J'ai souvent évoqué le problème des incohérences entre les sources, incohérences dont l'harmonisation ou explications sont au cœur de mon projet. Mais les sources sont parfois incohérentes avec elles-mêmes. Parfois il est évident que cela vient de l'amalgame de plusieurs sources précédentes, comme les confusion entre Nibelungen et Burgondes dans la Chanson des Nibelungen. Bon, bien que ce ne soit pas le sujet, je vais expliquer ça rapidement :
La Chanson... est divisée en deux parties. Dans la première, le peuple de Gunther, Hagen etc. sont les Burgondes, tandis que le peuple de nains qui se retrouvent au service de Sigfried sont les fameux Nibelungen... sauf que dans la seconde partie, les Nibelungen désignent maintenant les Burgondes. Cette version est d'ailleurs celle que partage la tradition scandinave puisque les Niflungar sont bien Gunnar, Högni etc. Le tardif Seyfrid à la Peau de Corne reprendra lui le choix du poète de la première partie de la Chanson... et ses Nyblingen sont les nains. Bref, c'est le bordel, merci les incohérences.
Mais bon, vous me direz, pinailler sur le nom d'un peuple ou d'un autre, ça ne change rien à l'intrigue et ne remet pas en cause les règles établies, alors osef. Certes, mais laissez-moi vous parler d'un moment de révélation qui m'arriva tandis que je regardais Ring of the Nibelungs, un téléfilm pas top, mais pas si infidèle que ça si on prend toutes les traditions en compte, mais par contre vachement fauché (mais ce cast improbable : Max von Sydow, Robert Pattinson dans son premier rôle, Götz Otto, Ralf Möller, Julian Sands !). Bref, je regarde le film et arrive la scène où Gunther, Giselher et Siegfried deviennent frères jurés, ou frère de sang comme on dit, puisqu'il faut mélanger son sang avec celui de son nouveau frère. C'est un point d'intrigue présent quasiment dans toutes les sources qui se penchent sur Siegfried et les Nibelungen/Burgondes. Gunther se taille la paume, geste débile mais classique du cinéma, et Siegfried fait pareil... et rien ne se passe.
Bah oui, il a une peau que le fer ne peut mordre.
Et là, j'avoue, j'ai bugué.
Le pire c'est que j'avais déjà remarqué ce problème avec la mort de Sigurd dans la tradition scandinave. En effet, dans la tradition continentale, Hagen doit d'abord découvrir l'emplacement du point faible de Siegfried, puis l'assassiner en l'embrochant précisément là où la feuille de tilleul a empêché sa peau d'être couverte du sang de dragon, justement pour respecter les règles établies par l'intrigue (son invulnérabilité). Dans la version scandinave, osef, on l'assassine dans son lit en le plantant de face, et bizarrement la peau de corne n'a aucun effet. C'est un peu gênant, tout de même, quand tout le récit met à ce point l'accent sur cette peau fabuleuse. Ahaa ! Je me suis cru malin, tiens. Et cela me confirma que je suivrais donc la tradition continentale, plus logique et respectueuse des rèèè.......
Ah merde, mais le rituel des frères jurés ne peux pas marcher non plus, en fait !
Et c'est un téléfilm pourri avec un dragon en CGI moche qui me met le nez dans mon caca. La honte.
LA HONTE.
C'était tellement évident, ça devrait sauter aux yeux à la lecture, et pourtant... Et quasiment toutes les sources sont coupables, car le déroulé des événements est toujours le même : le dragon d'abord, les Burgondes ensuite. On est coincé !
Et comme si cela ne suffisait pas, le film ne se contente pas de pointer du doigt l'incohérence, il la répare avec astuce et élégance ! En effet, Siegfried se coupe au niveau de son point faible, en révélant ainsi l'endroit à ses "frères" dignes de confiance (vous connaissez la chanson, Nibelungentreue, tout ça). C'est génial ! Non seulement le rituel peut avoir lieu, mais le récit n'a plus besoin de l'incroyable naïveté de Krimhilde pour obtenir l'information cruciale du point faible (cela dit, cela retire du coup le côté trahison perso de Hagen envers Krimhilde qui lui fait confiance, donc ça enlève un peu du drama et des motivations de vengeance de Krimhilde. Mais je pinaille, le meurtre de son mari et les manigances pour lui voler son héritage conjugal font déjà de bonnes motivations).
Bien joué, film pourri, bien joué.
Quant à moi, je vais essayer de rester proche des sources, tout en reconnaissant l'incohérence pour ce qu'elle est. Car après tout, ces erreurs sont partout dans les sources, elles font partie intégrante du matériau littéraire que je potasse, et il serait dommage de tout lisser en une seule version unique et "vraie". Tout comme certains chapitres laissent la part belle à plusieurs versions selon différents rapporteurs, il peut être intéressant de ne pas retirer toute aspérité, toute incohérence, afin d'éviter un récit trop propre, trop clinique, trop stérile.
Mais bien joué quand même, film pourri.
La question de la cohérence intradiégétique est très, très occidentale et franchement moderne en fin de compte. La façon dont les Japonais actuellement, par exemple dans le manga, bâtissent leurs corpus narratifs rend le concept quasiment inutile : chaque auteur au sein d'un univers va développer sa propre histoire, tournant autour des concepts et des événements de l'oeuvre-mère, mais en ignorant la plus grande majorité du temps les autres spin-offs, si ce n'est parfois par quelques clins d’œil. Les innombrables variations en animation, avec des séquences/fin qui changent en fonction des médias, en fonction de l'époque, voire la façon dont des adaptations vont piocher à différents endroits d'un même corpus pour intégrer des éléments qui n'ont été introduits qu'a posteriori, sont assez représentatives. Plus proche géographiquement de chez nous, la "mythologie" grecque n'a aucune vocation à être cohérente, le simple fait de l'appeler "mythologie" est même un non-sens, tant chaque auteur, chaque philosophe ira de son anecdote et de sa leçon morale qui entrera en contradiction avec une autre.
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