Affichage des articles dont le libellé est Deor. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est Deor. Afficher tous les articles

samedi 30 août 2025

Wieland le forgeron : Violence et maltraitance dans Heldenzeit Pt2

Broche trouvée à Uppåkra
Il y a quatre ans déjà je postais un article sur la violence dans Heldenzeit, et le traumatisme générationnel, hérité puis répété, en prenant pour exemple l'anti-héros Witege, un preux dans la compagnie de Dietrich de Bern. J'avais notamment pris un exemple la version de sa jeunesse telle que racontée dans la Þidrekssaga, où il se nomme Vidga et son père, un forgeron célèbre, Velent. Je ne m'attardais pas en détail sur les malheurs de Velent, car ce n'était alors pas nécessaire pour comprendre le sujet, néanmoins je me suis dit qu'il serait peut-être temps de m'attarder un peu sur cette figure de l'imaginaire germanique, celui qui, selon les traditions, porte le nom de Velent, Wieland, Völund, Weyland, ou encore Galant.

Qui est Wieland ? Fort bien, faisons tout d'abord un rapide point sur son histoire et son lore. Rapide hein.


Le forgeron mythique apparaît dans plusieurs sources (et je ne parle pas de mentions, car il fut si populaire que ce serait compliqué de tout recenser). La plus ancienne trace littéraire nous vient de la tradition anglo-saxonne, avec le fragment de poème Deor. C'est certes le plus vieux "texte", mais il est bien court et n'offre que des détails et pas l'ensemble de l'intrigue, mais comme on le verra plus tard cela complète ce qu'on sait d'autres poèmes plus exhaustifs, à savoir le Dit de Velent dans la Þidrekssaga (Norvège et Suède) et le Lai de Völund ou Vǫlundarkviða dans l'Edda Poétique (Islande). La version du Dit de Velent implique une version continentale en vieil allemand qui nous est malheureusement perdue, et bien que le personnage soit également populaire dans l'aire culturelle germanique continentale, c'est bien son fils Witege qui là-bas profitera d'une grande notoriété - pas toujours glorieuse, comme on le sait. 

On sait néanmoins par le Livre des Héros (Heldenbuch) que Wielant a deux fils, Wittich (Witege) et Wittichouwe (Vidigoia, qui n'apparaît presque nulle part ailleurs), qu'il est duc mais que deux géants l'ont chassé de ses terres, le forçant à vivre dans la misère. Il se met alors au service d'un forgeron de renom, le roi Elbenrîch (vous reconnaîtrez sans peine ce bon vieux nain Alberich), apprend l'art de travailler le métal dans la montagne Gloggensachs (a priori dans le nord de l'Allemagne), puis se rend auprès du roi Hertwich et a deux fils de sa fille. C'est succinct, mais c'est normal, les livres de héros compilent des chansons et poèmes, et complètent les trous par des résumés façon "précédemment, dans..." de nos séries préférées. Malheureusement pour nous, la version continentale ne nous survie que par ce résumé succinct, et l'interprétation du poète de la Þidrekssaga. Alors justement, maintenant qu'on a parlé des sources  brèves, penchons-nous sur les deux textes scandinaves qui racontent les événements du début à la fin.

 (Je vous préviens, les textes sont relativement courts, donc je vais essayer de ne pas trop rentrer dans le détail car... je vous invite à aller les lire vous-même, en fait.)

L'histoire de Velent / Völund commence, comme d'habitude dans ces sources, par une généalogie. Le Dit nous affirme qu'il descend du roi Vilcinius (roi des Vilces, des Slaves de l'Ouest qui vivaient au nord-Est de l'Allemagne actuelle, et qui sont une présence récurrente dans la Þidrekssaga) et d'une ondine, et de leur fils Vadi, ou Wade, un géant. Lorsqu'il atteint l'âge de neuf ans, Velent est envoyé par son père Vadi comme apprenti auprès d'un forgeron, Mimir de Hunnie. Malheureusement, Velent devient la tête de turc de Sigurd (oui, oui, LE Sigurd) qui maltraite tous les apprentis comme un bully. Trois ans de mauvais traitements poussent Vadi à reprendre son fils et le place auprès d'encore meilleurs forgerons, deux nains vivant dans la montagne de Kallava. Il est remarquable que Vadi ne se contente pas de dire à son fils qu'il doit s'endurcir et que c'est la vie ou autres platitudes, il agit et fait de son mieux pour offrir à Velent la meilleure éducation. Il y a un très belle image de lui portant Velent sur ses épaules pour passer "à gué" là ou l'eau fait dix mètres de profondeurs.

Vølund smed, 1873 (Stephan Sinding), Oslo.
Au début, tout se passe bien avec les nains, mais évidemment ça finit en tensions (lisez-le !) et Vadi va pour pour apporter une  épée à son fils et déclare "Défends-toi, qu'on ne dise pas que j'ai élevé une fille et non un fils." Ah... bon bah au temps pour moi. Brynhild aimerait s'entretenir avec toi, Vadi. Bon il essaie également de venir en personne mais, euh... il s'endort en chemin, ronfle, causant un éboulement et...

Bref, Velent est orphelin et doit se débrouiller tout seul avec les deux nains. Il récupère l'épée qui dépasse des éboulis et... massacre les nains puis leur vole toutes leurs richesses, bien sûr ! Il prend tout, l'or, les outils, limite l'argenterie et les magnets sur le frigo. Et pour rentrer chez lui, il met en pratique son nouveau savoir-faire : il fabrique un sous-marin. Alors je sais, dit comme ça, ça surprend. Il évide un tronc d'arbre et bouche les trous hermétiquement avec du verre, puis navigue grâce aux courants de la Weser jusqu'au royaume du roi Nidung du Svithiod en Jutland. En U - B O O T !! Badass 9000 ! Et ça doit être un sacré tronc car on dit qu'il vole également le cheval Schemming, très apprécié en Germanie continentale puisqu'il sera la monture de Witege. Et c'est aussi un des quatre poulains de Sleipnir, au même titre que Grani, le destrier de Sigurd, parce que bon, il faut toujours un pédigrée de fou. Ils proviennent néanmoins de deux haras différents, Grani de l'établissement de Brynhild, qui n'est pas valkyrie du tout mais bien humaine, et Schemming quant à lui provient du haras de Studas, le père Heime, qui sera à Witege ce que Karadoc est à Perceval, l'humour et la bouffe en moins. Tout est toujours lié. D'ailleurs, Heime chevauche également un rejeton de Sleipnir, Rispa, et enfin, le dernier poulain, Falka (Valke dans la tradition continentale), appartient à Dietrich de Bern en personne.

Mais bref, le sous-marin est pris dans les filets de pêcheurs et ça amène Velent devant le roi Nidung.

Bon, là je vais vraiment résumer, parce que je sens bien que je n'arrive pas à faire court. Ne m'en voulez pas, c'est une malédiction d'écriture, ça a commencé avec mon tout premier texte et je ne m'en suis jamais vraiment défait. J'en suis le premier affligé, en vrai : Heldenzeit devait faire environ 200 pages et à l'heure où j'écris ces lignes, on en est à... 556, soit 2 182 000 + signes. C'est trop, mais je digresse. Encore.

Velent fait forte impression à la cour de Nidung, il impressionne par son talent de forgeron, au point de se faire un rival jaloux, bien sûr, en la personne du forgeron royal, Amilias. Et puis le chevalier Regin / Rygger aussi, qui le garde à l’œil. Faut dire qu'il est tellement bon que, lorsqu'il égare le meilleur couteau du roi, Velent en forge un nouveau, beaucoup mieux, qui tranche le pain ET un bout de la table en dessous. Ça impressionne beaucoup le roi qui demande qui l'a produit. Velent ne veut pas admettre sa faute initiale et donne le crédit à Amilias, qui jusqu'ici n'a fabriqué que des objets sans panache s'empresse d'approuver. Oui, oui, absolument, c'est bien lui qui l'a forgé ce couteau pratiquement magique.

Sauf que Nidung n'est pas con et force Velent à avouer la vérité, ce qui froisse beaucoup Amilias, au point de provoquer Velent en duel de forgeron. Oh mince, Velent n'a pas d'argent ? Il n'a qu'a mettre sa tête en jeu ! Le duel est simple : Amilias forgera la meilleure armure de tous les temps (heaume, jambières, haubert), et Velent la meilleure épée de tous les temps. S'il arrive à blesser Amilias de cette épée en outrepassant ses pièces d'armure, Velent gagne. Sinon, il sera raccourci de trente centimètres environ.

Je vous passe les péripéties où Regin / Rygger a volé ses outils etc., l'important c'est que Nidung fait construire une forge pour Velent et que les deux forgerons fabriquent ce qu'ils sont censés fabriquer. Amilias travaille d'arrache-pied pendant un an, Velent commence sept jours avant la date butoir. Deux styles de travail, on a tous été l'un ou l'autre pendant nos études, et c'est toujours injuste quand celui qui s'y prend à la dernière minute s'en sort avec les honneurs. Je ne dis pas que c'est ce qui va se passer, je dis que c'est injuste. 

De manière fascinante, Velent s'y reprend à trois fois, réduisant à chaque fois l'épée produite en poudre, laquelle est mangée puis chiée par des oies, avant qu'il ne recommence son œuvre. C'est un peu l'équivalent métallurgique du café Kopi luvak, technique magique ancestrale apprise auprès des nains, à n'en pas douter. En tout cas la méthode caca d'oie produit finalement l'épée Mimung (ou Mimming dans le Waldere), une lame célèbre puisqu'elle sera brandie par Witege dans toutes ses aventures. Elle est si exceptionnelle que Velent en fait une copie (toujours dans les sept jours qu'il lui reste, je rappelle), comme dans le film Contact : deux pour le prix d'une, dont une qu'il garde secrète.

Le jour J, Amilias se pavane comme un paon avec son armure et passe du temps avec ses fils (comme quoi les clichés ne datent pas d'hier, il ne manque plus que "c'est ma dernière œuvre avant la retraite") Tout le monde est ébloui par son travail, non des moindres Nidung lui-même. Et puis Velent arrive et, plutôt que de frapper, appuie sa lame sur le casque. Elle s'enfonce comme dans du beurre, dans le métal, d'abord, puis dans le crâne d'Amilias, ses épaules, en fait, elle le tranche sans à-coup jusqu'à la ceinture. Pour les plus dissipés, ça veut dire que Velent gagne le pari.

Nidung est impressionné (c'est étonnant !) et exige d'obtenir cette épée. Velent lui répond "pas de souci, je vais vite fait te chercher le fourreau qui va avec !" mais c'est surtout une astuce pour échanger la meilleure épée contre la copie, qu'il confie au roi. Sa réputation est au sommet, il remplace Amilias comme forgeron royal, tout va bien pour Velent.

Néanmoins, on peut déjà remarquer une chose sur son caractère : être la victime d'un bully pendant des années n'a pas développé son empathie, bien au contraire. Il lui suffisait de blesser Amilias pour remporter son duel, ce qu'il aurait pu faire sans effort, pourtant il a choisi de l'exécuter, de le fendre du sommet du crâne jusqu'à la taille, comme pour le punir de son orgueil et d'avoir osé croire pouvoir se mesurer à lui. Devant ses enfants ! Velent n'est pas un homme bien, il peut se montrer cruel et revanchard, et ça, en plus de ses talents de forgeron extraordinaires, c'est justement ce qui va lui permettre de devenir une légende.

Völund en bijou, c'est très à propos !

Un jour qu'il est à la guerre, le roi Nidung se rend compte qu'il a oublié sa pierre de victoire qui rend invincible. Dans la panique, il promet tout et n'importe quoi à qui accomplira l'impossible et lui rapportera la pierre avant l'aube. Il promet beaucoup trop, en vérité, car il va jusqu'à offrir la moitié de son royaume ET sa fille en mode "My Kingdom for a horse !". Et malgré cette carotte exceptionnelle, personne n'ose proposer ses services, car la tâche est proprement impossible. Personne ? A part Velent bien sûr, qui ne chevauche pas un cheval ordinaire mais un descendant de Sleipnir ! D'ailleurs, les sources continentales appuient que Schemming est le plus rapide de ses frères, c'est pourquoi Witege est en mesure d'échapper à Dietrich lors de leur poursuite sur la plage de Ravenne. Autant dire qu'aller cherche la pierre de victoire ne lui pose aucun problème : en douze heures il parcoure la distance pour laquelle l'armée a galéré pendant cinq jours.

Lorsqu'il revient, une bande menée par un sénéchal jaloux essaye de lui extorquer la pierre, et il tu le sénéchal sans sourciller, ses complices s'enfuyant. Et ça, ça arrange bien le roi Nidung qui, une fois calmé de sa crise de panique en retrouvant sa pierre, n'a pas vraiiiiment l'intention de se séparer de la moitié de son royaume et de sa fille en sup. Il saute sur l'occasion et banni plutôt Velent pour meurtre, puis va guerroyer (il gagne, comme quoi, les pierres de victoires, ça marche !)

Velent pourrait refaire sa vie ailleurs, recommencer à zéro, mais Velent est revanchard. Il essaye d'empoisonner le roi mais se fait gauler, et une situation délicate va se transformer en calvaire : Nidung lui fait couper les tendons des pieds, genoux et cuisses et les ligaments des jambes, afin qu'il ne puisse plus jamais marcher. Infirme et captif, l'humiliation est totale. Dans l'Edda Poétique, le roi n'attend pas de prétexte comme cet assassinat manqué, il le fait carrément kidnapper au milieu de la nuit. Le résultat est le même, Velent est désormais au service du roi. Il prétend reconnaître ses erreurs et vouloir se faire pardonner, et Nidung lui fourni une forge et de l'or afin qu'il se mette au boulot.  Le roi croit alors avoir gagné sur tous les tableaux.

Or, Velent n'a pas abandonné. Au contraire, sa soif de vengeance n'en est que plus forte. Au lieu de tuer Nidung, il va ravager tout ce en quoi il tient. Il va gagner la confiance de ses deux jeunes fils (le troisième, Otvin, est déjà adulte) et les massacrer dans sa forge lorsqu'ils viennent faire réparer leurs flèches (ou pour jeter un œil à son trésor dans l'Edda Poétique.) Mais comme Velent a fait promettre aux garçons de marcher à l'envers vers sa forge en échange de réparer les flèches/montrer l'or, les traces dans la neiges montrent qu'ils ont quitté la forge et Velent est innocenté de leur disparition. Mais ne croyez pas qu'il se contente de les tuer, non, non, ce sera trop vulgaire. Velent est un artiste ! De leurs crânes il tire de magnifiques hanaps dorés, de leurs omoplates et hanches des coupes à bière, et du reste des manches de couteaux, des plats, des chandeliers, il refait tout l'intérieur de Nidung façon Ikea doré, et celui-ci est ravi, on sort même ces couverts de luxe quand les invités de marque sont reçus. Dégueulasse ? Attendez, il n'en a pas terminé.

La prochaine sur la liste est la princesse. Si elle n'a pas de nom dans la Þidrekssaga, Deor la nomme Beadohild et l'Edda Poétique Bödvilar. Elle rend visite à Velent afin qu'il répare son anneau qu'elle a malheureusement cassé, et n'ose pas l'avouer à son père (en parallèle du couteau égaré plus tôt par Velent, ce qui devrait déclencher un peu d'empathie de la part du forgeron, maiiis...). L'Edda Poétique rajoute du drama en faisant de cet anneau un bijou que Nidung a dérobé à Velent lors de son arrestation, et lui donne même le nom de Alvitr. Bref, notre "héros" s'arrange pour être seul avec elle et la prend sans son consentement. Et là, c'est compliqué, car l'Edda Poétique lui fait boire une potion pour l'endormir et il la viole dans son sommeil, et leur relation, si on peut dire, s'arrête là. En revanche, dans la Þidrekssaga il y va cash, et pourtant... non seulement elle garde le secret en échange de l'anneau réparé, mais... ils se revoient, se veulent l'un l'autre, et finissent par s'épouser à la fin. Autre temps, autres mœurs, hein, mais tout de même. (Je parle de ce sujet compliqué dans les sources ici)

Ensuite vient la troisième étape, la plus célèbre : son évasion par les airs.

Il invite son frère Egil à le rejoindre pour l'aider (oui, Velent/Völund a des frères, mais on y reviendra.) C'est un archer hors pair, et lorsqu'il arrive avec son propre fils de trois ans, Nidung le met à l'épreuve. Il ordonne à Egil de prouver son excellence en touchant une pomme posée sur la tête du petit. Ah ? Ça vous rappelle un certain Guillaume ? Egil l'a fait avant. 

Il prépare trois flèches et décoche la première, fendant la pomme en deux. Nidung applaudit et félicite son visiteur, lequel répond "Franchement, si j'avais raté ma cible, les deux autres flèches étaient pour toi." La cour est horrifiée par la provocation et une menace de mort pas du tout voilée, alors que Nidung c'est plutôt :

En réalité, Egil est là pour chasser des oiseaux afin de récolter des plumes, beaucoup de plumes. Velent a un plan, il se forge en secret une paire d'ailes mécaniques (un "habit de plumes") qui lui permettront de s'envoler loin d'ici. Et comme il entend mettre ça en scène de manière habile, il compte faire croire à Nidung qu'il périt dans sa fuite. Lorsque tous les éléments sont prêts, il se présente avec son appareil sur le dos, et le roi est très étonné. "Tu es un oiseau maintenant, tu fais bien des merveilles". Là-dessus, Velent vide son sac et révèle l'odieuse vérité de ses méfaits au roi : leur meurtre des princes, la taxidermie dorée façon psychopathe, le viol de la princesse. Nidung, mortifié, le voit décoller et ordonne qu'on l'abatte. C'est là qu'Egil entre en jeu : il décoche une flèche sûre et transperce une vessie de porc remplie de sang, lequel tombe du ciel à bouillon et convainc le roi que cette blessure doit être mortelle.

Ah, je ne l'ai pas précisé, mais c'est le sang de ses trois fils que Velent avait mis de côté au frigo pour l'occasion.

Velent rejoint alors la ferme de feu son père Vadi, en Zélande (Danemark). Quand Nidung meurt peu après, son fils adulte Otvin, se réconcilie avec Velent, qui épouse la princesse comme on l'a dit, lui permettant d'être réuni avec leur fils de trois ans, Vidga/Witege.

Happy End, qui l'eût cru ?

Clairement, l'évasion par les airs est ce qui marque le plus fortement l'imaginaire, plus que le U-Boot de bois ou les vengeances cruelles. D'ailleurs, le coup des crânes des fils changés en coupes n'est pas exclusif à Velent/Völund, puisque dans les sources scandinaves ont retrouve ce motif associé à Gudrun lorsqu'elle se venge de manière similaire du roi Atli. Le Lai de Völund ajoute des détails "créatifs" au Dit de Velent, histoire d'enfoncer le clou, puisque les yeux des enfants sont changés en gemmes qu'il offre à la reine (qui n'existe pas dans le Dit) et des dents il fabrique des broches pour Bödvilar. La reine du lai est présentée comme la vraie méchante, c'est elle qui remarque que Völund risque de se venger pour son enlèvement et peut-être même de s'échapper, et suggère en conséquence qu'on le mutile préventivement. Nidung dans le Dit est entièrement responsable. Dans l'Edda Poétique, Egil n'intervient pas dans ce récit, Völund se débrouille tout seul pour construire ses ailes et s'enfuir : le forgeron s'élève triomphalement dans le ciel après la révélation. On ignore ce qu'il advient du roi et de la reine, de la princesse et de leur fille, Otvin n'existe pas non plus, pas de réconciliation donc, pas de joyeuse petite famille basée sur un viol, non, Völund se venge, se vante, se barre, FIN. 

Ce bijou est aujourd'hui exposé à Lund.
Une autre grosse différence entre les deux versions principales qu'il nous reste concerne le début de l'histoire. Dans l'Edda Poétique, oubliez tout jusqu'à la capture du forgeron : ça ne s'y trouve pas. Au lieu de cela, Völund vit dans la pampa avec ses frères, Slagfildr et Egill, au bord du lac Ulfriar. Tous trois sont les fils du roi des Finnois, cela dit en passant, offrant une toute autre généalogie au personnage (bien qu'Egil existe bien dans cette version!) Il y a toute une intro sur la manière dont ils surprennent des femmes cygnes et leurs volent leur plumage, leur "forme de cygne", pour les forcer à les épouser, un épisode qui pourrait sembler déconnecté et inutile, mais offre un parallèle avec l'habit de plumes que Völund fabriquera plus tard pour s'échapper, peut-être-même qui explique d'où lui vient l'idée. Lorsqu'elles finissent par s'enfuir et que ses deux frères partent à leur poursuite, Völund reste seul, et c'est là qu'en profite Nidung, ici Nidudr, pour le faire kidnapper. A partir de là, les deux histoires se recoupent.

Wieland, Velent, Völund... peu importe le nom où l'aire géographique, ce n'est jamais son caractère qui est loué, mais son talent. On peut dire ce qu'on veut du bonhomme, aussi ignoble qu'il soit, son talent dans la forge est indéniable. Ses lames sont incomparables, ses bijoux irrésistibles. Il est l'artisan avec un grand A, et c'est pour cela que dans la littérature médiévale germanique, son nom deviendra synonyme de forgeron exceptionnel. Lire dans une saga "Il était völund, c'était un völund" équivaut à dire d'un athlète qu'il est Carl Lewis ou Usain Bolt. Tout le monde comprend les qualités qu'on vante sans avoir à expliquer. On ne se posait pas encore la question de la nécessité ou non de séparer l’œuvre de l'artiste : certes c'est un enfoiré de première, mais matte le hanap ! 

Après, il est vrai que le droit de se venger d'un tort est, pour les contemporains, un vrai droit au sens juridique du terme, mais les actes commis par Velent/Völund sont absolument atroces, même pour les standards de ce temps. La Þidrekssaga le fait au moins essayer de tuer Nidung avant d'être capturé et de passer à un plan B bien plus cruel impliquant plein d'innocents, certains très jeunes. L'Edda Poétique ne s'embarrasse pas de cette nuance : Völund part direct en mode psychopathe.

Mais hej, matte le hanap ! 

La figure de Wieland a tellement marqué l'imaginaire de son temps qu'elle a fini par traverser les genres et les frontières. Le forgeron rejoindra la matière de France sous le nom de Galant, où on lui prêtera la paternité d'épées légendaires telles que Durandal, l'arme de Roland, ou Joyeuse, celle de Charlemagne. Ironiquement, il retournera dans la littérature scandinave sous son nouveau nom de Galant quand sera composée la Karlamagnús Saga, adaptation de la matière de France, de Charlemagne et ses pairs, au public scandinave comme la Þidrekssaga le fit avec le cycle de Dietrich.  La boucle est bouclée.

D'ailleurs, un autre forgeron bien connu de nos histoires, Alberich, aura droit à un succès similaire, et même plus encore, sous le nom d'Aubéron. Mais nous verrons cela une autre fois.

Ah, et du coup maintenant vous comprenez tous les éléments de la statue ! 

 

BONUS : WIELAND EN VILLAND !


Les armoiries de Witege, devenues blason du Villand 

Le document affiché dans le couloir du Tingsrätt que j'ai eu le droit de prendre en photo.

mercredi 26 février 2025

La tradition anglo-saxonne : une brève introduction

J'ai souvent évoqué les traditions continentale, scandinave et féringienne. Il existe cependant une autre tradition, plus distante mais néanmoins connue pour son œuvre centrale, à savoir la tradition anglo-saxonne, et sa figure de proue : Beowulf. Souvent, elle semble mise à l'écart du reste des sources que je partage ici, un peu comme si Beowulf était dans sa propre bulle à la manière d'un Kalevala, par exemple. Une histoire d'anglo-saxons sur leur île, dans leur coin. Or, ce n'est absolument pas le cas.

Je trouve la place de Beowulf comme pierre angulaire de la littérature anglaise fascinante. Pourquoi ? Prenez ses équivalents : la Chanson de Roland pour les Français, qui parle de... Français, défendant leur vie sur leur territoire. C'est même la première œuvre littéraire à le faire, plutôt que de parler de Francs. Le Nibelungenlied, quant à lui, parle de peuples germaniques en des royaumes situés sur le territoire allemand. Beowulf, l'épopée des anglo-saxons, parle de... Danois et Gauts, soit des scandinaves. C'est donc uniquement pour sa langue que cette œuvre possède son statut, car c'est la plus ancienne en vieil anglais, pas pour ses personnages, qui ne sont pas du tout des "héros anglo-saxons" comme Roland est un héros Français ou Siegfried un "héros Allemand". D'ailleurs, les protagonistes de Beowulf sont en réalité liés à toute une constellation de héros majeurs d'autres sagas scandinaves, notamment Hrolf Kraki, un des plus grands héros semi-légendaires Danois, neveu du roi Hrothgar soit l'un des plus importants personnage du poème, excusez du peu. En revanche, personne venu d'Angleterre. Même l'intrigue ne les entraîne jamais sur l'île conquise, alors qu'on évoque pourtant plusieurs contrées, plus ou moins lointaines : la Frise, le Danemark, le Gotland, la Laponie... Non, en dépit de la langue de son poète, Beowulf s'inscrit bel et bien dans le même contexte narratif que la tapisserie légendaire partagée par la Völsunga Saga ou la Saga de Hrolf Kraki. Il était donc normal de l'inclure dans Heldenzeit.
 
John Howe a illustré un magnifique livre qui re-raconte Beowulf. C'est juste superbe !
 
Les références aux sources que j'utilise ne sont certes pas aussi nombreuses qu'on pourrait l'espérer, mais elles sont explicites. On y raconte par exemple très brièvement l'exploit d'un Waelsung (Völsung) qui aurait obtenu un grand trésor en abattant un dragon. Petite subtilité, Beowulf attribue cet exploit à Sigmund (le père), et non à Sigurd (le fils). Dietrich n'est pas mentionné, toutefois Ermanaric, sa némésis, est cité ainsi que le clan des Wulfings, des Gauts qui sont nommés parmi les compagnons de Dietrich ayant survécu au carnage à Etzelburg dans La plainte. Le héros Béowulf porte par ailleurs une cotte de maille forgée par rien de moins que Weyland en personne, que nous connaissons autrement sous le nom de Wieland ou Völund dans les traditions continentale et scandinaves.
 
Brève parenthèse, l'oncle de Beowulf, Hygelac, y meure lors d'un raid en "Frise", information affinée par notre Grégoire de Tours national qui précise qu'il périt plus spécifiquement en Hattuarie, un territoire sous contrôle des Francs, et dans lequel on et trouve entre autres grosses villes... Xanten, l'ancienne capitale de Sigmund et Siegfried. Coïncidence ? Bah en fait oui. Mais c'est marrant tout de même !
 
Mais si Beowulf mérite évidemment toute l'attention et l'amour qu'il a reçu du public, il existe encore quelques textes associés à cette tradition anglo-saxonne. Le plus évident étant évidemment le Waldere que j'ai déjà évoqué ici ou là. Malheureusement, il n'en reste que des fragments, mais il s'agissait de l'interprétation anglo-saxonne du matériau qui donnera le Waltharius, le Dit de Valtari dans la Þidrekssaga, et le Walther und Hildegund, ce-dernier ne survivant lui aussi que par fragments. C'est vraiment triste, mais il faut s'y faire car ce motif revient fréquemment...
 
Il y a également Deor, un poème qui fait un peu de name-dropping parce que le poète vient de perdre les faveurs de son clan au profit d'un barde plus apprécié, et donc il se lamente en se comparant à des gens qui en ont bavé ou pour qui ça a mal fini. Et les deux "groupes" de noms prestigieux sont liés à la tapisserie héroïque germanique : le forgeron surnaturel Weland (Wieland/Völund on le rappelle) et sa victime  de viol et instrument de vengeance, la pauvre Beadohild (Bödvildr), mais aussi Theodoric (Dietrich, enfin !) et son bannissement par Eormanrices (Ermanaric / Ermrich). Là encore, terrain bien connu.
 
Widsith, le poète éponyme de cette œuvre, lui ne fait pas "un peu" de name-dropping, il nous bombarde de références savantes pour bien poser ses bourses (de monnaie) sur la table et montrer c'est qui le patron. Le monsieur connaît plein de héros et il compte bien nous le faire partager : les rois, qui était avec eux, et qui était avec ceux qui étaient avec les rois, comment s'appelaient leurs chevaux, vous saurez tout. Le gros avantage pour quelqu'un comme moi, c'est que le texte est une mine de petite références pratiques à réemployer.
 
Par exemple, certains s'étonneront certainement que Hagen, dans Heldenzeit, possède un fief à Rugier-Holm (Rügen), alors que les traditions continentale et scandinave ne l'évoquent jamais. Ne cherchez plus, c'est dans Widsith. Or, comme la ballade féringienne de Högni fait quitter au héros son fief par bateau, ce qui n'est pas exactement cohérent avec les sources habituelles, mais logique pour des gens qui vivent sur un archipel. Avec ce détail de Rugier-Holm j'ai pu garder cette scène et, de ce fait, référencer deux sources souvent ignorées.
 
Sinon, pour en revenir au Widsith, Eormanric (Ermrich) règne sur les Goths, Attila sur les Huns, Finn sur la Frise (on va très vite y revenir), les Wulfings sont encore mentionnés, Heorot également, la grande halle des Danois dans Beowulf. Bref, là on a des références de partout et on est tout à fait dans le même bouillon. Tout est connecté, tout le monde existe dans le même univers.
 
Et justement, voici Heorot, vue par John Howe.
 
Enfin, le dernier texte de ce corpus est Finnsburg, ou la Bataille à Finnsburg, ou le Massacre à Finnsburg (j'imagine que ça dépend du point de vue de chacun). Là encore, hélas, pas un texte complet mais un fragment. Les événements décrits sont très Game of Thrones saison 3, si vous voyez ce que je veux dire, et on en connaît une version plus courte grâce à... Beowulf, et oui, et le protagoniste règne sur la Frise et s'appelle Finn. Oui, celui-là même cité dans Widsith. Là encore, comme pour le reste, on a un texte en vieil anglais, avec un point de vue moral et culturel anglo-saxon, évidemment, mais fermement établi dans le grand bac à sable héroïque des germains continentaux et scandinaves. 
 
La grosse différence avec les autres traditions est que, mis à part Waldere, les autres textes font uniquement référence aux autres traditions (Dietrich, Sigurd, Völund) sans faire intervenir ces personnages directement, car les intrigues se déroulent longtemps après dans la chronologie légendaire, et Sigurd et Dietrich sont depuis longtemps du passé. Beowulf se passe durant l'âge de Vendel, soit précisément entre la migration des peuples de la fin de l'Antiquité Tardive qui sert de scène au drame des Burgondes et des Nibelungen, et l'âge Viking, dont Beowulf est par ailleurs plus proche de part sa connexion à Hrolf Kraki. Ceci explique donc cela : nous sommes dans le même univers, mais à un autre point de la frise chronologique, causant cette "mise à l'écart" récurrente de la tradition anglo-saxonne.
 
J'ai relativement peu évoqué cette tradition jusqu'ici à part Waldere très brièvement ainsi que quelques références à Beowulf, mais pas par faute d'intérêt ni d'usage. Waldere et Widsith m'ont déjà été très utiles et avec les chapitres à venir, c'est Beowulf et Finnsburg qui requièrent toute mon attention, je relis les sources en mode prises de notes et griffonne dans mon carnet, et c'est ainsi que je me suis rendu compte que j'avais négligé d'évoquer ces textes sur ce blog. Je ne vous ai pas fait un copier-coller de Wikipedia, si vous êtes intéressés et voulez les détails techniques, vous savez comment ça marche. Non, je souhaitais seulement introduire les sources ici et pourquoi elles trouvent naturellement leur place dans mon corpus pour Heldenzeit.
 
Voilà, c'est fait.