mardi 30 avril 2024

Réflexions concernant la ténacité de Dietrich de Bern

Dietrich de Bern est associé à une idée récurrente dans les sources : sa soi-disant "lâcheté" (Zagheit). J'écrirai sans doute un article sur le concept un jour ou l'autre, cependant j'aimerai aujourd'hui évoquer une autre qualité du héros Bernois (et oui, je dis une autre, car la lâcheté de Dietrich est également une qualité, quand on y regarde de plus près), c'est à dire sa ténacité, son endurance.

Les sources concernant Dietrich sont généralement séparées en deux catégories : le cycle des récits "aventiurehaften", c'est à dire aventureux, merveilleux, et les récits du cycle dit "historique". Bon en vrai, ce nom ronflant ne veut pas dire que ce qui s'y raconte est réellement historique mais que l'intrigue reste, attention aux guillemets parce qu'ils sont importants ici, """réaliste""". Pas de dragon comme dans le Wunderer, pas de géant ni de nain comme dans l'Eckenlied ou Laurin. Non, le cycle historique se veut """crédible""" et ancré dans une certaine réalité. Une réalité augmentée, cela va de soi, mais néanmoins tangible. On n'y suit donc pas Dietrich de Bern dans quelque aventiûre courtoise à sauver des vierges, voire Dame Fortune elle-même, de vilains géants et/ou chasseurs sauvages et à massacrer tout un peuple de nains parce qu'il s'est levé du pied gauche (ça se sent que je désapprouve totalement sa conduite dans Laurin?), mais dans sa lutte pour retrouver le trône impérial. Ce sont des sources qui gardent le souvenir que Dietrich von Bern est inspiré de Théodoric le Grand, même si ce souvenir est diffus et altéré par le temps passé.

La triade majeure des sources dites historiques relate comment Ermrich tue ses frères Diether et Dietmar et une partie de ses neveux (les Harlungen, enfants de Diether) pour s'accaparer le trône de Rome. Dietrich et son frère Diether le jeune (le très jeune même, puisqu'il n'a qu'un an lors de la fuite) survivent au massacre commis par leur oncle et partent en exil à la court d'Etzel. De là, Dietrich reconstruit lentement ses forces en servant le roi Hun, évidemment dans l'espoir de reprendre le pouvoir, ce qu'il tente par deux fois. Ces trois sources sont, dans l'ordre chronologique, la Fuite de Dietrich, la Mort d'Alphart et la Bataille de Ravenne.

(Ah et histoire d'être clair, ça se prononce Alpe-harte, pas Alfar, c'est le même suffixe -hart que dans Wolfhart (neveu de Hildebrand et fidèle à Dietrich), Eckehart, et aussi Lenhardt, d'ailleurs.)

Cette trilogie semble, a priori, offrir une belle histoire bien cohérente. La Mort d'Alphart, tout comme La Bataille de Ravenne d'ailleurs, commencent même par un rapide résumé de l'épisode précédent en mode série télé, genre (prendre une grosse voix) "précédemment, dans la geste de Dietrich". La volonté des poètes est clairement d'établir chaque texte comme une suite directe. Seulement voilà, impossible de ne pas humer le doux parfum des intrigues recyclées et des motifs redondants "parce que c'est cool". Vous vous souvenez de mon article sur les sources médiévales et Hollywood ? On est en plein dedans. 

Théodoric devant Ravenne

Ainsi Dietrich reprendra-t-il Vérone et la reperdra... pas une, pas deux, mais trois fois ! Il reprendra bien Ravenne mais Ermrich lui échappera... deux fois, dans des circonstances similaires. Et c'est un peu gênant, car si on peut admettre une première fois qu'il ait gagné la guerre, mais soit pour des raisons de pognon obligé de retourner quand même en exil dans Alphart..., ça passe un peu moins quand exactement la même chose se reproduit dans Ravenne. On sent qu'il y a une tradition orale vivace qui a inspiré les poètes qui l'ont chacun adaptée à leur manière, reprenant les mêmes points d'intrigues, mais en forçant le côté suite plutôt que remake. On est au niveau du Réveil de la Force, là. Cela dit, un facteur déterminant est que plane l'ombre du succès écrasant du Nibelungenlied, dans lequel Dietrich est toujours en exil. Il faut donc conclure les aventures du Bernois sans bouleverser le status quo... comme une bonne partie des romans Star Wars, pour rester sur cette comparaison.

Heureusement, ce qui fait l'intérêt des sources en question n'est pas tant le contexte copié-collé que les événements clefs, à savoir, c'est dans le titre, la mort d'Alphart de l'épée de Witege, et dans la troisième partie la tragédie du meurtre des deux fils d'Etzel ainsi que de Diether, le frère de Dietrich, toujours du fait de Witege. Les campagnes du Bernois pour reprendre son empire ne sont que prétexte à pleurer de jeunes héros idéalistes tués par un guerrier qui trahit tout le monde en permanence et se paye du même coup la réputation de tueur d'"enfants" (jeunes adultes en l’occurrence). 

Witege est une figure fascinante... essentiel au cycle dit historique, il est toutefois fils du forgeron merveilleux Wieland (Völund) et échappe à la furie vengeresse de Dietrich en fuyant sous la mer où l'appelle Wachilt, sa mère, et accessoirement une ondine. Oui, je vous avais averti que le "réalisme" restait relatif.

Mais à cause de ce besoin de status quo, une chose frappe le lecteur : Dietrich se tape une lose monumentale ! Il subit échec sur échec, revers sur revers, et ne parviens jamais à consolider ses succès lorsqu'il en a. Je rappelle pourtant qu'au Moyen-Âge, dans l'aire culturelle germanique, il fut le héros le plus populaire, en terme nombre de récits colportés, plus que le fameux Sigurd/Siegfried. Alors certes, les récits merveilleux lui sont plus favorables, il tue des géants, un dragon, des nains... mais au final, ces récits sont soit anecdotiques et n'impactent pas son exil, soit se déroulent avant, dans sa relative jeunesse. Dietrich est un parangon héroïque, jusqu'à ce qu'Ermrich le chasse, et là... ce sont vingt à trente ans d'exil, deux échecs à reprendre son trône, et jamais il ne réussira à se venger de son oncle... celui-ci mourra des mains d'autres vengeurs, et Dietrich reprendra son trône sans combattre.

Oui, oui. Il aurait tout aussi bien pu attendre à la cour d'Etzel, ça n'aurait rien changé, à part pour les centaines de milliers de morts en vain, évidemment. Il y a chez Dietrich une ironie dramatique absolument tragique, et pourtant il n'abandonne jamais, quand bien même ses échecs prolongent l'attente d'une décennie.

Un épisode n'ayant survécu que dans la Þidrekssaga (mais dont certains éléments sont mentionnés ailleurs, prouvant l'ancienneté du récit) illustre parfaitement cet état d'esprit, c'en est presque une allégorie :

Dietrich fait un raid dans une caverne où se terre un couple de géants, Hilde et Grim. La lutte est rude et Dietrich se retrouve à affronter l'horrible Hilde. Lorsqu'il la fend en deux de son épée, il est assez satisfait de lui-même... jusqu'à ce que les deux parties de la géante ne se recollent par magie comme une horreur lovecraftienne. Le héros la tranche alors une fois de plus, et une fois de plus elle se ressoude. C'est Hildebrand qui lui donne la solution : se placer entre les deux pans de la carcasse et les repousser de ses bras tendus lorsque Hilde tente de se reformer. Dietrich doit résister longuement, alors que les chairs de la géante cherchent à se rejoindre, puis, enfin, son ennemie s'épuise. Sa magie s'étiole, et elle meure pour de bon.

Au-delà de l'aspect badass et lovecraftien, j'aime l'image de Dietrich qui doit s'y reprendre par trois fois (tiens donc...) pour abattre son adversaire, et dont la méthode offrant la victoire est d'endurer le mauvais moment à passer, de tenir bon par la force de ses bras mais surtout de son mental, pas par le fil de son épée. La magie de Hilde est puissante, l'endurance de Dietrich encore plus.

Toutefois, il arrive évidemment à Dietrich de passer par des moments de découragement, mais ses amis savent le remotiver (c'est généralement le boulot d'Hildebrand, qui a pour cela deux cordes à son arc : ses railleries qui titillent l'amour-propre de Dietrich, et si ça ne marche pas, des patates de forain). Alors Dietrich reprend de plus belle, comme un boxeur qui refuse de se coucher. Je me demande s'il n'était pas là, finalement, l'intérêt du public de l'époque pour ce héros malchanceux.

 En tout cas, moi c'est (aussi) pour cela que je l'aime.