mercredi 9 octobre 2024

Vineta, la ville sous les flots

Il n'aura échappé à personne l'omniprésence d'un nom associé à ce petit projet d'écriture, un nom donné à celui-ci à ses débuts, et qui est devenu une sorte d'ombrelle sous laquelle se trouve Heldenzeit, et peut-être d'autres textes à l'avenir. Ce nom est baigné de légendes et de mystère, et je vais enfin prendre le temps de vous raconter les histoires qui se cachent derrière lui. 

Je parle bien sûr de V I N E T A.
 
Vineta, par Hermann Wöhler (1897-1961)

Remontons quelques décennies en arrière, alors que votre serviteur n'était encore qu'un petit garçon. (Oui, il y a une petite introduction en mode ma-vie.eu, si ça vous soûle, et je peux le comprendre, vous pouvez scroller directement au vif du sujet.) Comme presque tous les étés, il visitait le parc d'attraction allemand Europa Park, dont les quartiers rendent hommages à divers pays européens (promis je ne vais pas parler de Pax Europæ bien qu'il y aurait sans doute à dire au sujet de cette connexion), et comme tous les étés il passait forcément par le quartier scandinave, sans savoir que vingt ans plus tard il déménagerait dans ces pays pour y faire sa vie. 
 
Or, dans ce quartier thématique aux façades de bois colorées, il y avait une attraction un peu particulière (mais qui a désormais disparu à cause d'un incendie), souvent dénigrée et ignorée car, il faut l'admettre, un peu désuète : une petite grotte, où les visiteurs pouvaient admirer la maquette d'une cité, surplombés par le mannequin d'un vieillard leur racontant l'histoire dont il s'agissait, et il commençait son récit en clamant ce nom :

VINETA !
 

Bon j'ai pas trouvé meilleure qualité où on l'entend crier au début, désolé, mais ça vous donne une idée (et réveillera sans doute les souvenirs de certains)(et oui la musique de l'attraction reprend une arabesque de Debussy). C'était le moment nostalgie.
 
Tout petit l'histoire me passait largement au-dessus, et pourtant ce cri, cet appel solennel me marquait déjà. Mon imagination était pincée comme la corde d'une cithare. En grandissant j'ai écouté toute l'histoire et c'est ainsi que je me familiarisais avec la légende d'une cité orgueilleuse de la Baltique, engloutie par Dieu pour la punir telle une Atlantide du Nord. Mais ce n'est que bien des années plus tard que je me plongeais pleinement dans cette légende, ses origines présumées et son héritage, que je vais essayer de résumer succinctement ici en français... car oui, la grande majorité des ouvrages s'intéressant à Vineta sont en allemand, et quelques publications en anglais complètent le tout. Peut-être que les francophones ont déjà trop à dire sur Is et l'Atlantide pour perdre leur temps sur les rivages de la Baltique ? Je m'excuse si ça ressemble un peu à la page wiki, c'est qu'on travaille sur les mêmes sources et qu'elles ne courent pas non plus les rues.
 
Ah et comme la lecture va être longue, pourquoi ne pas écouter un peu de musique ? Je mentionnais Debussy, restons dans le classique, pourquoi pas du Brahms ? Par exemple, et tout à fait au hasard, sa mise en musique du poème de Wilhelm Müller... Vineta.


Bon, par où commencer ? Peut-être par ce qui a véritablement attiré l'attention en premier lieu: la légende. En effet, on le verra, beaucoup ont cherché à remonter à la source pour retrouver la réalité historique derrière le mythe, mais si cette quête connut un engouement certain (du moins, essentiellement en Allemagne), c'est avant tout parce qu'il y avait, à la base, une histoire populaire. 

(Pour les impatients, le vif du sujet commence ici.)

La légende explique que la cité de Vineta était riche, ses habitants, orgueilleux et fiers, plus occupés à compter leurs deniers que les perles de leurs chapelets. Devant cette cupidité débridée et ce manque de piété, les habitants reçurent différents avertissements, selon les versions. Trois mois, trois semaines et trois jours avant la punition divine, on vit apparaître au-dessus de flots, face à la ville, une seconde Vineta fantomatique, telle un mirage, avec toutes ses tours et palais et murailles. Les sages anciens recommandèrent à tout le monde de quitter la ville, reconnaissant le présage pour ce qu'il était, cependant on ignora leur conseil. 
 
On raconte aussi qu'une sirène jaillie de l'écume au large de Vineta pour lui crier ceci : "Vineta, toi la ville riche ! Vineta doit sombrer car elle a fait beaucoup de mal !" puis replonger. Étonnamment, la ville n'est pas convaincue et ne se repent pas. Arrive alors un terrible cataclysme qui l'engloutit corps et bien. On dit pourtant que par temps clair il serait possible de distinguer les toits et les tracé des rues de l'arrogante Vineta sous les flots (sa taille rivaliserait même avec Lübeck!), et qu'entendre sonner ses cloches argentées au midi de la Saint-Jean (au solstice d'été, donc) serait mauvais présage pour les navires qui feraient mieux de rentrer au port, sous peine de rejoindre la cité au fond de la mer.

Un conte populaire raconte l'histoire d'un jeune et pauvre berger qui, un beau matin de Pâques, voit surgir des eaux ce qu'il croit d'abord être un mirage : toute une ville avec ses habitants, riches au-delà du raisonnable (les enfants joues avec des talents d'argent et ils bouchent les trous dans les murs avec du pain...), et tous désespérés de lui vendre toutes sortes de choses plus luxueuses et inutiles que les autres au pauvre berger. S'il pouvait leur donner ne serait-ce qu'un sou, ils seraient libérés de cet affreux sort, malédiction spectrale, seulement voilà, le berger n'a pas la moindre pièce à leur donner et Vineta disparaît, toujours maudite.
 
Bon, ça c'est la version courte et résumée. Vous souhaitez remonter aux sources et lire mes traductions ? Suivez-moi dans le second article de ce diptyque.

À partir de là, nombreux sont ceux qui ont élaboré sur la légende ou se sont laissés inspirer, que ce soient des poètes, des compositeurs, des peintres... tandis que d'autres, au contraire, ont choisi de rebrousser chemin, de remonter le temps en creusant les archives et sources anciennes pour dénicher la trace d'une Vineta authentique. La vraie, le fait derrière le mythe. Suivons-les sur ces sentiers obscurs et incertains, et tentons de répondre à cette épineuse question : Vineta est-elle fondée sur une réalité historique déformée avec le temps ?
 
Il y a eu depuis longtemps des artistes inspirés par la légende, et leurs créations dès le XIXe siècle attestent que celle-ci a un peu d'ancienneté, assez pour passer des cercles populaires aux ceux de poètes érudits. Cependant, je ne serai pas honnête si je ne précisais pas que le "renouveau" de Vineta, son retour en grâce dans l'imaginaire allemand, on le doit... à l'ex Allemagne de l'Est, la RDA (République Démocratique d'Allemagne) mais au quotidien que j'ai tendance à écrire et dire DDR (Deutsche Demokratische Republik), et donc je m'excuse par avance d'utiliser DDR plutôt que RDA, mais au moins ça éviter de mélanger les des deux. Bref, c'est la DDR qui va dépoussiérer le conte et publier plusieurs ouvrages à destination des enfants qui sont toujours, à ce jour, considérer comme des références (il suffit de regarder la page wiki). En soit ce n'est pas un problème, c'est un conte à la base, il est normal qu'on commence par là, mais disons qu'à la lecture on peut sentir un certain, euh... engagement.
 
Par exemple, et pour comparer les deux livres les plus couramment cités concernant le contenue du conte/de la légende, nous avons Geheimnis um Vineta, de Erich Rackwitz, ainsi que Vineta, Sagen und Märchen am Ostseestrand, de Albert Burkhardt (note si vous considérer lire ces ouvrages, le second est un recueil de contes et légendes de presque 400 pages dont quatre seulement concernent Vineta, et l'une d'entre elles est une illustration. Je préviens juste). Rackwitz résume un peu le conte sans chercher à la raconter comme Burckhardt le fait, à la manière d'un conteur, et sa version semble assez classique : orgueil, avarice, et l'insistance sur les dates religieuses rappelle les avertissements contre le manque de piété. La version collectée par Burkhardt mentionne Pâques, mais tartine surtout sur le fait que la ville soit riche comme dans un cartoon, et quand la sirène lance que "tu dois sombrer car tu a fait du mal", on est en droit de se demander si c'est ce mal ce n'est pas d'être riche (on ne parle jamais de guerre, d'injustice, de persécution - même des pauvres, puisqu'il n'y en a pas !). Les pamphlets chrétiens contre l'avarice sont légions, bien sûr, mais il n'est pas anodin que l'on ait choisi en Allemagne de l'Est une version ou Dieu est si peu présent et la cupidité un crime plus qu'un péché.
 
Bref, il y a un petit parfum de DDR qui émane de ces pages, on ne va pas se le cacher. Un autre indice intéressent (et il va me permettre d'enchaîner, si, si, j'ai un plan), c'est l'insistance de Rackwitz sur un autre aspect, celui du symbole de Vineta, ville prestigieuse bâtie sur le commerce au carrefour des peuples germaniques et slaves (si vous connaissez un peu l'histoire de la propagande en DDR vous savez à quel point ils ont mis le paquet sur l'amitié germano-slave "depuis toujours et à jamais").
 
"Vineta, la ville engloutie, aujourd'hui Swinemünde". Bon aujourd'hui surtout Świnoujście, vue que la frontière a un peu bougé après la dernière guerre. L'amitié germano-slave éternelle.

Mon exemplaire du livre de Rackwitz est une cinquième édition, publiée l'année de ma naissance, en 1987, mais la première date de 1969. Je le précise parce que ce ne sont pas les ouvrages adultes de recherche des archives que je vais désormais mentionner qui ont inspiré Rackwitz, je serai plutôt enclin à dire l'inverse, car l'ouvrage le plus souvent cité et/ou référencé dans le petit monde des amateurs de Vineta, c'est Vineta, Atlantis des Nordens, de Ingrid et P. Werner Lange, publié en 1988. Tout cela pour dire que ces "versions pour enfants" ne sont pas négligeables, elles ont très certainement contribué à la renaissance d'une intérêt pour la ville engloutie. Surtout le livre de Rackwitz, je suspecte, car il pose déjà les bases de l'interprétation moderne de l'histoire derrière le mythe : un comptoir commercial fondé par les Danois qui réussit si bien que le succès lui monte à la tête, essaye de devenir une cité libre - Freistadt ou Freiburg - et se fait... rouler dessus par les Danois, avant qu'un cataclysme naturel finisse le travail. (Il est par ailleurs absolument évident a posteriori que c'est ce livre que les créateurs d'Europa Park ont eu entre les mains). Qu'est-ce qui permet à Rackwitz, puis à d'autres auteurs comme plus tard les Werner, d'esquisser pareil tableau ?

Déjà, la première question à se poser est : les sources historiographiques, bibliographiques ou archéologiques ont-elles laissées des traces d'une Vineta ? Et la réponse vous surprendra peut-être, mais... oui, tout à fait.
 
Plusieurs cartes anciennes comportent une ville maritime nommée Vineta/Wineta, sur une île plus ou moins au large des côtes où se rejoignent les frontières actuelles entre l'Allemagne et la Pologne. Une carte de 1633 prétend reproduire la côte en 1304 à la suite d'une catastrophe naturelle, nous y reviendrons) et indique où Wineta se trouvait avant le désastre. Une autre carte mentionne même que la ville fut détruite par Conrad Roi des Danois (c'est la bannière de ce blog, cela dit en passant). Alors, on est d'accord, entre les monstres marins et autres bizarreries habituelles, les cartes anciennes ne sont pas une preuve en soi, mais elles confirment au moins que la légende était vivace il y a des siècles, qu'on attribuait sa destruction à des causes un peu plus prosaïques qu'un cataclysme divin, et rien que ça, c'est déjà intéressant. 

Wineta sur une carte de 1564 © SLUB / Deutsche Fotothek

Mais que disent les archives écrites ? Là ça devient compliqué car il n'y a pas de mention directe. En revanche, c'est là que les philologues sont entrés en jeu afin de décortiquer le nom "Vineta" et remonter à son étymologie. Je ne vais pas vous recopier toutes démonstrations à ce sujet, sachant qu'elles ne font pas toujours l’unanimité, cependant j'ai parfaitement conscience qu'en allant à l'essentiel ça paraît plus con que ça ne l'est, mais j'ai une vie et traduire des chapitres entiers des ouvrages d'autrui n'est pas une priorité. Bref, certains chercheurs sont remontés de Wineta > Jumneta > Jumne. Or, en 1075, Adam de Brême, dans son Histoire des Archevêques de Hambourg, mentionne bien Jumne (et pour rappel il y a donc environ trois siècles entre cette mention et la carte mentionnant Wineta, ce qui pour voir évoluer un nom de ville est très largement suffisant) :

"A [l'embouchure du fleuve Oder], là où il se jette dans les marais de Scythie, la célèbre ville de Jumne offre aux Barbares et aux Grecs vivants dans la région un point d'ancrage très recherché. Et comme on colporte sur cette ville quantité de fables, il m'a semblé judicieux de donner ici certaines précisions. Jumne est assurément la plus importante de toutes les cités d'Europe, elle est habitée par des Slaves, ainsi que par d'autres peuples, Grecs, Barbares. Des immigrants saxons ont même eu le droit de s'y installer comme les autres, à la seule condition de ne pas faire allusion durant leur séjour de leur appartenance à la religion chrétienne. Ses habitants demeurent en effet tous prisonniers  des rites et des illusions propres au paganisme, et l'on ne peut rencontrer de peuples aux mœurs plus douces ni à l'hospitalité plus courtoise. On trouve en abondance, dans cette ville, toutes les marchandises que vendent les peuples du Nord, et il n'y manque de rien de ce qui est recherché ou rare."

On a donc Adam de Brême qui fait un guide du routard des terres sous l'autorité religieuse de l’archevêché de Hambourg, et durant lequel il s'attarde sur une cité : païenne et multiculturelle, riche comme Crésus, et surtout... bien réelle. On ne parle pas de bulshitter sur des voyages dans l'Orient lointain comme le ferait un Marco Polo, là il s'adresse à un public qui a de grandes chances de voyager dans le coin à moment ou un autre et de fracasser sa réputation si tout ça c'est du pipeau. Alors, exagération ? Possible, mais il y un faisceau d'indice indiquant qu'à un endroit relativement précis de la côte sud de la Baltique, une ville prospère a existé, et puis plus. D'ailleurs, après avoir détaillé quelques fantasmes concernant les rites païens locaux bien loin des fables qu'on raconte à son sujet (tousse tousse), Adam nous donne même des indications de voyage précises :

"De Jumne on peut gagner, on peut rapidement rejoindre à la rame Demmin, à l’embouchure de la Peene, où habitent les Runes, soit la province de Semland, qui est propriété des Prussiens." Et là il déroule tout le périple et toutes les étapes. L'emplacement pour Adam et ses contemporain est concret. Mais le clerc va faire encore plus pour développer le mythe de Vineta. Plus loin, il va citer Jumne dans un tout autre contexte.
 
Je ne vous copierai pas tout le passage, cette fois (d'ailleurs pour info je me base sur la traduction chez Gallimard qui se trouve déjà dans la bibliographie du blog, clin d’œil appuyé, hein), mais il raconte la guerre civile danoise entre Harald à la Dent Bleue et son fils Sven, qui rejetait le christianisme imposé par son père (il est évidemment le méchant dans le récit d'Adam) , comment Sven affronta son père et le blessa grièvement, et comment Harald s'enfuit pour finalement rendre son dernier soupir... à Jumne. Tiens donc ! C'est marrant ça, parce que Saxo Grammaticus, un autre auteur familier des lecteurs de ce blog, nous livre une version assez similaire à cette histoire, sauf que la ville en question s'appelle (roulement de tambour pour effet dramatique) : Jomsborg.

Les enquêteurs de Vineta ont donc commencé à raccrocher les wagons. Un comptoir riche et prospère sur la côte sud de la Baltique, pas super enclin à faire ses prières à Jésus ? Jomsborg semble coller au profil, d'autant que la lente évolution Jomsborg > Jumne > Jumneta > Vineta n'est pas du tout impossible d'un point de vue strictement linguistique. On sait également que Jombsborg, fondée par Harald à la Dent Bleue, finit par ne plus vouloir se soumettre à l'autorité danoise, notamment à cause du contentieux religieux mais aussi et surtout, eh bien... l'argent. On trouve également dans les annales que vers 1100 environ, Jomsborg fut rasée par le roi Erik du Danemark... et que l'évêque Otto von Bamberg aurait baptisé massivement 22 000 personnes à Wolin, en actuelle Pologne, toujours dans cette même zone. Une mention de Jumne datant de 1168 en parle au passé puisque son auteur, Helmod von Bossau, évoque ses ruines. Tout semble indiquer que la ville a bien payé pour son trop confortable succès et que la colère divine s'est bien abattue sur elle, sous la forme de Danois fanatiques (vous savez, les mêmes qui vont massacrer des païens en Estonie en versant tellement de sang impie que ça deviendra la légende d'origine de leur drapeau...).
 
Wineta en 1618, détruite par le roi des Danois (vous reconnaîtrez ma bannière)

Tout cela, c'est bien joli, mais cela ne nous explique pas le lien avec l'élément le plus frappant de la légende : la submersion. Cet élément est pourtant probablement historique, et l'indice se trouvait dans la carte évoquée plus haut retraçant le nouveau contour de la côte après une catastrophe naturelle. Je ne l'avais pas dit alors pour ménager le suspense, mais ce désastre, bien réel et qui a effectivement redessiné toute la côte à cet endroit, c'est l'onde de tempête (Sturmflut) qui a ravagé la région à la Toussaint 1304. Toute une partie du littoral s'est littéralement affaissé puis a été englouti, il suffit de regarder la carte encore aujourd'hui pour réaliser le cataclysme que cela a du représenter pour les habitants et le genre d'histoires que cela inspira aux survivants.
La carte indiquant le nouveau tracé de la côte après le désastre de 1304. A droite du cartouche, on peut lire "Vineta l'engloutie se trouve ici à l'embouchure de la Peene."

Si la connexion avec Jomsborg est juste, alors Jumne/Vineta n'existait déjà plus qu'en ruines lorsque la mer avala tout un pan de terre ce jour-là, mais les deux éléments se seraient, avec le temps, retrouvés associés par les poètes au coin du feu. De la même manière, Otto von Bamberg arrive dans la région vers 1124, bien après le sac de la ville par les Danois, par exemple. On peut estimer que pendant plus de vingt ans les païens de Jumne soient restés là, démunis hors du monde, avant la conversion, au lieu d'émigrer vers un ailleurs plus accueillant, bien sûr, mais... est-ce crédible ? J'ai déjà pas mal évoqué la manière qu'ont eu les sagas et gestes à évoluer, absorber de nouveaux éléments qui, d'abord exogènes, deviennent avec le temps des retournements de situation considérés comme classiques. C'est la nature même de cet art que de voler avec goût afin de toujours polir des vieilles histoires en de nouveaux joyaux.

Je ne peux pas vous jurer que Vineta fut Jomsborg, bien que cette idée soit de plus en plus fermement implantée dans le Zeitgeist et, à mon humble avis, il y a assez d'éléments pour les lier, ne serait-ce que littérairement.
 
Répétons-le une dernière fois : il n'existe, à ce jour, aucune preuve formelle que Jormsborg devint Jumne, et qu'elle se trouvait là où Allemands et Polonais fantasment qu'elle se trouvât, et que cette Jumne perdura dans la mémoire des locaux sous le nom de Vineta. Ce sont des hypothèses, des suppositions, des rêveries. De toute façon, la Vineta richissime aux cloches d'argent telle que nous nous l'imaginons, n'a jamais existé, c'est un mirage, le spectre d'une ville peut-être bien réelle, mais dont le souvenir se perd dans les siècles et donc nous ne pouvons qu'assembler des bribes. Cela n'empêche évidemment pas certains d'essayer de retrouver le site archéologique, le lieu précis

Vineta sur une carte de 1789, qui situe la ville engloutie au large du récif de Damerow.
 
Certains, comme Klaus Goldmann et Günther Wermusch dans leur Vineta, die Wiederentdeckung einer versunkene Stadt, partent dans des théories assez, euh... originales (Barth ? Vraiment ?). Leur livre a néanmoins le mérite de se montrer très critiques des théories plus installées, et c'est toujours bien de rester attentif aux approximations assénées ailleurs comme des faits. Cela étant dit, l'hypothèse Barth n'est guère convaincante, et deux sites plus sérieux se tirent un peu la bourre, deux villes très proches d'une de l'autre, sauf que Wolin est en Pologne et que sa voisine Usedom est en Allemagne... à quelques kilomètres seulement l'une de l'autre. Or, franchement, si les ruines de la Vineta historique il y a bien eu, à un endroit de la côte qui subit l'onde de tempête de plein fouet, ce qui en restait a été emporté par le déluge de 1304, et qu'on n'en retrouvera probablement jamais rien. Mais ça ne décourage pas tout le monde, chacun veut être le nouveau Schliemann.
 
Juste pour le fun, les candidates au titre de "Vineta originale" sont notamment : le Vinetariff de Damerow/Koserow, un récif qui correspond aux cartes, Wolin, où on a retrouvé des traces d'une ville ancienne, Usedom, où depuis les fouilles entamées en 2001 les trouvailles impressionnantes s'accumulent, Menzlin, où un site du IXe-Xe siècle a été exhumé sur 18 hectares, Barth où, euh..., ah bah non, rien, et l'embouchure de la Peene, mentionnée dans Adam de Brême et où l'on a bien trouvé un bracelet viking en or, en 1905. (C'est déjà plus que Barth, haha !) Comme le suggérait déjà la carte postale de Swinemünde/Świnoujści, localiser Vineta chez soi ne serait pas forcément une mauvaise chose d'un point de vue business, d'ailleurs plusieurs de ces villes ont des musées dédiée à la cité engloutie.
 
Bref, tout le monde a trouvé en creusant (sauf Barth trolol), ce qui ne prouve qu'une chose : la région a été riche en histoire, les Hommes ont vécu, commercé et guerroyé à cet endroit avant et après Jumne, alors que l'on retrouve l'emplacement de Jomsborg / Jumne / Vineta ou non, les archéologues déterrent plein de choses inestimables et rien que ça, c'est déjà très bien.
 
D'ailleurs, l'Allemagne du nord a déjà (presque) retrouvé une autre de ses villes englouties avec succès (oui, apparemment on les collectionne), à savoir Rungholt. Hum... attendez... Rungholt, riche ville équipée d'un vaste port, engloutie par une onde de tempête similaire à celle de Jumne, à trente ans d'écart seulement... et dont on dit qu'on peut entendre les cloches sonner par temps clair, annonciatrices de tempête... attendez une seconde...
 
 
Malgré tout l'amour que je porte à Vineta, force est de constater que ce conte légendaire s'inscrit dans un ensemble plus vaste d'histoires de marins et de voyageurs et qu'une fois encore, retrouver "la vraie version", la "seule et unique vérité derrière le mythe" est illusoire ; et vain. En revanche, il n'est pas vain de s'en inspirer et de faire comme les raconteurs d'autrefois, en puisant dans le merveilleux de la légende pour la transmettre à d'autres.
 
(Je pense que si ce n'était pas déjà suffisamment clair jusqu'ici, vous commencez à comprendre pourquoi Vineta fut et reste le nom général de mon projet, et par extension de ce blog, n'est-ce pas ?)
 
Voilà, j'en ai fini pour aujourd'hui. Mais comme vous le savez, ceci est un diptyque, et dans un second article, vous pouvez découvrir le conte lui-même, tel que le racontent les sources.

Ou devrais-je dire les contes eux-mêmes ?
 
 
Pour aller plus loin (et dans l'ordre de mes préférences) :

Vineta Trugbilder, par Martina Krüger, Vorpommerschen Landesbühne Anklam. Si vous n'en lisez qu'un seul, lisez celui-ci.
 
Vineta, Sedina, Greif: Einige literarische Beispiele für pommersche Mythen um 1900, par Bartosz Wójcik (article disponible en ligne)

Vineta, Atlantis des Nordens, par Ingrid Lange, P. Werner Lange, Urania Verlag. Un peu daté mais pose solidement les bases de l'hypothèse dominante.

Geheimnis um Vineta, par Erich Rackwitz, Der Kinderbuchverlag. Un peu la version "pour enfants" de l'ouvrage précédent.
 
Vineta, Sagen und Märchen von Ostseestrand, par Albert Burkhardt, Hinstorff Verlag. Intéressant aussi pour les 99% du livre consacré à d'autres histoires qui ne sont pas moins fascinantes.

Vineta, die Wiederentdeckung einer versunkene Stadt, par Klaus Goldmann et Günther Wermusch, Bastei Lübbe. Sympathique dans son aspect critiques des différentes hypothèses, bien que peu convainquant sur sa propre solution

Bonus :

Vineta: the Vineta 'Sage' and its reception in German literary texts from the 1820s to 1989, par Máire O Broin, thèse de son Ph.D. C'est excellent, c'est en anglais (donc un peu plus accessible pour la majorité de mes visiteurs) et bien que ce ne soit pas tellement pertinent pour cet article, je puiserais dedans pour un prochain billet, un jour, alors autant mettre la référence ici avec le reste.

2 commentaires:

  1. Ce premier article est très impressionnant. Tu traces bien comment la recherche peut tâtonner sur des mythes sensés illustrer la morale (chrétienne souvent, mais pas toujours si on reprend Jumne en base). Par contre, je n'ai pas compris tes parenthèses sur Barth et en cherchant sur internet, je n'ai rien trouvé. A quoi ça correspond ?

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    1. Barth est une ville qui est défendue comme un site potentiel avec beaucoup d'énergie, force publications (pas scientifiques, je précise), et promotion, la ville a même son musée de Vineta. Problème ? L'hypothèse est extrêmement fragile. Barth est située à un peu plus de 100 km à vol d'oiseau des deux sites jumeaux les plus populaires, Usedom/Wolin, et le site potentiel concurrent le plus proche de Barth, l'embouchure de la Peene, est à environ 70 km à vol d'oiseau. Je précise pour deux raisons : déjà parce que tous les autres sites s'étalent sur une bande d'environ 40 km seulement, donc on part déjà sur une alternative très radicale. Deuxièmement parce qu'un site aussi excentré veut dire loin des repères généralement mentionnés dans les sources comme Damerow, Usedom, etc.) ? Alors pourquoi Barth ? Les deux défenseurs initiaux de cette thèse pensent que la Peene avait un cours différent avant l'onde de tempête et que l'embouchure dont il est question dans les sources serait l'ancienne embouchure, qui se serait trouvée... à Barth.

      L'ironie c'est que rien d'extraordinaire n'a été trouvé là-bas, rien de plus qu'ailleurs dans la région ni de plus remarquable, alors que les autres candidates oui, c'est un peu ballot. Mais pour une raison que j'ignore, Barth a beaucoup de supporters, ça me rappelle, toutes proportions gardées, les gens qui veulent absolument voir Alésia dans le Jura, à ceci près que contrairement à Alésia, on n'a pas, et on n'aura sans doute jamais, de site historique avéré sûr et certain pour Jumne, donc... ils peuvent continuer à vendre des bouquins et profiter du tourisme que ça génère. Après tout pourquoi pas, si ça permet de perpétuer la légende... mais faut garder en tête que c'est l'hypothèse débattue la plus, euh, originale.

      Merci du reste ! Cela faisait des années que je voulais faire un point Vineta, je suis content que ce soit enfin fait.

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