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dimanche 18 juillet 2021

Le viol dans le Projet Vineta

J'avais prévu de faire un article un peu rigolo entre deux sujets bien lourds... finalement non. Aujourd'hui, on continue sur les violences et les abus dans la joie et la bonne humeur (ou pas), puisqu'on va parler de mon approche du viol.

Dire que le viol est omniprésent dans les sources serait une exagération, mais on ne peut pas nier qu'il est difficile de l'éviter, d'autant qu'il est utilisé dans de nombreux contextes, dans des buts souvent très différents. Avant de développer mon approche de la question, je pense qu'il serait utile de revenir sur quelques exemples concrets illustrant cette variété, afin de bien comprendre l'ampleur du problème qui se présente à moi.

Déjà, précisons que le viol n'est pas réservé aux "méchants" de l'histoire, bien au contraire. Souvent, ce sont les héros ou des personnages a priori bénéfiques qui en sont coupables, parfois même pour de "bonnes" raisons qui se justifient dans le texte. Prenons un très bon exemple de ce cas de figure, tiré de la Völsunga Saga. Le héros Sigmund est en fuite, caché dans la nature sauvage après la trahison de Siggeir, son beau-frère (il a épousé la Signy, sœur  de Sigmund) qui l'a vaincu au combat, capturé, et tué toute son armée sauf les 10 fils de Sigmund. Je vous passe les détails, mais les dix fils finissent dévorés en captivité, tandis que Sigmund est parvenu à s'échapper et rumine sa vengeance dans une grotte, alors que Siggeir le croit mort. Dans ce contexte, Signy, la sœur de Sigmund, donc, produit des fils avec son traître d'époux, qu'elle essaye de préparer à aider son frère dans leur vengeance, mais il s'avère qu'aucun d'eux n'est assez fort ni assez courageux (donc ils les tuent, ça commence déjà bien). La conclusion qu'en tire Signy est qu'ils ne sont qu'à moitié Völsung, et qu'il faut des Völsung pur sang pour cette tâche... là vous commencez à comprendre où on va avec ça. Elle s'arrange avec une magicienne afin qu'elles échangent d'apparence pour une nuit, va voir son frère et... produit un héritier 100% Völsung, Sinfjötli, qui passera toutes leurs épreuves et survivra donc à son entraînement. Lorsque la vengeance sera accomplie et que la halle de Siggeir brûlera (avec Siggeir dedans, évidemment), Signy se suicidera en se jetant dans les flammes, sa vengeance accomplie mais indigne de survivre pour le crime odieux qu'elle a commis afin d'y parvenir.

Qu'on soit bien clair, d'un point de vue de la saga, le crime impardonnable qui lui interdit toute rédemption est le meurtre de ses enfants, et surtout l'inceste : elle a couché avec son frère et ça, ça ne passe pas. Le fait que Sigmund ait consenti à coucher avec une autre femme sans savoir qu'il s'agissait en fait de sa parente, et donc qu'il a couché avec elle sans véritable consentement (ce qui est un viol, est-il besoin de le rappeler), ça les sources s'en foutent, le problème n'est pas là. Néanmoins, Sigmund est absout du crime de sa sœur, puisqu'il n'en savait rien, et cela révèle au moins que pour la source, ignorance n'est pas complicité. Et quand bien même, le(s) crime(s) commis sont au service de la vengeance et sont donc justifiés. Signy n'a pas eu tort de commettre cette transgression, au contraire, néanmoins elle doit en payer le prix malgré tout, et non seulement elle est est consciente, mais elle l'accepte, embrasse son destin et embrase le reste.

On retrouve cette idée de transgression ou de crime justifié ailleurs, comme par exemple dans Ortnit. Dans cette aventure, le roi Ortnit apprend que son vrai père est en réalité le nain Alberich, qui prit l'apprence de l'époux de sa mère pour en abuser et produire un héritier (ce que l'époux en question n'était visiblement pas en mesure de faire lui-même). Le nain explique que sans héritier, la Lombardie se retrouverait plongée dans le chaos et que, afin de perpétuer la paix mise en place par les rois précédents, il fallait bien prendre les choses en main. Alberich, c'est le Jawad du Moyen-Âge, lui, tout ce qu'il voulait, c'était rendre service... et rien ne lui donne tort dans le texte ! C'est acté, ça en valait la peine. Là aussi, la reine est violée par consentement fallacieux (elle pensait coucher avec son mari), mais contrairement à la Völsunga Saga, on a ce moment extrêmement gênant pour un lecteur moderne où Ortnit s'emporte contre sa mère, la victime (!!) pour s'être laissée prendre, et c'est Alberich, son violeur (!!), qui doit intercéder en sa faveur, rappelant qu'elle ne savait pas et qu'elle avait été dupée par une illusion. #cringe. On note qu'une fois de plus, l'ignorance dissipe toute complicité.

Et puisqu'on parle de rendre service, il y en a un autre de Samaritain, bien que dans ce cas précis il soit "forcé" par un rappel de ses serments de frère juré, et que bros before hoes. Ce violeur, ce n'est autre que Siegfried / Sigurd (à partir de maintenant, par souci de clarté, j'utiliserai uniquement Siegfried dans cet article). Je sais que c'est toujours un peu sensible d'égratigner des figures aussi ancrées dans notre imaginaire, et une accusation de viol n'est jamais anodine, mais si vous grincez des dents, c'est que vous n'avez pas lu les sources. 

Après que Siegfried ait épousé Krimhild, et que son frère juré Gunther ait épousé Brynhild, on a droit à des nuits de noces un peu compliquées pour notre "pauvre" Gunther qui a obtenu la main de la féroce Brynhild par la ruse et l'aide permanente de Siegfried. Or, le voici maintenant seul face à elle dans le lit nuptial et... elle l'humilie. Elle se refuse à lui et l'accroche même au mur pour le calmer. C'est quand même le roi Burgonde, et non il ne sait pas dire que "Arthur, cuiller". Plusieurs nuits d'échecs rendent Gunther un peu grognon et il demande à Siegfried de l'aider (encore...) en jouant la carte du serment, de l'assistance jurée, etc., sachant que l'honneur et la parole donnée sont quand même les gros points faibles de Siegfried, bah ça marche. Il se fait passer pour Gunther, va dans la chambre du roi et règle le problème.

A partir de là, il y a deux versions de l'épisode, l'une métaphorique, l'autre non. Dans la première, Siegfried parvient à lui retirer une ceinture de force magique, qui lui enlève sa force surhumaine et la rend "normale". C'est l'approche de la Chanson des Nibelungen. La Þidrekssaga est beaucoup plus explicite, et c'est bien sa virginité qu'il lui prend. Je rappelle que bien que rédigée en Scandinavie, celle-ci adapte bel et bien la tradition continentale, et on a donc deux versions de cette traditions, plus ou moins explicites... mais d'accord pour dire qu'un viol a lieu, symbolique ou non. Sans surprise, la Chanson des Nibelungen adopte une approche plus courtoise, mais l'effet demeure inchangé : Brynhild est domptée et soumise à son époux. Cela ne l'empêchera évidemment pas de se venger, mais pas, d'ailleurs, sans avoir eu la preuve qu'elle avait été injustement soumise par quelqu'un d'autre que celle auquel elle pensait avoir affaire. 

Le viol conjugal, elle l'aurait accepté, mais apprendre que ce viol fut infligé par le frère juré de son époux causera sa redoutable vengeance. On a là un assez malsain renversement du motif du consentement fallacieux, puisque qu'on n'est presque dans un viol conjugal "consenti" par l'acceptation des règles de l'ordre social, et qui ne devient insupportable que lorsqu'on révèle que ce viol n'est pas conjugal, justement, et a eu lieu en dehors de ces règles.

Cette situation compliquée, même pour l'époque, fait qu'il n'est pas toujours clair de voir dans les sources qui est vraiment fautif et qui mérite son châtiment. Les sources scandinaves (Edda Poétique, Völsunga Saga), sympathisent beaucoup avec Brynhild, malgré les excès de sa vengeance, quand la tradition continentale sympathise avec Siegfried que le Destin et ses "amis" obligent à transgresser les interdits et rompre ses serments malgré lui. Mais elles sympathisent encore plus avec Krimhild, épouse de Siegfried, qui ressort transformée en badass par ces tribulations et se venge de tout le monde au nom de son grand amour, quand Brynhild a depuis longtemps quitté le tableau sans qu'on cherche à savoir ce qui lui arrive. Dans les sources scandinaves, c'est l'amour entre Siegfried et Brynhild qui est mis en exergue, puisqu'après avoir obtenu sa mort, Brynhild se jette dans le brasier du bûcher funéraire de son seul vrai amour, non sans évoquer l'expiation du crime de Signy, d'ailleurs. Bon, Krimhild causant la mort de nombreux héros, cette sympathie continentale trouve quand même ses limites, et contrairement à la Brynhild des versions scandinaves, Krimhild se tape une réputation de sorcière dans les textes plus tardifs qui ne retiennent d'elle que le bain de sang final des Nibelungen.

Je voudrais terminer mes exemples par un cas où le violeur est sans équivoque un gros bâtard, et le viol lui-même jamais considéré autrement que comme un crime : Ermrich, l'oncle despote de Dietrich de Bern, viole Odila, la femme de son conseiller Sibeche durant l'absence de celui-ci (qu'il a lui-même envoyé en mission, loin, donc c'est totalement calculé). Clair, net, aucun consentement, aucune motivation noble ou justifiée, c'est juste un abus de pouvoir et décrit comme tel. C'est d'ailleurs pour se venger que, prétendant n'en rien savoir, Sibeche prodiguera de nombreux mauvais conseils amenant subtilement mais sûrement le souverain à sa perte (c'est explicite dans le Heldenbuch, ou Livre des Héros, ainsi que dans la Þidrekssaga.) Ces machinations causeront néanmoins de grands malheurs et beaucoup de sang versé (toutes les tribulations de Dietrich en découlent...), donc la vengeance, même si justifiée, reste présentée comme les actions du "camp des méchants" si on me pardonne l'expression. Sibeche reste un antagoniste et un connard, mais il a une motivation avec laquelle chacun peut s'identifier. Et ce viol est toujours présenté comme un crime injustifiable et perfide.

Je passe rapidement sur le motif du viol par des êtres surnaturels, qui sont généralement "utiles" pour justifier des certains aspect d'un héros dont la mère aurait subi un viol surnaturel. Ortnit est le fils du nain Alberich, comme on l'a dit, mais Hagen est le fils d'un alfe (voire un loup) ayant violé sa mère, ce qui explique son teint blafard et ses traits particulièrement laids et perturbants. Le Heldenbuch prétend également que la mère de Dietrich fut violée par le démon Mahmet, ce qui expliquerait la capacité du héros à cracher du feu lorsqu'il s'emporte. D'ailleurs il y a un échange intéressant durant une confrontation où les deux combattants se promettent de ne pas s'insulter sur la base de leurs parentés discutables respectives, serment que Dietrich rompra dans sa colère. On peut facilement comprendre qu'ils reçoivent ce genre d'insules régulièrement mais que, souffrant du même problème, ils aient d'abord cherché à se préserver de ces bassesses. J'ajouterai que le roi des nains Laurin kidnappe Künhild, la soeur du héros Biterolf, avant de l'épouser de force avec tout ce que cela implique, parce que combo. Dans ce cas précis, cette alliance oblige Biterolf à se battre pour Laurin contre son gré.

Alberich "séduit" la mère d'Ortnit. L'euphémisme peut être également pictural.

Maintenant qu'on a un bon aperçu du genre de joyeusetés qu'on trouve dans les sources, j'aimerai livrer mon approche du sujet afin de clarifier ma position. Je n'entrerais pas dans les détails, je vous laisserai découvrir cela dans le roman lui-même, mais resterai général.

Il y a un argument que je vois souvent, surtout dans les romans historiques et les romans de Fantasy : les viols, c'était normal à l'époque. Pourquoi faire des pudibonderies et mettre ça sous le tapis ? À l'époque, ça arrivait tout le temps ! Bon déjà, justifier les viols par un concept d'"époque" lorsqu'on parle d'univers de Fantasy dans lesquels tout est possible, sauf se défaire d'avoir des viols partout, visiblement, c'est assez nul, en fait. On peut embrasser le côté crade et nihiliste grim-dark, hein, chacun ses goûts, mais ce n'est de loin pas une nécessité, seulement un goût personnel. Ce n'est pas le mien. Et comme je l'ai dis dans un précédent article, le Projet Vineta n'est pas un roman historique avec des éléments merveilleux, c'est une relecture légendaire avec quelques éléments historiques.

Quand bien même, penchons-nous sur les sources ! Même "à l'époque", visiblement les poètes courtois se sont sentis obligés de changer un viol par pénétration en "vol de ceinture", sans perdre le sens symbolique de l'action et son impact sur l'histoire. On peut garder la thématique du viol sans être frontal, comme quoi, les sources ont peut-être quand même des choses à nous apprendre en terme de storytelling. 

On n'est pas non plus obligé d'être complaisant. Un roman de Pierre Bordage avec une scène de sexe entre deux enfants m'a à jamais marqué, et pas dans le bon sens du terme. C'était inutile. Il aurait pu alluder à la scène sobrement, s'il pensait que des enfants faisant l'amour était utile à son intrigue, mais il s'est senti obligé de la décrire, il a voulu que j'imagine du sexe entre deux mineurs. C'était une leçon en complaisance que je ne souhaite pas émuler. Je ne prends aucun plaisir à lire et encore moins écrire des scènes de viol, et à mon sens, savoir que ce viol à eu lieu suffit à faire avancer l'intrigue, sans avoir à entrer dans des détails sordides. On pourra me reprocher une forme d'hypocrisie, puisque les combats et les morts sont explicites (dans ce projet comme dans Pax Europæ, d'ailleurs, où un lecteur m'avait reproché "de l'hémoglobine +++"), mais combien de mes lecteurs potentiels ont une expérience traumatisante sur un champ de bataille, et combien ont un traumatisme lié à un abus sexuel ? Je n'ai aucun chiffre à donner, mais mon intuition me dit que mes descriptions de violences littéraires restent purement imaginaires pour la très grande majorité de mes lecteurs. Le viol, c'est déjà autre chose. C'est pour ça que dans Pax, cette question est très discrète (par exemple "l'affaire des viols" qui justifie un Eurocorps sans femmes) et jamais frontale. Aucune description, etc. J'ai suffisemment confiance en mon récit pour ne pas me sentir obligé de mettre des viols par des soldats "parce que c'est la guerre et c'est comme ça quand c'est la guerre".

Pour le Projet Vineta, c'est plus compliqué. Les sources contiennent plusieurs viols, plus ou moins indispensables au récit, et j'ai pour but de rester fidèle au sources. Mais, et je l'ai déjà dit ici, je vais aussi adapter. Aussi ai-je l'ambition de faire le funambule sur cette ligne si fine : garder les événements tels que les sources les présentent, tout en parvenant à mettre ces problématiques sous une lumière qui m'est propre, afin de m'adresser à un public de 2020+. Là où cela devient ardu, c'est que je ne suis le narrateur omniscient d'aucun chapitre : tous sont racontés par des personnages du récit, et qu'il me faudra prendre garde à ne pas complètement les trahir et leur faire dire n'importe quoi. Vraiment, je renvoie vers mon article sur l'adaptation / trahison des sources. Les viols sont bien présent, mais je m'épargne, par exemple, le (trop long, en plus) passage d'Ortnit se lamentant sur la petite vertue de sa mère... la victime ! La conversation fonctionne tout aussi bien sans cette saillie, cela ne change rien à l'intrigue, je peux donc sabrer sans trahir. Quant à savoir si Brynhild, Siegfried ou Krimhild est la véritable victime... ma multiplicité de points de vue peux me permettre de reconnaître les torts de tous tout en sympathisant avec eux sans forcément prendre parti. Tout comme avec les abus et maltraitances dont je parlais ici, les victimes doivent souvent lutter pour ne pas répéter les schémas de violence et si Brynhild a été bafouée sans équivoque, elle se comporte avec une cruauté difficile à cautionner. Siegfried est forcé par son frère juré, qui sait très quelles ficelles tirer, mais il va trop loin, et le vol de l'anneau qui causera sa perte n'est imputable qu'à lui-même... Bref, tous font des erreurs, commettent des crimes, et ce sont ces nuances que je souhaite mettre en lumière. Les viols, cependant, sont dans mon projet toujours des crimes, et aussi "justifiés" soient-ils par leurs auteurs, et même si ce sont des viols conjugaux et que oui, "à l'époque c'était normal", il sont toujours vus comme tels.

mardi 25 mai 2021

Respecter - Adapter - Trahir


J'ai demandé des idées d'articles sur ma page FB, et Kevin Kiffer a suggéré quelque chose de très utile, en fait, et qui sera certainement une base pour d'ultérieures élaborations :
"Histoire de comparer, j'aimerais bien te lire sur le passage de l'Histoire/la Mythologie au récit dans Vineta, comment on peut trahir ou non, adapter... bref, comment faire proche et réécrire sans décalquer."

C'est une question cruciale, mine de rien, et elle est au cœur de mes réflexions et de ma démarche, et ce pour plusieurs raisons. 

Déjà, parce que le principe même du projet est de rassembler tout un ensemble de sources plus ou moins cohérentes entre elles, interconnectées et écrites ou composées à des périodes différentes, et que cela ne peut pas se faire sans engendrer tout une ribambelles de choix. Parfois on peut retconner, parfois c'est impossible. Quelle version garder, alors ? La plus anciennes - et donc la plus "authentique", si tant est qu'une version authentique et pure ait jamais existé - ou la plus cohérente avec le reste des textes et des sources ?

Ensuite, parce que ces légendes et ces sagas se déroulent dans un cadre semi-historique. On est dans un âge légendaire (d'où le nom que je donne personnellement au projet, Heldenzeit) mais il y a des marqueurs temporels et des personnages "historiques", ou disons inspirés par des faits et héros bien réels. Théodoric, Attila, Olaf Tryggvason... ces gens ont bien vécu, et certains faits d'armes racontés sont attestés... mais la narration a été déformée par le temps et les modes, et un héros vertueux comme Dietrich devient négativement connoté lorsque son arianisme est perçu par l'Eglise comme une hérésie à ne pas vanter. Il y a des lieux et des batailles réelles, également. Pourtant, bien souvent ces éléments historiques ne fonctionnent pas dans leur ensemble, trop d'anachronismes dus au fait que ces récits furent composés de nombreux siècles après les événements racontés. Des personnages de l'Antiquité Tardive portent des armures correspondant clairement à des armures du haut-moyen-âge. L'Histoire dans ces récits n'est qu'un prétexte, un contexte qu'on peut plier à l'envi. Dois-je, dans mon projet, me montrer plus soucieux de la véracité historique ? Me choisir une date précise et m'y tenir pour tous les détails ayant un clair ancrage dans le temps ?

Enfin, parce que le récit est présenté comme narré par un témoin, à la manière des poètes qui nous ont transmis ces sources, y compris les narrateurs secondaires qui interviennent en cascade au cours du roman. Se pose donc la question du style : respecter le plus fidèlement possible celui des légendes et des sagas (ou plutôt de leurs traductions...), ou adopter une approche plus moderne, plus Fantasy ?

Siegfried kills Fafnir par KatePfeilshiefter
Mon ambition est de respecter les sources autant que faire se peut. Fort heureusement, celles-ci sont beaucoup plus cohérentes ou congruentes qu'on pourrait le penser malgré les écarts géographiques et temporels qui les séparent, et de fait beaucoup de pièces très disparates se mettent en place assez vite et sans avoir à faire trop de pirouettes. Si possible, je garde un maximum d'éléments narratifs qui se retrouvent d'un texte à l'autre, justement parce que ce sont ces éléments qui font tout l'intérêt du projet. Cependant, il arrive que les éléments soient contradictoires. Seyfrid tire-t-il son invincibilité du sang du dragon, ou de sa corne liquéfiée ? Garder les deux serait un doublon inutile et maladroit, il faut donc choisir, et je suis parti sur le sang... tout en gardant l'expression "peau de corne", pour désigner sa peau dure comme de la corne. Ainsi je conserve les deux traditions, d'une certaine manière. En revanche, les traditions divergent sur son affrontement avec le(s) dragon(s) et plutôt que de choisir j'ai gardé les deux, en prenant soin de leur donner un sens et un rôle narratif différent, justifiant qu'on ait deux épreuves similaires (mais se déroulant finalement de deux manières radicalement différentes).

Parfois, les variations sont irréconciliables et il faut trouver d'autres astuces que, fort heureusement, ce principe de récits rapportés en cascade permet aisément. Brynhild : simple mortelle tenant un haras ou ancienne valkyrie enchantée au sein d'un cercle de flammes ? Le Hildebranslied : filicide ou réconciliation ? Gudrun/Krimhild : vengeance contre ses frères ou contre son nouvel époux, Attila ? Il faut choisir, les deux versions ne peuvent coexister... sauf si le narrateur se permet d'évoquer les rumeurs - fausses, d'après lui, cela va de soit - et autres racontars qu'il s'empresse de corriger pour son auditoire. Dans le cas de Gudrun/Krimhild (que je vais à partir de maintenant appeler Kudrun, puisque c'est son nom dans l'épopée qui lui est dédiée et que j'ai choisi pour ce projet), dans le cas de Kudrun, donc, c'est par un double-jeu de dupes que les deux versions coexistent, bien qu'au final, une seule s'avère juste... Parfois je confronte les multiples versions, comme dans le chapitre consacré au Eckenlied, où deux personnages se disputent concernant le déroulement des faits, Vasolt accuse Dietrich de la mort de son frère Ecke, sans gloire et par couardise (plutôt d'après le Eckenlied), tandis que Hildebrand défend l'honneur de Dietrich en lui opposant une autre version (plutôt tirée de la Þidrekssaga). Seyfrid tentera d'obtenir la "vérité" auprès de Dietrich lui-même, et le héros de Vérone lui répondra que... c'est compliqué.

Dans ces cas-là, je regarde avant tout ce qui s'assemblera le mieux dans l'ensemble, et j'admets volontiers favoriser la tradition germanique continentale, car elle est moins connue et offrira plus de fraîcheur et de découverte à un lecteur pas particulièrement initié. Il arrive aussi que, ne pouvant pas garder une version de l'histoire trop radicalement différente, je ne garde qu'un détail en "hommage", comme le nom Kudrun, par exemple. Parce que les aventures qui y sont décrites sont bien trop éloignées du reste de cet univers partagé (j'explique pourquoi plus bas), presque rien du texte Kudrun ne trouvera son chemin dans mon roman, à part une référence liée à Hagen et le nom du personnage de Kudrun... mais par ce choix, je peux tout de même rendre hommage au Kudrun, d'une certaine manière. 

D'ailleurs, puisque j'y suis, le choix du nom des personnages est aussi compliqué, puise que toutes les traditions donnent des noms différents, parfois les noms sont les mêmes ou très proches d'autres personnages, et ça devient vite un bordel sans nom quand on n'a pas l'habitude. C'est pourquoi je regarde ce qui s'assemblera le mieux dans l'ensemble, éviter les noms trop ressemblant si possible: le nain Mimer / l'épée Mimung ? Je garde le nom scandinave du nain, Regin. J'évoquais Kudrun, mais c'est pour mois un bon moyen de trouver le compromis entre Gudrun et Krimhilde, et de donner le Grimhilde à sa mère (puisque G/Krimhild est parfois donné à la mère, parfois à la fille, bref, bonjour la confusion pour le lecteur). Pareil pour Seyfrid, ça m'évite de devoir choisir entre l'hyper connu Sigurd, et l'hyper connu Siegfried, deux noms attendus et pour lesquels je ne voulais pas trancher. Comme je réabilite énormément le Seyfrid à la Peau de Corne, c'était une fois de plus un choix logique. D'une manière générale, j'admet volontiers favoriser la tradition germanique continentale, car elle est moins connue et offrira plus de fraîcheur et de découverte à un lecteur pas particulièrement initié.

Cela étant dit, pour pouvoir faire ces adaptations que j'évoquais avant de me laisser distraire, il faut développer les personnages au-delà de leurs présentations archétypales et de leurs traits de caractère principaux. Puisqu'il va falloir lier tout ça et tricoter des raisons logiques à leurs actions mélangeant plusieurs traditions (le choix de qui venger, et donc contre qui, chez Kudrun, la raison du vagabondage de Seyfrid après ses premiers exploits dans certaines sources, etc.), il faut mieux les connaître, or dans les sources... on n'a pas forcément grand chose à se mettre sous la dent, dans le sens moderne où on entend "développement de personnage". A tel point que certains des auteurs anonymes s'en sont eux-mêmes rendu compte.
L'amour avant la trahison, Arthur Rackham

Ce n'est en effet que tardivement que le poète de la Völsunga Saga ajoutera la dernière conversation entre Brynhild et Sigurd où les deux se parlent à cœur ouvert et le Völsung lui avoue même l'avoir aimée plus que lui-même... mais c'est trop tard, car Brynhild est déjà sur le chemin funeste de la vengeance. Un moment fort et poignant... greffé sur le tard. Pour l'auteur de la saga, ajouter ce moment d'introspection est à la fois logique - car tout ce qui est dit peut-être deviné ou supposé par les textes qui l'ont précédé - mais aussi un développement très personnel. Il ajoute sa sensibilité à une tradition préexistante pour satisfaire le goût du jour et son envie de raconter un peu plus en profondeur une histoire bien connue, sans la trahir. Aussi me sens-je beaucoup moins coupable d'appliquer la même recette à mon projet.

Le roman La saga de Hrolf Kraki de Poul Anderson, qui m'a pas mal inspiré dans mon approche (j'en parlais ici), avait été salué par la critique pour son style proche des sources qu'il exploitait, mais plus critiqué pour sa psychologie des personnages trop moderne, pas assez "authentique". Mais là encore, c'est une problématique aussi vieille que les sources elles-mêmes. Le Nibelungenlied et le Kudrun datent peu ou prou de la même époque et ont beaucoup de personnages en commun, pourtant, là où le Nibelungenlied, bien que courtois, contient encore beaucoup d'éléments héroïques, notamment les cycles de vengeance et ce bain de sang final avec le crépuscule des Burgondes, le Kudrun est complètement orienté pardon et rédemption, au point d'avoir été souvent surnommé l'Anti-Nibelungen. Il est pensé si profondémment différemment que ses événements ne collent pas avec le reste des cycles légendaires germaniques. Pourquoi ? Parce que le Kudrun trahit un changement profond de la mentalité de l'auditoire à cette période, de même que les Nibelungen sont déjà beaucoup, beaucoup plus courtois que les versions scandinaves, encore profondément héroïques... alors que mises sur le papier à peu près à la même époque. C'est justement cette différence de mentalité qui fait que Gudrun se venge de son nouveau mari en restant fidèle à ses frères, quand son pendant continental Krimhild se fait aider de son nouveau mari pour... tuer ses frères, afin de venger son précédent époux. La loyauté du personnage dépend de la culture qui écoute : devoir de fidélité au sang, ou devoir de fidélité aux serments ? Pour un auditoire allemand de l'époque, il y a clairement une approche rétrograde et une approche moderne, nuance qui peut échapper au lecteur du XXIè siècle mais n'en reste pas moins présente.

Les goûts des auditoires / lecteurs changent, ainsi que leurs mentalités, leurs attentes... et c'est normal ! A tel point que les poètes n'hésitent pas à bidouiller de vieux poèmes pour les rendre plus attractifs des siècles plus tard, pour le meilleur comme pour le pire. Le Hildebrand du Hildebrandslied tuant son fils choque les nouvelles mœurs courtoises ? On les fait se réconcilier et on leur donne même un happy end puisque Hildebrand retrouve même sa femme, dans le Jüngeres Hildebrandslied. Techniquement, l'auteur anonyme a franchement trahi sa source, mais est-ce qu'il faut pour autant jeter son oeuvre ? Au contraire, les deux textes sont encore discutés aujourd'hui ! Alors si ce glorieux anonyme ou encore l'auteur de la Völsunga Saga ressentaient déjà le besoin d'adapter le matériau de base à un nouveau public, ou de creuser les aspirations de leurs personnages, pourquoi M. Anderson ou même moi ne pourrions pas en faire de même ? Exemple de trahison : je compte faire attention à la manière de traiter le viol, notamment. Parce qu'on ne peut pas se contenter de traiter le viol ainsi que le viol conjugal comme des choses ordinaires et triviales au prétexte que "c'est dans les sources", en feignant d'ignorer qu'on s'adresse à un public de 2020+. Je ne fais pas une analyse universitaire, et n'ai donc aucune obligation de perpétuer la misogynie débonnaire d'Odin, par exemple, en tout cas pas sans critique ou commentaire. Les mœurs ont changé.

Toutefois, j'essaye autant que possible de ne pas ajouter quoi que ce soit qui ne soit pas insinué, inféré ou suggéré par au moins une source, ni d'imposer des éléments fermement contredits ou infirmés par les sources. Si mes inventions et ajouts parviennent à se glisser dans ce qui existe sans gêner, alors je garde. Ceci ou cela ne colle peut-être pas à 100% à ce qui est écrit dans source A, car plus en accord avec source B, c'est peut-être très extrapolé sur la base d'un détail, mais ce doit être fidèle ou au moins respectueux de ce qui a été présenté par les poètes avant moi. Mais élaborer, adapter est une étape incontournable. 

Déjà, parce que si je me contentais de résumer platement les sources, autant lire... les sources ! Bon, ça implique de savoir lire l'allemand pour beaucoup d'entre elles... mais je n'ai pas l'ambition d'être un simple (et médiocre) traducteur amateur. Je veux souligner l'intertextualité, mettre en lumière l'aspect tapisserie et univers partagé. Cela m'oblige fatalement à expliquer pourquoi tels personnages se retrouvent, voyagent ici où là, possèdent tel ou tel artefact. Souvent, les poètes ne se posaient pas exactement la question d'une chronologie propre et cohérente, et dans le même récit, deux éléments tendent à indiquer qu'un événement s'est déjà produit... et pas encore à la fois. Parfois Texte A implique un jalon chronologique et fait un lien avec texte B, et tout fonctionne très bien... jusqu'à ce qu'on lise Texte B, qui lui implique un autre jalon, et alors l'intertextualité ne fonctionne plus. Cela tient au fait que ces récits ont été écrits sur de longues périodes de temps, modifiés, traduits, résumés, adaptés, et donc in fine, transformés. Et ce déjà au temps où ils étaient à la mode !

Il faut donc favoriser certaines choses au détriment d'autres, pourtant tout aussi charmantes ou pittoresques. Pour employer les mots que tout auteur qui a déjà envoyé son manuscrit auprès d'une maison d'édition connaît bien, "malgré toutes les qualités inhérentes à votre texte, il nous faire des choix qui nous laisse à nous-mêmes des regrets". Parfois ça veut dire balancer le détail au détour d'une phrase sans l'appuyer, référence d'initié qui n'impacte pas trop le récit mais fera plaisir à ceux qui savent. Parfois, il faut abandonner ou sabrer pour ne pas diluer l'ensemble - par exemple je réduis le raid en orient à son strict minimum dans ma relecture d'Ortnit, car ce n'est pas là l'intérêt du récit pour le personnage qui raconte l'histoire.

Ce qui m'amène à l'aspect historique, justement... J'essaye de donner des détails sur le contexte "historique", et je mets là d'énormes guillemets. Car oui, je parle des Francs Saliens, des Francs Rhénans, des Danois, des Saxons, des Goths, des Romains, des Huns... mais ce sont avant tout leur pendant héroïque. C'est simple, la seule date précise que vous trouverez c'est celle du récit cadre, celui Hallfred, en 998. Tout ce qui se passe avant est dans un passé mythique, raconté de première ou seconde main par Norna Gest. Il y a des marqueurs temporels du genre "le pouvoir impérial n'était pas encore passé au-delà des Alpes" (une formulation qu'on trouve dans plusieurs sources, indiquant que la capitale de l'Empire Romain était encore Ravenne, et que par "Empire" on n'entend alors pas encore "Saint Empire Romain Germanique"... c'est à dire l'Empire que l'auditoire de l'époque connaissait, voire dont ils étaient membres), ou le fait que le Danevirke n'ait pas encore été brûlé par Otton. Mais je reste flou, comme les sources, car sinon... et bien ça ne fonctionnerait pas. Ermrich et Dietrich, l'oncle et le neveu, ennemis à mort, sont tous deux inspirés d'empereurs bien réels... n'ayant pas vécu à la même période. En fait, le Ermrich du cycle de Dietrich est plutôt inspiré d'Odoacre. Et la présence d'Attila/Etzel/Atli dans tous ces récits en ferait un homme d'une extrême longévité, dirons-nous... La chronologie ne fonctionne pas si l'on se base à 100% sur les figures historiques ayant inspiré ces légendes. Sans compter sur les anachronismes (Ortnit avec son armure bien trop moderne et sa smili croisade en est bourrées) que je dois parfois reprendre, sans quoi le récit ne fonctionne plus.

Aussi, comme les poètes d'alors, je me sers de l'Histoire comme d'un contexte, un décor, mais jamais l'historicité ne prend le pas sur les légendes. Le Projet Vineta / Heldenzeit n'est PAS un roman historique avec des éléments fantastiques, c'est un roman héroïque, légendaire et merveilleux, avec des détails historiques. Il y a des nains, des géants, des elfes, des ondines, des philtres et autres magies, des dieux, et le Destin. Néanmoins, si je peux glisser des petits détails authentiques, je le fais. Je prends d'ailleurs grand plaisir à rappeller que "héros germanique", dans l'antiquité tardive, ça peut vouloir dire des guerriers venus d'Italie (Dietrich), de Croatie (Berchtram), d'Espagne (Biterolf et Dietleib), de France (Walther), et pas seulement d'Allemagne ou d'Autriche. Ces histoires ont une ampleur tout à fait européenne, et j'essaye de le retranscrire comme je peux - sans trahir ni forcer, encore une fois. J'ai aussi lu des récits de voyages (notamment Priscus) pour me donner de l'inspiration concernant la capitale des Huns, par exemple, mais c'est plus de la documentation secondaire.

La querelle des reines, Arthur Rackham
Quant au style, c'est le grand point d'interrogation. Si je suis extrêmement satisfait du contenu du roman jusque là, de la synthèse que je produis, de mon angle d'approche et de mes astuces pour faire fonctionner tout ça, le style reste la grande inconnue. C'est très différent de Pax Europæ, et donc très loin de ma zone de confort - une des raisons pour lesquelles j'avais besoin de lancer ce projet à ce stade de mes autopublications. J'essaye de faire comme Poul Anderson, à savoir émuler le style ancien des sources mais sans y coller trop non plus, pour éviter d'être parfois aride. En effet, tout ce que je peux émuler, ce sont les traductions, pas les poèmes d'origine avec toute leur richesse, qui me sont malheureusement inaccessibles (je ne parle pas le vieux norse, ni le vieil haut-allemand, ni le latin médiéval, ni...). Coller au style de tel ou tel traducteur n'est pas forcément le meilleur moyen de rendre hommage aux sources, à mon sens. D'ailleurs traducteurs en quelles langues ? J'ai lu des sources en français, en allemand et en anglais... et le ressenti n'est pas toujours le même d'une langue à l'autre, justement à cause de la patte des traducteurs (et traductrices d'ailleurs!) et des langues elles-mêmes. 

A titre d'exemple, et afin de réaliser le gigantesque gouffre qui peut séparer deux traductions d'un même texte d'un point de vue compréhension, émotion et poésie, quand vous passerez dans une librairie je recommande de jeter un oeil aux deux traductions françaises du Kalevala. Celle par Gabriel Rebourcet chez Gallimard, qui essaye de restituer l'archaïsme de la langue et la poésie du texte, au détriment de sa compréhension, et celle par Jean-Louis Perret chez Honoré Champion, moins archaïques et moins belle, mais beaucoup plus lisible et compréhensible. Les deux respectent le Kalevala à leur manière, mais ce sont deux textes radicalement différents.

Si j'essaye de garder un ton similaire à mes sources, j'espère ne pas faire trop archaïque et pompeux, ni trop moderne. C'est une énorme expérience littéraire pour moi, et mes bêta-lecteurs devront me dire si ça a marché ou pas, si ça fonctionne. Donc si le fond me satisfait au plus haut point, j'admets volontiers que sur la forme, j'avance dans le noir, en espérant ne pas faire complètement fausse route.

Et enfin, il y a l'aspect personnel de ce texte. Je ne vais pas vous mentir, la rédaction de ce roman se fait dans la douleur, dans un contexte extrêmement difficile d'un point de vue émotionnel. Et si cela alimente l'art comme souvent, il est évident que le fait de parvenir à l'écrire depuis un an, après de nombreuses années de réflexion et de blocage, n'est pas une coincidence. Je suis dans l'état d'esprit qui a permis au manuscrit de (enfin!) démarrer, les thèmes qui sous-tendent ces légendes et qui me plaisaient déjà avant me parlent, désormais, comme jamais auparavant. L'avantage, si l'on veut, c'est que j'arrive à écrire, et que j'ai une approche très personnelle en plus de ma volonté de faire un beau patchwork qui rende hommage à ces légendes que j'aime. Mais cela implique d'explorer les émotions, sentiments et ambitions de mes personnages d'une manière plus moderne que les sources médiévales. Je dirais bien "d'uh !" mais visiblement on l'a reproché à Poul Anderson, donc bon... Personnellement je pense que c'est inévitable, mais que cela peut être accompli avec respect. (C'était son cas, d'ailleurs !)

L'inconvénient, c'est le risque de voir cet aspect colorer un peu trop mon angle d'approche, au risque de prendre le pas sur les sources. C'est un numéro de funambule des plus ardus, trouver l'inspiration dans une situation difficile, sans laisser celle-ci avaler le projet. Je pense avoir réussi cet équilibre jusqu'ici et, encore une fois, il me semble que je reste dans la continuité de ce qui se fit jusqu'à présent. Comme il n'y a pas un seul personnage dans Heldenzeit qui me correspondrait ou me représenterait, cela m'évite l'écueil d'une trop forte identification, d'un avatar qui viderait le héros d'origine de sa substance (comme Ortnit de son armure, haha... ha...) pour m'y projeter à sa place. Au final, il y a tant de personnages différents qui me servent de catharsis qu'on peut raisonnablement dire que c'est le livre lui-même qui fait ce travail. Et de toute façon, une fois de plus, j'ajoute rarement des éléments qui ne soient pas déjà présents d'une manière ou d'un autre, et quand je le fais, ils ne contredisent pas les sources. C'est un bon garde-fou, ma règle d'or, et je compte m'y tenir.

mercredi 4 novembre 2020

Les tueurs de dragons, une introduction

(spoilers pour Star Wars : The Mandalorian, saison 2 épisode 1)

Si vous regardez The Mandalorian, et que vous avez vu le premier épisode de la nouvelle saison, il ne vous aura pas échappé que derrière l’atmosphère western cultivée par la série depuis la saison 1, l'intrigue rendait hommage à un autre classique de l'imaginaire occidental : le tueur de dragon. Comment ne pas songer aux nombreux Drachentöter de l'imaginaire médiéval européen en voyant ce chevalier en armure organiser la traque et finalement mettre à mort la bête qui terrorise les habitants en dévorant hommes et bétail, et qu'on appelle explicitement un dragon ? (Le Dragon Krayt est présent dans le lore de Star Wars depuis 1977). Du coup, je me suis dit qu'il serait intéressant d'évoquer ces figures de tueurs de dragons, quelles sont leurs différentes variantes, et comment on les retrouve dans cet épisode.

Le Dragon Krayt dans Star Wars : The Mandalorian

Déjà, quand on pense tueur de dragons, on imagine un héros qui avance face à la grotte où se terre la bête, arme au poing, badass. C'est une image tellement forte qu'elle a fini par polluer les récits qui ne se conformaient pas à cet héroïsme frontal.

Par exemple, Sigurd/Siegfried est souvent représenté ainsi, comme dans les illustrations d'Arthur Rakham pour le Ring de Wagner, illustrations qui seront une inspiration déterminante pour Fritz Lang et ses Nibelungen en deux parties (les costumes, déjà, c'est assez flagrant, mais la scène de la mise à mort de Fafnir est indubitablement inspirée par Rakham). Pourtant, dans les sources, Sigurd n'affronte pas Fafnir face à face, bien que ce soit son plan initial. Conseillé par Odin qui lui souffle à l'oreille que c'est une idée débile, il suit la tactique préconisé par le dieu borgne, se cache dans un trou sur le chemin que Fafnir emprunte pour aller boire, et l'empale par-dessous et par surprise. Ragnar Lodhbrok, dans la saga éponyme, emploiera la même technique (car oui, le Ragnar de la série Vikings, dans sa jeunesse, a tué un dragon, mais bizarrement la série a préféré laisser ça de côté. Moi j'y reviendrai un peu plus bas).

Siegfried kills Fafner, Arthur Rakham (1911)

La séquence du dragon dans Die Nibelungen Teil 1. : Siegfried, Fritz Lang (1924)

Mais alors d'où vient cette image de badass qui n'emploie pas la ruse mais son courage ? On pourra citer St. George, même si lui est quand même aidé par Dieu donc c'est tout de suite plus facile, mais surtout, vous l'attendiez : Beowulf. Le plus fanfaron de tous les Gots, à la fin de sa vie, marche vers le dragon, bouclier en avant, prêt à en découdre, musique épique, et là... et là, il va comprendre pourquoi Odin trouve que c'est une idée débile :

"Du dragon cependant ce coup en rage a mis le cœur
et le voici qui crache un feu de mort,
et ce feu la bataille signale loin à la ronde.
Béow de vanter ses hauts faits n'est plus très en humeur."

Son bouclier carbonisé, ses alliés fuyant dans les bois, son épée le trahissant "comme jamais l'acier ne doit trahir", il va en chier pour parvenir à ses fins, mais le payer de sa vie en contrepartie (non sans rappeler le combat entre Thor et Jörmungandr durant le Ragnarök).

Beowulf par John Howe. (2007)

L'idée de l'impénétrabilité de la cuirasse du dragon est donc commune à Beowulf - son épée ne parvient pas à mordre - à Sigurd, et à Ragnar, qui doivent frapper dans le ventre mou s'ils veulent espérer blesser leur proie (et donc, le Mandalorien).

Néanmoins, il existe une autre sorte de tueur de dragon, beaucoup moins courant... ceux qui échouent. Comme ce brave Ortnit, qui, avec l'aide de son père surnaturel (le nain Alberich) ravit à un roi libanais musulman sa fille pour en faire sa reine - après baptême - car elle est la plus belle, vous connaissez la chanson. Ravi, le roi ne l'est certainement pas, lui, et envoie trois œufs de dragons en "cadeau" empoisonné, et comme prévu, les trois bêtes écloses et sèment le chaos sur les terres d'Ortnit. Contre l'avis d'Alberich, il décide de s'en occuper personnellement, et seul, pour la réputation et la gloire. Il enfile l'armure forgée par son nain de père, que rien ne peut entamer. Et il part à l'aventure. Selon les versions, il tue un premier dragon (ou pas) avant de passer sous un arbre enchanté qui le fait se sentir très fatigué et... s'endort. Un autre dragon le trouve mais ne parvient pas à le défaire de son armure, et décide donc de l'emporter auprès de ses petits dragonneaux dans sa tanière. Ces petites créatures, toutes mignonnes avec leurs grands yeux de bébé Yoda (pour rester dans le thème), s'emploient donc à... sucer Ortnit par les trous de l’armure, et le dévorent ainsi, en l'aspirant comme un escargot de sa coquille.
Badass, n'est-ce pas ? Alors il sera plus tard vengé, évidemment, mais il n'empêche qu'Ortnit reste l'un des rares tueurs de dragons à échouer dans sa tâche.

Où se place le Mandalorien dans ces modèles ? Bon, on lorgne clairement pas du côté d'Ortnit (Boba Fett et le Sarlacc ? Bon, il était pas là pour tuer le Sarlacc mais on a un héros en armure mourant bêtement dévoré par une bête ? OK, c'est peut-être un peu trop tiré par les cheveux), mais étonnamment on retrouve à la fois le face à face héroïque (se tient face à la bête et l'attaque frontalement) ce qui était prévisible, mais, et c'est très agréable, la méthode Sigurd/Ragnar, avec le piège caché dans un trou sur le passage habituel de la bête. On a l'aspect rampant et "serpentesque" des dragons de Sigurd et Ragnar, et le cracheur de feu (ici de l'acide) de Beowulf ou de Seyfrid à la Peau de Corne. Pour un amateur de ce genre de sources, j'ai trouvé que c'était un bel hommage, réunissant plusieurs archétypes, et pas seulement "Beowulf", qui reste le modèle dominant dans l'imaginaire moderne, au point de polluer notre vision d'autres héros, comme je le disais plus haut.
 
Un dragon cracheur d'acide peut paraître comme une simple modernisation de celui, très classique, crachant le feu, cependant on trouve déjà une telle bête dans la ballade de Høgni (aka notre bon vieux Hagen). En effet, la ballade féringienne étant du point de vue de Høgni/Hagen, et en faisant par conséquent un véritable héros, sa confrontation avec Dietrich von Bern transforme - littéralement - le héros Dietrich en monstre. Plus exactement, le bernois peut se transformer en dragon volant et cracheur d'acide mortel, ce qui rappelle évidemment le pouvoir de cracher du feu lorsqu'en colère que lui prête la tradition continentale. Mais on connaît le goût des féringiens pour l'exacerbation des éléments merveilleux.

Deux éléments classiques s'ajoutent encore au Drakon Krayt. Le premier, sur lequel je passerais vite fait, car il me semble que c'est accidentel : la consommation du dragon. En effet, et c'est là quelque chose qui est plutôt propre à la légende de Sigurd, une fois Fafnir mort, Regin, son père de substitution (et accessoirement le frère de Fafnir) ordonne à Sigurd de lui rôtir le coeur de Fafnir. Durant le processus, Sigurd se brûle le doigt, le porte à la bouche, et comprend alors le langage des oiseaux (juste à temps pour se voir avertir des intentions traîtresse et meurtrières de Regin). Dans un autre épisode, on apprend que Gudrun (=Kriemhild), sa femme, qui se sent inférieure en caractère à Brynhild, se voit offrir un morceau de cœur de Fafnir qui la rendra plus forte, mais aussi plus dure et plus cruelle. Rien dans l'épisode du Mandalorien n'indique qu'un quelconque pouvoir soit associé à la consommation de la chair du dragon, au delà de la nutrition, mais j'ai tout de même trouvé ça cool.

D'un autre côté, et je pense que là on est nettement plus dans l'intention, on a même le côté monstre gardant un trésor avec la perle dont se réjouissent les Tuskens à la fin. Dans Beowulf, le dragon ravage les landes après qu'on ait dérobé une coupe de son trésor, trésor qui sera récupéré après sa mort, tandis que Fafnir lui aussi garde un trésor - il est d'ailleurs suggéré que c'est son avarice l'a changé en monstre - et Sigurd en hérite après son meurtre du dragon. Le dragon ou serpent que tue Ragnar est lui aussi lié à un trésor puisque Thora, fille d'un jarl du Gotland, garde son petit serpent de compagnie dans une boîte sous laquelle elle place une pièce d'or, ce qui fait grandir son animal. Elle ajoute toujours plus de trésor (voire le trésor enfle magiquement), ce qui fait atteindre à la bête une taille considérable, au point de devenir une nuisance qui mange un bœuf par jour. Le Jarl Herrud promet donc la main de sa fille et tout le trésor en dote à qui le débarrassera de ce monstre, et ce sera Ragnar qui seul osera. L'association dragon - femme - trésor se retrouver également dans le cycle de Siegfried, comme on va le voir.

Apparemment, même si on ne le voit pas à l'écran (on ne voit que le cou), il semble que le Dragon Krayt ait bien des pattes comme dans les vieilles illustrations et jeux de la franchise Star Wars. Néanmoins, au seul visionnage de l'épisode, ce n'est pas si clair. Les dragons, au Moyen-âge, sont assez variés dans leurs formes et leurs appellations, causant souvent l’ambiguïté. Dans les sagas, les drakkar sont des dragons, mais un orm (wyrm chez les anglo-saxons) est plus un genre de serpent géant, bien que parfois les termes soient utilisés indistinctement voire comme synonymes poétique dans dans des passages en rimés. Il n'est pas toujours clair de savoir si la créature est censée posséder des pattes ou non, mais souvent le vocabulaire du déplacement donne des indices : ramper, glisser, sinueux, etc. indique plutôt un serpent, quand piétiner ou pas ne laisse pas de doutes. 

Dans les versions nordique de la légende de Sigurd, Fafnir rampe et n'a pas de pattes, ni d'ailes, et ne crache pas de feu. Dans les versions continentales de Siegfried... c'est compliqué. Les Nibelungen se foutent du combat contre le dragon, et on y a droit en dialogues qui rappellent le fait d'armes, mais peu de détails. En revanche, dans le Seyfrid à la Peau de Corne, le héros tue... beaucoup, beaucoup de dragons. En lieu et place de Fafnir dans sa première épreuve initiatique, il massacre une petite colonie dans les bois près de la forge de son maître. Plus tard il ira libérer Kriemhild, enlevée par un dragon vers un endroit où il se trouve qu'une nation de nains s'est faite conquérir par le géant Kuperan, qui leur dérobe leur trésor et les force en esclavage. Pour sauver la belle, Seyfrid tuera le géant, qui prétend vouloir l'aider à tuer le dragon mais le trahit trop de fois, puis le dragon lui-même, non sans avoir fait déguerpir les soixante autres dragons, "tous venimeux", que le dragon principal avait appelé à la rescousse... Dragon, femme, trésor. On sent que les métaphores laissent la place à l'hyperbole et la surenchère - juste un petit peu. Toutefois, si tout ceci semble n'être que les fantaisies d'une version tardive (Le Seyfrid... est un manuscrit de plusieurs siècles plus jeune que les Nibelungen), ce n'est pas une certitude. Si cet épisode est absent de tous les manuscrits des Nibelungen qu'il nous reste, il y a une version dont ne subsiste que la table des matières et - qui l'eut cru ? - on y trouve Siegfried libérant Kriemhild d'un dragon. Y avait-il alors tous les éléments que j'ai mentionné plus tôt, y compris les... soixante... dragons ? Impossible de le savoir, mais cela atteste de l'ancienneté de l'épisode. Et pour en revenir au sujet, on y décrit donc un dragon cracheur de feu, et volant... soit l'exact inverse de Fafnir ! Toutefois, les deux dragons ont en commun d'être des personnes qui, pour cause de mauvaise vie, sont transformés en monstres, et qui peuvent donc parler. (Ce qui n'est pas le cas du dragon de Beowulf ou du serpent géant de Ragnar).

Kriemhild enlevée par le dragon, gravure tirée du Straßburger Heldenbuch (~1483)

Donc quand je disais que le dragon de Beowulf avait "pollué" la représentation du dragon de Sigurd/Seyfrid, on pourrait me rétorquer que, peut-être, cette déformation proviendrait du Seyfrid à le Peau de Corne... mais dans ce cas où sont les soixante dragons ? Et blague à part, où est le sauvetage de Kriemhild ? Où est Kuperan, clairement l'élément "nouveau" le plus marquant et le plus intéressant... Etant donné la relative obscurité du Seyfrid... je ne peux qu'y voir l'influence de Beowulf, si connu, si reconnu, et un suspect bien plus crédible pour ce "méfait".


J'ai volontairement laissé Tolkien de côté, je me suis concentré sur nos sources primaires communes ;)