dimanche 7 novembre 2021

Hagen : (anti-)héros des romantiques

Dans mon précédent article, j'ai expliqué comment s'est développé le concept de Nibelungentreue, et notamment le procédé par lequel les romantiques du XIXè siècle puis les nationalistes avaient embrassé le camp des Nibelungen comme celui des vertus honorables telles que la fidélité et la loyauté. J'avais aussi souligné le paradoxe évident de cette approche au regard de leur comportement dans les sources. Je vais développer ça avec un exemple précis, celui de Hagen / Högni. Les romantiques qui ont embrassé cette figure sont-ils donc bêtes à manger du foin de se choisir un tel héraut, si celui-ci est un personnage parjure et meurtrier ? Pour ne pas constamment avoir besoin de me répéter, je vais partir du principe que vous lu l'article en question.

Pour comprendre les interprétations romantiques du XIXè siècle, il faut déjà être clair : les sources ne sont pas uniformément en défaveur de Hagen, ce n'est donc pas systématiquement une figure mauvaise. Enfin, pas quand on observe les sources périphériques. Dans le Nibelungenlied, la Þidrekssaga ou l'Edda, il est comme je l'ai décrit dans mon article, et même s'il n'est pas toujours un monstre à tout point de vue, quand il n'est pas lui-même le meurtrier de Sigurd/Siegfried, il est au moins l'artisan du plan de l'assassinat et participe à cette funeste entreprise. Et pourtant, il y a deux autres sources qui viennent nuancer l'image de Hagen : le Waltharius, un texte carolingien en latin, et la Ballade de Høgni qui nous vient des îles Féroé.

Hagen dans Die Nibelungen, Fritz Lang.
Dans le Waltharius, ou Chanson de Walther, il est certes un antagoniste, mais aussi, d'une certaine façon, un allié. Lui et Walther sont amis de longue date et frères jurés, et lorsque ce dernier fuit la cour d'Attila avec son trésor, et que Gunther, décidément toujours au taquet pour jouer les enfoirés, décide de l'intercepter pour voler ce trésor, Hagen essaie de le dissuader en vantant la valeur du héros, son camarade Walther. Rien n'y fait : Gunther, aveuglé par la cupidité, ne veut rien entendre et force son vassal Hagen à le suivre pour accomplir sa besogne. Hagen, tiraillé entre son serment de fidélité à son meilleur ami et celui à son seigneur, essaie d'éviter le combat et fait montre d'une grande droiture. Lorsque les circonstances le contraindront finalement au duel final au Waskenstein, Hagen y perdra son œil et Gunther une jambe, tandis que Walther se retrouve manchot (ensuite l'Aquitain retourne régner sur son pays pendant trente années de paix, quand d'autres sources prétendent qu'il ira rejoindre l'Empereur Ermrich). Dans ce récit, Hagen agirait noblement si Gunther ne le contraignait pas. On insiste également sur les origines troyennes (et donc nobles) du personnage, trope classique du Moyen Âge appuyé dans le cas de Hagen par une interprétation discutable (et longuement discutée) de l'étymologie du nom de Hagen von Tronje.

Parenthèse rapide : disons-le tout de suite, les origines de Hagen sont floues. Dans le Nibelungenlied, comme dans la plupart des sources continentales, c'est un Burgonde, tout comme Gunther, là où le Waltharius en faisait des Francs.  Ce qui ne change pas, en revanche, c'est l'origine troyenne noble, et le rapport de vassalité vis à vis de Gunther. Le Hagen du Nibelungenlied a également a un frère nommé Dancwart le souple, et un neveu : Ortwin de Metz, qui est véhément dans son soutien au meurtre de Siegfried (mais ne participe pas à l'acte, il n'est même pas présent). Dans la Völsunga Saga et l'Edda Poétique, Högni est le frère biologique de Gunnar/Gunther, tandis que dans la Þidrekssaga, il n'en est que le demi-frère, la mère ayant été violée par un alfe dans la version norvégienne ou un loup dans la suédoise (expliquant sa naturelle laideur pré-cicatrice et son caractère mauvais). Toujours dans cette source, Ortvin n'est plus le fils de la sœur de Högni, mais celui d'Attila. Dans Kudrun, Hagen est roi d'Irlande, et dans le Widsith il règne sur Rugier-Holm (Rügen), une île de la Mer Baltique au large des côtes allemandes. Et enfin, il est également le frère biologique de Gunther et co. dans la tradition féringienne puisque dans sa ballade éponyme, Høgni est dit Gjúkason, fils de Gjuki, le Gibech de la tradition continentale. D'ailleurs, Gunnar et ses frères ne sont pas les Niflungar dans la tradition scandinave, mais bien les Gjúkungar. Je finirai par revenir sur le bordel des noms de lignées et de la confusion générale autour des Nibelungen, mais pas aujourd'hui.

La Ballade de Høgni, donc. Voilà un chant assez particulier puisque le personnage autrement négatif, ou au mieux ambigüe, est ici présenté comme le héros, avec un combat final, durant les événements tragiques de la fin des Nibelungen, au cours duquel Høgni tue à peu près tout le monde à lui tout seul avant d'affronter Dietrich de Bern, jusqu'ici tout va bien... jusqu'à ce que Dietrich se métamorphose en dragon et crache du poison sur le héros qui périt, mais pas avant de concevoir en tout hâte (et agonisant, donc) un fils - lui aussi nommé Høgni. Celui-ci le vengera en faisant payer sa cupidité à Artala (suivant ainsi la tradition scandinave d'un Atli/Etzel/Artala/Attila avide d'or et malfaisant). Après, j'avoue que Høgni junior enfermant Atli dans son propre coffre au trésor en lui disant que quand il sera tiraillé par la faim, il aura tout l'or de son père à se mettre sous la dent, c'est classe. Un petit côté supplice de Crassus, mais en version lente, et avec le choix laissé. 

Bon, je ne vous le cache pas, on est là devant une version plus proche du conte que de la légende, où les curseurs du merveilleux sont au max, entre Dietrich qui, c'est nouveau ça vient de sortir, est un sorcier inégalé capable de se changer en dragon (curiosité unique à cette ballade, seul le poison pouvant éventuellement se rapprocher du feu qu'il sait parfois cracher dans d'autres sources), les sirènes et tritons que Hagen rencontre en chemin et qui lui font la bonne aventure, ou encore son anneau magique qui "transpire" une sueur rouge comme du sang pour l'avertir de la trahison de Gudrun, qui cherche à l'empoisonner (dans les sources scandinaves, c'est à l'inverse Gudrun qui envoie à ses frères un anneau tout à fait ordinaire, auquel elle a toutefois attaché un poil de loup, en avertissement secret des projets meurtriers d'Atli). Høgni va même rencontrer le spectre de Sigurd (!) qui rappelle que sa trahison et son meurtre furent certes une ignominie de la part de Høgni, tout en le déchargeant en grande partie de la responsabilité (insistant sur le triangle amoureux). On ne va pas se mentir, faire intervenir le fantôme sanglant de la victime pour dire "c'est pas si grave, rentre chez toi te mettre au chaud" (littéralement...) c'est quand même bien pratique quand on veut faire d'un meurtrier le héros. Devant pareil stratagème poétique éhonté, il n'est guère surprenant qu'il s'agisse de la seule source où le personnage n'est pas en cinquante nuances de gris foncé.

Cette ballade offre également un intéressant syncrétisme des traditions scandinave et continentale, qui revient d'ailleurs régulièrement dans la tradition féringienne, puisqu'outre la présence de Tidrik Tattnarson (Dietrich, fils de Dietmar), la Gudrun de cette version est clairement plus proche de la Krimhild continentale que de son homologue scandinave, tout en lui attribuant tout un tas de pratiques magiques (elle jette un sort runique pour provoquer une tempête et le naufrage du navire de Høgni, par exemple. Grimhild, leur mère à tous deux, est elle-aussi magicienne, mais protectrice, là où Gudrun est mauvaise). Bref, entre ça et le Dietrich sorcier métamorphosé en dragon venimeux, la grande confrontation finale Hagen VS Krimhild qui est au cœur de la seconde partie du Nibelungenlied prend ici des airs de fin de campagne de Donjons et Dragons. Pour les curieux, voici un bout de cette ballade :

Cette tradition scandinave que suit la ballade tend à épouser la cause des Gjúkungar après le meurtre de Sigurd, en accusant Atli - et l'ironie est quand même mordante - d'être l'avide et cupide monstre n'ayant d'yeux que pour l'or de Fafnir. Gudrun (Krimhild) est du côté de ses frères et essaie de les avertir du piège d'Atli, et fait tuer les enfants du Hun puis transformer leurs crânes en coupes (un trope qu'on retrouve dans l'histoire de Wieland/Völund), ce qui est horriblement cruel, mais ça passe, c'est badass, et c'est commis contre le méchant. La loyauté de Gudrun va à sa famille, à ses frères, et tant pis pour son premier époux assassiné par eux, et tant pis pour son nouveau mari Atli. 

Tandis que, dans la tradition continentale, Krimhild reste fidèle à ses vœux et son époux Siegfried, et trahira son propre sang pour le venger avec l'aide d'Etzel/Atli ici représenté comme un généreux mécène. C'est elle qui fera mettre Hagen à mort par décapitation dans un élan de "cruauté" qui fait frissonner le poète et un Dietrich désapprobateur... on sent que les sources elles-mêmes ont donc des divergences d'opinion sur ce qui est moral et ce qui ne l'est pas. Ainsi, on constate que si dans les deux traditions les Nibelungen/Gjúkungar ont mal acquis l'or de Siegfried/Sigurd, les Scandinaves entérinent l'affaire tout en s'offusquant hypocritement qu'un tiers rumine les mêmes ambitions vis à vis du trésor, tandis que les continentaux soulignent le bon droit de Krimhild et la faute de ses frères... mais froncent des sourcils réprobateurs devant sa furie vengeresse, certes digne d'une épopée héroïque, mais désormais hors de toute bienséance dans un poème courtois. Krimhild est plusieurs fois appelée "sorcière/diablesse" pour s'être retournée contre sa fratrie et avoir provoqué le bain de sang, et on retrouve ce biais dans la Gudrun de la Ballade de Høgni, devenue capable de jeter des sorts maléfiques. On voit bien la différence entre les textes scandinaves encore héroïques et les textes continentaux déjà courtois.

Ainsi, certaines sources trouvent des qualités à Hagen (et sa clique), ou oublient ses défauts quand ça les arrange, voire en font exceptionnellement un héros, néanmoins s'il reste le plus souvent négatif ou sombre. On voit également que les sources ne sont pas cohérentes entre elles, et qu'il existe deux traditions qui appréhendent certains aspects de l'intrigue de manière assez différente. Je tenais à mettre cela au clair, non seulement vis à vis de mon article précédent, avant de m'engager dans le sujet du jour, mais aussi parce que les romantiques du XIXè siècle se sont passionnés pour ces sources et les ont traduites et re-racontées en allemand moderne (et parmi eux, notamment Felix Dahn, tiens donc ! Mais aussi sa femme Therese). Aussi il faut bien comprendre que les romantiques allemands avaient accès aux deux traditions, connaissaient les Edda, le Waltharius, les ballades féringiennes, etc., et ne se cantonnaient pas uniquement au Nibelungenlied

D'ailleurs, un signe qui ne trompe pas c'est la manière avec laquelle Brunhild est calcifiée en Walkyrie dans notre imaginaire à cause du romantisme, alors que cela n'est vrai que dans la tradition scandinave. Chez les continentaux, c'est une femme noble, avec une grande force et rompue aux exercices sportifs, et donc potentiellement une combattante, mais sans origine surnaturelle ! Dans la Þidrekssaga, elle gère même le haras d'où Sigurd tirera son cheval Grani. Presque banale ! Mais très vite, l'image scandinave de la vierge au bouclier endormie par Odin pour la punir de sa désobéissance et encerclée d'un mur de flammes va prédominer. C'est l'image que Wagner a choisi pour son opéra... sur les Nibelungen (ainsi que tout l'arc sur le crépuscule des dieux, également tiré de l'Edda islandaise). Image qui, avec son envolée lyrique désormais mythique finira de placer à la postérité une Brunhild servante de Wotan. Je pourrais également citer la vision romantique du combat contre Fafnir, influencée part d'autres récits, et qui a façonné notre manière de nous représenter l'épisode, mais je l'ai déjá évoqué ici. Ainsi il est clair que lorsqu'on invoque le nom de Nibelungen, c'est tout un appareil de sources qui se cache derrière la Chanson éponyme, et une certaine confusion règne quant aux origines des éléments qu'on leur attribue.

CQFD : l'image romantique des Nibelungen en Europe continentale ne s'est pas forgée uniquement sur la base des sources continentales, justement, et il y a une vraie diversité de représentations des personnages. Bon, maintenant qu'on a bien défriché les points importants sur les sources, passons enfin à l'interprétation romantique de Hagen.

Hagen protège Gunther dans le palais d'Etzel enflammé, Die Nibelungen, Fritz Lang.

Les sources sont donc variées, et leur représentation de Hagen tout autant. L'Edda, islandaise, le montre en (anti-?)héros malgré ses défauts déjà mentionnés, la Chanson des Nibelungen, austro-allemande, comme une figure sombre, physiquement hideuse : barbe noire hirsute, sourcils noirs touffus, sans parler de sa cicatrice et de son œil manquant. La Þidrekssaga et la Sagan om Didrik af Bern vont jusqu'à comparer son physique à celui d'un troll et l'expliquent par sa parenté honteuse, voire surnaturelle, cf. le viol de sa mère mentionné plus haut. C'est une figure violente, presque démoniaque, et certainement non respectueux de la Triuwe. Mais il est aussi plus grand et plus fort que la plupart des autres personnages, et un combattant hors pair, bien né et bien éduqué de sorte qu'il incarne la noblesse de son temps - là où Gunther fait preuve de faiblesse autant physique que morale (il a besoin de Siegfried pour conquérir et "mater" Brunhild, il n'ose pas prendre de décision ferme contre Siegfried lorsque leur secret est révélé et que son épouse demande réparation pour son humiliation). Hagen est fier, parle peu mais parle bien, avec une répartie cinglante et un esprit affûté, et sait se montrer impitoyable envers ses ennemis, ainsi que faire les choix difficiles lorsqu'il le faut (même trahir un ami et l'assassiner dans le dos pour s'emparer de ses biens, rappelons-le). Quand le nationalisme romantique s'empare de cette figure, il peut donc piocher ici où là ce qui l'arrange le plus, et certains aspects qui nous paraissent négatifs aujourd'hui savent plaire à cette mode : c'est un guerrier redoutable, fidèle à son seigneur et son frère, et préfère mourir que de révéler à son ennemi l'emplacement du trésor.

Voilà bien la scène qui va forger sa légende. Conscient que les Huns convoitent le trésor dérobé à Siegfried, Hagen suggère de jeter l'or dans le Rhin dans un lieu secret. Ce sera chose faite avant le départ des Nibelungen vers le piège d'Etzel et leur mort certaine. Giselher tente d'ailleurs de le faire rester en arrière, à Worms, mais Hagen ne se débine pas et insiste au contraire pour être du voyage. Quand après la bataille il ne restera presque plus un Burgonde, Hagen, vaincu, sera questionné sur l'emplacement du trésor. Il s'arrange d'abord par la ruse à ce que Gunther, le faible, et auquel Krimhild pourrait être tentée d'accorder sa clémence, soit exécuté, avant d'envoyer Krimhild et son Hun de mari au diable. En effet, il est désormais certain que nul autre que lui ne connaît le secret, et tiendra sa langue jusqu'à la décapitation vengeresse de sa sœur. Exemplaire devant la mort, Hagen s'assure que personne d'autre que les Nibelungen ne jouisse de l'or de Fafnir. Il ne trahit pas sa parole ni ne révèle son secret, et si les Burgondes ont disparu dans le sang et le feu, en privant leurs bourreaux de ce trésor qu'ils désiraient tant, Hagen leur refuse toute victoire. À cet instant, peu importe ses indiscrétions passées, aux oreilles de l'auditoire, Hagen s'est racheté, et c'est également ainsi que le voient les romantiques.

Pour les nationalistes, son pragmatisme cynique incarne, lorsqu'il trahit Siegfried, une Realpolitik avant l'heure, plus qu'il ne commet un parjure : il est au royaume des Burgondes ce que Bismarck est au Kaiserreich. On ne fait pas d'omelettes sans casser des œufs, et Hagen en est bien conscient; bien plus que Gunther, d'ailleurs, qu'il faut longuement convaincre. Il est froid, calculateur, avec une volonté de fer, un sens des responsabilités intransigeant face aux passions, inflexible lorsqu'il le faut, autant de caractéristiques qui plurent aux romantiques et nationalistes allemands. Ceux-là y virent des qualités toutes germaniques : là où Siegfried (et ses vertus) pourrait être le héros de n'importe quel peuple, Hagen serait foncièrement et intrinsèquement Allemand.

Hagen jetant le trésor au Rhin, à Worms
Ainsi cette incarnation d'un nihilisme éthique a trouvé ses défenseurs plutôt naturellement. Mais c'est bien sa mort, rendue victorieuse par le fait qu'il ne flanche pas et s'assure avant tout que personne d'autre ne puisse plus révéler l'emplacement du trésor, et son rire triomphant, ultime défi face à la lame de sa bourrelle, qui fascinera les romantiques, tout comme à la même période ils se prirent de passion pour le Krákumál, le chant funèbre de Ragnar Lođbrok redécouvert par les traducteurs romantiques, où l'on retrouve cette image du guerrier accueillant volontiers le trépas en riant. Hagen fait face à une armée insurmontable, un piège annoncé, une mort certaine, et pourtant ne recule pas, n'hésite pas, affronte son destin. En un mot, il est badass. D'une certaine manière, Hagen devient presque un héros tragique sur la fin, au moins esthétiquement, à défaut de l'être moralement, et comme on l'a déjà vu, l'esthétique peut rapidement prendre le pas sur le véritable contenu des sources dès qu'il s'agit de les interpréter. 
 
Hagen est, pour ainsi dire, un anti-héros célébré comme un héros à part entière. Mais est-ce vraiment surprenant lorsqu'on voit le statut qu'ont pu prendre aujourd'hui auprès des fans des personnages de la pop culture, comme Franck Castle aka The Punisher, Rorschach et tant d'autres ?

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