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jeudi 24 avril 2025

La version avec le cochon : Siegfried (2005)

Bon, j'avoue que là on commence à s'aventurer dans le domaine des films "inspirés de" plutôt que de véritable adaptation. Pourtant, malgré tous les (nombreux) problèmes de ce film, il y a une accumulation surprenante d'éléments qu'on peut relier aux sources - que ce soit volontaire ou pas, d'ailleurs. Le film dont je vais parler est la "comédie" de Sven Unterwaldt Siegfried, avec dans le rôle titre le comédien Tom Gerhardt connu pour des films à l'humour, euh... qui tache, dira-t-on.

Siegfried (Tom Gerhardt)

 Excusez-moi, mais... qui est le public cible exactement?

Le premier problème qui saute aux yeux dès le début du film, et qui malheureusement ne fait que se confirmer au fil des (parfois interminables) séquences d'"humour" : le film ne sait pas à qui il s'adresse. On a de l'humour slapstick, du pipi caca prout prout, du parler adolescent qui était probablement déjà ringard au moment de la sortie du film mais aussi des dialectes et accents régionaux, des blagues sexuelles clairement destinées aux adultes, dont une blague redondante de viol, tranquille, et puis on a le petit cochon sidekick mignon avec une voix d'enfant et un Siegfried joué comme un parfait débile insupportable. Je n'ai pas vu l'acteur ailleurs, et la direction d'acteur ne l'a sans doute pas aidé, mais à le voir cabotiner en mode Owen Wilson du pauvre jouant un handicapé hollywoodien, j'avais envie de prendre Tom par l'épaule et lui dire :

L'histoire est à l'avenant, évidemment, mais étonnamment il reste plein  d'éléments encore décelable derrière... le reste. Alors je pense que ce sera la chronique la plus courte de cette série, je ne m'attarderais pas sur chaque blague nulle et me concentrer sur l'intrigue.

Déjà ça commence super bien, avec un bébé Siegfried dérivant sur le Rhin et recueilli par Mime, comme dans la Thidrekssaga, et comme l'avait repris le téléfilm sorti un an plus tôt. Siegfried grandit, il a une force hors du commun, comme dans pratiquement toutes les sources, à cause de cela, personne ne veut jouer ou interagir avec lui car il ne se contrôle pas et cause beaucoup de dégâts et de blessures. On retrouve le Siegfried bully de la Thidrekssaga et du Seyfrid à la Peau de Corne, mais cette fois malgré-lui et qui ne s'en rend même pas compte. Il aime aussi tous les animaux et apprends très jeune leur langage... une référence évidente à sa capacité à comprendre les oiseaux après avoir goûté au sang de Fafnir, mais ici ça se fait sans brutalité animale. Mime lui forge une épée et ce sera celle qu'il aura avec lui une fois adulte... bien trop petite, donc. Il l'appelle Baldung... pourquoi pas Balmung comme dans les sources ? S'il y a une blague quelque part, elle m'a échappée. C'est typiquement le genre de changement que je ne comprends pas : soit tu fais complètement autre chose et tu assumes, soit tu reprends le nom et tu montres que tu as ouvert un bouquin dans ta vie. Là c'est un choix... vide.

Pareil dans la scène où Siegfried s'invite malgré lui dans le tournoi et met KO l'adversaire de Hagen. Gunther déclare que Hagen a vaincu "le Mongole", qui est effectivement habillé en cliché de guerrier des steppes de cinéma. Alors pourquoi ne pas dire "le Hun" pour le clin d’œil ? Ce n'est même pas pour faire une blague sur l'insulte, en Allemand on dirait "mongo", pas "mongolen", car c'est le raccourci de "mongoloid" (ne le faites, pas s'il vous plaît). Donc si ce n'est pas pour faire une blague de mauvais goût, alors pourquoi ? Pourquoi es-tu si médiocre, film ?

Mais revenons à notre "héros". Un jour il surprend Kriemhilde en train de pisser en forêt et devient obsédé par elle au premier regard. Il va la retrouver à Worms (je vous passe les détails "drôles") où se déroule un tournoi ! Tiens donc, comme dans le Nibelungenlied et le Rosengarten zu Worms. D'ailleurs, puisque le personnage de Kriemhilde est présentée comme une absolue raclure, méchante et orgueilleuse, on est assez proche de sa version dans le Rosengarten... Hé, franchement, jusque là, pas mal ! Bon sauf que le tournoi c'est pour lui trouver un prétendant, ce qui est une pure invention, et laisse penser que la ref est plutôt accidentelle. 

Côté personnages on retrouve le roi Gunther, un cliché de gay efféminé, ce qui est super drôle, car il est gay est efféminé. Bref. Et contrairement à une autre comédie allemande culte Der Schuh des Manitu, qui ces dernières années a été critiquée pour ses blagues pas toujours fines et ne vieillissant pas super bien sur le personnage gay de Winnetouch, au moins il servait à faire contrepied à son jumeau (interprété par le même acteur) et son côté flamboyant et excentrique participait à la dynamique du groupe, ici c'est juste... "LOL Gunther est une tapette". Niveau zéro.

En fait, on touche du doigt un gros problème du film : pour faire du pastiche ou de la parodie, il ne suffit pas de faire des blagues sous la ceinture et de mettre du vomi. Ce qui est drôle, c'est de se moquer des travers de son sujet, en grossissant les traits, en soulignant les paradoxes et incohérences, les aspects problématiques ou datés. Mais pour ça, il faut connaître le sujet dont on se moque, sinon, on reste très superficiel et c'est juste une mauvaise comédie avec un filtre, ici un filtre Nibelungen. Et là, à moins d'être hilarant de base, bah... c'est une recette pour un désastre. On peut arguer, en étant extrêmement généreux, que rendre Siegfried complètement demeuré à la limite du retard mental, c'est une exagération de sa naïveté et de son côté bonne poire dans les sources, mais Gunther en grande folle ? 

C'est là que le Schuh des Manitu s'en sort mieux, il y avait un amour des vieux Westerns, en particulier la série des Winnetou, et le personnage gay mettait tout le sous-texte homo-érotique de beaucoup de ces productions sur le devant, en toute flamboyance, impossible à "glisser sous le tapis". Ça fonctionnait. Ici ? Qu'est-ce qu'on dit à travers ce Gunther ? Rien.

Kriemhilde (Dorkas Kiefer) et Gunther (Jan Gosniok) avec son, euh, échanson ?

Mais poursuivons. Hagen est habillé tout en noir avec un casque ailé volontairement ridicule qui est une référence évidente à ses costumes chez Wagner, Lang et surtout Reinl. Pas d’œil manquant, ni de cicatrice : la sexification de Hagen se poursuit.  D'ailleurs, le film établit que Hagen est censé gagner le tournoi pour épouser Kriemhilde, et ça... ça sort d'un chapeau. Néanmoins, comme l'invention d'une relation Hagen-Kriemhilde aura un rôle encore plus important dans Hagen - Im Tal der Nibelungen, le prochain film de cette série d'articles, j'y reviendrais plus en détail à ce moment-là, mais disons seulement que soit ils ont pris l'idée du livre qui a inspiré Hagen..., soit ils ont juste eu une idée similaire, sachant qu'il n'y a aucune Brunhilde ici et qu'avec une histoire plus compacte il fallait bien de pseudos triangles amoureux. Petit détail amusant, Hagen est interprété par... Volker Büdts. Hagen... son bro Volker... vous l'avez ? Je me sens si seul.

Volker Büdts fait son Hagen

 Une fois de plus, Alberich est promu comme second couteau de Hagen, sauf que cette fois il n'est plus un nain, ni même un Nibelungen ayant été chassé par les siens, c'est juste... Jaquouille la Fripouille. J'apprécie qu'il se fasse passer pour le passeur sur sa barque afin de tromper Siegfried, clin d’œil à la séquence du passeur où Hagen dézingue le passeur, tandis qu'ici le passeur bosse pour lui. On pourrait également y voir une référence au Chant de Harbard, un texte scandinave où Odin se fait passer pour un passeur et refuse le passage à Thor pour le troller, sachant que Siegfried partage plusieurs attributs du dieu au marteau, comme une force extraordinaire, un courage hors norme, et un appétit d'ogre, mais ce serait donner aux auteurs de ce scénario bien trop de crédit. Je veux dire, leur introduction de Siegfried c'est Mime qui tient le bébé devant lui, et Siegfried lui vomit dessus à répétition et quand Mime demande s'il a enfin fini, Siegfried lui pisse dessus pour rincer tout ça. À répétition. Soyons honnêtes, la référence à Harbard est indubitablement une pure coïncidence.

Axel Neumann interprète Alberich

J'aime bien la manière dont Alberich provoque malgré lui la légende de l'invulnérabilité de Siegfried, parce qu'il a trop peur d'aller l'affronter comme le lui ordonne Hagen. Il invente le bain dans le sang de dragon pour justifier qu'il ne peut rien faire, mais quand plus tard il arrive à la conclusion qu'il faut le tuer, on le questionne lourdement du regard, s'emmêle les pinceaux et doit inventer le point faible. Il élabore son mensonge au fur et à mesure pour ne pas admettre qu'il a menti, ce qui provoque plusieurs quiproquo et scénettes bon enfant plutôt rigolotes.

Le Dragon et son trésor

Gunther arrive sans difficulté à convaincre Siegfried que s'il désire épouser sa sœur il doit ramener deux anneaux du trésor des Nibelungen, car il espère ainsi se débarrasser de lui en l'envoyant à la mort. L'ordre des péripéties est donc complètement bouleversé, et Siegfried cherche désormais le trésor, alors que dans les sources, l'obtention du pactole est une conséquence de son objectif premier : tuer le dragon. Ici, il ne l'occit pas, il l'assomme, et par accident en plus. C'est aussi lui qui jette tout le trésor dans le Rhin... parce qu'il jette tout en arrière à la recherche des anneaux. L'or n'est plus englouti par Hagen après le meurtre du héros, c'est le héros qui s'en charge sans le vouloir. Siegfried emporte également l’œuf du dragon pour en faire des "super-crêpes" (je dois préciser que c'est sorti du chapeau, ou...?). Au final, au moment du mariage avec Kriemhilde (qui accepte finalement car elle pense recevoir en dot le trésor des Nibelungen), tout capote, le dragon en CGI potable vient chercher son petit fraîchement éclot, un animatronique terrifiant tout droit sorti de l'enfer de la vieille série télé Dinosaures. 

D'ailleurs, jusqu'au final, le dragon n'est montré que par son ombre (très, très mal faite). Certes, ça permet de créer de l'anticipation pour un énorme monstre qui est en fait tout petit et très poli (on ne vous l'avait jamais faite, celle-là, hein ! Quelle inventivité époustouflante !), mais surtout ça coûte moins cher. Cela dit, moi j'aurai claque un peu plus de pognon dans l'ombre, même en mode cartoon ça jure beaucoup. Ah, et bien sûr, les deux dragons vivent heureux à la fin.

En effet, après avoir montré la mort de Siegfried à la source, en forêt, le film fait le coup du rembobinage pour déclarer que tout ça c'est du pipeau et qu'il va donc nous montrer la vraie version de ce qui s'est passé, qui se termine en Happy End où Hagen et Alberich abandonne Worms pour suivre Siegfried et Anita (sa nouvelle petit copine). Là on a pioché dans le chapeau du chapeau, craquage de slip, mesdames et messieurs ! La trahison du poème est si débile qu'aucune autre adaptation n'a trouvé malin d'épargner Siegfried, passage "un peu" obligé tout de même. Aucune... sauf Siegfried, le soft porno de 71, où Kriemhilde venait sauver la mise de son étalon. Vu qu'ici c'est le compagnon de Siegfried, le petit cochon qui lui a appris que pour embrasser quelqu'un il faut le faire sur son trou de balle, faut-il y voir une référence ? Après tout ce film cherche également à titiller son spectateur (masculin, hein, ne nous mentons pas) avec des situations, blagues et costumes "sexy". Que seuls ces deux films-là soient les seuls à partager ce choix aberrent en plus d'une obsession pour le cul... coïncidence ? Je ne crois pas.

Le cochon

Allez, c'est la mascotte du film, alors même s'il n'a rien à voir avec les sources, parlons du cochon. C'est un mélange de vrais cochons, d'animatroniques et de CGI. C'est un simili Babe, en somme. D'après l'acteur principal, il devait permettre à Siegfried de garder son intégrité et son innocence, d'être son compas moral, et bon, OK. Je trouve qu'il ne sert pas à grand chose la plupart du temps et qu'il est à peine intégré à l'intrigue, si ce n'est le moment forcé où il sauve Siegfried du coup de lance mortel en mode Deus ex Machina. C'est un gimmick, pensé pour les plus jeunes et je suspecte rajoutés tardivement au scénario. L'idée d'un Jiminy Cricket est pourtant moquée par le film puisqu'un cricket vient faire un speech pour remotiver Siegfried et lui vanter les mérites de la merveilleuse vie... avant de se faire écraser, de manière extrêmement prévisible d'ailleurs. Il y a une réplique "les femmes ne veulent pas de cochons... la plupart du temps" sortie par le cochon, justement, qui pourrait être un indice d'une métaphore cachée dans ce film, enterrée, engloutie sous les eaux du Rhin, quelque part, mais je parie plutôt sur une blague pas du tout appropriée pour LE personnages clairement à destination des enfants.

Verdict

En conclusion, faut-il s'infliger Siegfried ? Non. C'est lourd et assis entre deux chaises : faire rire les enfants, ou faire rire les adultes. Pour ma part, c'était surtout la fête du cringe, et il n'y a vraiment pas assez de Nibelungen dans tout ça pour me faire fermer un œil complaisant comme pour le téléfilm de 2004. Même le film érotique de 1971 adaptait plus d'éléments de l'intrigue que cette "comédie", et avec une mise en scène à peine moins bien en plus. Certaines blagues arrachent des sourires, c'est vrai, mais d'autres, beaucoup d'autres, mettent extrêmement mal à l'aise. Le comique de répétition consistant à forcer une femme à se faire embrasser le cul (et je veux dire pas seulement les fesses hein, tout) et de systématiquement finir la scène en la faisant voir défroquée par d'autres personnages dans une position humiliante, ça n'est pas pour moi, et probablement pas non plus pour les enfants venus voir le héros parler à un petit cochon mignon. Le film aurait sans doute gagné à faire un choix très tôt dans l'écriture et à s'y tenir, car en l'état, il n'est destiné à... personne.
 

Siegfried (Tom Gerhardt) montre son portrait de Kriemhilde à Mime (Michael Brandner)

BONUS : Le point Bande Originale

Heureusement, il y a la lumière dans l'obscurité, le moment de grâce dans toute cette misère : il se trouve que la bande-originale est excellente. La musique est composée par Karim Sebastian Elias, à qui l'on doit également la BO fort chouette de l’adaptation par la chaîne allemande Pro 7 de l'Île au trésor, Die Schatzinsel. Le film a beau être une comédie potache lourdingue insupportable et traitée par-dessus la jambe, le compositeur, lui, prend son sujet très au sérieux et nous sert une BO dans la veine des films d'animation d'aventure des années 2000 comme Sinbad : la légende des sept mers ou Atlantis, l'Empire Perdu. Légère et entraînante, sérieuse voire épique (toutes proportions gardées) lorsqu'il faut, avec les petits chœurs qui vont bien, c'est un régal constellé de quelques bons leitmotifs, et on se dit que cette composition mériterait un autre film, un bon film, de la trempe d'un Dragons, par exemple, mais que voulez-vous, c'est comme ça. Réjouissons-nous que Karim Sebastian Elias ait ignoré quelle daube il mettait en musique pour nous offrir une petite pépite.

 

 


 

Après cette purge absolue, exemple tragique d'humour allemand (je vous promet, on sait faire mieux), les Nibelungen avaient besoin de changer de direction pour revenir vers quelque chose de plus sérieux. Eh bah, ça tombe bien, car au centenaire du diptyque de Fritz Lang sortait au cinéma un film sérieux. Très sérieux. Sombre. Très sombre, si sombre qu'on a tout désaturé pour virer les couleurs : la version Vikings of Thrones.

dimanche 1 décembre 2024

Dietrich de Bern, Pt. 2 : l'échec héroïque

Dans un précédent billet, j'ai déjà parlé de la tendance qu'a Dietrich de Bern a rencontrer, disons... des contretemps... dans ses aventures. Pas juste des complications et des péripéties, non, non. Dietrich a la lose. Mais sa détermination et sa résilience face à l'échec en font un personnage admirable et inspirant.

Dietrich von Bern par Setz

Aujourd'hui, j'aimerai développer le motif de la malchance qui lui colle à la peau, et évoquer un aspect que j'ai laissé de côté la dernière fois et que je trouve assez fascinant, et qui en plus est une conséquence directe de cette poisse, à savoir ces moments où Dietrich pue tellement l'échec que ce sont les autres qui doivent résoudre la situation, pendant que le héros s'assoie place passager.

Prenons le Sigenot, par exemple. Dietrich apprend par son mentor Hildebrand qu'un géant traîne dans les parages avec l'intention de se venger du Bernois pour le meurtre de ses parents, Hild et Grim (encore une fois j'en parle justement dans le billet précédent). Hildebrand déconseille à Dietrich d'aller à sa rencontre, mais comme on l'a vu, les bons conseils du maître d'armes sont régulièrement (si ce n'est systématiquement) ignorés. Notre héros va donc retrouver le géant Sigenot dans les bois et ça se passe pas super bien. Dietrich essaie même d'apaiser le héros et éviter le combat (le fameux motif de la Lâcheté de Dietrich), ça ne parle pas trop à Sigenot qui l'assomme et l'emporte dans sa grotte / donjon où il enferme notre héros avant de retourner à Bern pour s'occuper de Hildebrand (qui, on l'a vu, a également participé au meurtre de Hild et Grim), et rebelote, le géant domine le héros et l'emporte dans ses geôles. Comment vont-ils s'en sortir ? Quelle astuce trouvera Dietrich pour les tirer de ce mauvais pas ?

Aucune.

C'est Hildebrand qui réussit à défaire ses liens, tue Sigenot et libère Dietrich avec l'aide un peu random d'un nain.

By 1606 - http://digital.staatsbibliothek-berlin.de/werkansicht?PPN=PPN814202969&PHYSID=PHYS_0124&DMDID=DMDLOG_0001, CC BY-SA 3.0, https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=68649002
Le nain Eggerich révèle à Hildebrand où se trouve l'échelle qui permet à Dietrich d'être sauvé.

Il existe deux versions de l'histoire, puisqu'au Sigenot on a ajouté le Jüngere Sigenot, une version plus tardive (comme ce fut le cas pour le Hildebrandslied et le Jüngeres Hildebrandslied), qui comporte plus de détails, mais cet élément central d'un Dietrich impotent dans les geôles et sauvé par Hildebrand reste identique. Certes, Dietrich sauve préalablement un nain d'un homme sauvage et ça va lui être bénéfique par la suite, quand il se retrouvera comme un con dans la fosse à serpents où le jette Sigenot (mais une pierre magique offerte par le nain lui évite les morsures), c'est pourtant toujours Hildebrand qui fait le gros du boulot.

Dietrich affronte un homme sauvage pour sauver le nain Baldung,1470

Après, Dietrich en damoiseau en détresse, capturé par un géant dans un donjon, pourquoi pas ? Peut-on vraiment en tirer des conclusions ? Sûrement Dietrich était-il dans un mauvais jour. Et si, imaginons, il devait défaire un dragon ? Ce serait forcément lui le héros proactif, hein ?

Bon. Parlons de Virginal.

C'est une source avec bien plus de péripéties et l'épisode avec les dragons est finalement presque anecdotique. Néanmoins, il en dit long sur la capacité de Hildebrand a prendre le contrôle d'une aventure et pendant que Dietrich attend que ça se passe.

Dietrich et Hildebrand sont en forêt quand ils entendent un appel à l'aide. Ils se précipitent à la rescousse et tombent sur un chevalier en train de se faire avaler par un dragon : les jambes et le torse ont déjà disparus, ne dépassent de la gueule du monstre que les bras et la tête du malheureux, qui s'avère être Rentwin, le petit neveu de Hildebrand (le fils de sa nièce). D'ailleurs, c'est Hildebrand qui le sauve de la créature, pendant que Dietrich tue un autre dragon, limite hors champs. Hildebrand est littéralement devenu le protagoniste, même la péripétie est liée à lui et non à Dietrich.

L'épisode se retrouve dans la Thidrekssaga, avec plus de détails. Le dragon vole, désormais, ses griffes labourent la terre comme le soc d'une charrue, bref, on est monté d'un cran dans la dangerosité de la menace. Ici le chevalier en détresse se nomme Sistram, ou Sintram dans la version suédoise, et il est le neveu de Hildebrand. Seulement ici, Hildebrand est remplacé par Fasold (un géant parent d'Ecke pour ceux que ça intéresse). Il semble cependant évident que c'est bien Hildebrand qui est censé accompagner le Bernois, en témoigne le lien familial toujours présent entre la victime et le maître d'armes ici absent.

Dietrich (Thidrek dans cette version mais par souci de clarté je vais rester sur Dietrich) et Fasold rouent le dragon de coups mais le fer ne mord pas. Sistram leur dit d'utiliser son épée qui se trouve... dans la gueule du monstre. Il faut donc un preux pour plonger son bras entre les crocs et extirper la lame. Qui s'y colle ? Vous l'avez deviné, pas Dietrich. C'est Fasold qui risque son bras et s'empare de l'épée, puis ils tuent le dragon à deux. On a une épisode où on tue du dragon et Dietrich tient le rôle du side-kick  !

Cependant, on peut également y voir une qualité qui le distingue profondément de Siegfried. Contrairement au prince de Xanten, Dietrich n'est pas un héros solitaire badass qui s'associe occasionnellement à d'autres (pour leur filer un coup de main car sans lui ils n'ont aucune chance, en plus), non, il est fondamentalement un joueur en équipe. Les aventures de Dietrich impliquent toujours des compagnons, à minima Hildebrand, et quand il part en solo, il se fait plusieurs fois battre et capturer. Il n'y a guère que contre Ecke qu'il obtient tout seul la victoire, au prix de rumeurs infâmantes colportées notamment par Vasolt/Fasold, justement, selon lesquelles il aurait tué le géant dans son sommeil. À croire que l'absence de son crew ouvre la possibilité de remettre son succès en question.*

La manière dont des preux de toute l'Europe désirent se joindre à sa compagnie (au point d'abandonner leurs responsabilités de roi de leur propre pays, comme pour Biterolf qui s'éclipsera comme un voleur de son palais de Tolède pour ne pas être vu de sa femme alors qu'il "fugue" pour rejoindre Dietrich, suivi plus tard de son fils Dielteib dans une quête similaire) a souvent été comparée à un genre de Roi Arthur germanique, sans Graal ni table ronde, mais en quête perpétuelle pour sauver les gens en détresse et rétablir le Bien avec un grand B en détrônant Ermrich, incarnation de la corruption du monde romain tardif. De ce point de vue là, les échecs de loser subis par Dietrich peuvent être interprétés comme des moments permettant à ses compagnons de briller. Au final, le groupe de Dietrich de Bern triomphe, même lorsque le chef échoue.

* en vrai, Sigenot lui fait le même reproche pour le meurtre de Hild, alors que Hildebrand était complice, donc je surinterprète peut-être. Ça pourrait aussi juste être les géants qui sont trop orgueilleux pour reconnaître des défaites à la loyale.

Dietrich et Hildebrand affrontent les dragons, 1444-48.
 

Mais le Virginal offre également un autre exemple de Dietrich capturé. Quoi, vous pensiez que c'était rare ? Que nenni ! Déjà, lui et ses hommes finissent dans les geôles du roi nain Laurin, mais je garde les sources Laurin et Walberan pour un article dédié, et le héros se fait également mettre aux fers dans Virginal, donc. 

Il part en avant de son groupe pour se rendre quelque part et se perd en chemin dans les bois avant de se faire défoncer par des brigands (ce sont des géants, évidemment, pas de vulgaires voleurs). Il est donc enfermé à la forteresse du géant Nitger, et son absence se faisant remarquer, Hildebrand (encore lui) assemble une dream team pour venir à sa rescousse. Deux dream teams, même, qui comportent des héros fameux comme Imian de Hongrie, Biterolf et son fils Dietleib, Witege et Heime, bref, ça ne rigole pas, et le tout se règlera par une série de duels pour obtenir sa libération. Au moins l'honneur est sauf, puisque Nitger permet à Dietrich de combattre lui-même dans l'un de ces duels, mais tout de même. 

On a un motif récurent de Dietrich emprisonné et sans échappatoire, à moins d'être sauvé. Pas d'évasions héroïques, pas de trucs ou astuces, il attend qu'on vienne le tirer de là. Même dans Laurin, lui et ses hommes ne peuvent se soustraire à la prison des nains que parce que Künhilde, la sœur de  Dietleib, trahit son époux Laurin et les fait sortir de leur cellule. On a également un héros qui régulièrement est mis en retrait au profit d'autres personnages, en l’occurrence souvent Hildebrand. 

Cette importance du mentor de Dietrich n'est pas si surprenante, considérant que le maître d'armes est un des personnages du légendaire héroïque germanique les plus anciens (qu'il nous reste), le Hildebrandslied étant la plus vieille source du corpus. Cela explique certainement pourquoi le conseil d'Hildebrand est systématiquement judicieux. Lorsque ignoré, la défaite s'en  suit, comme dans Laurin, où la troupe de son protégé se fait emprisonner lors d'une expédition contre laquelle il les avais pourtant averti du danger, ou Sigenot, où il tente de dissuader Dietrich d'aller à la rencontre du géant qui le cherche. En revanche, lorsque suivi, le conseil d'Hildebrand offre la victoire, comme lors du combat contre l'ogresse Hild : Dietrich s'y prend mal par trois fois et s'épuise, le maître d'armes lui donne la solution. 

Hildebrand, c'est Obi-Wan Kenobi, le mentor badass qui a raison et que son pupille devrait écouter plus attentivement. Sauf que que là, même s'il est vieux (et on le répète souvent), on est tout de même plus sur du Obi-Wan à la Ewan McGregor que papy Alec Guiness, avec tout le respect que je lui dois. Hildebrand dispense les conseils avisés, certes, mais ne se prive pas pour poutrer l'ennemi à coups d'épée. Parfois dans des circonstances où Dietrich brille également, comme au tournoi de la roseraie de Worms, dans le Rosengarten zu Worms, mais aussi, comme on l'a vu, quand Dietrich fait preuve de sa lose légendaire.

D'ailleurs puisqu'on y est, parlons-en de cette malchance. Elle est souvent présente dans le sous-texte, comme on l'a vu dans l'article précédent, notamment dans sa désastreuse campagne inefficace pour reprendre Ravenne. Mais il arrive que cela ressorte carrément dans le texte ! Le meilleur exemple se trouve dans le final du Nibelungenlied où Dietrich déclare (en parlant de ses camarades tombés au combat) : "N'était que je suis poursuivi par le malheur, la mort les aurait épargnés." Dans La Plainte, où Dietrich se lamente encore (c'est un peu le principe du texte, vous me direz) : "J'aurais préféré être mort depuis douze ans" sous-entendu, s'il était mort plus tôt (probablement à la bataille de Ravenne justement), ses camarades n'auraient pas eu à subir ce sort dont il est responsable par sa malchance. Je suspecte que ce soit une référence à la Rabenschlacht, puisque dans ce texte-là, alors qu'il tient le cadavre de son petit frère et dernier parent direct dans les bras, il pleure et dit qu'il aurais préféré mourir et que Diether vive à sa place. 

D'ailleurs, cela peut nuancer l'idée que Dietrich soit uniquement poursuivi par la poisse. En effet, malgré les nombreuses batailles où les meilleurs des meilleurs tombent comme des mouches, il survit toujours. Après tout, lui et Hildebrand ne sont-ils pas parmi les rares preux à survivre au massacre catastrophique à la cour d'Etzel ? N'a-t-il pas un peu de bol dans son malheur ?

Ironiquement, Dietrich sauve Frau Saelde (Dame Fortune) d'un chasseur sauvage monstrueux dans une de ses aventures "féériques" (aventiurhaft), le Wunderer. Celle-ci lui est donc redevable et au regard des épisodes suivants dans sa vie, on pourrait la croire bien ingrate. Et pourtant, c'est bien lorsqu'il aura tout perdu, et donc plus aucun espoir de reconquérir son trône par lui-même, que le destin va lui sourire, enfin. Frau Saelde finit par payer sa dette, il fallait "seulement" être patient.

Dietrich affronte le Wunderer (le monstre) qui a déjà commencé à dévorer Frau Saelde, 1472.

C'est le terrible malheur de Dietrich de Bern. Tant d'aventures, tant de combats, certains glorieux, mais beaucoup d'échecs. Autour de lui les amis meurent, la parentèle aussi. Lorsqu'il estime qu'une lutte est indigne d'être entreprise, il est accusé de lâcheté. Quand il essaie de renverser l'oncle responsable de sa situation (et d'un bon paquet de proches morts), il échoue. Pourtant, personne ne remet en question son statut de héros. De protagoniste, même, alors que juste à côté, je rappelle qu'on a Hilde-putain de-brand, quoi ! Que de belles leçons que celles-ci : l'échec n'amoindrit pas un homme, et il n'y a aucune honte à dépendre parfois de l'aide d'autrui pour réussir. Il n'y a pas à rougir de partager le succès avec un groupe, plutôt que d'en porter seul les lauriers.

Nous l'avons déjà vu, la qualité première de Dietrich est sa détermination dans l'adversité. J'espère avoir, avec ce second billet, permis de mieux appréhender pourquoi, et surtout de souligner à quel point le sort s'acharne sur lui. Comparé à Sigurd/Siegfried, qui triomphe de quasiment toutes ses péripéties sauf de celle qui le tue, Dietrich en bave. D'ailleurs, hormis son meurtre, les seules fois où Siegfried est en difficulté, c'est lors de duels contre... Dietrich (dans des sources qui font du Bernois le protagoniste). Loser, oui, mais pas incompétent. Et rien ne saurait plus marquer ce rappel au fer rouge que des victoires à la loyale contre le tueur de dragon en personne.

Dietrich échoue beaucoup, oui, c'est vrai, mais Dietrich n'en reste pas moins un héros.

dimanche 13 octobre 2024

Le vrai mystère des Nibelungen n'est pas leur trésor

S'il y a bien un nom qui évoque tout de suite le légendaire germanique au grand public, c'est bien Nibelungen, que ce soit la Chanson des Nibelungen, Wagner et son Ring des Nibelungen, ou l'adaptation filmique époustouflante de Fritz Lang. Et ce qui vient en tête, ce sont surtout des images d'un trésor incroyable, et en particulier ce fameux anneau, maudit par Andvari. Pourtant, le véritable mystère des Nibelungen n'est peut-être pas tant de savoir où précisément ils auraient déversé cet or dans le Rhin (même si beaucoup ont cherché, vous pensez bien), mais une autre interrogation, d'apparence bien plus triviale : qui, ou que sont-ils, au juste, ces Nibelungen ? Après tout ils sont dans les titres, non ? On doit bien savoir précisément à qui on a affaire...

On pourrait croire que la réponse est simplement dans les sources... mais vous vous doutez bien que si c'était si facile, je n'en aurais pas fait tout un foin. 

L'adaptation de Fritz Land est sortie il y a exactement un siècle, en 1924.
 
Afin de répondre correctement à cette interrogation, il va falloir nous pencher sur les différentes sources, et oui ! C'est encore un article de sources comparées, youhou ! Allez, faites au moins semblant d'être excités.

Mettons-nous d'abord d'accord sur les termes :

La tradition continentale comporte essentiellement les graphies suivantes : Nibelung (Chanson des Nibelungen ou Nibelungenlied), Nybling (Seyfrid à la Peau de Corne ou Hürnen Seyfrid), et Niflung / Nyffling (Saga de Théodoric de Vérone ou Þidrekssaga, qui je le rappelle est une source scandinave qui reprend la tradition continentale, donc disons qu'elle a un pied dans les deux traditions. La version suédois utilise Nyffling)

La tradition scandinave, quant à elle, emploie principalement Niflung (Edda, Völsunga Saga), voire Niblung.

Avant d'évoquer les sources légendaires, parlons d'abord concret. Déjà, les noms donnés précédemment sont au singulier, mais on va souvent employer leurs pluriels, à savoir pour les noms allemands Nibelung > Nibelungen, pour les noms en vieux norrois Niflung > Niflungar, etc. Quant à leur étymologie, il est généralement accepté que la racine soit le mot "brouillard", "Nebel" en allemand moderne, d'ailleurs. On peut également mentionner  que dans les sources norroises se trouvent deux graphies, Niflungar et Hniflungar, or, si la seconde n'est pas une erreur ou coquille (ce qui arrive souvent dans les manuscrits), alors l'hypothèse du brouillard ne tient plus. Après, il est souvent admis que, quand bien même le sens du nom ait été "esprit du brouillard" à l'origine, il est fort probable qu'au VIIIe siècle ce sens ait déjà été oublié des poètes.

Toutefois, il ne faudrait pas oublier que ce nom n'est pas purement fantaisiste ! Le nom Nibelunc a bel et bien été utilisé par les Carolingiens (des Francs, donc), plusieurs siècles avant la mise à la composition de nos sources. Nibelunc est d'ailleurs encore une graphie courante dans plusieurs sources en vieil haut allemand, tout comme Balmung est souvent écrit Balmunc, etc.. Le nom germain Nibilungos se retrouverait peut-être également dans le Waltharius sous la forme latinisée Nivilones. Gardez-ça en tête, on y reviendra plus tard.

Bon, cela étant dit, de quoi parle-t-on dans les sources ? 

Ce que toutes les versions ont en commun, c'est de décrire un peuple ou clan. Comme c'est l'usage dans des noms de clans ou de peuple comme ceux-ci, ils dérivent du nom de l'ancêtre qui fonde la dynastie (Völsung, ancêtre de Sigmund et Sigurd et fondateur des Völsungen, ou pour citer en exemple un autre roi Franc qui devrait vous parler un tout petit peu, Mérovée > les Mérovingiens). Jusqu'ici, tout va bien. Mais alors, qui est ce fondateur de dynastie, et est-ce le même personnage dans les deux traditions ?

Commençons par la version du nom la plus connue : N I B E L U N G. 

Nibelung, dans le Nibelungenlied, était un roi nain, et son fils, lui aussi appelé Nibelung, règne sur le Nibelungenland, ou Pays Nibelung, en compagnie de son frère Schilbung. C'est à eux que Siegfried dérobe le trésor, pas au dragon. Et oui, dans le Nibelungenlied, l'obtention du trésor et le meurtre du dragon sont deux péripéties distinctes. Les deux nains offrent l'épée Balmung à Siegfried en échange d'un service : il doit régler un contentieux entre eux et départager le trésor justement. Ça se passe très mal, gros massacre, les deux nains périssent (ainsi qu'une armée de guerriers et des géants, mais bref). Les Nibelungen sont dès lors conquis par Siegfried et à son service. Lorsqu'il voyagera en Isenstein pour tricher aider Gunther à séduire Brunhilde, il ira chercher 1000 nains Nibelungen qui lui ont prêté allégeance, afin d'impressionner Brunhilde et la forcer à respecter sa parole et les suivre à Worms. 

Les nains dominés associés au trésor dans le Die Nibelungen de Fritz Lang, 1924.

Sauf que... en plein milieu du Nibelungenlied, le terme qui désignait jusqu'ici et sans le moindre équivoque un peuple de nains soumis à Siegfried glisse et sert, on ne sait pas trop pourquoi, à désigner... les Burgondes, c'est à dire Gunther, Hagen, Kriemhilde et compagnie. Certains ont défendu un glissement sémantique dû au fait qu'ils se sont emparé du Nibelungenhort, le fameux trésor des Nibelungen, après le meurtre de Siegfried, ou encore en raison de la loyauté que les nains ont envers Siegfried et qui est clairement reporté sur sa veuve, Kriemhilde, et par extension à toute sa parentèle, dans la scène où les Burgondes viennent transférer l'or du trésor dans leurs coffres. Jan-Dirk Müller élabore l'idée que le monde merveilleux prolifère et déborde sur le monde réel à partir du moment où le trésor est dérobé aux nains, car ce sont d'abord les possessions de Siegfried qui sont qualifiées de "Nibelung", puis lorsqu'on le tue et dérobe son trésor, ce sont les Burgondes qui l'ont trahi qui deviennent des Nibelungen. 

Personnellement, je ne suis pas convaincu, et pour deux raisons. Premièrement, ce sont le territoire de Siegfried (Nibelungenland), son château et son trésor (Nibelungenhort), bref, ce qu'il a acquis des nains que le poète qualifie de "Nibelung", mais pas lui. Et c'est normal, puisque ces choses appartenaient aux Nibelungen avant d'être à lui, le Nibelungenland reste le Nibelungenland, il a juste changé de propriétaire, idem pour le trésor, etc.. On pourra débattre du flou qui règne sur ces terres merveilleuses et ses possessions initiales, mais comme celles-ci continuent d'être appelés Niderland, clairement il y a une distinction.

Deuxièmement, le transfert du trésor de la grotte vers Worms a lieu durant l'Aventure XIX, mais c'est seulement durant l'Aventure XXV que les Burgondes traversent le Danube pour se rendre au piège tendu par Etzel, point du récit à partir duquel ils deviennent soudain les Nibelungen. Donc non seulement le timing ne fonctionne pas, mais en plus ils deviennent eux-mêmes des Nibelungen, ce que Siegfried n'est jamais. Alors qu'il serait bien plus légitime à être appelé ainsi, puisqu'il commande au peuple Nibelung !

Müller y voit également une allégorie de la disparition, la corruption, la destruction même, de l'identité des Burgondes par leur cupidité... Après, comme le lecteur ne se voit gratifié d'absolument aucune explication ou de la moindre allusion pour justifier de ce brusque changement, on en est réduit au jeu des devinettes, et l'hypothèse de Müller ne me convainc guère.

D'ailleurs, une autre source continentale reprend les éléments du Nibelungenlied avec une logique similaire, mais sans cette ambiguïté bancale : les objets liés aux Nibelungen restent Nibelung, même entre les mains d'un nouveau maître, et basta. Cette source, c'est Biterolf et Dietleib. Plusieurs passages mentionnent ce nom, y compris pour parler des deux frères, Nibelung et Schilbung, de l'épée Balmung qu'ils offrent à Seyfrid en échange du service (partage du trésor), qualifiée d'"épée Nibelung", et du "trésor Nibelung" qu'il finit par récupérer. Pour ce qui est de l'identité des Nibelungen, on est donc sur une interprétation totalement alignée sur la première moitié du Nibelungenlied et les péripéties de Siegfried qu'on y trouve, mais sans glissement sémantique.

Ce qui est intéressant, c'est qu'à la même période, un autre classique de la tradition continentale décide d'une direction à suivre franchement, mais choisit l'opposée : en effet, le Rosengarten zu Worms, lui, emploie Nibelungen pour désigner le clan de Gunther, même si le nom n'apparaît que dans le Manuscrit A. Je précise qu'à ce moment de l'histoire, Siegfried est encore bien vivant, et n'est même pas encore marié à Kriemhilde, donc on ne peut imputer cela à un glissement de je ne sais pas quoi. Non, il est simplement entendu que les Nibelungen sont les Burgondes.

Le Seyfrid à la Peau de Corne ne partage pas non plus l'indécision de sa célèbre aînée et tranche. Le poète détermine ainsi que les Nyblingen sont indiscutablement les nains. Comme Nibelung premier du nom dans le Nibelungenlied, le roi Nybling meurt et lègue son royaume (et son trésor incroyable) à ses fils. Non pas deux, mais trois cette fois. Le contexte du peuple est différent lorsque Seyfrid se rend chez eux : ils sont opprimés par un vilain géant un dragon, lequel a kidnappé Kriemhilde (raison pour laquelle Seyfrid passe par là). Ils sont menés par le nain Eugleyne, qui est une sorte d'Alberich, mais sympa. Une fois que le héros les a débarrassés du géant Kuperan et du dragon, ils se mettent au service de Seyfrid. Le dragon et les nains sont réunis en une seule péripétie. Sans être identique à la première partie du Nibelungenlied, le poète allemand a clairement choisi l'interprétation de Nibelungen = nains au service du héros (ici sauvés par lui plutôt que conquis). Cette source est cependant bien plus tardive, la plus tardive de toutes celles dont nous parlerons ici.

La Þidrekssaga, pourtant la saga avec un pied dans les deux traditions, ne s’embarrasse pas d’ambiguïté et part sur la compréhension communément admise par le public scandinave : les Niflungar sont les Burgondes. D'ailleurs, l'association entre les deux est si forte que jamais on ne trouve la désignation "Burgondes" dans cette source, uniquement Niflungar, alors que les autres sources scandinaves comme l'Edda Poétique l'emploient en parallèle de "Burgondes", de même le court fragment du Waldere anglo-saxon ! Évidemment, le Niflungaland de la Þidrekssaga n'est donc pas une terre merveilleuse, mais le très concret pays burgonde, et sa capitale Vernisa est Worms.

L'Edda Poétique, comme je le disais, emploie Niflungar indifféremment de Gjukungar, c'est à dire la ligné de Gjuki (Gunnar, Högni, Gudrun, etc.), et ce dans plusieurs des sources du recueil, à savoir le Premier Poème sur Helgi Hundingsbani, le Brot av Sigurdarkvida, le Lai d'Atli et le Poème Groenlandais sur Atli. Les guerriers du clan, Gunnar lui-même ou encore le fameux trésor, une fois qu'il a mis la main dessus, sont désignés par le terme Niflung. Le fils de Högni, et accessoirement son vengeur, s’appelle également Niflung dans la Völsunga Saga, ou plus exactement Hniflung. Le terme Niflungar apparaît également dans l'Edda en prose, et plus particulièrement dans le Skáldskaparmál, là encore comme synonyme de Gjukungar.

Enfin, mentionnons brièvement que dans les ballades féringiennes racontant les aventures de Sigurd, Gunnar et compagnie, le nom de Niflungar, auquel on aurait pu s'attendre en toute logique, brille pourtant par son absence. Gunnar et son clan sont uniquement nommés Gjukungar, descendants de Gjuki, et il n'y a pas non plus de péripéties autour d'un peuple nain lié à Sigurd.

Volker d'Alzey (le poète joueur de vielle, d'où l'instrument au-dessus de sa tête) passe un sale moment au tournoi de la Roseraie de Worms (dans le Rosengarten zu Worms). Il se fait défoncer par le moine-guerrier Ilsân combat héroïquement du côté des Nibelungen, le clan du roi Gunther.
 
On a donc une interprétation absolument dominante, à savoir que les Nibelungen sont le clan de Gunther/Gunnar etc., et une autre, alternative, qui se glisse dans le Nibelungenlied sans réussir à s'y tenir tout du long, mais finit par dominer le Zeitgeist au point de remplacer la première dans Biterolf et Dietleib et le Hürnen Seyfrid, à savoir que les Nibelungen sont un peuple de nains merveilleux.

On pourrait croire que le problème est réglé, que la version des nains est juste un bourgeonnement tardif, et pourtant... il reste toutefois en suspens le fait qu'il s'agisse d'un nom historique et bien réel, et pour mémoire : un nom franc.
 
Vous vous souvenez que le nom de Nibelungen apparaitrait latinisé dans le Waltharius ? Or, ils sont alors un clan Franc, bien que je le rappelle, c'est une spécificité du Waltharius de faire de Gunther et les siens des Francs, plutôt que des Burgondes, à contrecourant de toutes les autres sources, toutes traditions confondues. En dehors du Waltharius, le clan de Gunther/Gunnar est toujours Burgonde, et c'est normal, puisque la figure historique dont dérive probablement Gunther est le roi burgonde Gundaharius. Attribuer au Burgondes un lignage tiré d'un nom franc est un contresens. 
 
En revanche, Sigurd/Siegfried/Seyfrid, lui, est toujours Franc. Faut-il alors voir un souvenir brumeux (padam tschii 🥁) d'une origine historique très ancienne dans le fait que les Nibelungen se soumettent à Siegfried/Seyfrid dans la tradition continentale, lui jurant allégeance et devenant ainsi son peuple, (re)connectant ainsi Francs et Nibelungen ? Tentant, mais si c'est le cas, pourquoi Siegfried ne devient-il jamais un Nibelung lui-même dans la narration, alors que ses meurtriers burgondes, si ?

Forcément, nos cerveaux se mettent à bouillonner : est-ce une coïncidence si le Waltharius, la seule source à faire de Gunther et sa clique des Francs soit également, et de plusieurs siècles, la source la plus ancienne de toutes celle que nous avons passé en revue ici ? On serait là aussi tenté d'y voir une survivance d'un élément historique ancien, cependant l'appareil critique de la traduction française du Waltharius explique assez bien comment des considérations politiques tout à fait contemporaines au poète ont plus probablement motivé celui-ci à faire du cupide Gunther un Franc. Pourtant, dans La Plainte (Die Klage), un texte composé comme un long épilogue à la Chanson des Nibelungen, bien qu'on parle bien de Burgondes, on trouve cependant une mention isolée désignant les gens de Worms comme... des Francs. Alors coquille innocente ou artefact d'une version plus ancienne ? Bien que La Plainte ait été composée vingt ans après la Chanson, la question se pose.
 
Quant à la Chanson des Nibelungen qui semble maladroitement amorcer le virage d'une nouvelle interprétation plus tardive, elle fut pourtant couchée sur vélin à la même période que les Edda. Le Rosengarten zu Worms et Biterolf et Dietleib ne sont pas beaucoup plus tardifs non plus, un demi siècle à peine, et mis à l'écrit en même temps l'un comme l'autre, et pourtant adoptant deux interprétations différentes. Ce ne serait donc pas tant un ajout tardif qu'une alternative apparue avant le passage de l'oral à l'écrit, impliquant que la tradition orale devait élaborer sur ce concept depuis quelques temps déjà.
 
Plus on se penche sur la question, moins on a de réponse, et on commence à vouloir connecter des points à tout prix... alors qu'à l'évidence, ce n'est pas seulement l'étymologie mais aussi l'origine culturelle du nom qui furent oubliés, bien que le nom lui-même ait traversé les siècles. Les poètes qui se sont rapprochés du nom Nibelunc historique en l'associant aux Francs plutôt qu'aux Burgondes l'ont sans doute fait à leur insu. Un heureux hasard, en somme.

Alors, les Nibelungen sont-ils les Burgondes, ou des nains ? Je ne peux même pas dire que cela dépend des sources, puisqu'on la vu, une des sources majeures, celle qui nous a donné le nom iconique que tout le monde connaît - Nibelungen - n'est même pas cohérente avec elle-même ! Ma réponse, comme souvent sur ce blog, sera donc la suivante :

Ça dépend. C'est compliqué.


Mais vous commencez à avoir l'habitude.

mardi 31 octobre 2023

Suites, remakes, reboots : le mal hollywoodien sur vélin

Bon, je vous avais promis un article rigolo il y a... longtemps. Au lieu de ça, il n'y a eu que viols, meurtres, trahisons et autres abus psychologiques au menu. Mais cette fois, c'est bon promis, on est là pour rigoler.*

Non, vraiment !

Vous savez pourquoi j'aime lire des sagas, des gestes et des ballades médiévales ? Parce que je suis lassé d'Hollywood. Hollywood, c'est LA source de divertissement de notre temps, et avouons-le, ils ont tendance à faire n'importe quoi, et ça a fini par me lasser. C'est vrai quoi, déjà ils n'ont plus une goutte d'imagination ou d'innovation : tout n'est que remake, adaptation, suites, crossovers... et quand Hollywood aime un film étranger, au lieu de se contenter de le sous-titrer ou doubler, on refait le même film en anglais en replaçant le contexte aux US, bravo l'originalité ! Ah c'est pas les sources médiévales qui feraient ça. Et les suites, parlons-en. Des fois, ça n'a aucun sens, genre... Highlander 2

Déjà, pour rappel, le concept du premier Highlander, c'était qu'il existe des immortels en compétition les uns avec les autres, où ils doivent décapiter leur adversaire car c'est le seul moyen pour eux de mourir, et le vainqueur, le dernier qui n'est pas mort donc, gagne le prix... soit la mortalité. Donc il va finalement mourir quand-même, mais plus tard. Super, le concours ! Mais bref, Christophe Lambert est le highlander dans un film de fantasy urbaine dans le présent (des années 80), son mentor égyptien avec un nom espagnol et un accent écossais, c'est Sean Connery, qui meure tragiquement, et à la fin, il ne peut en rester qu'un... et c'est Lambert qui est devenu mortel, donc voilà, les immortels, c'est fini... Sauf que voilà, Highlander 2. Lambert toujours immortel, dans un futur SF sous des dômes parce que la couche d'ozone a disparu, ah et en fait y en a encore plein d'autres des immortels, ah et Sean Connery n'est pas mort. Ah et en fait les immortels sont des extra-terrestres de la planète Zeist. Je déconne pas. Qu'est-ce que c'est que ce bordel ? On est d'accord, ça sort de nulle part, ça n'a rien à voir avec le ton... heureusement que les sources médiévales nous épargnent ce genre de délire, n'est-ce pas ?

N'est-ce pas ?

Bon, vous l'avez sans doute senti venir, la vérité c'est que rien n'a changé, et que tout ce qu'on reproche au cinéma moderne, a fortiori Hollywood, on le retrouve dans mes très chères sources. Et pas juste occasionnellement, non, non. C'est extrêmement courant. Les crossovers, les adaptations, les remakes, les suites foireuses... tout y passe ! Commençons en douceur avec une suite tirée par les cheveux avec une chronologie bancale : la saga de Ragnar Lođbrok.

Là on part sur une suite forcée. En effet, la saga de Ragnar est liée à celle de Sigurd (Ragnar épouse Áslaug, la fille de Sigurd et Brynhild), alors que chronologiquement ça ne fonctionne pas du tout. Sigurd meure avant Atli (Attila), or celui-ci meure en 453, alors que Ragnar est censé avoir fait le siège de Paris en 845... on va dire que Ragnar aime les femmes très matures, hein, et qu'Áslaug est la reine des cougars. Donc quand on se plaint de Braveheart et de la romance entre William Wallace et une princesse française qui, en vérité, avait deux ans à ce moment-là, vous voyez, les sources anciennes ne se privent pas non plus de jouer sur une timeline élastique. Bon, en vrai, tout Braveheart est à côté de la plaque historiquement, mais jouissif dans sa mise en scène des combats et des drames personnels. Ce qui est le cas de la plupart des sagas, quand y réfléchit bien. Des éléments véridiques laissant volontiers la place à l'exagération pour faire une bonne histoire, souvent bien orientée. La Heimskringla Saga, l'Histoire des Rois de Norvège (y compris le gros morceau concernant Olaf Tryggvason, utile pour Heldenzeit), en est une parfaite illustration. Beaucoup de vrai, mais beaucoup de bullshit aussi.

En vrai, ce lien dont je parlais, avec Áslaug, est vraiment fait pour connecter au chausse-pied la saga et celle des Völsungs, dont elle pompe d'ailleurs des éléments qui, de fait, se répètent, parfois en détail, comme Ragnar tuant un serpent géant... en se cachant dans un trou pour frapper par-dessous... quand le serpent va boire à la rivière... et sa mort badass en chantant dans la fosse au serpent ? Bah c'est la mort de Gunnar en fait. Sans vouloir faire mon grincheux, ça se voit, auteur anonyme, que tu as pompé sur ton voisin et que tu aimes la Saga des Vöslungs. Là on est même sur du bon soft reboot qui tache. Jurassic World est fier de toi.

Après la volonté de se rattacher à une saga renommée et de qualité en espérant que, de facto, les gens nous apprécient à la même valeur, c'est un peu comme quand Joel Schumacher essaye de nous faire croire que Batman Forever est la suite des Batman de Tim Burton parce qu'il a gardé l'acteur jouant Alfred et... euh... celui du commissaire Gordon... et c'est tout. Lier Ragnar à Sigurd via ce mariage improbable à la fille de celui-ci, et bien dans les faits ça ne sert à rien, ce n'est pas une continuation de l'intrigue de la Völsunga Saga (qui n'en a pas besoin). C'est juste pour le prestige, la crédibilité de la rue. Hollywood aime bien affubler cette roublardise marketing du terme "legacy". Les poètes médiévaux le faisaient sans se poser la question ni le justifier: c'était juste un outil de plus dans leur arsenal.

Puisqu'on parle soft reboot, on pense forcément Le Réveil de la Force. Il y a les innombrables reprises de l'intrigue d'Un Nouvel Espoir, bien sûr. Mais évoquons plutôt la surenchère pénible : quand le Premier Ordre sort de son chapeau une troisième Étoile de la Mort - ah pardon, non, Starkiller Base - elle ne peut pas détruire une planète, non, elle détruit UN SYSTÈME SOLAIRE en tirant à travers TOUTE LA GALAXIE (cumulant ainsi deux super-armes cheatées de l'ancien Univers Étendu en une seule, toutes mes félicitations aux scénaristes pour cette idée de naze !) Les amateurs des premiers Fast and Furious se demandent sans doute comment on est passé d'un film assez convenu et "réaliste" de flic infiltré dans le milieu des courses automobiles illégales, à Vin Diesel déroutant des torpilles à la main et lâchant des punchlines DANS L'ESPAAAACE !! 

De la même manière un lecteur du Hürnen Seyfrid se demande si passer du héros affrontant un dragon, à un contre un dans une scène d'anthologie, à un tueur de dragons qui les enquille par douzaines, c'était vraiment pertinent. Sans déconner, après le meurtre du premier dragon dans un épisode qui rappelle encore les sources plus anciennes, notre héros tombe sur... une horde de dragons et reptiles sauvages. Il arrache donc des arbres (à mains nues, cela va de soi), leur jette à la gueule et y met le feu... PUIS il va délivrer Krimhild d'encore un autre dragon, sauf que cette fois il vole et crache du feu... et là, le dragon il appelle à l'aide SOIXANTE DRAGONS VENIMEUX et là...

(Et je parle même pas du géant qu'il doit également se farcir.)

Hollywood ne ressens aucune honte dans sa surenchère, les poètes médiévaux non plus.

Après, cette surenchère participe, dans le Hürnen Seyfrid, au côté pastiche assumé qui se moque gentiment de son modèle, la Chanson des Nibelungen. Et dans le genre, il y a d'autres sources plus ou moins burlesques, comme par exemple le Rosengarten zu Worms, qui est littéralement un spin-off des Nibelungen, qui reprends les personnages principaux, mais sur le ton de la blague (Siegfried connu pour chasser les lions à mains nues puis les pendre aux arbres par la queue, détail par ailleurs également présent dans le Hürnen Seyfrid, ou encore Krimhilde qui doit accepter de se prendre une bise d'un moine si mal rasé que l'irritation lui fait saigner des joues, haha, qu'est-ce qu'on se marre!), et le Biterolf und Dietleib où le roi Biterolf se voit refuser par son épouse d'aller rejoindre Dietrich (ah, les bonnes femmes m'voyez!) alors il fuit pendant la nuit, genre drap par la fenêtre (les deux sources tournent d'ailleurs autour d'intrigues à base de tournois, contexte idéal pour croquer plein de personnages à la fois). 

Donc si vous faites partie des gens qui n'ont pas forcément apprécié de passer du Thor shakespearien de Kenneth Branagh prenant son sujet au sérieux, aux Thor : Ragnarok et Thor : Love and Thunder grand-guignolesques de Taika Waititi, et bien sachez que des poètes rigolos sont passés du Nibelungenlied au Rosengarten zu Worms, au calme. En parlant de Waititi, maintenant que j'y pense, une bande d'anti-héros égoïstes dans des aventures pulp pleines de créatures fantastiques, mêlant humour et drame, en fait l'escapade de Dietrich aux Dolomites dans Laurin c'est un peu les Gardiens de la Galaxie.

Ah oui, je confirme, c'est bien Dietrich dans Laurin.

Bon, et les remakes qui servent uniquement à ne pas devoir traduire, alors ? Genre Rec / Quarantine ou Funny Games. Et bien ça se faisait aussi, figurez-vous. Exemple : la Chanson de Roland version allemande. Pas une traduction pure, ni une transposition d'un style à un autre, comme la ballade norvégienne Rolanskvadet, qui adapte la chanson au format de ballade scandinave et dont la mélodie a survécu jusqu’à nos jours, pour notre plus grand plaisir. Non, une réécriture qui ne s'éloigne pas de son modèle. J'ai nommé : La Chanson de Roland du père Conrad, une adaptation allemande, entre traduction et réécriture, donc, mais relativement fidèle. Beaucoup plus fidèle, en tout cas, que les suites à la Chanson de Roland.

Comment ? Ah, oui, oui, les suites.

Comment ça, tout le monde est mort sauf Charlemagne ? Et ce genre de détail devrait se mettre en travers d'une bonne histoire ?

Hollywood pense que non. Et les Italiens non plus.

Déjà, la solution est évidente : soit en fait votre personnage était pas vraiment décédé (et là je digresse de ma métaphore filée sur le cinéma pour faire les gros yeux à Michael Crichton et son Le Monde Perdu, qui fait revenir Ian Malcolm d'entre les morts parce que ta gueule c'est magique... RIP, Michael, mais gros yeux quand même), soit faite des préquelles. Star Wars, Le Seigneur des Anneaux, Harry Potter, tout le monde fait des préquelles, et elles sont systématiquement adorées par tous, haha... ha. Bon, OK, le problème, c'est de réussir à capter ce qui fait la magie de l'original, tout en renouvelant la formule, sans pour autant trop s'éloigner, sinon ça râle, ah et y aller molo sur le fan service (sans oublier d'en mettre quand même, sinon ça râle). Essayons voir !

Qu'est-ce qui vous vient à l'esprit si je vous dis Chanson de Roland ? Un peu d'intrigue politique, l'arrière garde de Charlemagne attaquée à Roncevaux, Roland qui refuse d'appeler à l'aide jusqu'à ce qu'il soit trop tard, les combats épiques où on tranche des chevaliers en deux d'un coup de lame (et leur cheval avec, du même coup, tellement on est badass), le héros soufflant finalement dans son oliphant, si puissamment que l'écho résonne dans les montagne pendant des jours, des braves qui s’évanouissent... beaucoup... vraiment beaucoup... l'épée légendaire Durandal, que Roland veut briser contre un rocher afin qu'elle ne tombe pas aux mains sarrasines, mais c'est le rocher qui se fend en deux... Charlemagne qui s'arrache la barbe de chagrin sur le corps de Roland... il y a certes pas mal d'exagération, mais on n'est pas au niveau du Seyfrid à la peau de corne qui se farcit un milliard de dragons et de géants. L'ensemble reste ancré dans une réalité - augmentée, certes - mais relativement tangible. Pour de l'épopée quoi. On ne part pas en mode Narnia pour voir les Francs s'envoler à dos de griffons, par exemple. On est d'accord, ce serait un poil excessif.

Les Italiens pensent que non.

Les Italiens, ils ont écrit Roland Amoureux et Roland Furieux. Une trilogie, ma foi, voilà qui est très à la mode !

Déjà, ils trouvaient que ça manquait de cul, et ils y ont remédié. D'ailleurs, ça c'est une astuce de suite / remake qu'Hollywood connaît bien. Non seulement il faut toujours plus spectaculaire, mais si on peu rajouter de la chair moite en plus, ça ranime l'intérêt d'u(n certain) public. Et puis, soyez honnête, en lisant le bain de sang final de Roncevaux, qui n'a jamais posé son livre pour se dire : tiens, je me demande ce que ça donnerait de voir Roland en prise à un triangle amoureux ? 

Et puisque surenchère il doit y avoir, les seuls sarrasins ne suffisent plus : rajoutons géants, hippogriffes (avant que Poudlard soit cool!) et fées à tabasser, ah et puis forcément un dragon, ça a bien marché pour Seyfrid ! On a des magiciennes et magiciens (dont carrément Merlin, excusez du peu, il faut dire que ce genre de cross-overs est plus facile à mettre en œuvre quand les personnages ne sont pas des propriétés intellectuelles de grosses compagnies riches comme des PIB)(même si bon, on ne va pas se mentir, ce genre d'ajouts est souvent digne de fan-fictions.net), et si vous  pensez que le w o k i s m e a inventé les personnages féminins forts, déjà c'est pas très malin, et pas parce que ça se faisait déjà depuis longtemps (Sarah Connor ? Ripley ?), mais surtout, parce que ça se faisait déjà depuis très, très longtemps. Googlez Bradamante, si vous ne la connaissez pas. Vous ne le regretterez pas.

Le Roland Heroic Universe. On notera que Folio a opté pour la stratégie Twilight / Reliques de la Mort, en coupant le final en deux parties. Finalement serait-ce Hollywood qui finit par influencer les sources ? La boucle est bouclée.

Comme la trilogie Matrix, la trilogie Roland part d'une source devenue si populaire qu'écrire des suites était inévitable (et en vrai, il y a encore d'autres dérivés de Roland), bien qu'on aurait peut-être dû s'abstenir, et la laisser être ce qu'elle était depuis le début : une bonne histoire qui se tient toute seule. Après, autant Roland Amoureux est connu pour ne pas être exactement brillant (ni stylistiquement ni narrativement), autant Roland Furieux est apprécié des connaisseurs de littérature héroïque. J'avoue que le style est infiniment meilleur, mais pour être tout à fait honnête, pas une seconde je n'ai l'impression qu'il s'agisse des mêmes personnages. C'est un récit fabuleux et exotique, on voyage en orient, le merveilleux est omniprésent, et j'aime bien le genre, sinon je ne lirais pas des romans de la Table Ronde ni toutes les sources que j'utilise pour Heldenzeit. Mais pas Roland, quoi... Quand j'aurais le temps, je ferais sans doute un article dédié à ces suites (et au Roland du Père Conrad), ce n'est pas le sujet de ce billet. Un peu de retenue !

Il est temps pour moi de conclure. Remakes, reboots, soft-reboots, cross-overs, spin-offs, suites improbables, préquelles déconnectées de leurs sources, Hollywood n'a rien inventé. Tous ces maux se retrouvent dans les manuscrits d'autrefois. Et aujourd'hui comme hier, ce n'est pas forcément grave. Lorsque c'est bien fait, on prend un plaisir certain et le grand-guignolesque peut côtoyer le drame, l'épique l'humour, le merveilleux l'Histoire. Le Hürnen Seyfrid est-il de la grande littérature ? Probablement pas. Il bâcle toutes les parties de l'intrigue qui ne l'intéressent pas et ne se soucie guère des incohérences. C'est également le cas du Monde Perdu: Jurassic Park (le film, cette fois), mais je les adore pour leurs autres qualités. Tout ne doit pas forcément être parfait, original, jamais vu, différent, inédit ! On doit pouvoir reprendre, continuer, explorer ce qui existe. C'est naturel de rechercher un peu de familiarité.

Du moment que c'est bien fait.


Highlander 2, par exemple, ce n'est pas bien fait.


*Étant donné la nature humoristique du billet, je décline toute responsabilité en cas d'approximations, de parallèles douteux et de jugements à l'emporte-pièces. Pardon à tous les fans de Batman et Robin.