dimanche 13 octobre 2024

Le vrai mystère des Nibelungen n'est pas leur trésor

S'il y a bien un nom qui évoque tout de suite le légendaire germanique au grand public, c'est bien Nibelungen, que ce soit la Chanson des Nibelungen, Wagner et son Ring des Nibelungen, ou l'adaptation filmique époustouflante de Fritz Lang. Et ce qui vient en tête, ce sont surtout des images d'un trésor incroyable, et en particulier ce fameux anneau, maudit par Andvari. Pourtant, le véritable mystère des Nibelungen n'est peut-être pas tant de savoir où précisément ils auraient déversé cet or dans le Rhin (même si beaucoup ont cherché, vous pensez bien), mais une autre interrogation, d'apparence bien plus triviale : qui, ou que sont-ils, au juste, ces Nibelungen ? Après tout ils sont dans les titres, non ? On doit bien savoir précisément à qui on a affaire...

On pourrait croire que la réponse est simplement dans les sources... mais vous vous doutez bien que si c'était si facile, je n'en aurais pas fait tout un foin. 

L'adaptation de Fritz Land est sortie il y a exactement un siècle, en 1924.
 
Afin de répondre correctement à cette interrogation, il va falloir nous pencher sur les différentes sources, et oui ! C'est encore un article de sources comparées, youhou ! Allez, faites au moins semblant d'être excités.

Mettons-nous d'abord d'accord sur les termes :

La tradition continentale comporte essentiellement les graphies suivantes : Nibelung (Chanson des Nibelungen ou Nibelungenlied), Nybling (Seyfrid à la Peau de Corne ou Hürnen Seyfrid), et Niflung / Nyffling (Saga de Théodoric de Vérone ou Þidrekssaga, qui je le rappelle est une source scandinave qui reprend la tradition continentale, donc disons qu'elle a un pied dans les deux traditions. La version suédois utilise Nyffling)

La tradition scandinave, quant à elle, emploie principalement Niflung (Edda, Völsunga Saga), voire Niblung.

Avant d'évoquer les sources légendaires, parlons d'abord concret. Déjà, les noms donnés précédemment sont au singulier, mais on va souvent employer leurs pluriels, à savoir pour les noms allemands Nibelung > Nibelungen, pour les noms en vieux norrois Niflung > Niflungar, etc. Quant à leur étymologie, il est généralement accepté que la racine soit le mot "brouillard", "Nebel" en allemand moderne, d'ailleurs. On peut également mentionner  que dans les sources norroises se trouvent deux graphies, Niflungar et Hniflungar, or, si la seconde n'est pas une erreur ou coquille (ce qui arrive souvent dans les manuscrits), alors l'hypothèse du brouillard ne tient plus. Après, il est souvent admis que, quand bien même le sens du nom ait été "esprit du brouillard" à l'origine, il est fort probable qu'au VIIIe siècle ce sens ait déjà été oublié des poètes.

Toutefois, il ne faudrait pas oublier que ce nom n'est pas purement fantaisiste ! Le nom Nibelunc a bel et bien été utilisé par les Carolingiens (des Francs, donc), plusieurs siècles avant la mise à la composition de nos sources. Nibelunc est d'ailleurs encore une graphie courante dans plusieurs sources en vieil haut allemand, tout comme Balmung est souvent écrit Balmunc, etc.. Le nom germain Nibilungos se retrouverait peut-être également dans le Waltharius sous la forme latinisée Nivilones. Gardez-ça en tête, on y reviendra plus tard.

Bon, cela étant dit, de quoi parle-t-on dans les sources ? 

Ce que toutes les versions ont en commun, c'est de décrire un peuple ou clan. Comme c'est l'usage dans des noms de clans ou de peuple comme ceux-ci, ils dérivent du nom de l'ancêtre qui fonde la dynastie (Völsung, ancêtre de Sigmund et Sigurd et fondateur des Völsungen, ou pour citer en exemple un autre roi Franc qui devrait vous parler un tout petit peu, Mérovée > les Mérovingiens). Jusqu'ici, tout va bien. Mais alors, qui est ce fondateur de dynastie, et est-ce le même personnage dans les deux traditions ?

Commençons par la version du nom la plus connue : N I B E L U N G. 

Nibelung, dans le Nibelungenlied, était un roi nain, et son fils, lui aussi appelé Nibelung, règne sur le Nibelungenland, ou Pays Nibelung, en compagnie de son frère Schilbung. C'est à eux que Siegfried dérobe le trésor, pas au dragon. Et oui, dans le Nibelungenlied, l'obtention du trésor et le meurtre du dragon sont deux péripéties distinctes. Les deux nains offrent l'épée Balmung à Siegfried en échange d'un service : il doit régler un contentieux entre eux et départager le trésor justement. Ça se passe très mal, gros massacre, les deux nains périssent (ainsi qu'une armée de guerriers et des géants, mais bref). Les Nibelungen sont dès lors conquis par Siegfried et à son service. Lorsqu'il voyagera en Isenstein pour tricher aider Gunther à séduire Brunhilde, il ira chercher 1000 nains Nibelungen qui lui ont prêté allégeance, afin d'impressionner Brunhilde et la forcer à respecter sa parole et les suivre à Worms. 

Les nains dominés associés au trésor dans le Die Nibelungen de Fritz Lang, 1924.

Sauf que... en plein milieu du Nibelungenlied, le terme qui désignait jusqu'ici et sans le moindre équivoque un peuple de nains soumis à Siegfried glisse et sert, on ne sait pas trop pourquoi, à désigner... les Burgondes, c'est à dire Gunther, Hagen, Kriemhilde et compagnie. Certains ont défendu un glissement sémantique dû au fait qu'ils se sont emparé du Nibelungenhort, le fameux trésor des Nibelungen, après le meurtre de Siegfried, ou encore en raison de la loyauté que les nains ont envers Siegfried et qui est clairement reporté sur sa veuve, Kriemhilde, et par extension à toute sa parentèle, dans la scène où les Burgondes viennent transférer l'or du trésor dans leurs coffres. Jan-Dirk Müller élabore l'idée que le monde merveilleux prolifère et déborde sur le monde réel à partir du moment où le trésor est dérobé aux nains, car ce sont d'abord les possessions de Siegfried qui sont qualifiées de "Nibelung", puis lorsqu'on le tue et dérobe son trésor, ce sont les Burgondes qui l'ont trahi qui deviennent des Nibelungen. 

Personnellement, je ne suis pas convaincu, et pour deux raisons. Premièrement, ce sont le territoire de Siegfried (Nibelungenland), son château et son trésor (Nibelungenhort), bref, ce qu'il a acquis des nains que le poète qualifie de "Nibelung", mais pas lui. Et c'est normal, puisque ces choses appartenaient aux Nibelungen avant d'être à lui, le Nibelungenland reste le Nibelungenland, il a juste changé de propriétaire, idem pour le trésor, etc.. On pourra débattre du flou qui règne sur ces terres merveilleuses et ses possessions initiales, mais comme celles-ci continuent d'être appelés Niderland, clairement il y a une distinction.

Deuxièmement, le transfert du trésor de la grotte vers Worms a lieu durant l'Aventure XIX, mais c'est seulement durant l'Aventure XXV que les Burgondes traversent le Danube pour se rendre au piège tendu par Etzel, point du récit à partir duquel ils deviennent soudain les Nibelungen. Donc non seulement le timing ne fonctionne pas, mais en plus ils deviennent eux-mêmes des Nibelungen, ce que Siegfried n'est jamais. Alors qu'il serait bien plus légitime à être appelé ainsi, puisqu'il commande au peuple Nibelung !

Müller y voit également une allégorie de la disparition, la corruption, la destruction même, de l'identité des Burgondes par leur cupidité... Après, comme le lecteur ne se voit gratifié d'absolument aucune explication ou de la moindre allusion pour justifier de ce brusque changement, on en est réduit au jeu des devinettes, et l'hypothèse de Müller ne me convainc guère.

D'ailleurs, une autre source continentale reprend les éléments du Nibelungenlied avec une logique similaire, mais cette ambiguïté bancale : les objets liés aux Nibelungen restent Nibelung, même entre les mains d'un nouveau maître, et basta. Cette source, c'est Biterolf et Dietleib. Plusieurs passages mentionnent ce nom, y compris pour parler des deux frères, Nibelung et Schilbung, de l'épée Balmung qu'ils offrent à Seyfrid en échange du service (partage du trésor), qualifiée d'"épée Nibelung", et du "trésor Nibelung" qu'il finit par récupérer. Pour ce qui est de l'identité des Nibelungen, on est donc sur une interprétation totalement alignée sur la première moitié du Nibelungenlied et les péripéties de Siegfried qu'on y trouve, mais sans glissement sémantique.

Ce qui est intéressant, c'est qu'à la même période, un autre classique de la tradition continentale décide d'une direction à suivre franchement, mais choisit l'opposée : en effet, le Rosengarten zu Worms, lui, emploie Nibelungen pour désigner le clan de Gunther, même si le nom n'apparaît que dans le Manuscrit A. Je précise qu'à ce moment de l'histoire, Siegfried est encore bien vivant, et n'est même pas encore marié à Kriemhilde, donc on ne peut imputer cela à un glissement de je ne sais pas quoi. Non, il est simplement entendu que les Nibelungen sont les Burgondes.

Le Seyfrid à la Peau de Corne ne partage pas non plus l'indécision de sa célèbre aînée et tranche. Le poète détermine ainsi que les Nyblingen sont indiscutablement les nains. Comme Nibelung premier du nom dans le Nibelungenlied, le roi Nybling meurt et lègue son royaume (et son trésor incroyable) à ses fils. Non pas deux, mais trois cette fois. Le contexte du peuple est différent lorsque Seyfrid se rend chez eux : ils sont opprimés par un vilain géant un dragon, lequel a kidnappé Kriemhilde (raison pour laquelle Seyfrid passe par là). Ils sont menés par le nain Eugleyne, qui est une sorte d'Alberich, mais sympa. Une fois que le héros les a débarrassés du géant Kuperan et du dragon, ils se mettent au service de Seyfrid. Le dragon et les nains sont réunis en une seule péripétie. Sans être identique à la première partie du Nibelungenlied, le poète allemand a clairement choisi l'interprétation de Nibelungen = nains au service du héros (ici sauvés par lui plutôt que conquis). Cette source est cependant bien plus tardive, la plus tardive de toutes celles dont nous parlerons ici.

La Þidrekssaga, pourtant la saga avec un pied dans les deux traditions, ne s’embarrasse pas d’ambiguïté et part sur la compréhension communément admise par le public scandinave : les Niflungar sont les Burgondes. D'ailleurs, l'association entre les deux est si forte que jamais on ne trouve la désignation "Burgondes" dans cette source, uniquement Niflungar, alors que les autres sources scandinaves comme l'Edda Poétique l'emploient en parallèle de "Burgondes", de même le court fragment du Waldere anglo-saxon ! Évidemment, le Niflungaland de la Þidrekssaga n'est donc pas une terre merveilleuse, mais le très concret pays burgonde, et sa capitale Vernisa est Worms.

L'Edda Poétique, comme je le disais, emploie Niflungar indifféremment de Gjukungar, c'est à dire la ligné de Gjuki (Gunnar, Högni, Gudrun, etc.), et ce dans plusieurs des sources du recueil, à savoir le Premier Poème sur Helgi Hundingsbani, le Brot av Sigurdarkvida, le Lai d'Atli et le Poème Groenlandais sur Atli. Les guerriers du clan, Gunnar lui-même ou encore le fameux trésor, une fois qu'il a mis la main dessus, sont désignés par le terme Niflung. Le fils de Högni, et accessoirement son vengeur, s’appelle également Niflung dans la Völsunga Saga, ou plus exactement Hniflung. Le terme Niflungar apparaît également dans l'Edda en prose, et plus particulièrement dans le Skáldskaparmál, là encore comme synonyme de Gjukungar.

Enfin, mentionnons brièvement que dans les ballades féringiennes racontant les aventures de Sigurd, Gunnar et compagnie, le nom de Niflungar, auquel on aurait pu s'attendre en toute logique, brille pourtant par son absence. Gunnar et son clan sont uniquement nommés Gjukungar, descendants de Gjuki, et il n'y a pas non plus de péripéties autour d'un peuple nain lié à Sigurd.

Volker d'Alzey (le poète joueur de vielle, d'où l'instrument au-dessus de sa tête) passe un sale moment au tournoi de la Roseraie de Worms (dans le Rosengarten zu Worms). Il se fait défoncer par le moine-guerrier Ilsân combat héroïquement du côté des Nibelungen, le clan du roi Gunther.
 
On a donc une interprétation absolument dominante, à savoir que les Nibelungen sont le clan de Gunther/Gunnar etc., et une autre, alternative, qui se glisse dans le Nibelungenlied sans réussir à s'y tenir tout du long, mais finit par dominer le Zeitgeist au point de remplacer la première dans Biterolf et Dietleib et le Hürnen Seyfrid, à savoir que les Nibelungen sont un peuple de nains merveilleux.

On pourrait croire que le problème est réglé, que la version des nains est juste un bourgeonnement tardif, et pourtant... il reste toutefois en suspens le fait qu'il s'agisse d'un nom historique et bien réel, et pour mémoire : un nom franc.
 
Vous vous souvenez que le nom de Nibelungen apparaitrait latinisé dans le Waltharius ? Or, ils sont alors un clan Franc, bien que je le rappelle, c'est une spécificité du Waltharius de faire de Gunther et les siens des Francs, plutôt que des Burgondes, à contrecourant de toutes les autres sources, toutes traditions confondues. En dehors du Waltharius, le clan de Gunther/Gunnar est toujours Burgonde, et c'est normal, puisque la figure historique dont dérive probablement Gunther est le roi burgonde Gundaharius. Attribuer au Burgondes un lignage tiré d'un nom franc est un contresens. 
 
En revanche, Sigurd/Siegfried/Seyfrid, lui, est toujours Franc. Faut-il alors voir un souvenir brumeux (padam tschii 🥁) d'une origine historique très ancienne dans le fait que les Nibelungen se soumettent à Siegfried/Seyfrid dans la tradition continentale, lui jurant allégeance et devenant ainsi son peuple, (re)connectant ainsi Francs et Nibelungen ? Tentant, mais si c'est le cas, pourquoi Siegfried ne devient-il jamais un Nibelung lui-même dans la narration, alors que ses meurtriers burgondes, si ?

Forcément, nos cerveaux se mettent à bouillonner : est-ce une coïncidence si le Waltharius, la seule source à faire de Gunther et sa clique des Francs soit également, et de plusieurs siècles, la source la plus ancienne de toutes celle que nous avons passé en revue ici ? On serait là aussi tenté d'y voir une survivance d'un élément historique ancien, cependant l'appareil critique de la traduction française du Waltharius explique assez bien comment des considérations politiques tout à fait contemporaines au poète ont plus probablement motivé celui-ci à faire du cupide Gunther un Franc. 
 
Quant à la Chanson des Nibelungen qui semble maladroitement amorcer le virage d'une nouvelle interprétation plus tardive, elle fut pourtant couchée sur vélin à la même période que les Edda. Le Rosengarten zu Worms et Biterolf et Dietleib ne sont pas beaucoup plus tardifs non plus, un demi siècle à peine, et mis à l'écrit en même temps l'un comme l'autre, et pourtant adoptant deux interprétations différentes. Ce ne serait donc pas tant un ajout tardif qu'une alternative apparue avant le passage de l'oral à l'écrit, impliquant que la tradition orale devait élaborer sur ce concept depuis quelques temps déjà.
 
Plus on se penche sur la question, moins on a de réponse, et on commence à vouloir connecter des points à tout prix... alors qu'à l'évidence, ce n'est pas seulement l'étymologie mais aussi l'origine culturelle du nom qui furent oubliés, bien que le nom lui-même ait traversé les siècles. Les poètes qui se sont rapprochés du nom Nibelunc historique en l'associant aux Francs plutôt qu'aux Burgondes l'ont sans doute fait à leur insu. Un heureux hasard, en somme.

Alors, les Nibelungen sont-ils les Burgondes, ou des nains ? Je ne peux même pas dire que cela dépend des sources, puisqu'on la vu, une des sources majeures, celle qui nous a donné le nom iconique que tout le monde connaît - Nibelungen - n'est même pas cohérente avec elle-même ! Ma réponse, comme souvent sur ce blog, sera donc la suivante :

Ça dépend. C'est compliqué.


Mais vous commencez à avoir l'habitude.

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