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samedi 30 août 2025

Wieland le forgeron : Violence et maltraitance dans Heldenzeit Pt2

Broche trouvée à Uppåkra
Il y a quatre ans déjà je postais un article sur la violence dans Heldenzeit, et le traumatisme générationnel, hérité puis répété, en prenant pour exemple l'anti-héros Witege, un preux dans la compagnie de Dietrich de Bern. J'avais notamment pris un exemple la version de sa jeunesse telle que racontée dans la Þidrekssaga, où il se nomme Vidga et son père, un forgeron célèbre, Velent. Je ne m'attardais pas en détail sur les malheurs de Velent, car ce n'était alors pas nécessaire pour comprendre le sujet, néanmoins je me suis dit qu'il serait peut-être temps de m'attarder un peu sur cette figure de l'imaginaire germanique, celui qui, selon les traditions, porte le nom de Velent, Wieland, Völund, Weyland, ou encore Galant.

Qui est Wieland ? Fort bien, faisons tout d'abord un rapide point sur son histoire et son lore. Rapide hein.


Le forgeron mythique apparaît dans plusieurs sources (et je ne parle pas de mentions, car il fut si populaire que ce serait compliqué de tout recenser). La plus ancienne trace littéraire nous vient de la tradition anglo-saxonne, avec le fragment de poème Deor. C'est certes le plus vieux "texte", mais il est bien court et n'offre que des détails et pas l'ensemble de l'intrigue, mais comme on le verra plus tard cela complète ce qu'on sait d'autres poèmes plus exhaustifs, à savoir le Dit de Velent dans la Þidrekssaga (Norvège et Suède) et le Lai de Völund ou Vǫlundarkviða dans l'Edda Poétique (Islande). La version du Dit de Velent implique une version continentale en vieil allemand qui nous est malheureusement perdue, et bien que le personnage soit également populaire dans l'aire culturelle germanique continentale, c'est bien son fils Witege qui là-bas profitera d'une grande notoriété - pas toujours glorieuse, comme on le sait. 

On sait néanmoins par le Livre des Héros (Heldenbuch) que Wielant a deux fils, Wittich (Witege) et Wittichouwe (Vidigoia, qui n'apparaît presque nulle part ailleurs), qu'il est duc mais que deux géants l'ont chassé de ses terres, le forçant à vivre dans la misère. Il se met alors au service d'un forgeron de renom, le roi Elbenrîch (vous reconnaîtrez sans peine ce bon vieux nain Alberich), apprend l'art de travailler le métal dans la montagne Gloggensachs (a priori dans le nord de l'Allemagne), puis se rend auprès du roi Hertwich et a deux fils de sa fille. C'est succinct, mais c'est normal, les livres de héros compilent des chansons et poèmes, et complètent les trous par des résumés façon "précédemment, dans..." de nos séries préférées. Malheureusement pour nous, la version continentale ne nous survie que par ce résumé succinct, et l'interprétation du poète de la Þidrekssaga. Alors justement, maintenant qu'on a parlé des sources  brèves, penchons-nous sur les deux textes scandinaves qui racontent les événements du début à la fin.

 (Je vous préviens, les textes sont relativement courts, donc je vais essayer de ne pas trop rentrer dans le détail car... je vous invite à aller les lire vous-même, en fait.)

L'histoire de Velent / Völund commence, comme d'habitude dans ces sources, par une généalogie. Le Dit nous affirme qu'il descend du roi Vilcinius (roi des Vilces, des Slaves de l'Ouest qui vivaient au nord-Est de l'Allemagne actuelle, et qui sont une présence récurrente dans la Þidrekssaga) et d'une ondine, et de leur fils Vadi, ou Wade, un géant. Lorsqu'il atteint l'âge de neuf ans, Velent est envoyé par son père Vadi comme apprenti auprès d'un forgeron, Mimir de Hunnie. Malheureusement, Velent devient la tête de turc de Sigurd (oui, oui, LE Sigurd) qui maltraite tous les apprentis comme un bully. Trois ans de mauvais traitements poussent Vadi à reprendre son fils et le place auprès d'encore meilleurs forgerons, deux nains vivant dans la montagne de Kallava. Il est remarquable que Vadi ne se contente pas de dire à son fils qu'il doit s'endurcir et que c'est la vie ou autres platitudes, il agit et fait de son mieux pour offrir à Velent la meilleure éducation. Il y a un très belle image de lui portant Velent sur ses épaules pour passer "à gué" là ou l'eau fait dix mètres de profondeurs.

Vølund smed, 1873 (Stephan Sinding), Oslo.
Au début, tout se passe bien avec les nains, mais évidemment ça finit en tensions (lisez-le !) et Vadi va pour pour apporter une  épée à son fils et déclare "Défends-toi, qu'on ne dise pas que j'ai élevé une fille et non un fils." Ah... bon bah au temps pour moi. Brynhild aimerait s'entretenir avec toi, Vadi. Bon il essaie également de venir en personne mais, euh... il s'endort en chemin, ronfle, causant un éboulement et...

Bref, Velent est orphelin et doit se débrouiller tout seul avec les deux nains. Il récupère l'épée qui dépasse des éboulis et... massacre les nains puis leur vole toutes leurs richesses, bien sûr ! Il prend tout, l'or, les outils, limite l'argenterie et les magnets sur le frigo. Et pour rentrer chez lui, il met en pratique son nouveau savoir-faire : il fabrique un sous-marin. Alors je sais, dit comme ça, ça surprend. Il évide un tronc d'arbre et bouche les trous hermétiquement avec du verre, puis navigue grâce aux courants de la Weser jusqu'au royaume du roi Nidung du Svithiod en Jutland. En U - B O O T !! Badass 9000 ! Et ça doit être un sacré tronc car on dit qu'il vole également le cheval Schemming, très apprécié en Germanie continentale puisqu'il sera la monture de Witege. Et c'est aussi un des quatre poulains de Sleipnir, au même titre que Grani, le destrier de Sigurd, parce que bon, il faut toujours un pédigrée de fou. Ils proviennent néanmoins de deux haras différents, Grani de l'établissement de Brynhild, qui n'est pas valkyrie du tout mais bien humaine, et Schemming quant à lui provient du haras de Studas, le père Heime, qui sera à Witege ce que Karadoc est à Perceval, l'humour et la bouffe en moins. Tout est toujours lié. D'ailleurs, Heime chevauche également un rejeton de Sleipnir, Rispa, et enfin, le dernier poulain, Falka (Valke dans la tradition continentale), appartient à Dietrich de Bern en personne.

Mais bref, le sous-marin est pris dans les filets de pêcheurs et ça amène Velent devant le roi Nidung.

Bon, là je vais vraiment résumer, parce que je sens bien que je n'arrive pas à faire court. Ne m'en voulez pas, c'est une malédiction d'écriture, ça a commencé avec mon tout premier texte et je ne m'en suis jamais vraiment défait. J'en suis le premier affligé, en vrai : Heldenzeit devait faire environ 200 pages et à l'heure où j'écris ces lignes, on en est à... 556, soit 2 182 000 + signes. C'est trop, mais je digresse. Encore.

Velent fait forte impression à la cour de Nidung, il impressionne par son talent de forgeron, au point de se faire un rival jaloux, bien sûr, en la personne du forgeron royal, Amilias. Et puis le chevalier Regin / Rygger aussi, qui le garde à l’œil. Faut dire qu'il est tellement bon que, lorsqu'il égare le meilleur couteau du roi, Velent en forge un nouveau, beaucoup mieux, qui tranche le pain ET un bout de la table en dessous. Ça impressionne beaucoup le roi qui demande qui l'a produit. Velent ne veut pas admettre sa faute initiale et donne le crédit à Amilias, qui jusqu'ici n'a fabriqué que des objets sans panache s'empresse d'approuver. Oui, oui, absolument, c'est bien lui qui l'a forgé ce couteau pratiquement magique.

Sauf que Nidung n'est pas con et force Velent à avouer la vérité, ce qui froisse beaucoup Amilias, au point de provoquer Velent en duel de forgeron. Oh mince, Velent n'a pas d'argent ? Il n'a qu'a mettre sa tête en jeu ! Le duel est simple : Amilias forgera la meilleure armure de tous les temps (heaume, jambières, haubert), et Velent la meilleure épée de tous les temps. S'il arrive à blesser Amilias de cette épée en outrepassant ses pièces d'armure, Velent gagne. Sinon, il sera raccourci de trente centimètres environ.

Je vous passe les péripéties où Regin / Rygger a volé ses outils etc., l'important c'est que Nidung fait construire une forge pour Velent et que les deux forgerons fabriquent ce qu'ils sont censés fabriquer. Amilias travaille d'arrache-pied pendant un an, Velent commence sept jours avant la date butoir. Deux styles de travail, on a tous été l'un ou l'autre pendant nos études, et c'est toujours injuste quand celui qui s'y prend à la dernière minute s'en sort avec les honneurs. Je ne dis pas que c'est ce qui va se passer, je dis que c'est injuste. 

De manière fascinante, Velent s'y reprend à trois fois, réduisant à chaque fois l'épée produite en poudre, laquelle est mangée puis chiée par des oies, avant qu'il ne recommence son œuvre. C'est un peu l'équivalent métallurgique du café Kopi luvak, technique magique ancestrale apprise auprès des nains, à n'en pas douter. En tout cas la méthode caca d'oie produit finalement l'épée Mimung (ou Mimming dans le Waldere), une lame célèbre puisqu'elle sera brandie par Witege dans toutes ses aventures. Elle est si exceptionnelle que Velent en fait une copie (toujours dans les sept jours qu'il lui reste, je rappelle), comme dans le film Contact : deux pour le prix d'une, dont une qu'il garde secrète.

Le jour J, Amilias se pavane comme un paon avec son armure et passe du temps avec ses fils (comme quoi les clichés ne datent pas d'hier, il ne manque plus que "c'est ma dernière œuvre avant la retraite") Tout le monde est ébloui par son travail, non des moindres Nidung lui-même. Et puis Velent arrive et, plutôt que de frapper, appuie sa lame sur le casque. Elle s'enfonce comme dans du beurre, dans le métal, d'abord, puis dans le crâne d'Amilias, ses épaules, en fait, elle le tranche sans à-coup jusqu'à la ceinture. Pour les plus dissipés, ça veut dire que Velent gagne le pari.

Nidung est impressionné (c'est étonnant !) et exige d'obtenir cette épée. Velent lui répond "pas de souci, je vais vite fait te chercher le fourreau qui va avec !" mais c'est surtout une astuce pour échanger la meilleure épée contre la copie, qu'il confie au roi. Sa réputation est au sommet, il remplace Amilias comme forgeron royal, tout va bien pour Velent.

Néanmoins, on peut déjà remarquer une chose sur son caractère : être la victime d'un bully pendant des années n'a pas développé son empathie, bien au contraire. Il lui suffisait de blesser Amilias pour remporter son duel, ce qu'il aurait pu faire sans effort, pourtant il a choisi de l'exécuter, de le fendre du sommet du crâne jusqu'à la taille, comme pour le punir de son orgueil et d'avoir osé croire pouvoir se mesurer à lui. Devant ses enfants ! Velent n'est pas un homme bien, il peut se montrer cruel et revanchard, et ça, en plus de ses talents de forgeron extraordinaires, c'est justement ce qui va lui permettre de devenir une légende.

Völund en bijou, c'est très à propos !

Un jour qu'il est à la guerre, le roi Nidung se rend compte qu'il a oublié sa pierre de victoire qui rend invincible. Dans la panique, il promet tout et n'importe quoi à qui accomplira l'impossible et lui rapportera la pierre avant l'aube. Il promet beaucoup trop, en vérité, car il va jusqu'à offrir la moitié de son royaume ET sa fille en mode "My Kingdom for a horse !". Et malgré cette carotte exceptionnelle, personne n'ose proposer ses services, car la tâche est proprement impossible. Personne ? A part Velent bien sûr, qui ne chevauche pas un cheval ordinaire mais un descendant de Sleipnir ! D'ailleurs, les sources continentales appuient que Schemming est le plus rapide de ses frères, c'est pourquoi Witege est en mesure d'échapper à Dietrich lors de leur poursuite sur la plage de Ravenne. Autant dire qu'aller cherche la pierre de victoire ne lui pose aucun problème : en douze heures il parcoure la distance pour laquelle l'armée a galéré pendant cinq jours.

Lorsqu'il revient, une bande menée par un sénéchal jaloux essaye de lui extorquer la pierre, et il tu le sénéchal sans sourciller, ses complices s'enfuyant. Et ça, ça arrange bien le roi Nidung qui, une fois calmé de sa crise de panique en retrouvant sa pierre, n'a pas vraiiiiment l'intention de se séparer de la moitié de son royaume et de sa fille en sup. Il saute sur l'occasion et banni plutôt Velent pour meurtre, puis va guerroyer (il gagne, comme quoi, les pierres de victoires, ça marche !)

Velent pourrait refaire sa vie ailleurs, recommencer à zéro, mais Velent est revanchard. Il essaye d'empoisonner le roi mais se fait gauler, et une situation délicate va se transformer en calvaire : Nidung lui fait couper les tendons des pieds, genoux et cuisses et les ligaments des jambes, afin qu'il ne puisse plus jamais marcher. Infirme et captif, l'humiliation est totale. Dans l'Edda Poétique, le roi n'attend pas de prétexte comme cet assassinat manqué, il le fait carrément kidnapper au milieu de la nuit. Le résultat est le même, Velent est désormais au service du roi. Il prétend reconnaître ses erreurs et vouloir se faire pardonner, et Nidung lui fourni une forge et de l'or afin qu'il se mette au boulot.  Le roi croit alors avoir gagné sur tous les tableaux.

Or, Velent n'a pas abandonné. Au contraire, sa soif de vengeance n'en est que plus forte. Au lieu de tuer Nidung, il va ravager tout ce en quoi il tient. Il va gagner la confiance de ses deux jeunes fils (le troisième, Otvin, est déjà adulte) et les massacrer dans sa forge lorsqu'ils viennent faire réparer leurs flèches (ou pour jeter un œil à son trésor dans l'Edda Poétique.) Mais comme Velent a fait promettre aux garçons de marcher à l'envers vers sa forge en échange de réparer les flèches/montrer l'or, les traces dans la neiges montrent qu'ils ont quitté la forge et Velent est innocenté de leur disparition. Mais ne croyez pas qu'il se contente de les tuer, non, non, ce sera trop vulgaire. Velent est un artiste ! De leurs crânes il tire de magnifiques hanaps dorés, de leurs omoplates et hanches des coupes à bière, et du reste des manches de couteaux, des plats, des chandeliers, il refait tout l'intérieur de Nidung façon Ikea doré, et celui-ci est ravi, on sort même ces couverts de luxe quand les invités de marque sont reçus. Dégueulasse ? Attendez, il n'en a pas terminé.

La prochaine sur la liste est la princesse. Si elle n'a pas de nom dans la Þidrekssaga, Deor la nomme Beadohild et l'Edda Poétique Bödvilar. Elle rend visite à Velent afin qu'il répare son anneau qu'elle a malheureusement cassé, et n'ose pas l'avouer à son père (en parallèle du couteau égaré plus tôt par Velent, ce qui devrait déclencher un peu d'empathie de la part du forgeron, maiiis...). L'Edda Poétique rajoute du drama en faisant de cet anneau un bijou que Nidung a dérobé à Velent lors de son arrestation, et lui donne même le nom de Alvitr. Bref, notre "héros" s'arrange pour être seul avec elle et la prend sans son consentement. Et là, c'est compliqué, car l'Edda Poétique lui fait boire une potion pour l'endormir et il la viole dans son sommeil, et leur relation, si on peut dire, s'arrête là. En revanche, dans la Þidrekssaga il y va cash, et pourtant... non seulement elle garde le secret en échange de l'anneau réparé, mais... ils se revoient, se veulent l'un l'autre, et finissent par s'épouser à la fin. Autre temps, autres mœurs, hein, mais tout de même. (Je parle de ce sujet compliqué dans les sources ici)

Ensuite vient la troisième étape, la plus célèbre : son évasion par les airs.

Il invite son frère Egil à le rejoindre pour l'aider (oui, Velent/Völund a des frères, mais on y reviendra.) C'est un archer hors pair, et lorsqu'il arrive avec son propre fils de trois ans, Nidung le met à l'épreuve. Il ordonne à Egil de prouver son excellence en touchant une pomme posée sur la tête du petit. Ah ? Ça vous rappelle un certain Guillaume ? Egil l'a fait avant. 

Il prépare trois flèches et décoche la première, fendant la pomme en deux. Nidung applaudit et félicite son visiteur, lequel répond "Franchement, si j'avais raté ma cible, les deux autres flèches étaient pour toi." La cour est horrifiée par la provocation et une menace de mort pas du tout voilée, alors que Nidung c'est plutôt :

En réalité, Egil est là pour chasser des oiseaux afin de récolter des plumes, beaucoup de plumes. Velent a un plan, il se forge en secret une paire d'ailes mécaniques (un "habit de plumes") qui lui permettront de s'envoler loin d'ici. Et comme il entend mettre ça en scène de manière habile, il compte faire croire à Nidung qu'il périt dans sa fuite. Lorsque tous les éléments sont prêts, il se présente avec son appareil sur le dos, et le roi est très étonné. "Tu es un oiseau maintenant, tu fais bien des merveilles". Là-dessus, Velent vide son sac et révèle l'odieuse vérité de ses méfaits au roi : leur meurtre des princes, la taxidermie dorée façon psychopathe, le viol de la princesse. Nidung, mortifié, le voit décoller et ordonne qu'on l'abatte. C'est là qu'Egil entre en jeu : il décoche une flèche sûre et transperce une vessie de porc remplie de sang, lequel tombe du ciel à bouillon et convainc le roi que cette blessure doit être mortelle.

Ah, je ne l'ai pas précisé, mais c'est le sang de ses trois fils que Velent avait mis de côté au frigo pour l'occasion.

Velent rejoint alors la ferme de feu son père Vadi, en Zélande (Danemark). Quand Nidung meurt peu après, son fils adulte Otvin, se réconcilie avec Velent, qui épouse la princesse comme on l'a dit, lui permettant d'être réuni avec leur fils de trois ans, Vidga/Witege.

Happy End, qui l'eût cru ?

Clairement, l'évasion par les airs est ce qui marque le plus fortement l'imaginaire, plus que le U-Boot de bois ou les vengeances cruelles. D'ailleurs, le coup des crânes des fils changés en coupes n'est pas exclusif à Velent/Völund, puisque dans les sources scandinaves ont retrouve ce motif associé à Gudrun lorsqu'elle se venge de manière similaire du roi Atli. Le Lai de Völund ajoute des détails "créatifs" au Dit de Velent, histoire d'enfoncer le clou, puisque les yeux des enfants sont changés en gemmes qu'il offre à la reine (qui n'existe pas dans le Dit) et des dents il fabrique des broches pour Bödvilar. La reine du lai est présentée comme la vraie méchante, c'est elle qui remarque que Völund risque de se venger pour son enlèvement et peut-être même de s'échapper, et suggère en conséquence qu'on le mutile préventivement. Nidung dans le Dit est entièrement responsable. Dans l'Edda Poétique, Egil n'intervient pas dans ce récit, Völund se débrouille tout seul pour construire ses ailes et s'enfuir : le forgeron s'élève triomphalement dans le ciel après la révélation. On ignore ce qu'il advient du roi et de la reine, de la princesse et de leur fille, Otvin n'existe pas non plus, pas de réconciliation donc, pas de joyeuse petite famille basée sur un viol, non, Völund se venge, se vante, se barre, FIN. 

Ce bijou est aujourd'hui exposé à Lund.
Une autre grosse différence entre les deux versions principales qu'il nous reste concerne le début de l'histoire. Dans l'Edda Poétique, oubliez tout jusqu'à la capture du forgeron : ça ne s'y trouve pas. Au lieu de cela, Völund vit dans la pampa avec ses frères, Slagfildr et Egill, au bord du lac Ulfriar. Tous trois sont les fils du roi des Finnois, cela dit en passant, offrant une toute autre généalogie au personnage (bien qu'Egil existe bien dans cette version!) Il y a toute une intro sur la manière dont ils surprennent des femmes cygnes et leurs volent leur plumage, leur "forme de cygne", pour les forcer à les épouser, un épisode qui pourrait sembler déconnecté et inutile, mais offre un parallèle avec l'habit de plumes que Völund fabriquera plus tard pour s'échapper, peut-être-même qui explique d'où lui vient l'idée. Lorsqu'elles finissent par s'enfuir et que ses deux frères partent à leur poursuite, Völund reste seul, et c'est là qu'en profite Nidung, ici Nidudr, pour le faire kidnapper. A partir de là, les deux histoires se recoupent.

Wieland, Velent, Völund... peu importe le nom où l'aire géographique, ce n'est jamais son caractère qui est loué, mais son talent. On peut dire ce qu'on veut du bonhomme, aussi ignoble qu'il soit, son talent dans la forge est indéniable. Ses lames sont incomparables, ses bijoux irrésistibles. Il est l'artisan avec un grand A, et c'est pour cela que dans la littérature médiévale germanique, son nom deviendra synonyme de forgeron exceptionnel. Lire dans une saga "Il était völund, c'était un völund" équivaut à dire d'un athlète qu'il est Carl Lewis ou Usain Bolt. Tout le monde comprend les qualités qu'on vante sans avoir à expliquer. On ne se posait pas encore la question de la nécessité ou non de séparer l’œuvre de l'artiste : certes c'est un enfoiré de première, mais matte le hanap ! 

Après, il est vrai que le droit de se venger d'un tort est, pour les contemporains, un vrai droit au sens juridique du terme, mais les actes commis par Velent/Völund sont absolument atroces, même pour les standards de ce temps. La Þidrekssaga le fait au moins essayer de tuer Nidung avant d'être capturé et de passer à un plan B bien plus cruel impliquant plein d'innocents, certains très jeunes. L'Edda Poétique ne s'embarrasse pas de cette nuance : Völund part direct en mode psychopathe.

Mais hej, matte le hanap ! 

La figure de Wieland a tellement marqué l'imaginaire de son temps qu'elle a fini par traverser les genres et les frontières. Le forgeron rejoindra la matière de France sous le nom de Galant, où on lui prêtera la paternité d'épées légendaires telles que Durandal, l'arme de Roland, ou Joyeuse, celle de Charlemagne. Ironiquement, il retournera dans la littérature scandinave sous son nouveau nom de Galant quand sera composée la Karlamagnús Saga, adaptation de la matière de France, de Charlemagne et ses pairs, au public scandinave comme la Þidrekssaga le fit avec le cycle de Dietrich.  La boucle est bouclée.

D'ailleurs, un autre forgeron bien connu de nos histoires, Alberich, aura droit à un succès similaire, et même plus encore, sous le nom d'Aubéron. Mais nous verrons cela une autre fois.

Ah, et du coup maintenant vous comprenez tous les éléments de la statue ! 

 

BONUS : WIELAND EN VILLAND !


Les armoiries de Witege, devenues blason du Villand 

Le document affiché dans le couloir du Tingsrätt que j'ai eu le droit de prendre en photo.

mercredi 30 juin 2021

Violences et maltraitances dans le Projet Vineta

Avec un titre pareil, rangez les ballons colorés et les cotillons, on ne va pas beaucoup rigoler, ce coup-ci. On ne va pas forcément non plus aller dans le détail, car c'est un sujet extrêmement vaste, d'autant que les sources regorgent littéralement de violence, d'abus et de maltraitance, aussi bien physiques que psychologiques : viols*, tortures, manipulations, inceste, choix qui n'en sont pas, etc. Mon propos, dans ce billet, ce ne sera donc pas de développer un catalogue exhaustif, mais plutôt de réfléchir à mon approche du sujet, à travers un exemple précis : la relation entre Seyfrid et Witege.

Avant de commencer, je me dois de préciser une chose : dans le Projet Vineta, Seyfrid a un passif de brute et de gros con. Comme je sais que cela peut surprendre au premier abord, je vais prendre le temps d'expliquer d'où ça vient.

Selon les sources, Sigurd/Siegfried a deux enfances bien distinctes. Dans celles majoritairement de tradition scandinave, il est un prince parfait, bon, gentil, Gary Stue. Les Nibelungen adopteront la même approche, parce qu'ils en font un héros courtois et que bon, ça vient avec des prérequis. Mais une partie de la tradition continentale, notamment la Þidrekssaga et le Hürnen Seyfrid, ainsi que quelques autres références, racontent une autre histoire, probablement plus archaïque... où notre jeune héros est ce qu'on appellerait aujourd'hui un bully, qui harcèle les servants et apprentis comme une brute de cour d'école, en toute impunité. C'est un connard, à tel point que le forgeron qui s'occupe de son éducation essaye de le piéger afin qu'il se fasse bouffer par des dragons (dans les versions scandinaves, le forgeron Regin veut le trahir pour d'autres motifs). 

L'une de ses victimes est alors le forgeron Velent, encore enfant à cette époque, maltraité physiquement au point que son père Vadi le retire de la forge de Mime pour lui donner son éducation ailleurs. On a donc un Sigurd tellement méchant qu'un parent d'élève a changé son fils d'école, en gros. Cela vous donne le niveau, et éclaire à quel point on est loin du Gary Stue des versions scandinaves et des Nibelungen. On s'étonnera donc moins de trouver Siegfried comme un antagoniste dans la plupart des récits impliquant Dietrich (dont Witege est un compagnon). Dans la Rabenschlacht, Siegfried va jusqu'à se battre pour l'immonde Ermrich, empereur cruel et fratricide, et Némésis de Dietrich. Cela n'a aucun sens d'un point de vue "géopolitique", si on me pardonne l'expression, ni même dans le parcours littéraire de Siegfried, mais on conviendra que c'est bien là la place idéale d'une brute épaisse : au service du monstre de l'histoire.

Alors oui, il change, il passe les épreuves initiatiques, devient un homme, tout ça, tout ça. Mais j'avais envie d'élaborer sur ce thème à travers un mécanisme de survie malheureusement fort commun des victimes de ce genre de connards : la réplication. On répète, on imite, on devient une brute soi-même pour se protéger d'abord, pour résister, et, comme souvent on ne peut pas affronter plus fort que soit, on se tourne vers les autres... Les sources n'explicitent jamais précisément pourquoi Seyfrid se comporte ainsi, néanmoins, on a généralement un résumé de son lignage (procédé classique du genre) et donc on sait que son père est mort, sa mère en a bavé, a donné naissance au héros en exil, bref, ils sont apatrides, ils ont été trahis par plus ou moins de personnes selon les sources. Seyfrid et sa mère ont une vie de merde, et ont énormément souffert. Seyfrid sait qu'il lui incombe la responsabilité de venger son père et reprendre ses terres, mais il n'est qu'un enfant, sans pouvoir, sans choix, et à qui il semble qu'on ne "fait rien" pour restaurer le bon ordre des choses. La causalité entre ce conflit et son comportement n'est jamais explicite dans les sources, mais me paraît évidente, c'est pourquoi j'ai trouvé très intéressant de l'explorer. C'est l'impuissance de Seyfrid qui le transforme en brute et en bully.

Or, s'il parvient à accomplir son parcours du héros, cela ne se fait pas sans conséquences, ni sans victimes. Dans la Þidrekssaga, Velent se fait malmener par lui, avant de finir ailleurs (ce qui ne va malheureusement pas le préserver des brutes et d'agresseurs en tout genre, torture et mutilations à la clef...). Son fils, Witege, voyant ce que la profession de forgeron a apporté comme malheur physique et mental à son père, refuse de le suivre dans cette voix et préfère devenir... un guerrier. En soit, il est déjà intéressant de constater que le fils ne veut pas de la faiblesse du père et choisit la voie qui le garantie d'être du bon côté de l'épée. 

Pour le Projet Vineta, j'ai triché, je l'admets, et j'ai fait en sorte que ce soit Witege qui soit maltraité et, par conséquent, décide d'arrêter sa formation de forgeron pour choisir la voie du guerrier (tout en gardant également ses réserves vis à vis de l'expérience de vie pourrie de son père.) Déjà parce que chronologiquement, Seyfrid ne peut pas avoir maltraité le père (Velent) lorsqu'il avait 9 ans, puis côtoyé le fils (Witege) dans sa vingtaine en la compagnie de Dietrich, sans être un homme très mûr... or Sigurd/Siegfried meurt jeune. Il était donc logique de faire cette pirouette qui ne trahit pas les personnages mais colle mieux chronologiquement parlant. 

Cela ne change presque rien vis à vis des sources, mais pour moi, c'est génial ! Le bourreau et la victime se retrouvent des années après et tandis que Seyfrid va de l'avant, travaillant à faire une personne meilleure de lui-même, on voit Witege qui est devenu un guerrier redoutable, mais surtout un survivant. Il a des principes, ce n'est jamais remis en cause, et pourtant trahira son meilleur ami au moment fatidique simplement pour... rester du bon côté de l'épée. Il aura dans de nombreuses sources la fâcheuse réputation d'être à la fois l'un des meilleurs guerriers de son temps... et un "tueur d'enfants" (comprendre de jeunes guerriers comme Alphart, voire verts et inexpérimentés, clairement déclassés face à lui, comme Erp, Ortwin et Diether lors de la bataille de Ravenne). Inutile de préciser que les actes qui lui valent cette réputation causeront à leur tour bien des malheurs.

Witege et Heime ont promis à Alphart qu'ils l'affronteraient honorablement, l'un après l'autre. Maaais... Witege est prêt à tout pour survivre, y compris s'asseoir sur sa parole immédiatement après l'avoir donnée et frapper un ancien ami par derrière. Alphart, le héros ici en doré, meurt trahi, à deux contre un. Remarquez les outils de forgeron sur le bouclier du guerrier en rouge : c'est le blason de Witege, fils du forgeron Wieland. (Peinture de Max Koch)

L'abus, psychologique ou physique, a la fâcheuse tendance à se répercuter de victime en victime, la plupart du temps sans que les personnes concernées s'en rendent compte. Voilà ce qui m'intéressait avec Witege : confronter Seyfrid le héros qui a vengé son père, repris son royaume et tué le dragon, à Witege qui... est devenu une brute qui n'hésite pas à tuer des jeunes gens et trahir son meilleur ami, si cela lui permet de simplement survivre un peu plus longtemps, comme l'expérience horrible de son père lui a appris. (Oui parce que dans le genre victime changée en bourreau psychologiquement et physiquement sadique, Velent/Wieland/Völund, il se pose là. Mince, j'ai quand même fait une blague, finalement)

Je finirai en disant que, à un âge relativement jeune, en école primaire, j'ai eu affaire à des jeunes Seyfrid, et qu'il m'aura fallu beaucoup de temps et d'errance pour ne finir ni en Wieland, ni en Witege. C'est difficile de travailler sur soi-même pour ne pas répéter les schémas ni intérioriser les mécanismes de violences. C'est ce qui fait que Seyfrid est un héros : il traverse ces épreuves pour arriver à une version meilleure de lui-même. Pas parfaite, bien au contraire, mais pas une copie de ses bourreaux non plus. Il a réussi à casser le cycle. Witege, lui, a échoué.

Si vous connaissez l'originale, et son sujet, vous comprendrez pourquoi cette chanson.

*Le sujet du viol aura droit à son billet à part.