mardi 17 septembre 2024

Heldenzeit / Pax Europæ : deux faces d'une même médaille

On pourrait croire qu'écrire Heldenzeit est une pause radicale à mi-parcours de Pax Europæ. D'une anticipation uchronique en pleine troisième guerre mondiale, je bascule sur des légendes héroïques médiévales, remplies de merveilleux. Deux salles, deux ambiances, a priori. D'ailleurs, c'était l'objectif pour moi : faire un peu autre chose après de nombreuses années quasiment exclusivement consacrées à mes États-Unis d'Europe fictionnels. Et pourtant...

Pourtant, je me rends compte, maintenant que j'ai énormément progressé sur le manuscrit de Heldenzeit, que les deux projets sont très proches dans leurs thématiques et leur traitement des personnages. La réflexion sur le devoir, qu'il soit individuel ou collectif, les interrogations sur la loyauté, le fanatisme, l'interdépendance des peuples et des cultures en opposition au modèle compartimenté des nationalistes, avec une approche paneuropéenne... Le ton (et j'espère le style) sont différents, évidemment, mais mes marottes sont néanmoins au rendez-vous. Et je n'ai même pas besoin de les forcer au chausse-pied !

Les États Germaniques Unis d'Europe, où quand les nationalistes du XIXe mélangeaient déjà mes lubies : les héros germaniques (ici Arminius), les États-Unis d'Europe, et les cartes fictionnelles qui n'ont aucun sens. (Bon alors petite digression mais... Sérieux, les mecs, encore les pays baltes, je conçois, occupation prussienne de longue date et élite germanophone, tout ça, allez, je comprends l'idée, très XIXe dans l'esprit. La côte ouest de la Finlande, suédophone, OK (même si les implications militaires d'une telle carte puent sérieusement du cul)... L'Irlande... certes sous occupation britannique avec élite anglophone, bon, soit, mais on tire franchement sur la corde colonialiste quand même. Mais alors le melting-pot pot US/Canada et les "germains" mexicains, vraiment ? Alors que l'Islande et les îles Féroé non, par contre ? Pas assez badass pour ces messieurs ? Pourquoi il faut toujours que ma route retombe sur les hurluberlus fans de la Nibelungentreue ?)

On retrouve le groupe comme protagoniste, au-delà des individus, et c'est curieux car ce n'est pas forcément quelque chose que j'ai particulièrement intellectualisé. J'aime raconter un événement sous plusieurs points de vue plutôt que de suivre un seul personnage (avec toutes les restrictions intéressantes que cela implique pour le lecteur), confronter les biais sans nécessairement désigner celui qui a raison, ce n'est pas nouveau. La multiplication des points de vue et les retournements de points de vue sont ce que les gens qui ont apprécié Pax Europæ relèvent le plus souvent.

Sans surprise, on retrouve cela dans Heldenzeit, mais les potards sont au max : fi d'une narration à la troisième personne, absolument tout est toujours raconté par des personnages, et le lecteur est entièrement dépendant de la bonne foi des narrateurs, lesquels sont évidemment bourrés de biais et se contredisent les uns les autres. Quel pied pour moi ! Multiplier les points de vue et les ambiguïtés, sans jamais me forcer à trancher. Cela m'est grandement facilité par la pluralité des sources et des incohérences qu'elles charrient. En faisant le choix de rassembler un maximum de sources de diverses traditions et de les harmoniser, j'ai naturellement appliqué ma méthode de caractérisation héritée du travail sur Pax.

Et tout comme dans Pax, je me plais à revenir sur des événements 200 pages plus loin pour expliquer (mais pas nécessairement excuser) des actes répréhensibles par un nouveau point de vue. Dans Pax c'est notamment le cas du général Peterson, ou David Agota, tandis que dans Heldenzeit on verra par exemple Sibeche, Brynhild ou même Hagen.

Karl Anton Heinrich Mucke, Scène tirée de la Nibelungensage (Hagen et Volker)

Alors évidemment, je ne suis pas le seul à le faire. Mais c'est mon école. Même Erwin Helm, bien que protagoniste central de Pax Europæ, n'est pas le héros, il est un parmi d'autres, même pas le plus doué, ni le plus malin ou le plus fort. Il est le point d'entrée du lecteur et fil rouge dans l'ensemble qui est le véritable protagoniste : le groupe. Le Bataillon Furie est une entité, une division dans l'organigramme de l'Eurocorps (lui-même un sous-groupe un peu particulier au sein des États-Unis d'Europe, qui s'oppose régulièrement aux civils qu'il est pourtant censé protéger), et pourtant sa présence est partout, elle lie les personnages en bien (la camaraderie, le sens qu'elle donne à leur vie) et en mal (l'injustice, la bureaucratie aveugle qui régie tout, et surtout les combats, les morts). Le Bataillon Furie, c'est des privilèges et des devoirs, certains personnages étant plus ou moins à cheval sur ces derniers. Loyauté et fidélité sont au cœur du drama, mais envers qui ? Les camarades, ou le bataillon ? Les individus ou le groupe ? Les hommes ou les chefs ? Les individus ou les symboles ? Les ordres ou sa conscience ?

Les héros de Heldenzeit sont confrontés exactement aux mêmes états d'âmes. Il y a les hommes, et il y a les groupes (les clans Nibelungen, Amelungen, Völsungen  etc., la compagnie de Dietrich, les empires d'Etzel et d'Ermrich, etc., tous à des degrés d'importance superposés). Loyauté, amitié et fidélité sont professés en permanence, mais les circonstances mettent constamment les serments en concurrences les uns envers les autre. Impossible de respecter tous les serments à la fois, il faut alors choisir à qui va la préférence du protagoniste... amitié, amour, famille, honneur... qu'est-il plus important ? Vouloir bien faire et agir noblement, même pour un parangon de vertu comme Siegfried, n'est jamais une ligne droite claire et évidente... et parfois c'est tout bonnement impossible, même avec la meilleure volonté du monde. On en revient à cette citation qui émaille Pax Europæ : "le plus difficile n'est pas de faire son devoir mais de savoir où il se place."

Cette thématique, il me semble, parle à tout le monde. Et si l'univers """futuriste""" (presque rétro-futuriste, les années passant) et militariste de Pax pouvait sembler spécifique au contexte martial moderne, je pense avoir réussi un traitement plus universel avec Heldenzeit. La distance posée par un univers de fantasy (car c'est bien de cela qu'il s'agit) aide à ne pas se concentrer sur la loyauté, la fidélité et le devoir en termes purement militaires ou civiques, voire nationalistes vs européistes.

Ironiquement, on retrouve deux camps idéologiquement opposés qui divisent les héros, Eztel contre Ermrich, mais je pense que cela restera assez neutre pour la plupart des lecteurs, en tout cas plus que fédéralistes vs défédératistes ou Européens vs Russes. La distance temporelle et culturelle avec les protagonistes de Heldenzeit évitera sans doute que les lecteurs ne se projettent trop par rapport à leur propre ressenti au sujet de l'actualité... brûlante, par exemple. Certes, on favorisera sans doute Etzel car il est mis en valeur par les narrateurs, mais... ces derniers sont-ils honnêtes et de bonne foi ? Ermrich est-il vraiment ce monstre sanguinaire face à un Etzel bon et généreux mécène ? Les Défératistes sont-ils tous des terroristes inconscients ? Les fédéralistes sont-ils intrinsèquement proto-fascistes ? Les Russes Indépendants sont-ils vraiment seuls responsables de la guerre ? Gunther est-il vraiment neutre en ne venant pas à l'aide de Dietrich face à Ermrich? Sibeche a-t-il conduit un empire à la ruine par pure malice ?

Illustration de Karoline Juzanx pour le tome 4 de Pax Europæ : Trahisons. Ceux aussi ont lu le livre comprendront ce choix pour illustrer mon propos, avec un personnage, Ennio Gayans, en mauvaise posture confronté au problème de la rupture face au groupe, et puni pour cela. Une thématique qu'on retrouvera avec le personnage de Witege dans Heldenzeit.

Alors, Pax Europæ et Heldenzeit : deux salles, deux ambiances, vraiment ? Peut-être, mais au final, la danse sur les deux pistes reste la même. Ce qui me fascine, c'est que tout cela est dans les sources au cœur d'Heldenzeit, et pas un ajout forcé. C'est sans doute pourquoi j'ai toujours aimé celles-ci : elles renferment les genres de fiction et de thèmes qui me parlent. Les sociétés décrites tout comme les sociétés qui ont produit ces sources sont très différentes de  la nôtre, mais les thèmes sous-jacents n'ont rien perdu de leur fraîcheur. Ce sont des questions qui traversent les époques, certes des questions bateau, pourrait-on dire, mais comme il n'y a toujours pas de réponse définitive, nous continuons d'y réfléchir collectivement.

Alors certes, comme je le remarquais dans mon précédent billet, mes apports ne feront pas date, mais c'est le cas pour 99% des gens qui, comme moi, s'y sont penchés au cours du temps. Et ce n'est pas grave ! C'est même tout naturel, et pourtant... j'ai envie de consacrer mon temps à ces sujets, que ce soit dans le passé légendaire des héros germaniques d'autrefois ou le futur alternatif d'États-Unis d'Europe dystopiques. Deux faces d'une même médaille.

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