Affichage des articles dont le libellé est Giselher. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est Giselher. Afficher tous les articles

jeudi 24 avril 2025

Le téléfilm aux mille titres : Curse of the Ring (2004)

En 2004, pile quatre-vingt ans après Fritz Lang et presque cinquante ans après le diptyque de Harald Reinl, les Nibelungen revenaient sur nos écrans, sauf que cette fois, ces écrans n'étaient pas grands, mais dans nos salons. C'est donc un téléfilm en deux parties qui sort au début du nouveau millénaire, et je ne parlerais pas de diptyque cette-fois, car ce sont pas deux films qui forment un ensemble, mais bien deux parties d'un même film. Le titre de ce projet : Curse of the Ring ! Ah, non, pardon, Ring of the Nibelungs... ou bien c'est Sword of Xanten. Quoi ? Ah non c'est Kingdom in Twilight... ah bah en fait, c'est Dark Kingdom : The Dragon King. Bref, ils ont eu du mal à se décider, d'ailleurs en interview, l'acteur qui joue Siegfried lâche discrètement un petit "peu importe comment on finira par appeler ce film" qui m'a bien fait sourire. Bon, je vais choisir Curse of the Ring, arbitrairement, parce que c'est ce qui est écrit sur la jaquette de mon DVD. En français, apparemment ce serait L'anneau sacré (?).

Giselher, Gunther, Siegfried, Hagen (oui, oui, beau, avec ses deux yeux et "défiguré" par la petite cicatrice rouge, là), en route pour courtiser Brunhilde en Islande.

Les puristes s'étonneront certainement et me demanderont si je n'oublie pas un film entre le remake de Harald Reinl et ce téléfilm, et il se peut qu'en 1971 soit sorti Siegfried und das Sagenhafte Liebesleben der Nibelungen, oui. AKA The Erotic Adventures of Siegfried, aka The Long Swift Sword of Siegfried, aka The Lustful Barbarian, aka Voluptés nordiques... bon vous l'avez compris : c'est du (très soft) porno. Plus fidèle aux sources qu'on ne pourrait le croire, d'ailleurs, on verra pire dans ce dossier (en termes d'adaptation s'entend), néanmoins, et même si le bluray existe (mais si), je compte bien passer mon tour côté critique, pour l’instant (il n'y a vraiment pas grand chose à dire, mais qui sait, un jour d'ennui ?) afin de reporter mon attention sur une production qui a une meilleure note sur IMDB : Curse of the Ring.

Le dragon dans la pièce : le budget

Qui dit téléfilm dit forcément budget serré. On n'est pas sur un projet qui peut se vanter d'être "le plus gros budget pour un film allemand jusqu'ici". Disons le tout de suite, ça se sent dans les costumes, les décors, la mise en scène... c'est très film d'aventure / Fantasy des années 90 (alors qu'on est en 2004), mais c'est jamais honteux comme un film SyFy. Juste, c'est dans un jus assez particulier, notamment les costumes aléatoires, quelque part entre Hercule et Xéna et le XIIIe Guerrier. Niveau FX, il y a à boire et à manger, certaines incrustations, notamment de nuit, font cheap, on sent que l'argent est ailleurs, notamment dans le dragon qui, franchement, tient bien la route pour une créature entièrement en image de synthèse. La mise en scène joue de la luminosité pour aider à faire passer certains plans datés, mais d'une manière générale c'est vraiment pas mal. Contrairement aux adaptations de 1966 et de 2024, cette fois pas de budget Islande pour flatter sans effort la rétine du spectateur, à la place on a droit à un Isenstein tout en 3D recouvert d'un épais blizzard qui cache la misère (dont ils sont très fiers, d'après le making-of). Heureusement, il y a suffisamment de scènes en extérieur le long du film pour ne pas donner un aspect purement studio et fauché. Là on droit à des forêts lambda et rivières et... forêts lambda... et plaines... bon c'est fauché, c'est fauché, hein, que voulez-vous que je vous dise, on ne va pas attendre de miracles ! 

A titre de comparaison, voilà à quoi vous attendre du côté du dragon, puisque c'est un peu le clou du spectacle dans presque toutes les adaptations.


J'avoue apprécier les espèces d'ailerons sur le dos, compromis intéressant entre les versions avec ailes et sans ailes.

Après, il y a deux écoles : ceux qui préféreront toujours les arbres démesurés et stylisés de Fritz Lang, car l'esthétique prime, et ceux qui préféreront n'importe quel bois de campagne au carton pâte, parce qu'au moins, ça fait vrai, c'est réaliste et tangible, comme Harald Reinl. C'est une question de goût et de sensibilités. Le téléfilm choisit Reinl, mais avec un budget limité, ou peut-être à cause de lui ? Je ne pense pas. Les interviews de l'équipe montrent clairement des ambitions visuelles qui misaient tout sur les effets numériques pour moderniser les Nibelungen. Vraiment, pour le meilleur comme le pire, il y avait une volonté d'en mettre plein les yeux, pas juste de torcher un truc à la va-vite. Vu le résultat, c'est... louable.

D'ailleurs, ça se sent dans le casting. Le téléfilm bénéficie d'un cast solide, notamment plusieurs habitués des rôles secondaires du cinéma allemand et plus généralement européen. Max von Sydow, Julian Sands, Göttz Otto, Ralf Möller (qui a dû récupérer un costume de sa série télé Conan...), mais aussi des débutants comme Robert Pattinson (et oui), Benno Fürmann, Kristanna Loken (qui sortait de son rôle de T-X dans Terminator 3), du coup plein de gueules cinématographiques familières qui donnent un cachet inattendu pour une production de ce type.

Il me faut dire d'emblée que j'ai déjà évoqué ce téléfilm sur mon blog, dans cet article sur les incohérences dans les sources. J'avais alors qualifié le téléfilm de "pas top, mais pas si infidèle que ça si on prend toutes les traditions en compte, mais par contre vachement fauché". Pour l'avoir revu dans le cadre de cette série d'analyse, après mon visionnage de Hagen - Im Tal der Nibelungen, il me faut admettre que j'ai peut-être été un peu dur avec lui. Malgré tout un tas de qualité, certains faux-pas viennent gâcher le tableau, notamment, et c'est quand même bien con : la fin. Je crois que c'était elle qui avait rabaissé mon opinion de l'ensemble à l'époque de mon premier visionnage, mais nous y reviendrons, sur cette conclusion. 

Cela dit, une des qualités qu'on ne réalise qu'a posteriori, c'est cet aspect Fantasy 90s début des années 2000, c'est coloré ! C'est éclairé ! Tout n'est pas désaturé avec un filtre bleu ou gris pour faire "médiéval". Et ça, mine de rien, c'est appréciable. Oui, y a trop de cuir dans les costumes, mais il y a aussi des étoffes rouges, vertes, de l'or... C'est pas encore dépression.jpg, et rien que pour ça, bon point dès le départ pour ma part.

Maintenant qu'on s'est moqué un peu, je pense ne plus avoir besoin de mentionner l'aspect cheap, à la fois évident et encombrant, et peux enfin me concentrer sur le fond. Vous le savez, ce qui m'intéresse dans ces analyses, c'est le rapport aux sources, les libertés créatives et la fidélité de l’adaptation, que ce soit à la lettre ou à l'esprit. Alors, en tant qu'adaptation, que vaut Curse of the Ring ? Et bah le film s'en sort vraiment pas mal du tout !

Les personnages

Le personnage de Siegfried est introduit la nuit où des ennemis prennent Xanten par la force et assassinent son père. Sa mère parvient à l'exfiltrer de la cité en feu jusqu'au fleuve mais périt dans l'action, laissant un jeune Siegfried dériver jusqu'à ce qu'il soit trouvé par un forgeron qui l'élèvera comme son propre fils. Alors je sais, ça fait très Moïse, et un peu n'importe quoi, mais... c'est un mélange de la tradition scandinave, où Sigmund meure au combat et son épouse Hjördis fuit avec le jeune Sigurd sous le bras, et la Thidrekssaga, où c'est Sigmund qui, manipulé et mal conseillé, fait traquer son épouse Sisibe qui parvient à sauver son fils nouveau-né à la rivière, enfant qui sera retrouvé par le forgeron Mime qui l'adopte (Sigurd a d'abord élevé un an par une biche). Bref, on a deux sources amalgamées et non seulement c'est très malin, mais ça met en scène des choses que les autres adaptations passent complètement à la trappe ! Franchement démarrer de cette façon, moi j'étais :

Alors ça aurait été hyper satisfaisant de voir le film adapter les sources scandinaves, pour changer un peu, mais inutile d'espérer, après l'intro, l'intrigue revient assez vite sur les rails du Nibelungenlied. D'ailleurs, c'est assez parlant que les personnages portant des noms tirés des sources sont nommé d'après la tradition continentale (Siegfried, pas Sigurd, Kriemhilde, pas Gudrun, Gunther, pas Gunnar, Hagen, pas Högni, etc.) malgré les emprunts plus marqués à la tradition scandinave que ses prédécesseurs. Je le précise ici car c'est important pour comprendre mon ébahissement face au final : malgré tout, on est bien sur une adaptation du Nibelungenlied, complété par d'autres sources, exactement comme les sources précédentes.

Bon, après, y a pas mal de modifications et même d'inventions dès le départ. Les ennemis qui tuent Sigmund (les Hundings dans les sources) sont fusionnés avec les deux rois saxons qu'affrontent Siegfried et Gunther, ce qui économise des personnages - l'intrigue est plus compacte - et donne un enjeu plus personnel à la bataille. Très bien. Par contre ils ne s'appellent plus Liudeger et Liudagast, mais Thorkwin et Thorkilt... donc on garde deux frères, Saxons, aux noms semblables l'un à l'autre, qui servent la même fonction... pourquoi ne pas garder les noms des sources et partir sur des blazes de PNJ de Donjons et Dragons ? Le film ajoute également une amnésie au traumatisme de la fuite du héros, ce qui fait que jusqu'à la moitié du film, Siegfried est... Eric, fils d'Eyvind, le forgeron. Une invention qui ne change rien à l'intrigue au final, donc d'un côté osef, ça ne gêne pas, de l'autre... pourquoi s'embêter, dans ce cas ?

Autre invention un peu curieuse : la rencontre en Siegfried et Brunhilde. Une nuit une comète traverse le ciel et va s'écraser en forêt : malgré les avertissements d'Eyvind, le héros se précipite vers le lieu du cratère, poussé la par la curiosité. Sauf qu'au même moment, la reine d'Islande Brunhilde qui passait par là fait pareil et ils se retrouvent au cratère enflammé... vous l'avez ? Le cercle de flamme, Brunhilde... pas de magie, donc, mais un météore. Les deux échangent quelques mots, se battent en mode préliminaires, et le héros perd son pucelage. Chacun prendra un morceau de métal trouvé au fond du cratère, elle en fera le fer de sa lance, et lui son épée Balmung. Donc dans ce film on un dragon, un peuple de brumes, un nain, des malédictions... mais les armes de Siegfried et Brunhilde sont en métal de météorite et le cercle de flamme est le cratère de la météorite en question. C'est tout de même curieux comme mélange des genres, réaliste / merveilleux. Je suppose que puisque Eyvind déclare qu'il s'agit d'un signe divin, il parle même de Ragnarok (bien évidemment....), mais que le public sait de quoi il retourne, c'est peut-être une manière de rappeler que même si les personnages croient en Odin et Thor, ou en Jésus, la vérité est ailleurs ? Mais j'avoue que là je suis sans doute un peu trop généreux avec le script. 

Kriemhilde (Alicia Witt), Siegfried (Benno Fürmann) et Brunhilde (Kristanna Loken)

Mais cette rencontre est plus intéressante qu'il n'y paraît d'un point de vue adaptation. Dans les sources décrivant la première rencontre entre Siegfried et Brunhilde, c'est lui qui voyage en Islande, reste avec elle pendant un an, puis... repart en promettant de revenir, avec une motivation plus ou moins claire qui rend la séparation un peu artificielle. Alors qu'ici, puisque c'est elle qui voyage dans le coin de Siegfried, il faut bien qu'elle retourne en son pays, la reine d'Islande, laissant l'apprenti forgeron derrière elle, mais avec une promesse qu'il la rejoindra. Et franchement... ça fonctionne super bien ! On a tous les éléments (première rencontre, amour sincère, séparation avec promesse de retrouvailles) mais l'enchaînement ne souffre pas de motivations douteuses : on comprend complètement et sans se poser de questions, et c'est très bien. N'est-ce pas, Hagen - Im Tal der Nibelungen. Je vais m'occuper de toi plus tard.

Siegfried utilise le morceau de métal trouvé dans la cratère pour forger son épée et la nomme Balmung, sans trop savoir pourquoi. En réalité, il l'apprendra plus tard, c'était le nom de la lame de son père, qui se brisa au combat pendant l'introduction avec l'enfant Siegfried. On retrouve le motif de l'épée de Sigmund rompue dans les sources scandinaves (ici contre un bouclier, pas la lance d'Odin), mais plutôt que de littéralement reforger l'épée qui fut brisée, le téléfilm opte pour une métaphore : Siegfried ne reforge pas Balmung à partir des fragments de l'originale, mais plutôt une Balmung 2.0. Une fois de plus on a l'impression d'une version "terre à terre" (pas d'intervention d'Odin, pas d'épée originale offerte par le dieu borgne, juste... deux épées), mais dans ce cas précis je me demande s'ils n'étaient pas frileux à l'idée de "copier" le Seigneur des Anneaux dont la trilogie venaient de s'achever (alors que c'est Tolkien qui a pompé). Cela dit, ça ne les a pas gêné de, euh... s'inspirer... du style graphique de la trilogie de Peter Jackson pour leurs affiches (à leur corps défendant, ils sont loin d'être les seuls).

"C'était la mode à l'époque!"

Sinon, le téléfim affuble Brunhilde d'une oracle qui lit l'avenir dans les runes, exactement comme la version de 1966, sauf que cette fois on a encore une autre interprétation des  "bâtonnets colorés" qui sont ici plus des éclats d'os ou d'ivoire polis, sur lesquels sont inscrits de véritables phrases en runes. C'est tout aussi bullshit d'un point de vue historique évidemment, mais ça a le mérite d'avoir l'air beaucoup moins con qu'en 66, hihi. Et puisqu'on parle de runomancie, parlons religion.

L'harmonie entre le marteau et la croix

Interprété par Max von Sydow, Eyvind, le père adoptif, est beaucoup plus sympathique que les différentes versions du mentor forgeron des sources, et puisqu'il n'est ni vraiment Mime, ni Regin, on lui donne un nom inédit, ce qui n'est pas gênant. Il est païen et a enseigné à Sigefried l'ancienne coutume. Comme le Mime du poème, il n'a pas d'enfant propre et s'investit en Siegfried comme si c'était son fils. Cette relation paternelle saine et positive est plutôt bien trouvé, car on fusionne deux versions des enfances de Siegfried : la jeunesse dorée auprès de parents aimant, et celle plus trouble où il finit, d'une manière ou d'une autre, dans une forge. Encore une fois, astucieux ! Et puis cette figure de mentor ouvertement païenne pose clairement le ton du film au sujet de la religion : ici le paganisme est cool. Voir sexy. Si, si.

Max von Sydow: forgeron, mentor, païen, playboy (?) Et Siegfried refait le plan de l'adaptation de Fritz Lang, parce qu'il le faut bien.

En effet, on est loin, très loin des païens sinistres de la version de 1966. Non seulement Eyvind est sympa, noble, juste, badass à l'épée, mais comme Siegfried il se présente ouvertement comme païen, arbore un marteau de Thor en pendentif et tout le monde est OK avec ça. Mieux ! Il séduit une nana à la fête en mode smoothtalk pendant qu'elle tripote son Mjölnir, et lorsqu'il lui demande si elle n'est pas chrétienne elle rétorque "si, mais ce soir, je suis de nouveau païenne". (C'est là qu'on voit que c'est de la Fantasy, dans la vraie vie le marteau ne fait pas exactement tomber les dames). Et cette cohabitation pacifique et naturelle est pour le coup telle qu'on la ressent dans les sources, pas cette confrontation hostiles comme on la retrouve dans les autres adaptations. Mieux encore, le prince Giselher, en se nouant d'amitié avec Siegfried, boit ses histoires les yeux brillants, inspiré par son héroïsme et passionné par ses récits mythologiques. Chrétien, il finit pourtant par voir le monde par le même prisme que son héros, voit l’œuvre de Thor derrière l'orage etc.. et c'est sa compagne qui le "rappelle à l'ordre" par deux fois. Naïf et intègre, Giselher est tenté par un paganisme romantique qui s'apprête pourtant à disparaître, comme un pont harmonieux entre les deux fois. Comparé au film de 66, c'est complètement deux salles, deux ambiances.

Mais continuons de parler de Giselher, car c'est un bon exemple des changements adoptés par cette version. Interprété par Robert Pattinson dans son tout premier rôle, il amalgame les deux frères cadets de Gunther, Gernot et Giselher, qui dans le poème sont laissés hors des manigances contre Siegfried et se montrent très critiques des actions ourdies contre lui, et de manière générale des conseils de Hagen. Ils sont donc présentés comme beaucoup plus sympathiques et authentiques, et c'est exactement ce que fait le téléfilm avec Giselher. Les autres adaptations ont tendance à délaisser les princes et le reléguer à de la figuration, la faute à une multitude de personnages à gérer, et leur rôle relativement mineur sur l'intrigue. Ici, Giselher devient l'ami sincère de Siegfried, et prend plus de place de l'intrigue... central, même, au moment du fameux final. Il veut participer à l'action, mais Gunther lui refuse pour ne pas risquer les deux princes dans les mêmes batailles. C'est classique comme motivation du personnage, mais ça fonctionne particulièrement bien lorsqu'il se lie à un héros badass tel que Siegfried, on comprend l'admiration sincère, l'intérêt passionné pour les récits d'antan, et en plus le scénario nous dispense du cliché de prince en brindille incapable de tenir une épée (ça, il l'est) mais qui se comporte en royal connard hautain tout le film. On croit que ça va être ce cliché insupportable, et puis en fait non... grâce à l'influence positive de Siegfried. C'est un choix excellent. Plutôt que de se concentrer sur les connards et les traîtres, le téléfilm décide de consacrer un peu de temps à des aspects plus nobles et lumineux bien présents dans les sources, mais trop souvent négligés. Et j'approuve totalement !

Giselher dans son adaptation la plus développée, pour une fois qu'il n'est pas un PNJ.
 

Son indiscrétion cause involontairement la perte de Siegfried, mais ce n'est pas par malice, et il est non seulement dévasté par la mort de son ami - on le voit pousser des appels à l'aide déchirant lorsqu'il trouve le corps - et désapprouve on frère et Hagen. Il finit par faire montre du courage et des valeurs qu'il admirait chez Siegfried dans le final, et survit pour devenir le nouveau roi des Burgondes. C'est un changement radical des sources où il périt dans le carnage final causé par la vengeance de Kriemhilde, un happy end pour un personnage arraché à l'arrière-plan pour incarner une vision héroïque positive, non ternie par les trahisons et la cupidité, le meilleur du marteau et de la croix. Alors certes c'est une réinvention complète du final et ça change complètement le ton, mais ce téléfilm a de toute manière décidé de jeter toute la seconde partie de l'intrigue à la poubelle, alors cela acté, quitte à développer un protagoniste comme Giselher, au moins voilà une façon de faire en accord avec l'esprit du personnage, pas en le tordant dans tous les sens pour en faire complètement autrui, mais en gardant le nom pour prétendre adapter les sources.

Une Kriemhilde plus ambiguë
Enfin, avant de passer aux personnages plus sombres, il faut évoquer le cas de Kriemhilde. Le téléfilm fait un choix qui le distingue des sources scandinaves sur un point essentiel : la potion d'oubli (absente de la tradition continentale). Normalement, on fait préparer la potion pour Sigurd et on la fait servir par Gudrun. Seulement, elle ne sait pas ce qui se trouve dans la coupe, ou du moins ce n'est pas clair. Elle n'est pas présenté comme complice des machinations visant à faire faire oublier Brynhild à Sigurd. Tandis que dans le téléfilm, Hagen lui explique le plan et elle accepte. Cela lui donne un peu plus d'épaisseur et surtout, quand tout partira en vrille, une culpabilité la poussant à se confier à sa rivale - trop tard pour sauver Siegfried. Cette conversation à cœur ouvert où elle avoue tout, et explique que tout est dû à une potion, existe dans la Völsunga Saga... entre Sigurd et Brynhild. La voir transposée entre les deux rivales fonctionne très bien également, avec de l'extra drama puisque Brunhilde réalise qu'au moment où on lui révèle l'innocence de Siegfried, le plan qu'elle a initié pour le voir mort est en train de se réaliser sans qu'elle ne puisse plus rien y faire. Dans les sources, elle ne veut jamais faire marche arrière et ne pleure (dans certaines sources) qu'une fois le corps de Siegfried rapporté à Worms. Un peu de méli-mélo scénaristique, donc, mais ça reste tout à fait dans l'esprit.

Le côté obscur : Hagen, Alberich et les Nibelungen

Hagen est relativement "simple" dans cette version, c'est le mauvais conseiller classique habillé en noir et qui susurre à l'oreille du roi. Alors il n'est pas borgne, ni spécialement moche, mais il a sa cicatrice à la joue... enfin, le même genre de cicatrice qu'Anakin Skywalker, quoi, juste histoire de dire qu'il y en a une, on ne peut pas vraiment dire qu'il soit défiguré. En revanche, il est bien le fils d'un alfe, et non des moindres ! En effet, la petite nouveauté est d'introduire un lien filial avec Alberich lui-même ! C'est une pure invention du téléfilm, encore une fois pour épaissir tous les rapports entre personnages afin d'avoir une intrigue plus compacte, et bon, en soit, pourquoi pas ? Après tout, Alberich a bien violé la mère d'Ortnit "pour dépanner" alors pourquoi pas la mère de Hagen ? C'est la forme finale du rapprochement des deux personnages entamé dans le film de 1966, où ils se retrouvaient autour de leurs points communs : à la frange, non chrétiens, froidement pragmatiques, prêts à tout.

Olala, comme cette cicatrice le défigure... Olala qu'il est laid (non.)

Le duo fonctionne bien : on a donc un père et son fils magouillant dans les coulisses, avec un Hagen honteux de son lignage et collabore avec son père parce qu'il a besoin de sa magie, mais répugne à le faire et interdit à Alberich de l'appeler "fils". Et c'est cool ! Le Hagen des sources déteste entendre la rumeur sur son père alfe, et on retrouve bien cela ici. En l'absence du personnage de la vieille Grimhild pour concocter des potions, Alberich rempli la fonction logiquement, et c'est lui qui préparera la potion d'oubli qui permettra aux Burgonde de marier leur sœur Kriemhilde à Siegfried. Ce changement induit que Hagen a un droit sur le trésor, puisqu'il est à moitié Nibelung, ce que les sources ne lui accordent pas. Quelque part, il est cette fois "dans son droit" lorsqu'il cherche à récupérer le pactole, tandis que Siegfried a tué le dragon qui s'était emparé du magot, et peut donc faire valoir son droit de le garder. D'ailleurs j'adore quand les Nibelungen apparaissent pour dire à Siegfried "Bon bah merci d'avoir tué le dragon, mais à la base le trésor est nous donc... bye." Et Siegfried de répondre "Hum, c'est marrant, j'avais plutôt l'impression que c'était le trésor de Fafnir, si vous le vouliez, il suffisait de le reprendre, je pense que je vais le garder." Peu ou prou ce que Siegfried rétorque à Alberich dans les sources.

Alberich (Sean Higgs), magicien et maître des potions qui foutent la merde.

Je suis plus circonspect de faire d'Alberich un Nibelung que ses pairs auraient puni pour sa cupidité en lui retirant son immortalité. On sent que les auteurs du script n'aimaient pas avoir un personnage aussi important disparaître sans rien dire comme un oubli, alors que bon, c'est ainsi que les nains vont et viennent dans les poèmes. Il fallait donc s'en débarrasser à l'écran, et qui d'autre que le meurtrier de Siegfried pour tuer son propre père à l'écran ? Ça fait un peu Shakespeare du pauvre, mais bon, Hagen qui tue son alfe de père, cause de tant de honte, ça correspond bien à l'esprit du personnage.

Et puis l'interprétation des Nibelungen comme un peuple vaporeux/brumeux, c'est à dire une interprétation extrêmement littérale de l'étymologie... c'est intéressant. J'ai vu plus souvent "ceux de la brume" que "ceux de brume" mais bon, pourquoi pas. C'est original et pas nécessairement faux... du moins si on ne regarde pas comment les Nibelungen sont décris dans le Nibelungenlied. Qu'il s'agisse de nains, des Burgondes, voire des Francs, personne n'en fait jamais des espèce de spectres de brumes.

Les Nibelungen et leur trésor.
 

Et toujours plane l'ombre de Richard Wagner

Parmi les trucs et astuces magiques d'Alberich, outres les potions il y a le Tarnhelm. Avec le Tarnhelm, le téléfilm poursuit la tradition amorcée par ses prédécesseurs en préférant Richard Wagner aux sourcex médiévales. Dans celles-ci, Alberich possède une Tarnkappe, soit une cape d'invisibilité ou littéralement de camouflage, et quiconque la porte est invisible. Siegfried mettra la main dessus et s'en servira à plusieurs reprises, notamment assister Gunther dans ses épreuves pour conquérir Brunhilde : il se tient à ses côtés sans être vu et c'est lui qui jette le rocher, la lance, et se bat contre elle. Dans les sources scandinaves, l'équivalent des trois épreuves est le franchissement du mur de flammes qui entoure Brynhild, qui est accompli cette fois par Sigurd métamorphosé par une potion magique pour prendre l'apparence de Gunnar. Richard Wagner, dans sa Tétralogie de l'Anneau des Nibelungen, fusionne les deux idées et crée le Tarnhelm, le casque de camouflage, qui ne rend pas seulement invisible, mais permet de changer d'apparence, de se téléporter, ta gueule c'est magique. Il introduit également une formule magique nécessaire pour déclencher le prodige. 

Harald Reinl, en 1966, parle bien de Tarnkappe et l'effet est effectivement l'invisibilité, mais il lui adjoint la formule magique du Tarnhelm avec tous les problèmes que ça implique (j'en parlais ici), d'ailleurs même le design - un genre de bout de filet de pêche à poser sur la tête et repris du film de 1924 - évoque plus le Tarnhelm que la Tarnkappe. 

Or, voilà que le téléfilm assume, comme Lang, qu'il s'agisse du Tarnhelm et le nomme ainsi, le design est comme un filet mais en fer, ce qui fait du téléfilm celle des trois versions portées à l'écran la plus fidèle à la description de Wagner, à savoir un genre de casque de maille dorée. Ici on a même droit à une visière similaire à un casque type Gjermundbu, et il faut toujours employer une formule magique : nous sommes complètement de retour cher Wagner. Complètement ? Pas exactement, car la formule est légèrement modifiée. De "Nuit et brouillard, personne n'est pareil" on passe à "Ombres et vapeurs, tous semblables." La référence est reconnaissable mais on évite le gros moment gênant de la version de 66 qui répète "Nacht und Nebel" encore et encore. Alors on s'est bien moqué du budget, hein, mais mine de rien le téléfilm vient de donner une leçon d'écriture à la superproduction de Reinl. 

Néanmoins, cela trahit surtout l'influence durable de Wagner sur l'imaginaire lié aux Nibelungen. Je le dis souvent sur ce blog, mais là on en a un exemple concret : on continue à reprendre des éléments purement Wagnériens en 2004, 135 ans après la première représentation du Rheingold qui les introduisit. La présence d'autres éléments de 1966, comme l'oracle runique de Brunhilde, pourrait laisser penser qu'il ne s'agit en réalité que des hommages au diptyque de Reinl, mais comme je l'ai montré, le téléfilm est ici encore plus proche de Wagner que ne l'était Reinl !

Dans cette version, l'oracle lit des runes... très, très précises visiblement, vu le pavé de texte sur chaque morceau d'os. C'est pas très crédible, mais quand même moins débile que la version de 1966 !

Une surprenante fidélité au Nibelungenlied... jusqu'au drame

Une fois passé l'introduction des personnages qui, comme on l'a vu, est un mélange d'inventions et de sources diverses, l'intrigue file sur les rails familiers des Nibelungen... mais toujours avec ces touches d'improvisation. On donne une raison pratique à ce Siegfried amnésique de se rendre auprès des Burgondes : lui et son maître livres des épées pour le roi Gunther. Sauf que patatras ! Le royaume subit les assauts d'un dragon, et il faut aller le poutrer... Gunther y va avec ses hommes mais revient tout seul et mal en point. C'est seulement à ce moment-là que Siegfried va tenter sa chance. Cette version offre un moment de bravoure authentique à Gunther avant les manigances dégueux vis à vis de Brunhilde etc. Comme le film de 1966, on redore un peu le blason du personnage, bien que le téléfilm ne cherchera pas à en faire un mec sympa mal conseillé et plein de remords.

 

Siegfried tue l'iguane géant cracheur de feu et se baigne dans son sang, revient avec la tête du monstre, puis vient l'épisode de l'attaque des rois Saxons. Il évite une bataille rangée qui verrait de nombreuses pertes humaines au profit d'un duel de champions : lui contre les deux rois, dont l'un assez massif interprété par Ralf Möller. Et là, encore une fois, c'est du génie ! Ils n'ont clairement pas le budget pour la bataille décrite à ce moment-là par le Nibelungenlied, tout est passé dans le dragon, mais ils s'en sortent par une pirouettes des plus douces : ils empruntent au Nornagests Þáttr, où Sigurd, dans une campagne similaire (et sans doute la même en réalité), décide d'affronter le champion adverse, le géant Starkad, pour épargner ses hommes. Et il le défonce d'un coup de pommeau dans les dents, remportant la bataille. OUI ! OUI ! PARFAIT ! C'est comme ça qu'on bricole, pas n'importe comment !

Devenu très populaire auprès des Burgondes et ayant retrouvé la mémoire de son lignage en affrontant les deux rois qui avaient tué son père, Siegfried devient un enjeu pour Gunther qui veut le marier à sa soeur Kiremhilde, malgré Siegfried lui-même qui veut Brunhilde. Bref, à partir de ce moment-là, on est revenu fermement dans le Nibelungenlied. Hagen obtient de son père Alberich la potion d'oubli qui permet de manipuler Siegfried, et puis on part en Islande. Tout est à peu près comme dans le poème, la triple épreuve devient un seul combat singulier à la hache double (soupire...) avec une séquence d'action délayée à coup de glace qui se brise et de chute d'eau... bon, en soi, pourquoi pas, ça offre plusieurs occasions à Siegfried, sous l'apparence de Gunther grâce au Tarnhelm, de duper Brunhilde et la convaincre que Gunther l'a bien dominée dans les règles et sait faire preuve de courage.

De retour à Worms on a droit à Gunther n'arrivant pas à consommer son mariage et nécessite l'assistance de son ami pour "mater" Brunhilde, suivi de l'épisode de la querelle des reines (Oui ! Oui !). Franchement c'est fait avec tellement de détails - comme l'humiliation de Gunther qui se fait ficeler comme un jambon toute la nuit - qu'encore une fois, pour une production télévisée et malgré toutes les inventions, je reste surpris de ce degré de respect. Même un truc à la con, mais Brunhilde est blonde et Kriemhilde brune (bon OK presque rousse)... a contrario de Fritz Lang mais en accord avec les sources (et Siegfried est bien brun, aussi!). D'ailleurs, un changement apporté ici peut sembler mineur, mais est, à mon sens très intéressant:

#humiliation #bondage
Dans les sources, Gunther ne parvient pas à consommer sa nuit de noce car Brunhilde se rend bien compte qu'il n'est pas aussi fort que celui qui a remporté ses épreuves. Elle l'humilie et dit narquoisement ne se donnera à lui que lorsqu'il aura "retrouvé ses forces". Deux versions de ce qui s'en suit disent la même chose, juste plus ou moins salement : soit Sigurd la viole, soit Siegfried lui arrache sa ceinture de force magique et laisse Gunther prendre la suite. Mais les deux versions racontent bien la même chose. Dans le téléfilm, c'est Brunhilde qui explique le pouvoir de sa ceinture et met au défi Gunther de la lui retirer. On a donc une nouvelle épreuve imposée, plutôt qu'un pur refus d'un "non" de la part de Gunther on serait dans une situation plus ouvertement consensuelle (les sources aussi présentent cela comme un défi, mais pas aussi pleinement). J'ai l'impression que ce changement avait pour but d'atténuer un peu la gravité de ce qu'on voit à l'écran, même si, en vérité, ça reste un viol : Siegfried prend l'apparence de Gunther pour retirer la ceinture, offrant au véritable Gunther une épouse soumise qu'il peut désormais consommer. Or, Brunhilde a soumis l'épreuve à Gunther uniquement, son consentement réside en ce que Gunther accomplisse la tâche. Thématiquement, ça ne change rien, toute ses motivations restent identiques.

La querelle des reines entre Kriemhilde et Brynhilde est assez fidèlement mis en image, avec l'altercation sur le parvis de la cathédrale et un échange bien foutu. Hagen s'empresse donc de servir sa reine et promet de se charger du problème (même si il a également des vues sur le trésor à des fins personnels mais bon). Et le plan, c'est le coup de la chasse. Inutile d'exploiter la naïveté de Kriemhilde pour savoir où frapper, car le film a déjà répondu à cette question. Oui, cette fameuse scène où Siegfried, Gunther et Giselher font le serment de frères jurés et mélangent leur sang, et que Siegfried taille d'abord dans sa main... mais rien ne se passe, avant de se couper dans le dos où se trouve son point faible. J'en ai déjà parlé dans cet article mais je dois réitérer que c'est une résolution géniale de l'incohérence des sources scandinaves. Cela étant dit, le récent film Hagen - Im Tal der Nibelungen use d'une scène similaire, or il adapte un roman de Wolfgang Hohlbein, publié en 1986, et que je n'ai pas lu. Peut-être que les scénariste du téléfilm l'ont pompé sur Hohlbein, ou que les scénariste du film de 2024 ont copié le téléfilm, je ne sais pas. L'idée est géniale, d'où qu'elle vienne.

Toujours est-il que Siegfried meure et qu'on arrive à la fin du film... seulement, normalement on devrait être à la moitié de l'intrigue. Malheureusement, après une si belle série d'adaptations astucieuses et efficaces et de références pointues aux sources, voici venir la catastrophe finale, et je ne parle pas des Huns qui sont totalement absents de cette version... Non, le véritable désastre de cette conclusion, c'est la conclusion elle-même, le moment où le film échoue lamentablement à maintenir ses standards et se vautre dans... et bien, une fin de téléfilm. 

Le Happy End honteux

Ça y est, nous y sommes. Siegfried est mort, et les tensions entre personnages sont à leur paroxysme. Nous voici dans la cour du château de Worms, un château énorme en plans larges mais avec une toute petite cour fermée, vous savez comme dans Hercules et Xena ou Les Anneaux de Pouvoirs (c'est cadeau), et le film a quelques minutes pour bricoler une fin qui remplace le plan machiavélique de Kriemhilde pour venger son époux dans un bain de sang impliquant un remariage avec Etzel, roi des Huns. Comment va-t-il s'y prendre ? Hagen et Gunther s'écharpent pour mettre la main sur l'anneau maudit des Nibelungen, dont le porteur possède de droit le trésor, le combat implique Brunhilde, réconciliée avec Kriemhilde, et Giselher qui essaye d'émuler son héros et vient au secours de son frère le roi (il échoue, mais c'est l'intention qui compte), tandis qu'un personnage secondaire tiré du Nibelungenlied, Dankwart, dont je m'étonnais de la présence vu la manière qu'avait le film de réduire au maximum le nombre de personnages, sert finalement à se joindre à Hagen, pour un combat plus "égal". Gunther est tué par Hagen (personne d'autre ne moufte, au passage), Brunhilde décapite Hagen (dans le poème c'est Kriemhilde à la fin du massacre à Etzelburg, mais comme Kriemhilde ne passe pas par sa transformation vengeresse, autant donner ce rôle à sa rivale/amie réconciliée), Giselher devient roi, on met le trésor sur le bateau funéraire de Siegfried dont la tête de dragon de la proue est littéralement le crâne de Fafnir (très bonne idée), y comprit l'anneau, et on y met le feu. L'or coule dans le Rhin, non plus caché par Gunther et Hagen pour leur seul profit, comme dans les sources, mais par Giselher et sa sœur afin de s'en débarrasser pour de bon, par ce que la cupidité, c'est pas bien.

C'est tellement nul que je préfère imaginer qu'après ça, Hagen se réveille en sueur sur sa couche et se dise "ouf, ce n'était qu'un rêve". Je comprends que tout le film s'efforce de tirer un aspect plus lumineux des sources que ses prédécesseurs, et qu'un Happy End colle donc à cette démarche mais... là c'est plus la fête du slip, c'est le Festival Sacré du Sous-Vêtement Divin, une fois tous les cinquante ans. C'est nul ! Tout ça pour ça...

Fafnir fait la même tronche que moi devant le final, tandis que tels Siegfried sur son dos, les scénaristes retournent le couteau entre mes côtes.

Mais vous voyez, là, en repensant à cette fin bidon, avec ma pression artérielle qui monte en flèche, je serai de nouveau tenté de dire que cette version n'est pas terrible, alors qu'en vrai, c'est pas mal du tout. Riche en références, astucieuse dans (la plupart) de ses ajouts et changements, ça donne une relativement bonne idée de l'intrigue... avant de se vautrer sur le final, certes, mais en terme de trahisons et de changements WTF, il y a pire. Bien pire.

Et on en parlera dans l'article suivant. 

Alors, faut-il voir le téléfilm ? Si c'est pour introduire un jeune public à la matière de Germanie, carrément. C'est fun, le dragon est cool, la violence est... modérée, et ça se finit (trop) bien. Une bonne porte d'entrée pour des enfants qui regardent déjà autre chose que Gulli, mais pas non plus de films trop mûrs. En revanche, les adultes pourraient trouver ça trop cheapos.

BONUS : Le Point Bande-Originale

Produite par Klaus Badelt, la musique est... de qualité inégale. Certains passages sonnent sympas et épiques, ou au moins corrects, d'autres comme composés pour un vieux jeu-vidéo. Les instruments synthétiques sont parfois franchement criards (il y a une arrivée """triomphale""" à Worms absolument dégueulasse). Heureusement, la musique est également peu envahissante, sympathique sans plus, on la remarque à peine, à part l'intro et conclusion du film qui sont une chanson de E-Nomine, Drachegold, à la narration bien cliché comme il faut. Un CD existe mais c'est essentiellement une compilation de chansons n'ayant aucun rapport avec le film, et deux ou trois pistes de score seulement.


 

Après cette adaptation pour la télévision, étonnamment satisfaisante pour des prémices pourtant peu engageants, nous sautons vingt ans dans le temps pour revoir, enfin, les Nibelungen au cinéma ! Ce qui n'était plus arrivé depuis le remake de 1966...

...ah ? Pardon ? La version avec le cochon qui parle ? Sortie un an à peine après le téléfilm ? Vous êtes sûrs ? La version avec le pipi, le caca et les prouts ?

Bon.

Soit.


Le chef-d’œuvre en noir et or : Die Nibelungen (1924)

Si l'opéra était le moyen d'expression le plus épique du temps de Wagner, un nouvel art s'est imposé après la première guerre mondiale, d'autant plus populaire qu'il s'adressait à un public plus large que la classe aisée qui peut se permettre d'aller quatre fois à l'opéra juste pour finir la Tétralogie du Ring. L'Allemagne domine alors cette nouvelle industrie avec l'expressionnisme allemand, dont l'un des maîtres incontestés est Fritz Lang. Or, en 1924, celui-ci sort la première partie d'un diptyque adaptant l'épopée nationale allemande, le désormais légendaire : Die Nibelungen (1. Siegfried, 2. Kriemhilds Rache, soit La Vengeance de Kriemhilde).

Kriemhilde (Margarete Schön, c'est comme Angelina Jolie, mais allemande)

Le film adapte, en principe et comme le nom l'indique, la Chanson des Nibelungen, dans une œuvre monumentale de quasiment cinq heures (c'est toujours moitié moins que Wagner, hihi !). Mais comme Wagner, Fritz Lang va puiser dans d'autres sources pour rédiger son intrigue, nous n'aurons donc toujours pas droit à un adaptation "pure" de l'œuvre. L'ombre du Ring va également planer sur cette adaptation, sans toutefois prendre le pas sur les sources littéraires. D'ailleurs, Lang lui-même souhaitait clairement se démarquer de son prédécesseur et ne refusa de recycler la musique ultra-populaire de Wagner pour son diptyque, mais désirait bien une musique originale. Die Nibelungen adapte avant tout les poèmes médiévaux, et on va voir ensemble si c'est fait avec respect et fidèlement, ou si c'est n'importe quoi. Je précise dès le départ que ceci est moins une critique ciné qu'une analyse comparative, puisque je n'y connais pas forcément grand chose en cinéma, alors que les sources, je les ai poncées.

Une adaptation du Nibelungenlied avant tout ?

L'intrigue du film - je vais souvent dire "le" film pour parler du diptyque, car je les vois comme un grand film de cinq heures - est très, très proche du Nibelungenlied. Et après la fête du slip wagnérienne qui prend tellement de libertés que si c'était arrivé de nos jours, on se demanderait si le problème c'est qu'il n'avait pas les droits, voir une véritable adaptation fidèle et sincère, ça fait du bien. Je vais donc avoir tendance à souligner les différences, justement parce qu'elles ressortent d'autant plus. On pourrait s'étonne que je prenne la peine de le préciser, après tout, ça s'appelle Die Nibelungen, non ? C'est vrai, mais les films ont toujours complété leur intrigue par des éléments empruntés à d'autres sources, et même Fritz Lang ne s'en privera pas. Néanmoins, vous constaterez que, les années passant et les versions filmiques se succédant, ces éléments complémentaires vont progressivement diluer le propos. Die Nibelungen de 1924 est, de toute cette série d'adaptation, celle qui parvient le mieux à se concentrer sur le poème qu'elle est censé porter à l'écran.

Bon, après, je dis ça, mais on commence le film directement avec Siegfried à la forge de Mime, ce qui, si l'on est généreux, est tiré de la Thidrekssaga (qui nomme le mentor forgeron Mime, un nom repris par Wagner, à l'inverse de la Völsunga Saga par exemple où il s'appelle Regin), ou du Seyfrid à la peau de Corne (ou le forgeron est cette fois anonyme). Mais la forge située dans une grotte, le costume de sauvageon de Siegfried etc. laissent plutôt penser à l'influence de Richard Wagner, puisque c'est ainsi que commence son Siegfried, le troisième opéra du Cycle de l'Anneau. D'autres éléments ultérieurs viendront plus tard confirmer cette influence, comme par exemple la cape follette qui rend invisible, mais j'y reviendrai.

Paul Richter incarne Siegfried.

Nous n'embrassons pourtant pas non plus entièrement Wagner, car bien que toute la mise en scène laisse penser que Siegfried vient de reforger Nothung, l'épée de son père comme dans l'opéra (une péripétie similaire existe ans la tradition scandinave mais c'est c'est Regin qui reforge l'épée Gram, pas Sigurd!), avec ce détail tiré des sources où on fait courir une plume sur une rivière et qu'elle se tranche en deux en rencontrant le fil de l'épée plongée dans le courant (les sources parlent parfois d'une boule de laine arrachée directement au dos d'un mouton, faites ce que vous voulez de cette anecdote), sauf que cette épée n'aura en fait aucune importance et n'est pas celle de son père. Aussi, dès la première séquence, on voit que l'ombre de Wagner plane, mais qu'il y a une volonté de revenir vers les poèmes.

N'ayant plus rien à lui apprendre, Mime dit à Siegfried de rentrer à Xanten. Avant de partir il entend les autres apprentis parler de Worms et de la princesse Kriemhilde (un retournement étrange des sources où il entend normalement parler de Brynhild), ce qui le convainc dit d'y aller et afin de la conquérir. Comme ils se foutent de sa gueule, il se fâche et exige qu'on lui donne le chemin sous peine de se faire rosser, alors Mime échafaude un plan pour désamorcer la situation. Il va le guider... ce que Siegfried ne sait pas, c'est que le chemin ne mène pas à Worms, mais au wyrm.... Padam Tschiii ! Bon, OK, c'était nul, pardon. Vers le dragon.

Une demi-douzaines de me mécanos incarnent le dragon, une merveille d'animatronique pour l'époque.
 

Après cela, on passe au Canto suivant, car oui, le film est divisé en Canto, un chapitrage tiré verbatim du Nibelungenlied. Cela montre bien l'ambition de coller au plus près du feeling qu'on peut ressentir à la lecture du poème, quelque chose que même l'adaptation de 1966 abandonnera complètement au profit d'une narration moins... littéraire.

Le Canto suivant nous amène à Worms où le barde Volker d'Alzey chante les exploits de Siegfried. Curieusement, ce Canto serait une introduction du film beaucoup plus fidèle au poème. En effet, le Nibelungenlied ne s'intéresse guère aux enfances de Siegfried, ni même en réalité de ses exploits avant d'arriver à Worms. La rencontre avec le dragon, la mise à mort, le bain dans le sang qui rend sa peau invulnérable, tout cela est expédié par, eh bien, Volker qui fait un résumé à la cour. Le film permet de montrer cet exploit en détail, tandis que chante Volker, mais le poète qui coucha tout cela sur vélin s'en cognait un peu. 

Alors ça, pour tartiner des pages et des pages sur les froufrous et les soieries et les étoffes et les bijoux, là y a du monde, mais pour nous donner une vraie description épique du combat iconique de son héros, y a plus personne. Le film montre d'ailleurs Kriemhilde remercier Volker pour son service (d'avoir si bien chanté), en lui offrant un manteau qu'elle a elle-même brodé. C'est un détail tellement Turbonibelung, ça, le genre de choses que vous pouvez oublier dans les adaptations suivantes. Pareil pour les rêves prémonitoires, un motif récurent et très important, que les autres adaptations ignorent, alors qu'ici on a une séquence de rêves en "dessin animé", dans un style onirique. Ce sont ces petites touches-là qui font penser que Lang et Thea von Harbou (qui a écrit le script) ont relu le Nibelungenlied avant de plancher sur leur version, pas des résumés, mais l’œuvre elle-même, et ont réalisé l'importance de ces détails dans l'esprit de la source, malgré leur insignifiance dans un scénario efficace et fonctionnel.


Bernhard Goetzke joue Volker d'Alzey, le joueur de vielle
Mais reprenons le récit de Volker. Nous voyons comment Siegfried pénètre le royaume des Nibelungen après le dragon et se fait attaquer par Alberich, le roi des Nibelungen. C'est là qu'arrive l'accessoire magique d'Alberich qui trahit un emprunt indubitable à Wagner : le Tarnhelm. Dans les sources, Alberich possède une cape d'invisibilité, la Tarnkappe, un vêtement qui ne fait que ça : rendre invisible. Wagner la remplacera pour une invention de son cru : le Tarnhelm, un genre de casque en mailles dorées, qui permet, si l'on connaît la formule magique nécessaire, d'activer ses pouvoirs. Ainsi le Tarnhelm peut-il rendre invisible, mais aussi faire prendre l'apparence de quelqu'un d'autre et/ou de se téléporter. Ici, le Tarnhelm est nommé ainsi dans un des cartons, et son design à l'écran, un genre de morceau de filet de pêche à poser sur la tête, est une référence claire au filet de mailles dorées wagnérien, il est donc impossible de prétendre que cet élément soit autre chose qu'une wagnererie. Certes, la formule magique est abandonnée, mais ne vous en faites pas, j'en reparlerai dans l'article suivant...

Bref, revenons à l'attaque invisible d'Alberich. Siegfried le domine rapidement, comme dans les sources, bien qu'ici il lui enlève le Tarnhelm au lieu de le saisir par la tignasse (le geste est finalement similaire). En échange de sa vie, le Nibelung offre au héros le Tarnhelm et son trésor,  y compris Balmung, meilleure épée forgée par les Nibelungen. Vous vous souvenez de l'épée forgée au début par Siegfried ? Ce n'était donc pas son épée légendaire Balmung, dont on ne connaît par ailleurs pas l'origine dans le Nibelungenlied, mais dont le Seyfrid à la Peau de Corne nous dit qu'il trouve l'épée lorsqu'il va délivrer Kriemhilde d'un dragon. Ce qui est finalement presque le cas ici : il obtient l'arme dans le cadre de l'épisode du dragon. Je sais, là on tire un peu sur la corde. Néanmoins, Alberich essaye de nouveau de prendre Siegfried par surprise, se fait buter et maudit le trésor avec son dernier souffle (référence au Andvari des sources scandinaves ?), ainsi que pétrifie ce qu'il avait déjà créer à partir de la pierre, aka les nains qui portent le trésor... et ça par contre je ne sais pas d'où ça sort.

Le trésor incarne le trésor.
 
Bon, je vois bien que je vous rends perplexe. j'ai annoncé une fidélité remarquable, et là le film commence et je ne parle que d'inventions, d'éléments tirés d'autres sources, et surtout, Wagner par ci, Wagner par là. Toutefois, je ne vous ai pas menti pour autant, car à partir de maintenant, le film va se resserrer ostensiblement sur l'intrigue du Nibelungenlied.  Fallait-il accrocher en premier lieu le spectateur avec des choses que le public connaissait déjà (Wagner, pour ne pas le nommer) avant d'embrayer sur des rails plus conservateurs en matière d'adaptation, plus "purs". Je ne saurais dire, mais désormais, la suite est moins diluée, pour ainsi dire.

Ah et avant de poursuivre, je n'accorde pas nécessairement plus de valeur à une adaptation plus "pure", au contraire, j'apprécie énormément l'incorporation d'autres sources, voire d'inventions... lorsqu'elles sont pertinentes. Néanmoins, et tout à fait personnellement, j'aurais préféré qu'on laisse Wagner hors des films. J'adore la Tétralogie, ce n'est pas le sujet, mais je n'arrive pas à mettre un opéra du XIXe siècle au même niveau que des sources médiévales. C'est une ligne arbitraire, et à l'évidence, la plupart des gens ne la partagent pas, car les wagnereries continueront à se frayer un chemin dans les adaptations suivantes. Que ça me plaise où non, Wagner est considéré comme une source de cette légende, valide au même titre que le Nibelungenlied, la Völsunga Saga ou la Thidrekssaga. Mais imaginez qu'on fasse un film ayant pour but d'adapter les récits mythologiques de l'Edda Poétique, mais que Loki soit représenté comme le fils adopté par Odin de géants des glace, et demi-frère de Thor, et Hel s'appelle désormais Hela et c'est leur sœur, parce que c'est comme ça que le public les connaît via les comics et films Marvel... on est d'accord que ça serait un peu gênant, non ? Alors qu'on aurait pu... adapter le Ring de Wagner au cinéma, par exemple, comme un Seigneur des Anneaux allemand, et en quatre parties. Cette approche de faire l'inverse des adaptations filmiques, d'utiliser Wagner en source principale et tout le reste en supplément, a été celle d'une bande dessinée d'Alex Alice, Siegfried, et j'en parlerai sans doute un jour sur ce blog.

Worms, un exemple des décors monumentaux.

Au plus près du poème

Bref. Je ne vais pas tout passer en détail (rappel : ça dure littéralement cinq heures), en revanche je peux faire une liste des points d'intrigue des sources présents dans le film, car ça sera également très utile pour les articles suivants, afin de montrer les divergences avec le poème... en tout cas pour le premier film, jusqu'à la mort de Siegfried, car c'est souvent là que les adaptations suivantes se contenteront d'aller. Après si le déroulé des événements ne vous intéresse pas, ou pour garder un peu de surprise, qui sait, vous pouvez toujours passer la liste suivante, sans rancune. Ok, jetzt geht's los :

• Siegfried arrive à Worms en compagnie de 12 rois vassaux et demande Kriemhilde en mariage. (Hagen lui conseille ici de ne pas l'accueillir)

• Gunther accepte à condition que Siegfried l'aide à séduire Brunhilde et en faire sa reine. (C'est le plan de Hagen). À noter que Siegfried ne connaît pas Brunhilde et n'a pas eu d'interaction passée avec elle, ce qui est tout à fait raccord avec le Nibelungenlied, et en porte à faux des sources scandinaves (je le précise ici, car dès l'adaptation suivante, le choix se portera toujours sur la version d'une première rencontre entre les deux, avant les événements en Burgondie)

• Expédition en Islande. Un mur de flamme enchanté entour le château de Brunhilde et ne s'éteint tout seul qu'en présence du meilleur guerrier. C'est une brève référence au mur de flammes que seul le plus brave guerrier osera traverser dans les sources scandinaves. Ici il s'éteint immédiatement en présence de Siegfried et n'est pas à proprement parler une épreuve. À la place, on a :

• Brunhilde impose trois épreuves d'athlétisme (lancer de poids, lancer de javeline, saut) à quiconque souhaite l'épouser, la mort promise au prétendant qui échouerait. Ce sont bien les épreuves version Nibelungenlied.

• Brunhilde croit que c'est Siegfried qui vient pour elle, et est déçue que ce soit en réalité Gunther. Siegfried, en bon Wing Man, se fait passer pour le vassal de Gunther.

• À la demande de son nouveau copain, Siegfried, invisible sous le couvert du Tarnhelm, aide Gunther à tricher pour remporter les épreuves, alors qu'on le croit en train de s'occuper des bateaux.

 • Brunhilde, vaincue, doit accepter de suivre Gunther à Worms pour l'y épouser.

• Gunther donne la main de sa sœur Kriemhilde à Siegfried, comme promis, ce qui insurge Brunhilde car Siegfried est censé être un vassal, indigne de la princesse : c'est le début de ses suspicions.

• Double mariage en la cathédrale de Worms.

• Gunther et Siegfried deviennent frères jurés. Le rituel implique de se couper leurs mains puis les serrer pour mélanger leur sang, en contradiction avec la peau de Siegfried que le fer ne peut mordre. Cette incohérence est, pour le coup, fidèle aux sources, et c'est le téléfilm de 2005 qui y trouvera une parade élégante. J'ai un peu mal à mon Fritz Lang. On zappe complètement la campagnes contre les Danois et Saxons pour aller à l'essentiel.

• Brunhilde sent qu'on lui a faite à l'envers et résiste son mari lors de la nuit de noce, mettant sa force à l'épreuve (forcément il échoue). Gunther demande donc à Siegfried de le dépanner.

• Brunhilde matée, mais version soft : Siegfried prend l'apparence de Gunther grâce au Tarnhelm, la "brise" par la lutte, il lui prend un anneau (ici un anneau de bras), mais dans le film, pas de ceinture de force symbolique à arracher comme dans le poème : il se contente de la mettre à genou, puis on passe à Gunther qui attend son tour pour rentrer. 

L'idée reste la même, mais encore plus atténuée que le Nibelungenlied ne le faisait déjà. Pour rappel, dans la Þidrekssaga, c'est un viol explicite, rendu symbolique dans le Lied par l'arrachage de la ceinture de force, et devient ici """juste""" de la violence conjugale. Je parle plus avant de cette scène dans les sources ici.

• Siegfried révèle à Kriemhilde l'origine du bracelet d'or (qu'elle a trouvé et porte à son bras). Il a pourtant juré de n'en rien dire, et lui fait promettre de mieux tenir sa langue que lui.

• Le trésor des Nibelungen est transporté à Worms (dans le poème cela a lieu après la mort de Siegfried parce que Kriemhilde le dilapide), Siegfried distribue l'or généreusement aux petites gens, ce qui fâche Gunther & co (comme dans le poème). Malgré les demandes de Hagen et Brunhilde, Gunther se refuse à congédier Siegfried.

• Première confrontation verbale entre Kriemhilde et Brunhilde devant la cathédrale de Worms : Brunhilde impose sa préséance face à Kriemhilde "épouse de vassal", mais celle-ci réplique en provoquant sa rivale et finit par révéler le pot aux roses en dévoilant l'anneau. Humiliation publique pour Brunhilde (et par extension Gunther). C'est la fameuse "querelle des reines".

• Brunhilde exige la mort de Siegfried, Gunther veut se débiner car le héros est, après tout, "invulnérable", mais Hagen évoque le point faible. On décide d'organiser le meurtre au court d'une chasse. Pour obtenir de Kriemhilde l'emplacement exact du point faible de son époux, Hagen invente une déclaration de guerre totalement bidon et ment comme un arracheur de dent en mode "pour le protéger au mieux, je dois savoir où il est vulnérable" et Kriemhilde, eh bien... comme dans la source, malheureusement, fait preuve d'une grande stupidité enfin je veux dire d'une inexcusable négligence non, pardon, je pensais à une touchante naïveté et coud une petite croix sur la tunique de Siegfried, pour que Hagen soit sûr de savoir très précisément où, euh... "protéger" Siegfried. C'est un élément d'intrigue qui m'a toujours fait lever un sourcil, et que plusieurs adaptations ultérieures contourneront avec brio. Mais bref, elle pense bien faire et songe vraiment à la vie de son époux, mais elle sent bien que quelque chose ne va pas.

Theodor Loos en Gunther, le Roi Paillasson, et Hans Adalbert Schlettow en Hagen, blafard, borgne et pas très beau, ni très sympa, comme le décrivent les sources. Je dis ça je dis rien, ça pourrait avoir son importance dans quelques articles.
 
• La scène de la chasse : Gunther est accablé et se débine lorsque Hagen lui tend une lance et on comprend que le borgne va devoir se salir les mains pour son roi. Siegfried est assoiffé mais il n'y a pas de vin (c'est un stratagème), Hagen l'oriente vers une source claire et propose une course amicale. Siegfried fonce sans se méfier et part bien devant, se penche à la source pour boire et Hagen l'embroche courageusement, dans le dos et sans prévenir.

• On amène le corps de nuit à Worms et Kriemhilde organise une veillée. Lorsque Hagen s'approche du corps, la plaie se remet à saigner, une superstition médiévale tirée du poème que je suis ravi de retrouver dans le film. On a aussi une Brunhilde qui rit en apprenant la nouvelle, mais montre des signes de détresse également, mélangeant les variations des différentes sources à ce sujet. Kriemhilde demande justice à ses parents hommes (c'était la loi), mais aucun de ses frères, à commencer par Gunther, ne souhaite du mal à Hagen et ils s'interposent comme des boucliers. Kriemhilde est dévastée et n'a plus d'autre choix que la vengeance par un moyen détourné. Elle jure que Hagen paiera.

La blessure se rouvre, le sang a parlé : Hagen est le meurtrier.

Le premier film se conclue par le suicide de Brunhilde à côté du corps de Siegfried, devant l'autel dans la cathédrale, sous le vitrail en forme de croix, inspiré de la mort qu'elle se donne dans les sources scandinaves en se jetant dans le bûcher funéraire du héros. Il est intéressant de n'avoir pas conservé le bûcher (des funérailles païennes) au profit d'une imagerie chrétienne, mais d'avoir conservé le suicide de la reine, cette fois par sa propre épée. Dans le Nibelungenlied, elle disparaît tout simplement du tableau, mais le poème La Plainte, qui lui fait immédiatement suite, raconte qu'elle vit et règne à Worms, même après la catastrophe qui emporte Gunther et tous les Burgondes à la fin du Lied. Ironiquement, c'est donc la seule de tout ce "beau" monde à survivre dans la tradition continentale. Le motif du suicide de Brunhilde est exclusivement dans la tradition scandinave.

Plus que n'importe quel personnage, le film puise sa Brunhilde dans les deux traditions. Les épreuves qu'elle impose et son statut de "simple femme", reine guerrière, puissante mais pas surnaturelle, sont ses traits continentaux. Mais sa coiffe étrange en forme de cygne noir rappelle astucieusement son statut de valkyrie chez les scandinaves, tout comme son oracle qui lit le destin dans des bâtonnets (mais je reviendrais plus en détail sur le personnage de la prophétesse et ses baguettes dans l'article suivant). Et puis il y a sa mort, bien sûr, tout à fait alignée sur sa version nordique.

Hanna Ralph incarne Brunhilde avec un casque évoquant son statut de femme-cygne dans les sources scandinaves.
 
Pour le reste du casting, à partir de l'arrivée de Siegfried à Worms, tout le monde respecte d'assez près la tradition continentale, et il y a pleins de détails qui font mouche pour caractériser les personnages sans dialogues. Hagen, moche et méchant mais compétent, est le porte-flingue du roi mou Gunther, qui se laisse bolosser par Brunhilde et n'a aucune colonne vertébrale. Les acteurs sont excellents pour ce genre expressionniste.  Je trouve également ça bien qu'on voie Siegfried parler aux oiseaux sans raison,  par exemple,  juste parce qu'il peut (et ne pas oublier ce pouvoir aussitôt passé l'épisode du bain de sang de dragon).

Le second film, la Vengeance de Kriemhilde, poursuit l'intrigue selon le Nibelungenlied, mais puisque la plupart des adaptations ignorent tout ce pan de l'histoire, je n'entrerais pas autant dans le détail puisque ça ne servira pas les comparaisons futures. Mais grosso modo, on reste dans la fidélité au poème.

Kriemhilde rumine sa vengeance, et lorsque le roi des Huns, Etzel, la fait courtiser pour lui par le margrave Rüdiger, ça l'arrange bien que Gunther s'empresse de la refourguer comme on se débarrasse d'un boulet. Faut dire qu'elle clame haut et fort que Siegfried est mort assassiné et dilapide son héritage. La pique de Kriemhilde à Gunther qui s'insurge de ses insinuations est savoureuse : "Mon frère ? où est ton frère Siegfried? Donne-moi le nom de son meurtrier." Oui, hein ? Il est où le meurtrier ? Hagen jette donc un œil.

Le film est malin en remplaçant les messagers d'Etzel par un de ses vassaux dont le rôle est plus important par la suite, Rüdiger, un changement intelligent qui permet de mettre le personnage sur le devant de la scène dès l'intro du film et de concentrer le casting, je valide ! J'apprécie qu'il convainque la veuve en jurant qu'Etzel l'aiderait à se venger, et qu'il jure non pas sur la croix, mais sur le fil de son épée, selon le souhait de Kriemhilde, qu'on a jusque-là montré très pieuse. D'ailleurs, outre refuser d'embrasser ses frères avant de quitter Worms, elle refuse la bénédiction du prêtre. Cet extrême revirement de sa piété est un ajout logique, une bonne manière de montrer l'évolution du personnage après la trahison de sa famille, et qui la rapproche de la Gudrun de la tradition scandinave. Ça correspond aussi à la manière dont le poète et plusieurs personnages (dont Hildebrand) la perçoive à partir de ce point dans la source, allant jusqu'à la surnommer "diablesse".

J'adore également ce moment où elle prend le temps d'emporter de la terre du lieu où Siegfried mourut en disant : "Tu as bu au sang de Siegfried, je jure te t'abreuver du sang de Hagen von Tronje !" On sent que la douce et vulnérable Kriemhilde s'est durcie et qu'elle ne compte plus se laisser faire.

Nous avons Hun problème

Bon, par contre il faut parler de la représentation d'Etzel, et des Huns en général... il y a comme un petit parfum des années 30 dans cette vision hideuse et grotesque de l'orientalisme des Huns, et il ne sent pas le patchouli. Le maquillage d'Etzel l'enlaidit autant que celui des nains, ce qui le fait ressembler à une créature surnaturelle ou inhumaine plutôt qu'à, je sais pas, un puissant seigneur des steppes dominant la moitié de la Germanie... On est pour moi sur la plus grosse faute de goût de la version Fritz Lang, et c'est vraiment dommage parce que côté décors, les Huns envoient pourtant du pâté. Le trône d'Etzel est monumental, son palais titanesque et surtout... en dur ! Le décor est brûlé pour de vrai dans la séquence finale, au dernier jour de tournage et c'est incroyable ! Mais ces hordes de sauvages dansant comme des singes dans une halle boueuse et sale, et vivant dans des sortes de ruches troglodytiques, sans hygiène et simples d'esprit, ce n'est pas, mais alors pas DU TOUT fidèle au Nibelungenlied, ou à n'importe quelle source par ailleurs. 

Rudolf Klein-Rogge en Etzel. Voilà, voilà.

Selon les versions, Etzel / Atli est parfois une figure positive, un mécène généreux et honorable, parfois un souverain cupide et traître, mais toujours riche, puissant, commandant de nombreux vassaux prestigieux, et règne sur une cour sophistiquée qui fait de l'ombre à Rome. Les Huns des sources sont traités au même titre que les autres tribus, germaniques ou slaves, mentionnées dans le récit. Là... bah on remplace cette faction badass par une vision puante des années 30 quoi, et c'est vraiment dommage. Au moins il y a beaucoup, mais alors beaucoup de cavaliers à l'écran, c'est hyper impressionnant (en 1924 la cavalerie est plus massive que dans beaucoup de productions récentes, CGI exclus) et ça, toujours ça de pris !

Le plan de Kriemhilde se met alors en place : elle fait inviter sa fratrie à Etzelburg par son époux après la naissance de leur enfant, pour le solstice d'été. Ici, comme dans la tradition continentale, Etzel n'est pas au courant des intentions meurtrières de son épouse, du moins jusqu'à ce qu'elle exige justice de lui lorsque les Burgondes sont déjà à Etzelburg. D'ailleurs, le film fait fi du très long voyage de ces-derniers jusqu'en Pannonie, on ne mentionne vite fait que le mariage du prince Giselher avec la fille de Rüdiger, en chemin. Kriemhilde attise ses hommes (les Huns) en promettant plein d'or à qui tuera Hagen.

"I am not a disgrace ! I am vengeance, I am the night, I'm Batman Kriemhilde."

Le déroulé du massacre suit le poème d'assez près, notamment avec sa structure en étapes successives parsemées d'interruption des combats. Du stop and go, comme disent les Allemands aujourd'hui. Il y a bien une différence vis à vis de la mort du fils de Kriemhilde et Etzel, mais je réserve cela pour l'article suivant, car le remake de 1966 a repris cette modification et je m'y pencherai alors. Vague après vague, les Huns envoyés par Kriemhilde échouent à éliminer leurs "invités", et les Burgondes s'obstinent à refuser de rendre Hagen à la justice. Pendant que Dietrich de Bern et Hildebrand refusent d'intervenir (la fameuse lâcheté de Dietrich, qui sait très bien comment tout ça va finir), Rüdiger s'implique malgré les ordre de son seigneur et Dietrich est obligé de le venger lorsque Rüdiger perd la vie. Tout cela, ainsi que le fait que Rüdiger se fasse manipuler par Kriemhilde à intervenir contre les Burgondes, et donc contre son tout nouveau beau-fils Giselher, tout est dans le Nibelungenlied. Drama 9000 quand le margrave se présente à la halle où les Burgondes ont combattu des hordes entières, que le jeune prince demande "Que nous apportes-tu, père?" et que Rüdiger, décédé à l'intérieur, répond : "La mort."

Lorsque beaucoup de monde est passé de vie à trépas sans résultat, et que Hagen avoue même son crime pour provoquer Kriemhilde, celle-ci ordonne qu'on mette le feu à la grande halle où les Burgondes sont retranchés. L'incendie est vraiment spectaculaire, et on imagine aisément l'effet qu'il a dû produire sur le public à l'époque. On est vraiment sur une épopée cinématographique, à un âge où tout devait être capturé sur pellicule.

Finalement seuls Gunther et Hagen survivent, mais on fait exécuter Gunther car Hagen refuse de divulguer l'emplacement du trésor tant que vivra le roi. Gunther décapité, Hagen provoque Kriemhilde et lui disant qu'à présent personne d'autre que lui ne pourra révéler le secret et que jamais elle ne reverra le magot. Kriemhilde l'exécute, et en faisant cela elle commet une terrible transgression (le femme n'a pas le droit de se venger elle-même), et pour cela, Hildebrand la tue aussitôt. C'est bien sa fin dans le Nibelungenlied (dans la Thidrekssaga c'est Dietrich qui s'en charge dans un contexte similaire). Désormais, tous les Burgondes sont morts, et Etzel ordonne qu'on enterre Kriemhilde auprès de Siegfried, car "elle n'appartint à aucun autre homme". FIN ! Qu'est-ce qu'on se marre !

Faut-il le voir ?

Oui. Ah bah forcément, hein, et pas juste parce que c'est "un classique" ou la première adaptation cinématographique, ni même pour sa fidélité finalement relative (on l'a vu, malgré tous les détails évoqués, des pans entiers manquent, comme la campagne militaire contre les Saxons et Danois, le périple des Burgondes jusqu'à Etzelburg). Non. Ce diptyque est tout simplement phénoménal. Les décors sont incroyables, immenses et chargés d'atmosphère onirique. Tout est démesuré, toujours la brume, les arbres gigantesques, les arches écrasantes... et ces costumes ! Loin de toute tentative de faire historique, on est pleinement dans l'expressionnisme avec ses motifs géométriques presqu'à la Gustave Klimt, et néanmoins clairement héritiers du style des costumes de scènes de Bayreuth pour Wagner - rupture et continuité, tout ça. Tout flatte la rétine. L'expression "chaque plan est un tableau" semble inventée pour Die Nibelungen de Fritz Lang. Les acteurs sont hyper expressifs - c'est le genre qui veut ça - les potards du drama sont poussés à fond, et la musique, mes dieux, la musique ! Justement, on va y revenir. Mais d'abord, voyez-donc :


 

 




Alors évidemment que oui, il faut voir ce(s) film(s), mais en ayant conscience qu'il s'agit d'une œuvre qui a un siècle, où les très rares dialogues sont prodigués par des cartons, et que tout le reste passe par le visuel et la musique. D'un côté, le néophyte qui n'a pas lu les sources s'y perdra peut-être, ne sachant pas exactement qui est qui en détail (les noms ne sont pas toujours répétés), se repérant plutôt aux éléments de costumes (qui sont faits pour distinguer tout le monde assez clairement, sauf pour les persos un peu osef de cette version comme les princes Giselher et Gerenot), mais d'un autre côté, cela rend peut-être l'ensemble plus universel, plus viscéral : on comprend grosso modo ce qui se passe par les émotions des personnages, même si l'on ne saisit pas le contexte exact. Après, il me semble que ça reste parfaitement compréhensible, mais je comprendrais qu'on soit un peu hésitant face à 5h de film muet. J'en recommande toutefois chaudement le visionnage, d'autant que s'il n'y a presque pas de dialogues, il y a la bande originale de Gottfried Huppertz.

BONUS : Le point bande-originale

Fritz Lang ne voulait pas de Richard Wagner, mais il souhaitait toutefois une composition ayant tout de même l'ampleur et la richesse de Wagner. C'est Gottfried Huppertz qui s'en chargera, et avec quel brio ! Une version du tronquée du film exigera plus tard que Huppertz intègre les thèmes de Wagner, réorchestrée et mélangé à sa propre musique, mais vraiment, entre nous, Die Nibelungen n'en a pas besoin (et pourtant je réitère que je suis un grand fan du Ring de Wagner). De nombreux thèmes et leitmotifs racontent le film au spectateur, lorsque les mots se font rares, Huppertz nous guidant dans l'intrigue avec sa musique comme une torche. Personnellement je suis complètement amoureux du thème du trésor des Nibelungen qui, à lui seul, mérite qu'on se procure l'édition complète en 4 CDs plutôt que la simple compilation qui l'ignore. 

Mon chouchou, le thème du trésor des Nibelungen :

 Compilation de la Partie I :

Compilation de la Partie II :


Voilà pour le diptyque de Fritz Lang. Il faudra attendre 44 ans et une guerre mondiale plus tard pour voir une nouvelle adaptation des Nibelungen sur les écrans, avec... un remake, eh oui, déjà, mais pas n'importe quel remake... un remake E N  C O U L E U R.