de violence et si Brynhild a été bafouée sans équivoque, elle se comporte avec une cruauté difficile à cautionner. Siegfried est forcé par son frère juré, qui sait très quelles ficelles tirer, mais il va trop loin, et le vol de l'anneau qui causera sa perte n'est imputable qu'à lui-même... Bref, tous font des erreurs, commettent des crimes, et ce sont ces nuances que je souhaite mettre en lumière. Les viols, cependant, sont dans mon projet toujours des crimes, et aussi "justifiés" soient-ils par leurs auteurs, et même si ce sont des viols conjugaux et que oui, "à l'époque c'était normal", il sont toujours vus comme tels.