Affichage des articles dont le libellé est Richard Wagner. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est Richard Wagner. Afficher tous les articles

jeudi 24 avril 2025

Le téléfilm aux mille titres : Curse of the Ring (2004)

En 2004, pile quatre-vingt ans après Fritz Lang et presque cinquante ans après le diptyque de Harald Reinl, les Nibelungen revenaient sur nos écrans, sauf que cette fois, ces écrans n'étaient pas grands, mais dans nos salons. C'est donc un téléfilm en deux parties qui sort au début du nouveau millénaire, et je ne parlerais pas de diptyque cette-fois, car ce sont pas deux films qui forment un ensemble, mais bien deux parties d'un même film. Le titre de ce projet : Curse of the Ring ! Ah, non, pardon, Ring of the Nibelungs... ou bien c'est Sword of Xanten. Quoi ? Ah non c'est Kingdom in Twilight... ah bah en fait, c'est Dark Kingdom : The Dragon King. Bref, ils ont eu du mal à se décider, d'ailleurs en interview, l'acteur qui joue Siegfried lâche discrètement un petit "peu importe comment on finira par appeler ce film" qui m'a bien fait sourire. Bon, je vais choisir Curse of the Ring, arbitrairement, parce que c'est ce qui est écrit sur la jaquette de mon DVD. En français, apparemment ce serait L'anneau sacré (?).

Giselher, Gunther, Siegfried, Hagen (oui, oui, beau, avec ses deux yeux et "défiguré" par la petite cicatrice rouge, là), en route pour courtiser Brunhilde en Islande.

Les puristes s'étonneront certainement et me demanderont si je n'oublie pas un film entre le remake de Harald Reinl et ce téléfilm, et il se peut qu'en 1971 soit sorti Siegfried und das Sagenhafte Liebesleben der Nibelungen, oui. AKA The Erotic Adventures of Siegfried, aka The Long Swift Sword of Siegfried, aka The Lustful Barbarian, aka Voluptés nordiques... bon vous l'avez compris : c'est du (très soft) porno. Plus fidèle aux sources qu'on ne pourrait le croire, d'ailleurs, on verra pire dans ce dossier (en termes d'adaptation s'entend), néanmoins, et même si le bluray existe (mais si), je compte bien passer mon tour côté critique, pour l’instant (il n'y a vraiment pas grand chose à dire, mais qui sait, un jour d'ennui ?) afin de reporter mon attention sur une production qui a une meilleure note sur IMDB : Curse of the Ring.

Le dragon dans la pièce : le budget

Qui dit téléfilm dit forcément budget serré. On n'est pas sur un projet qui peut se vanter d'être "le plus gros budget pour un film allemand jusqu'ici". Disons le tout de suite, ça se sent dans les costumes, les décors, la mise en scène... c'est très film d'aventure / Fantasy des années 90 (alors qu'on est en 2004), mais c'est jamais honteux comme un film SyFy. Juste, c'est dans un jus assez particulier, notamment les costumes aléatoires, quelque part entre Hercule et Xéna et le XIIIe Guerrier. Niveau FX, il y a à boire et à manger, certaines incrustations, notamment de nuit, font cheap, on sent que l'argent est ailleurs, notamment dans le dragon qui, franchement, tient bien la route pour une créature entièrement en image de synthèse. La mise en scène joue de la luminosité pour aider à faire passer certains plans datés, mais d'une manière générale c'est vraiment pas mal. Contrairement aux adaptations de 1966 et de 2024, cette fois pas de budget Islande pour flatter sans effort la rétine du spectateur, à la place on a droit à un Isenstein tout en 3D recouvert d'un épais blizzard qui cache la misère (dont ils sont très fiers, d'après le making-of). Heureusement, il y a suffisamment de scènes en extérieur le long du film pour ne pas donner un aspect purement studio et fauché. Là on droit à des forêts lambda et rivières et... forêts lambda... et plaines... bon c'est fauché, c'est fauché, hein, que voulez-vous que je vous dise, on ne va pas attendre de miracles ! 

A titre de comparaison, voilà à quoi vous attendre du côté du dragon, puisque c'est un peu le clou du spectacle dans presque toutes les adaptations.


J'avoue apprécier les espèces d'ailerons sur le dos, compromis intéressant entre les versions avec ailes et sans ailes.

Après, il y a deux écoles : ceux qui préféreront toujours les arbres démesurés et stylisés de Fritz Lang, car l'esthétique prime, et ceux qui préféreront n'importe quel bois de campagne au carton pâte, parce qu'au moins, ça fait vrai, c'est réaliste et tangible, comme Harald Reinl. C'est une question de goût et de sensibilités. Le téléfilm choisit Reinl, mais avec un budget limité, ou peut-être à cause de lui ? Je ne pense pas. Les interviews de l'équipe montrent clairement des ambitions visuelles qui misaient tout sur les effets numériques pour moderniser les Nibelungen. Vraiment, pour le meilleur comme le pire, il y avait une volonté d'en mettre plein les yeux, pas juste de torcher un truc à la va-vite. Vu le résultat, c'est... louable.

D'ailleurs, ça se sent dans le casting. Le téléfilm bénéficie d'un cast solide, notamment plusieurs habitués des rôles secondaires du cinéma allemand et plus généralement européen. Max von Sydow, Julian Sands, Göttz Otto, Ralf Möller (qui a dû récupérer un costume de sa série télé Conan...), mais aussi des débutants comme Robert Pattinson (et oui), Benno Fürmann, Kristanna Loken (qui sortait de son rôle de T-X dans Terminator 3), du coup plein de gueules cinématographiques familières qui donnent un cachet inattendu pour une production de ce type.

Il me faut dire d'emblée que j'ai déjà évoqué ce téléfilm sur mon blog, dans cet article sur les incohérences dans les sources. J'avais alors qualifié le téléfilm de "pas top, mais pas si infidèle que ça si on prend toutes les traditions en compte, mais par contre vachement fauché". Pour l'avoir revu dans le cadre de cette série d'analyse, après mon visionnage de Hagen - Im Tal der Nibelungen, il me faut admettre que j'ai peut-être été un peu dur avec lui. Malgré tout un tas de qualité, certains faux-pas viennent gâcher le tableau, notamment, et c'est quand même bien con : la fin. Je crois que c'était elle qui avait rabaissé mon opinion de l'ensemble à l'époque de mon premier visionnage, mais nous y reviendrons, sur cette conclusion. 

Cela dit, une des qualités qu'on ne réalise qu'a posteriori, c'est cet aspect Fantasy 90s début des années 2000, c'est coloré ! C'est éclairé ! Tout n'est pas désaturé avec un filtre bleu ou gris pour faire "médiéval". Et ça, mine de rien, c'est appréciable. Oui, y a trop de cuir dans les costumes, mais il y a aussi des étoffes rouges, vertes, de l'or... C'est pas encore dépression.jpg, et rien que pour ça, bon point dès le départ pour ma part.

Maintenant qu'on s'est moqué un peu, je pense ne plus avoir besoin de mentionner l'aspect cheap, à la fois évident et encombrant, et peux enfin me concentrer sur le fond. Vous le savez, ce qui m'intéresse dans ces analyses, c'est le rapport aux sources, les libertés créatives et la fidélité de l’adaptation, que ce soit à la lettre ou à l'esprit. Alors, en tant qu'adaptation, que vaut Curse of the Ring ? Et bah le film s'en sort vraiment pas mal du tout !

Les personnages

Le personnage de Siegfried est introduit la nuit où des ennemis prennent Xanten par la force et assassinent son père. Sa mère parvient à l'exfiltrer de la cité en feu jusqu'au fleuve mais périt dans l'action, laissant un jeune Siegfried dériver jusqu'à ce qu'il soit trouvé par un forgeron qui l'élèvera comme son propre fils. Alors je sais, ça fait très Moïse, et un peu n'importe quoi, mais... c'est un mélange de la tradition scandinave, où Sigmund meure au combat et son épouse Hjördis fuit avec le jeune Sigurd sous le bras, et la Thidrekssaga, où c'est Sigmund qui, manipulé et mal conseillé, fait traquer son épouse Sisibe qui parvient à sauver son fils nouveau-né à la rivière, enfant qui sera retrouvé par le forgeron Mime qui l'adopte (Sigurd a d'abord élevé un an par une biche). Bref, on a deux sources amalgamées et non seulement c'est très malin, mais ça met en scène des choses que les autres adaptations passent complètement à la trappe ! Franchement démarrer de cette façon, moi j'étais :

Alors ça aurait été hyper satisfaisant de voir le film adapter les sources scandinaves, pour changer un peu, mais inutile d'espérer, après l'intro, l'intrigue revient assez vite sur les rails du Nibelungenlied. D'ailleurs, c'est assez parlant que les personnages portant des noms tirés des sources sont nommé d'après la tradition continentale (Siegfried, pas Sigurd, Kriemhilde, pas Gudrun, Gunther, pas Gunnar, Hagen, pas Högni, etc.) malgré les emprunts plus marqués à la tradition scandinave que ses prédécesseurs. Je le précise ici car c'est important pour comprendre mon ébahissement face au final : malgré tout, on est bien sur une adaptation du Nibelungenlied, complété par d'autres sources, exactement comme les sources précédentes.

Bon, après, y a pas mal de modifications et même d'inventions dès le départ. Les ennemis qui tuent Sigmund (les Hundings dans les sources) sont fusionnés avec les deux rois saxons qu'affrontent Siegfried et Gunther, ce qui économise des personnages - l'intrigue est plus compacte - et donne un enjeu plus personnel à la bataille. Très bien. Par contre ils ne s'appellent plus Liudeger et Liudagast, mais Thorkwin et Thorkilt... donc on garde deux frères, Saxons, aux noms semblables l'un à l'autre, qui servent la même fonction... pourquoi ne pas garder les noms des sources et partir sur des blazes de PNJ de Donjons et Dragons ? Le film ajoute également une amnésie au traumatisme de la fuite du héros, ce qui fait que jusqu'à la moitié du film, Siegfried est... Eric, fils d'Eyvind, le forgeron. Une invention qui ne change rien à l'intrigue au final, donc d'un côté osef, ça ne gêne pas, de l'autre... pourquoi s'embêter, dans ce cas ?

Autre invention un peu curieuse : la rencontre en Siegfried et Brunhilde. Une nuit une comète traverse le ciel et va s'écraser en forêt : malgré les avertissements d'Eyvind, le héros se précipite vers le lieu du cratère, poussé la par la curiosité. Sauf qu'au même moment, la reine d'Islande Brunhilde qui passait par là fait pareil et ils se retrouvent au cratère enflammé... vous l'avez ? Le cercle de flamme, Brunhilde... pas de magie, donc, mais un météore. Les deux échangent quelques mots, se battent en mode préliminaires, et le héros perd son pucelage. Chacun prendra un morceau de métal trouvé au fond du cratère, elle en fera le fer de sa lance, et lui son épée Balmung. Donc dans ce film on un dragon, un peuple de brumes, un nain, des malédictions... mais les armes de Siegfried et Brunhilde sont en métal de météorite et le cercle de flamme est le cratère de la météorite en question. C'est tout de même curieux comme mélange des genres, réaliste / merveilleux. Je suppose que puisque Eyvind déclare qu'il s'agit d'un signe divin, il parle même de Ragnarok (bien évidemment....), mais que le public sait de quoi il retourne, c'est peut-être une manière de rappeler que même si les personnages croient en Odin et Thor, ou en Jésus, la vérité est ailleurs ? Mais j'avoue que là je suis sans doute un peu trop généreux avec le script. 

Kriemhilde (Alicia Witt), Siegfried (Benno Fürmann) et Brunhilde (Kristanna Loken)

Mais cette rencontre est plus intéressante qu'il n'y paraît d'un point de vue adaptation. Dans les sources décrivant la première rencontre entre Siegfried et Brunhilde, c'est lui qui voyage en Islande, reste avec elle pendant un an, puis... repart en promettant de revenir, avec une motivation plus ou moins claire qui rend la séparation un peu artificielle. Alors qu'ici, puisque c'est elle qui voyage dans le coin de Siegfried, il faut bien qu'elle retourne en son pays, la reine d'Islande, laissant l'apprenti forgeron derrière elle, mais avec une promesse qu'il la rejoindra. Et franchement... ça fonctionne super bien ! On a tous les éléments (première rencontre, amour sincère, séparation avec promesse de retrouvailles) mais l'enchaînement ne souffre pas de motivations douteuses : on comprend complètement et sans se poser de questions, et c'est très bien. N'est-ce pas, Hagen - Im Tal der Nibelungen. Je vais m'occuper de toi plus tard.

Siegfried utilise le morceau de métal trouvé dans la cratère pour forger son épée et la nomme Balmung, sans trop savoir pourquoi. En réalité, il l'apprendra plus tard, c'était le nom de la lame de son père, qui se brisa au combat pendant l'introduction avec l'enfant Siegfried. On retrouve le motif de l'épée de Sigmund rompue dans les sources scandinaves (ici contre un bouclier, pas la lance d'Odin), mais plutôt que de littéralement reforger l'épée qui fut brisée, le téléfilm opte pour une métaphore : Siegfried ne reforge pas Balmung à partir des fragments de l'originale, mais plutôt une Balmung 2.0. Une fois de plus on a l'impression d'une version "terre à terre" (pas d'intervention d'Odin, pas d'épée originale offerte par le dieu borgne, juste... deux épées), mais dans ce cas précis je me demande s'ils n'étaient pas frileux à l'idée de "copier" le Seigneur des Anneaux dont la trilogie venaient de s'achever (alors que c'est Tolkien qui a pompé). Cela dit, ça ne les a pas gêné de, euh... s'inspirer... du style graphique de la trilogie de Peter Jackson pour leurs affiches (à leur corps défendant, ils sont loin d'être les seuls).

"C'était la mode à l'époque!"

Sinon, le téléfim affuble Brunhilde d'une oracle qui lit l'avenir dans les runes, exactement comme la version de 1966, sauf que cette fois on a encore une autre interprétation des  "bâtonnets colorés" qui sont ici plus des éclats d'os ou d'ivoire polis, sur lesquels sont inscrits de véritables phrases en runes. C'est tout aussi bullshit d'un point de vue historique évidemment, mais ça a le mérite d'avoir l'air beaucoup moins con qu'en 66, hihi. Et puisqu'on parle de runomancie, parlons religion.

L'harmonie entre le marteau et la croix

Interprété par Max von Sydow, Eyvind, le père adoptif, est beaucoup plus sympathique que les différentes versions du mentor forgeron des sources, et puisqu'il n'est ni vraiment Mime, ni Regin, on lui donne un nom inédit, ce qui n'est pas gênant. Il est païen et a enseigné à Sigefried l'ancienne coutume. Comme le Mime du poème, il n'a pas d'enfant propre et s'investit en Siegfried comme si c'était son fils. Cette relation paternelle saine et positive est plutôt bien trouvé, car on fusionne deux versions des enfances de Siegfried : la jeunesse dorée auprès de parents aimant, et celle plus trouble où il finit, d'une manière ou d'une autre, dans une forge. Encore une fois, astucieux ! Et puis cette figure de mentor ouvertement païenne pose clairement le ton du film au sujet de la religion : ici le paganisme est cool. Voir sexy. Si, si.

Max von Sydow: forgeron, mentor, païen, playboy (?) Et Siegfried refait le plan de l'adaptation de Fritz Lang, parce qu'il le faut bien.

En effet, on est loin, très loin des païens sinistres de la version de 1966. Non seulement Eyvind est sympa, noble, juste, badass à l'épée, mais comme Siegfried il se présente ouvertement comme païen, arbore un marteau de Thor en pendentif et tout le monde est OK avec ça. Mieux ! Il séduit une nana à la fête en mode smoothtalk pendant qu'elle tripote son Mjölnir, et lorsqu'il lui demande si elle n'est pas chrétienne elle rétorque "si, mais ce soir, je suis de nouveau païenne". (C'est là qu'on voit que c'est de la Fantasy, dans la vraie vie le marteau ne fait pas exactement tomber les dames). Et cette cohabitation pacifique et naturelle est pour le coup telle qu'on la ressent dans les sources, pas cette confrontation hostiles comme on la retrouve dans les autres adaptations. Mieux encore, le prince Giselher, en se nouant d'amitié avec Siegfried, boit ses histoires les yeux brillants, inspiré par son héroïsme et passionné par ses récits mythologiques. Chrétien, il finit pourtant par voir le monde par le même prisme que son héros, voit l’œuvre de Thor derrière l'orage etc.. et c'est sa compagne qui le "rappelle à l'ordre" par deux fois. Naïf et intègre, Giselher est tenté par un paganisme romantique qui s'apprête pourtant à disparaître, comme un pont harmonieux entre les deux fois. Comparé au film de 66, c'est complètement deux salles, deux ambiances.

Mais continuons de parler de Giselher, car c'est un bon exemple des changements adoptés par cette version. Interprété par Robert Pattinson dans son tout premier rôle, il amalgame les deux frères cadets de Gunther, Gernot et Giselher, qui dans le poème sont laissés hors des manigances contre Siegfried et se montrent très critiques des actions ourdies contre lui, et de manière générale des conseils de Hagen. Ils sont donc présentés comme beaucoup plus sympathiques et authentiques, et c'est exactement ce que fait le téléfilm avec Giselher. Les autres adaptations ont tendance à délaisser les princes et le reléguer à de la figuration, la faute à une multitude de personnages à gérer, et leur rôle relativement mineur sur l'intrigue. Ici, Giselher devient l'ami sincère de Siegfried, et prend plus de place de l'intrigue... central, même, au moment du fameux final. Il veut participer à l'action, mais Gunther lui refuse pour ne pas risquer les deux princes dans les mêmes batailles. C'est classique comme motivation du personnage, mais ça fonctionne particulièrement bien lorsqu'il se lie à un héros badass tel que Siegfried, on comprend l'admiration sincère, l'intérêt passionné pour les récits d'antan, et en plus le scénario nous dispense du cliché de prince en brindille incapable de tenir une épée (ça, il l'est) mais qui se comporte en royal connard hautain tout le film. On croit que ça va être ce cliché insupportable, et puis en fait non... grâce à l'influence positive de Siegfried. C'est un choix excellent. Plutôt que de se concentrer sur les connards et les traîtres, le téléfilm décide de consacrer un peu de temps à des aspects plus nobles et lumineux bien présents dans les sources, mais trop souvent négligés. Et j'approuve totalement !

Giselher dans son adaptation la plus développée, pour une fois qu'il n'est pas un PNJ.
 

Son indiscrétion cause involontairement la perte de Siegfried, mais ce n'est pas par malice, et il est non seulement dévasté par la mort de son ami - on le voit pousser des appels à l'aide déchirant lorsqu'il trouve le corps - et désapprouve on frère et Hagen. Il finit par faire montre du courage et des valeurs qu'il admirait chez Siegfried dans le final, et survit pour devenir le nouveau roi des Burgondes. C'est un changement radical des sources où il périt dans le carnage final causé par la vengeance de Kriemhilde, un happy end pour un personnage arraché à l'arrière-plan pour incarner une vision héroïque positive, non ternie par les trahisons et la cupidité, le meilleur du marteau et de la croix. Alors certes c'est une réinvention complète du final et ça change complètement le ton, mais ce téléfilm a de toute manière décidé de jeter toute la seconde partie de l'intrigue à la poubelle, alors cela acté, quitte à développer un protagoniste comme Giselher, au moins voilà une façon de faire en accord avec l'esprit du personnage, pas en le tordant dans tous les sens pour en faire complètement autrui, mais en gardant le nom pour prétendre adapter les sources.

Une Kriemhilde plus ambiguë
Enfin, avant de passer aux personnages plus sombres, il faut évoquer le cas de Kriemhilde. Le téléfilm fait un choix qui le distingue des sources scandinaves sur un point essentiel : la potion d'oubli (absente de la tradition continentale). Normalement, on fait préparer la potion pour Sigurd et on la fait servir par Gudrun. Seulement, elle ne sait pas ce qui se trouve dans la coupe, ou du moins ce n'est pas clair. Elle n'est pas présenté comme complice des machinations visant à faire faire oublier Brynhild à Sigurd. Tandis que dans le téléfilm, Hagen lui explique le plan et elle accepte. Cela lui donne un peu plus d'épaisseur et surtout, quand tout partira en vrille, une culpabilité la poussant à se confier à sa rivale - trop tard pour sauver Siegfried. Cette conversation à cœur ouvert où elle avoue tout, et explique que tout est dû à une potion, existe dans la Völsunga Saga... entre Sigurd et Brynhild. La voir transposée entre les deux rivales fonctionne très bien également, avec de l'extra drama puisque Brunhilde réalise qu'au moment où on lui révèle l'innocence de Siegfried, le plan qu'elle a initié pour le voir mort est en train de se réaliser sans qu'elle ne puisse plus rien y faire. Dans les sources, elle ne veut jamais faire marche arrière et ne pleure (dans certaines sources) qu'une fois le corps de Siegfried rapporté à Worms. Un peu de méli-mélo scénaristique, donc, mais ça reste tout à fait dans l'esprit.

Le côté obscur : Hagen, Alberich et les Nibelungen

Hagen est relativement "simple" dans cette version, c'est le mauvais conseiller classique habillé en noir et qui susurre à l'oreille du roi. Alors il n'est pas borgne, ni spécialement moche, mais il a sa cicatrice à la joue... enfin, le même genre de cicatrice qu'Anakin Skywalker, quoi, juste histoire de dire qu'il y en a une, on ne peut pas vraiment dire qu'il soit défiguré. En revanche, il est bien le fils d'un alfe, et non des moindres ! En effet, la petite nouveauté est d'introduire un lien filial avec Alberich lui-même ! C'est une pure invention du téléfilm, encore une fois pour épaissir tous les rapports entre personnages afin d'avoir une intrigue plus compacte, et bon, en soit, pourquoi pas ? Après tout, Alberich a bien violé la mère d'Ortnit "pour dépanner" alors pourquoi pas la mère de Hagen ? C'est la forme finale du rapprochement des deux personnages entamé dans le film de 1966, où ils se retrouvaient autour de leurs points communs : à la frange, non chrétiens, froidement pragmatiques, prêts à tout.

Olala, comme cette cicatrice le défigure... Olala qu'il est laid (non.)

Le duo fonctionne bien : on a donc un père et son fils magouillant dans les coulisses, avec un Hagen honteux de son lignage et collabore avec son père parce qu'il a besoin de sa magie, mais répugne à le faire et interdit à Alberich de l'appeler "fils". Et c'est cool ! Le Hagen des sources déteste entendre la rumeur sur son père alfe, et on retrouve bien cela ici. En l'absence du personnage de la vieille Grimhild pour concocter des potions, Alberich rempli la fonction logiquement, et c'est lui qui préparera la potion d'oubli qui permettra aux Burgonde de marier leur sœur Kriemhilde à Siegfried. Ce changement induit que Hagen a un droit sur le trésor, puisqu'il est à moitié Nibelung, ce que les sources ne lui accordent pas. Quelque part, il est cette fois "dans son droit" lorsqu'il cherche à récupérer le pactole, tandis que Siegfried a tué le dragon qui s'était emparé du magot, et peut donc faire valoir son droit de le garder. D'ailleurs j'adore quand les Nibelungen apparaissent pour dire à Siegfried "Bon bah merci d'avoir tué le dragon, mais à la base le trésor est nous donc... bye." Et Siegfried de répondre "Hum, c'est marrant, j'avais plutôt l'impression que c'était le trésor de Fafnir, si vous le vouliez, il suffisait de le reprendre, je pense que je vais le garder." Peu ou prou ce que Siegfried rétorque à Alberich dans les sources.

Alberich (Sean Higgs), magicien et maître des potions qui foutent la merde.

Je suis plus circonspect de faire d'Alberich un Nibelung que ses pairs auraient puni pour sa cupidité en lui retirant son immortalité. On sent que les auteurs du script n'aimaient pas avoir un personnage aussi important disparaître sans rien dire comme un oubli, alors que bon, c'est ainsi que les nains vont et viennent dans les poèmes. Il fallait donc s'en débarrasser à l'écran, et qui d'autre que le meurtrier de Siegfried pour tuer son propre père à l'écran ? Ça fait un peu Shakespeare du pauvre, mais bon, Hagen qui tue son alfe de père, cause de tant de honte, ça correspond bien à l'esprit du personnage.

Et puis l'interprétation des Nibelungen comme un peuple vaporeux/brumeux, c'est à dire une interprétation extrêmement littérale de l'étymologie... c'est intéressant. J'ai vu plus souvent "ceux de la brume" que "ceux de brume" mais bon, pourquoi pas. C'est original et pas nécessairement faux... du moins si on ne regarde pas comment les Nibelungen sont décris dans le Nibelungenlied. Qu'il s'agisse de nains, des Burgondes, voire des Francs, personne n'en fait jamais des espèce de spectres de brumes.

Les Nibelungen et leur trésor.
 

Et toujours plane l'ombre de Richard Wagner

Parmi les trucs et astuces magiques d'Alberich, outres les potions il y a le Tarnhelm. Avec le Tarnhelm, le téléfilm poursuit la tradition amorcée par ses prédécesseurs en préférant Richard Wagner aux sourcex médiévales. Dans celles-ci, Alberich possède une Tarnkappe, soit une cape d'invisibilité ou littéralement de camouflage, et quiconque la porte est invisible. Siegfried mettra la main dessus et s'en servira à plusieurs reprises, notamment assister Gunther dans ses épreuves pour conquérir Brunhilde : il se tient à ses côtés sans être vu et c'est lui qui jette le rocher, la lance, et se bat contre elle. Dans les sources scandinaves, l'équivalent des trois épreuves est le franchissement du mur de flammes qui entoure Brynhild, qui est accompli cette fois par Sigurd métamorphosé par une potion magique pour prendre l'apparence de Gunnar. Richard Wagner, dans sa Tétralogie de l'Anneau des Nibelungen, fusionne les deux idées et crée le Tarnhelm, le casque de camouflage, qui ne rend pas seulement invisible, mais permet de changer d'apparence, de se téléporter, ta gueule c'est magique. Il introduit également une formule magique nécessaire pour déclencher le prodige. 

Harald Reinl, en 1966, parle bien de Tarnkappe et l'effet est effectivement l'invisibilité, mais il lui adjoint la formule magique du Tarnhelm avec tous les problèmes que ça implique (j'en parlais ici), d'ailleurs même le design - un genre de bout de filet de pêche à poser sur la tête et repris du film de 1924 - évoque plus le Tarnhelm que la Tarnkappe. 

Or, voilà que le téléfilm assume, comme Lang, qu'il s'agisse du Tarnhelm et le nomme ainsi, le design est comme un filet mais en fer, ce qui fait du téléfilm celle des trois versions portées à l'écran la plus fidèle à la description de Wagner, à savoir un genre de casque de maille dorée. Ici on a même droit à une visière similaire à un casque type Gjermundbu, et il faut toujours employer une formule magique : nous sommes complètement de retour cher Wagner. Complètement ? Pas exactement, car la formule est légèrement modifiée. De "Nuit et brouillard, personne n'est pareil" on passe à "Ombres et vapeurs, tous semblables." La référence est reconnaissable mais on évite le gros moment gênant de la version de 66 qui répète "Nacht und Nebel" encore et encore. Alors on s'est bien moqué du budget, hein, mais mine de rien le téléfilm vient de donner une leçon d'écriture à la superproduction de Reinl. 

Néanmoins, cela trahit surtout l'influence durable de Wagner sur l'imaginaire lié aux Nibelungen. Je le dis souvent sur ce blog, mais là on en a un exemple concret : on continue à reprendre des éléments purement Wagnériens en 2004, 135 ans après la première représentation du Rheingold qui les introduisit. La présence d'autres éléments de 1966, comme l'oracle runique de Brunhilde, pourrait laisser penser qu'il ne s'agit en réalité que des hommages au diptyque de Reinl, mais comme je l'ai montré, le téléfilm est ici encore plus proche de Wagner que ne l'était Reinl !

Dans cette version, l'oracle lit des runes... très, très précises visiblement, vu le pavé de texte sur chaque morceau d'os. C'est pas très crédible, mais quand même moins débile que la version de 1966 !

Une surprenante fidélité au Nibelungenlied... jusqu'au drame

Une fois passé l'introduction des personnages qui, comme on l'a vu, est un mélange d'inventions et de sources diverses, l'intrigue file sur les rails familiers des Nibelungen... mais toujours avec ces touches d'improvisation. On donne une raison pratique à ce Siegfried amnésique de se rendre auprès des Burgondes : lui et son maître livres des épées pour le roi Gunther. Sauf que patatras ! Le royaume subit les assauts d'un dragon, et il faut aller le poutrer... Gunther y va avec ses hommes mais revient tout seul et mal en point. C'est seulement à ce moment-là que Siegfried va tenter sa chance. Cette version offre un moment de bravoure authentique à Gunther avant les manigances dégueux vis à vis de Brunhilde etc. Comme le film de 1966, on redore un peu le blason du personnage, bien que le téléfilm ne cherchera pas à en faire un mec sympa mal conseillé et plein de remords.

 

Siegfried tue l'iguane géant cracheur de feu et se baigne dans son sang, revient avec la tête du monstre, puis vient l'épisode de l'attaque des rois Saxons. Il évite une bataille rangée qui verrait de nombreuses pertes humaines au profit d'un duel de champions : lui contre les deux rois, dont l'un assez massif interprété par Ralf Möller. Et là, encore une fois, c'est du génie ! Ils n'ont clairement pas le budget pour la bataille décrite à ce moment-là par le Nibelungenlied, tout est passé dans le dragon, mais ils s'en sortent par une pirouettes des plus douces : ils empruntent au Nornagests Þáttr, où Sigurd, dans une campagne similaire (et sans doute la même en réalité), décide d'affronter le champion adverse, le géant Starkad, pour épargner ses hommes. Et il le défonce d'un coup de pommeau dans les dents, remportant la bataille. OUI ! OUI ! PARFAIT ! C'est comme ça qu'on bricole, pas n'importe comment !

Devenu très populaire auprès des Burgondes et ayant retrouvé la mémoire de son lignage en affrontant les deux rois qui avaient tué son père, Siegfried devient un enjeu pour Gunther qui veut le marier à sa soeur Kiremhilde, malgré Siegfried lui-même qui veut Brunhilde. Bref, à partir de ce moment-là, on est revenu fermement dans le Nibelungenlied. Hagen obtient de son père Alberich la potion d'oubli qui permet de manipuler Siegfried, et puis on part en Islande. Tout est à peu près comme dans le poème, la triple épreuve devient un seul combat singulier à la hache double (soupire...) avec une séquence d'action délayée à coup de glace qui se brise et de chute d'eau... bon, en soi, pourquoi pas, ça offre plusieurs occasions à Siegfried, sous l'apparence de Gunther grâce au Tarnhelm, de duper Brunhilde et la convaincre que Gunther l'a bien dominée dans les règles et sait faire preuve de courage.

De retour à Worms on a droit à Gunther n'arrivant pas à consommer son mariage et nécessite l'assistance de son ami pour "mater" Brunhilde, suivi de l'épisode de la querelle des reines (Oui ! Oui !). Franchement c'est fait avec tellement de détails - comme l'humiliation de Gunther qui se fait ficeler comme un jambon toute la nuit - qu'encore une fois, pour une production télévisée et malgré toutes les inventions, je reste surpris de ce degré de respect. Même un truc à la con, mais Brunhilde est blonde et Kriemhilde brune (bon OK presque rousse)... a contrario de Fritz Lang mais en accord avec les sources (et Siegfried est bien brun, aussi!). D'ailleurs, un changement apporté ici peut sembler mineur, mais est, à mon sens très intéressant:

#humiliation #bondage
Dans les sources, Gunther ne parvient pas à consommer sa nuit de noce car Brunhilde se rend bien compte qu'il n'est pas aussi fort que celui qui a remporté ses épreuves. Elle l'humilie et dit narquoisement ne se donnera à lui que lorsqu'il aura "retrouvé ses forces". Deux versions de ce qui s'en suit disent la même chose, juste plus ou moins salement : soit Sigurd la viole, soit Siegfried lui arrache sa ceinture de force magique et laisse Gunther prendre la suite. Mais les deux versions racontent bien la même chose. Dans le téléfilm, c'est Brunhilde qui explique le pouvoir de sa ceinture et met au défi Gunther de la lui retirer. On a donc une nouvelle épreuve imposée, plutôt qu'un pur refus d'un "non" de la part de Gunther on serait dans une situation plus ouvertement consensuelle (les sources aussi présentent cela comme un défi, mais pas aussi pleinement). J'ai l'impression que ce changement avait pour but d'atténuer un peu la gravité de ce qu'on voit à l'écran, même si, en vérité, ça reste un viol : Siegfried prend l'apparence de Gunther pour retirer la ceinture, offrant au véritable Gunther une épouse soumise qu'il peut désormais consommer. Or, Brunhilde a soumis l'épreuve à Gunther uniquement, son consentement réside en ce que Gunther accomplisse la tâche. Thématiquement, ça ne change rien, toute ses motivations restent identiques.

La querelle des reines entre Kriemhilde et Brynhilde est assez fidèlement mis en image, avec l'altercation sur le parvis de la cathédrale et un échange bien foutu. Hagen s'empresse donc de servir sa reine et promet de se charger du problème (même si il a également des vues sur le trésor à des fins personnels mais bon). Et le plan, c'est le coup de la chasse. Inutile d'exploiter la naïveté de Kriemhilde pour savoir où frapper, car le film a déjà répondu à cette question. Oui, cette fameuse scène où Siegfried, Gunther et Giselher font le serment de frères jurés et mélangent leur sang, et que Siegfried taille d'abord dans sa main... mais rien ne se passe, avant de se couper dans le dos où se trouve son point faible. J'en ai déjà parlé dans cet article mais je dois réitérer que c'est une résolution géniale de l'incohérence des sources scandinaves. Cela étant dit, le récent film Hagen - Im Tal der Nibelungen use d'une scène similaire, or il adapte un roman de Wolfgang Hohlbein, publié en 1986, et que je n'ai pas lu. Peut-être que les scénariste du téléfilm l'ont pompé sur Hohlbein, ou que les scénariste du film de 2024 ont copié le téléfilm, je ne sais pas. L'idée est géniale, d'où qu'elle vienne.

Toujours est-il que Siegfried meure et qu'on arrive à la fin du film... seulement, normalement on devrait être à la moitié de l'intrigue. Malheureusement, après une si belle série d'adaptations astucieuses et efficaces et de références pointues aux sources, voici venir la catastrophe finale, et je ne parle pas des Huns qui sont totalement absents de cette version... Non, le véritable désastre de cette conclusion, c'est la conclusion elle-même, le moment où le film échoue lamentablement à maintenir ses standards et se vautre dans... et bien, une fin de téléfilm. 

Le Happy End honteux

Ça y est, nous y sommes. Siegfried est mort, et les tensions entre personnages sont à leur paroxysme. Nous voici dans la cour du château de Worms, un château énorme en plans larges mais avec une toute petite cour fermée, vous savez comme dans Hercules et Xena ou Les Anneaux de Pouvoirs (c'est cadeau), et le film a quelques minutes pour bricoler une fin qui remplace le plan machiavélique de Kriemhilde pour venger son époux dans un bain de sang impliquant un remariage avec Etzel, roi des Huns. Comment va-t-il s'y prendre ? Hagen et Gunther s'écharpent pour mettre la main sur l'anneau maudit des Nibelungen, dont le porteur possède de droit le trésor, le combat implique Brunhilde, réconciliée avec Kriemhilde, et Giselher qui essaye d'émuler son héros et vient au secours de son frère le roi (il échoue, mais c'est l'intention qui compte), tandis qu'un personnage secondaire tiré du Nibelungenlied, Dankwart, dont je m'étonnais de la présence vu la manière qu'avait le film de réduire au maximum le nombre de personnages, sert finalement à se joindre à Hagen, pour un combat plus "égal". Gunther est tué par Hagen (personne d'autre ne moufte, au passage), Brunhilde décapite Hagen (dans le poème c'est Kriemhilde à la fin du massacre à Etzelburg, mais comme Kriemhilde ne passe pas par sa transformation vengeresse, autant donner ce rôle à sa rivale/amie réconciliée), Giselher devient roi, on met le trésor sur le bateau funéraire de Siegfried dont la tête de dragon de la proue est littéralement le crâne de Fafnir (très bonne idée), y comprit l'anneau, et on y met le feu. L'or coule dans le Rhin, non plus caché par Gunther et Hagen pour leur seul profit, comme dans les sources, mais par Giselher et sa sœur afin de s'en débarrasser pour de bon, par ce que la cupidité, c'est pas bien.

C'est tellement nul que je préfère imaginer qu'après ça, Hagen se réveille en sueur sur sa couche et se dise "ouf, ce n'était qu'un rêve". Je comprends que tout le film s'efforce de tirer un aspect plus lumineux des sources que ses prédécesseurs, et qu'un Happy End colle donc à cette démarche mais... là c'est plus la fête du slip, c'est le Festival Sacré du Sous-Vêtement Divin, une fois tous les cinquante ans. C'est nul ! Tout ça pour ça...

Fafnir fait la même tronche que moi devant le final, tandis que tels Siegfried sur son dos, les scénaristes retournent le couteau entre mes côtes.

Mais vous voyez, là, en repensant à cette fin bidon, avec ma pression artérielle qui monte en flèche, je serai de nouveau tenté de dire que cette version n'est pas terrible, alors qu'en vrai, c'est pas mal du tout. Riche en références, astucieuse dans (la plupart) de ses ajouts et changements, ça donne une relativement bonne idée de l'intrigue... avant de se vautrer sur le final, certes, mais en terme de trahisons et de changements WTF, il y a pire. Bien pire.

Et on en parlera dans l'article suivant. 

Alors, faut-il voir le téléfilm ? Si c'est pour introduire un jeune public à la matière de Germanie, carrément. C'est fun, le dragon est cool, la violence est... modérée, et ça se finit (trop) bien. Une bonne porte d'entrée pour des enfants qui regardent déjà autre chose que Gulli, mais pas non plus de films trop mûrs. En revanche, les adultes pourraient trouver ça trop cheapos.

BONUS : Le Point Bande-Originale

Produite par Klaus Badelt, la musique est... de qualité inégale. Certains passages sonnent sympas et épiques, ou au moins corrects, d'autres comme composés pour un vieux jeu-vidéo. Les instruments synthétiques sont parfois franchement criards (il y a une arrivée """triomphale""" à Worms absolument dégueulasse). Heureusement, la musique est également peu envahissante, sympathique sans plus, on la remarque à peine, à part l'intro et conclusion du film qui sont une chanson de E-Nomine, Drachegold, à la narration bien cliché comme il faut. Un CD existe mais c'est essentiellement une compilation de chansons n'ayant aucun rapport avec le film, et deux ou trois pistes de score seulement.


 

Après cette adaptation pour la télévision, étonnamment satisfaisante pour des prémices pourtant peu engageants, nous sautons vingt ans dans le temps pour revoir, enfin, les Nibelungen au cinéma ! Ce qui n'était plus arrivé depuis le remake de 1966...

...ah ? Pardon ? La version avec le cochon qui parle ? Sortie un an à peine après le téléfilm ? Vous êtes sûrs ? La version avec le pipi, le caca et les prouts ?

Bon.

Soit.


Die Nibelungen, oui, mais EN C O U L E U R (1966)

Après la fin de la seconde guerre mondiale, le cinéma a fait de prodigieux bonds en avant depuis les Nibelungen de Fritz Lang, avec la démocratisation de la couleur et du parlant. L'heure est donc venue de faire des remakes des classiques muets / noir et blanc. Le producteur Artur Brauner est ultra motivé et propose directement à Lang de s'en charger, mais celui-ci décline. Le projet traîne un peu, le temps de trouver un remplaçant, mais en 1966-67 sort enfin le diptyque Die Nibelungen, (ou Das Schwert der Nibelungen, soit l’Épée des Nibelungen) réalisé par l'Autrichien Harald Reinl : Siegfried von Xanten et Kriemhilds Rache (Siegfried de Xanten et La Revanche de Kriemhilde). Par souci de flemme de clarté je vais considérer les deux films comme un seul, Die Nibelungen, et je vais ignorer royalement les titres français officiels Le Trésor des Nibelungen et, encore mieux, La Vengeance de Siegfried (superbe contresens, bravo les traducteurs ! Applaus !)

Le film, une coproduction germano-yougoslave, sera, au moment de sa sortie, la production la plus chère de la République Fédérale d'Allemagne. Contrairement à l'original, ce remake n'est pas tourné entièrement en studio : la partie studio est à Berlin (y a des moyens dans les décors), mais les extérieurs sont filmés en Espagne, en Yougoslavie et en Islande (et oui, déjà !). Reinl laisse d'ailleurs (très)(trop?) longuement traîner ses plans en Islande pour bien rentabiliser le voyage, avec un best-of des points de vue habituels de l'île en mode "Visitez l'Islande" qui donne l'impression erronée que tout se trouve dans un périmètre de cinq kilomètres carrés (comme le font toujours les productions actuelles), mais ne nous voilons pas la face : j'aurais fait pareil à sa place, et en 1966 ça a dû faire son petit effet les volcans, les rivières de lave, les geysers, les plages de sable noir et les pics de roche émergeant des vagues. Reinl savait que sur ce plan là, il avait une carte à jouer vis à vis de l'original, il souhaitait se démarquer en "stylisant la grandeur de la nature", et il ne se prive pas. Tant mieux !

Mais sa meilleure carte en est une autre : les dialogues.

Lang n'avait que quelques cartons pour donner du texte à son public. Tout le reste des informations, intrigue ou relations entre personnages, implications de certaines actions ou sens de certains objets, tout cela passe par le visuel. Et si on ne connaît pas déjà le Nibelungenlied et l'Edda Poétique, j'imagine que ce ne doit pas être toujours évident de bien tout saisir.

Un remake, pas un copié-collé

Le début du film de 66 profite de l'avantage du cinéma parlant sur le muet en s'ouvrant par une citation de la Chanson des Nibelungen (ou Nibelungenlied, je vais sans doute utiliser les deux dans cet article), à savoir, eh bien, l'introduction du poème. Cette citation nous est servie par nulle autre que Volker von Alzey, le poète de la cour de Worms, qui sert de voix off au début et à la fin du film (mais on y reviendra sur cette fin). C'est fait assez finement puisque de voix off classique on le voix déclamer son intro en plein champs, transitionnant ainsi sur une narration diégétique. C'est une idée plutôt maline, d'autant que le roi Gunther et ses frères, les princes Giselher (interprété par nul autre que Terrence Hill, casting WTF) et Gernot, lui demandent de leur chanter les aventures de Siegfried pour en apprendre davantage sur lui, et ça permet de repasser sans accroc à une voix off qui introduit Siegfried et son exploit : comment il a mis la main sur un trésor fabuleux en terrassant un dragon, puis libéré et séduit Brunhilde.

Certes, ce choix va à l'encontre du film original, mais de ce fait, Reinl revient au poème, et ma foi c'est très chouette !

Volker von Alzey, le narrateur du film, sous les traits de Hans von Borsody.

  Le "dragon"

Alors bon, puisque je le mentionne, arrachons le pansement d'un coup sec et nerveux. Le dragon de ce film est... une honte. Mais vraiment. Il arrive à avoir l'air encore plus faux que celui de Fritz Lang qui est pourtant sorti QUARANTE-DEUX auparavant. C'est pas pour rien que j'ai jugé bon de préciser que ce film était, à sa sortie, le plus cher produit par l'Allemagne de l'Ouest. Quelques années plus tôt on avait droit aux dinosaures en stop-motion mythiques de Dinosaurs, là on est revenu à un animatronique du Parc Astérix. En panne. Repeint par une classe de maternelle. Il est immonde.

Le film le plus cher produit par l'Allemagne de l'Ouest en 1966, meine Damen und Herren.
 

Vous croyez que j'exagère ? Demandez au réalisateur ! Je cite Harald Reinl : "Le dragon, le monstre, ne pouvait remuer qu'une seule aile un tout petit peu, courir ou avancer seulement très difficilement. Avec sa queue, il ne parvenait à battre que d'un seul côté, les yeux auraient dû bouger mais un seul y arrivait. C'était une catastrophe." Du coup il explique qu'il ne restait qu'à faire ce qu'il pouvait : baisser les lumières, augmenter la brume artificielle et essayer de cacher la misère.

On ne peut pas dire que ça ait sauvé la séquence. 

Je n'ai pas réussi à ripper la scène avec le son, donc soyez indulgents et voyez la vidéo qui suit comme un long GIF. De toute façon, ce ne sont vraiment pas les effets sonores qui posent problème.


Je ne rie pas souvent franchement devant un film, et c'est arrivé deux fois dans celui-ci, à commencer par ce dragon. On notera qu'il crache du feu (Par les naseaux...) et a des ailes, deux attributs notoirement absents du Fafnir scandinave, mais raccord avec le dragon du Seyfrid à la Peau de Corne (le Nibelungenlied ne donne pas de détails). On pourrait croire à une coïncidence heureuse, cependant on retrouve également les envies de meurtre à l'encontre du héros de son mentor forgeron, par pur ressentiment, exactement comme dans le Seyfrid à la Peau de Corne (contrairement à la version scandinave, Regin de son petit nom, qui ne souhaite se débarrasser de Sigurd qu'après que celui-ci ait tué le dragon pour lui, afin de récupérer le trésor). L'implication d'un apprenti dans la tentative de meurtre à la forge rappelle comment Seyfrid est détesté des autres apprentis (parce qu'il est un bully) dans le poème. C'est amusant de constater qu'en ce sens, Fritz Lang et Harald Reinl aient fait un choix de sources similaire pour la jeunesse du héros, puisqu'on y voyait les apprentis victimisés par Siegfried. 

La raison est simple : le Nibelungenlied lui-même ne raconte rien ou presque sur les jeunesses de Siegfried. C'est un héros aimé et admiré dès le début, et on ne raconte même pas en détail l'épisode du dragon et sa première rencontre avec Brunhilde, les personnages se contentant de faire des allusions et des résumés succincts. C'est pour cela que les adaptations du Nibelungenlied puisent toujours ailleurs pour combler ce manquement, soit dans le Seyfrid à la Peau de Corne, soit dans les sources scandinaves comme l'Edda Poétique et la Saga des Völsungs. En fait c'est comme l'ADN des dinosaures de Jurassic Park bricolé avec des bouts d'ADN de grenouilles, sauf que là au moins les sources sont cousines.

Mais je parle beaucoup trop de dinosaures, revenons à cette blague de dragon. Siegfried doit ici d'abord lui couper les ailes, un détail inédit (au moins on innove ?), puis le planter par dessous, comme dans les sources. Et là, bizarrement, on nous raconte le bain dans le sang du dragon et la feuille de tilleul dans le dos... hors champs. La caméra se détourne pudiquement. Il y a quelques plans esthétiques sur du sang (rouge pétant, évidemment), par exemple coulant sur le sol au pied d'une pile de corps empilés, ou projeté sur les têtes monstrueuses sculptées dans le palais d'Etzel. D'ailleurs, très chouette idée de montrer ce plan donnant l'impression d'une bête assoiffée de sang, fondue sur le plan suivant : la tête monstrueuse est remplacée par le visage de Kriemhilde grisée par sa vengeance brutale. Bien joué !

Je suppose que montrer autant de sang en Cinemascope c'était trop pour les sensibilités des années soixante, là ou Fritz Lang bénéficiait d'un effet d'adoucissement de la brutalité de cette scène grâce au noir et blanc (en plus le "sang" était clairement de l'eau, à peine colorée). Quand on voit, à exactement un siècle d'écart avec Fritz Lang,  la mise en scène de cet épisode dans le film Hagen - im Tal der Nibelungen (2024), où Siegfried nous fait presque une Ariel dans un vrai bain de faux sang bien rouge foncé, on réalise le chemin parcouru, et l'évolution des sensibilités face à l'hémoglobine au cinéma. 

 
Le bain de sang en 1924, chez Fritz Lang

 Et un siècle plus tard ça donne :

 

Ah c'est sûr on voit moins bien la feuille de tilleul.

Fidèle au film d'origine ? Fidèle aux sources ?

On me reprochera peut-être de trop comparer à Fritz Lang, mais d'une, c'est un remake de son film, et de deux, il faut admettre que c'est un peu la faute du film tout de même, qui parfois reprend carrément des plans iconiques quasiment à l'identique, comme celui de Siegfried brandissant son épée à l'horizontale après avoir fini de la forger, et en plus s'attarde longuement dessus comme un Marvel qui veut laisser le temps au public d'applaudir une référence qu'il chérit. Parfois ce sont des choix de costumes, comme ce casque ailé ridicule que Hagen se tapait déjà en noir et blanc, les boucliers des soldats Burgondes ont la même forme et un motif rayé similaire, l'architecture de la forteresse de Worms... Je ne peux pas vraiment me plaindre que le remake suive d'assez près la structure narrative de l'original, puisque celle-ci colle au Nibelungenlied, d'autant qu'il incorpore des segments entiers du poème ignorés par Lang (notamment la guerre contre les Saxons et le voyage vers Etzelburg, mais nous y reviendrons), cependant, au début du film j'ai même craint le remake commettre le péché cinématographique de l'imitation plan pour plan.

Heureusement (?) le visionnage m'a rapidement prouvé que cette nouvelle mouture comptait bien essayer des trucs un peu originaux. Un peu trop même.

Il y a tout un délire autour d'Alberich et ses nains qui enferment d'abord Siegfried dans la grotte au trésor, après la mort de Fafnir qui ne sert pas à grand chose puisque le peuple nain soumis par Siegfried ne réapparaît plus dans l'histoire, au contraire de la source. Cet élément d'intrigue mis en place ici est sensé payer, lorsque Siegfried a besoin d'impressionner Brunhilde et qu'il rameute tous les nains en armes, lors de l'épisode des épreuves pour conquérir Brunhilde au profit du roi Gunther. or, dans le film de 66, Alberich suit Siegfried comme un fidèle compagnon dès qu'il se fait mater dans la grotte et l'accompagne donc en Islande en qualité et de vassal... et le peuple nain bah on n'a pas besoin de lui. D'ailleurs ce n'est pas le seul set-up/pay-off raté du film, mais on y reviendra. 

Alberich, pour être maté, doit être poursuivi longuement, avant d'être attrapé malgré sa cape d'invisibilité, que s'approprie Siegfried. La scène n'est pas très raccord avec les sources, même si ça rappelle la rencontre entre Ortnit et Alberich dans Ortnit. Normalement Siegfried le rosse facilement en l'attrapant par la barbe et reçoit la cape en cadeau (comme le fait le film de 1924), ici on rajoute de la lutte et une petite poursuite. Mais parlons-en de cette cape folette, car même si elle porte ici le nom de Tarnkappe pour faire plus "authentique" et respectueux des sources, elle est en réalité plus proche d'un artefact inventé par Richard Wagner : le Tarnhelm, littéralement le casque de "camouflage".

Si elle ressemble à un morceau de filet de pêche dégueulasse, c'est parce que Fritz Lang avait déjà fait ce choix, même si ici elle fait franchement dégueulasse. Comme le Tarnhelm, la "cape" en filet crado se pose sur la tête... elle n'a donc de cape que le nom. C'est vraiment bizarre de revenir vers le nom "Tarnkappe" si c'est pour conserver un objet qui reste un couvre-chef et sans aucun ambage, est le Tarnhelm. Si le visuel est donc une référence claire au film original qu'il remake, en revanche, Reinl fait le choix d'introduire un détail de l'invention wagnerienne que Fritz Lang lui-même avait négligé : le Tarnhelm ne s'"active" que si on prononce la formule magique adéquate. Ce détail n'est pas seulement absent du film de Fritz Lang, il est absent des sources médiévales ayant trait à la Tarnkappe, la cape d'invisibilité. Ce détail, cette formule magique, apparaît sous la plume de Richard Wagner dans son Rheingold, le premier opéra de sa Tétralogie du Ring. L'Alberich des films est fortement teinté de sa version opératique, plus que n'importe quel autre personnage, ce qui en soit n'est pas nécessairement un problème, après tout, Wagner est le précurseur des adaptations des sources en culture populaire, et fatalement on retrouve son ADN dans les films.

Cependant.

Le remake d'après-guerre, ou la parenthèse Point Godwin

Il y a néanmoins un énorme bémol, qui a tout à voir avec le contexte. La formule en question est "Nacht und Nebel, niemand gleich!" Cette expression, Nacht und Nebel, vous la connaissez sans doute en français : Nuit et Brouillard. C'est cette formule, prononcée par Alberich dans l'opéra de 1869, que les nazis ont utilisée pour donner un nom secret et ronflant à leurs directives permettant de se débarrasser de tous les opposants et, de manière générale, tous ceux qu'ils voulaient, et les faire disparaître discrètement. Alors qu'on veuille citer Wagner dans une nouvelle adaptation des Nibelungen, en soit, je ne suis pas contre par principe. Mais fallait-il, de tous les trucs inventés par Richard, et il y en a une palanquée, fallait-il VRAIMENT choisir celle-ci ? Seulement 21 ans après la fin du régime national-socialiste, quand les survivants sont encore nombreux et les mémoires fraîches ? Pour moi on a allègrement franchi la ligne rouge du mauvais goût, et le pire c'est que chaque fois que Siegfried utilisera la cape par la suite, il devra donc la répéter. C'est gênant. 

D'autant qu'encore une fois, le remake choisit de copier le visuel du Tarnhelm sur le film original, mais décide de réutiliser la formule magique, entre temps lourdement chargée du malaise qu'on connaît, alors que le film original ne l'incluait même pas ! Ce n'est donc pas par fidélité à Fritz Lang, ni par "obligation", que ce soit envers Wagner (si Lang a pu faire sans, je pense que Reinl aussi), ni même envers Lang lui-même. Non, vraiment, il n'y avait aucun besoin de réintroduire cette formule magique - pure invention du XIXe siècle - dans cette adaptation. C'est un choix conscient. Pourquoi ?

Le plus surprenant, dans tout ça, c'est que le producteur du film, celui qui a poussé pour que le projet se fasse, à savoir Artur Brauner, est un juif polonais survivant de l'Holocauste ! Et pourtant on a Nacht und Nebel et un Siegfried bien blond (les sources mentionnent pourtant des cheveux foncés, voire bruns) pour se plier aux attentes du public. C'est déroutant. D'autant que  d'autres répliques n'ont certainement pas laissé insensible le public allemand au cinéma en 1966. Par exemple, lorsque la fratrie burgonde décide obstinément de respecter son serment de loyauté envers Hagen, malgré ses culpabilité et l'opportunité qu'il leur est offerte de s'en distinguer. Kriemhilde leur lance alors :

"Fidélité à un assassin. Ne voyez-vous pas où il vous mène?" ("Treue für einen Meuchelmörder. Seht ihr nicht, wohin er Euch führt.")

La référence est évidente et volontaire, d'autant que Gunther justifie ne pouvoir se détacher de cette culpabilité de Hagen. Celui-ci déclare être le seul fautif "C'est moi qui l'ai fait (commis le meurtre de Siegfried)" ce à quoi Gunther répond, à plusieurs reprises, "Et je n'ai rien fait pour l'empêcher." C'est encore plus évident.

Les punchlines

Heureusement Alberich ce n'est pas que la Tarnkappe et sa formule magique gênante. Comme je l'ai dit, on passe d'un allié ponctuel à un véritable compagnon qui le suit dans l'intrigue. On aurait pu se dispenser de lui coller un costume de jongleur, d'autant qu'il est interprété par un acteur atteint de nanisme, mais ses répliques font souvent mouches et il est clairement l'un des personnages les plus raisonnables prodiguant bon conseil et avertissements sages, le Jiminy Cricket de Siegfried, en somme, et un autre moyen d'expliquer les enjeux avec des mots clairs lorsque Volker ne peut le faire. C'est là encore un usage malin de personnage, un connaissant dans la diégèse, ainsi que de l'avantage du cinéma parlant : les enjeux sont bien explicités et on peut suivre facilement tout ce qui se passe à l'écran sans avoir lu le Nibelungenlied au préalable, ce que la version de Lang ne réussit pas toujours, malheureusement.

Hagen X Alberich, première itération d'un duo né au cinéma, et qu'on retrouvera presque toujours.
 

Alberich est aussi une source d'humour bienvenue grâce à quelques punchlines. Le film en recèle plusieurs qui m'ont arraché de francs sourires. Lorsque les Burgondes refusent d'abandonner leurs armes à la fête d'Etzel, "selon la coutume hunnique", craignant un piège (ils n'ont pas tort) ils prétextent que c'est la tradition burgonde. Etzel le diplomate leur accorde, et ça, c'est directement tiré du poème d'ailleurs. Quand la situation commence à déraper, Gunther invite les Huns à plutôt faire la fête dans leur pavillon (où ils ont le contrôle. Ce détail est propre au film). Ce à quoi Etzel répond en mode bien passif-aggressif : "Avec plaisir ! Et nous viendrons tout en armes, bien sûr, selon la coutume burgonde." Le film ajoute un come-back à la source médiévale, et ça fonctionne !

D'autres répliques sont plus subtiles. Alberich, être surnaturel païen, refuse de participer à la messe car, dit-il, l'encens le fait éternuer. Hagen, qui a plusieurs fois laissé entendre qu'il était plus enclin à suivre Wodan plutôt que Blanc Christ, lui non plus ne rentre pas dans l'édifice, se contentant de dire à Alberich : "Tu n'es pas le seul à qui l'encens chatouille le nez." Leurs échanges réguliers créent une espèce de proto buddy comedy au sein du drame, et clairement associer les deux de cette manière laissera une marque profonde sur tous leurs successeurs. Sous vos yeux, Harald Reinl invente un trope destiné à durer.

Le méchant paganisme VS le vertueux christianisme ? (Et le Destin c'est du flan)

Faire de Hagen un païen n'est pas un choix anodin ni si idiot que cela. Après tout il est à part dans la fratrie et est lié au surnaturel païen par l'épisode des ondines (j'y reviens dans un instant), on l'accuse d'être le fils bâtard d'un alfe, il est borgne, avec ce que ça évoque d'odinique, donc pourquoi pas. Les sources scandinaves mélangent allègrement les références au christianisme et à l'ancienne coutume, mais le paganisme domine, là où le Nibelungenlied lisse quasiment tous les aspects païens et accentue les références à l'église. L'escalade de la confrontation entre Kriemhilde et Brunhilde, par exemple, que la tradition scandinave fait se dérouler à la rivière et dans la grande halle, a lieu dans la Chanson des Nibelungen sur le parvis de la cathédrale et en son sein. Dans les sources, les ondines que rencontre Hagen en route vers le massacre à la cour d'Etzel lui prophétise la mort de tous les Burgondes. Mais le Nibelungenlied ajoute que seul le prêtre survivra à ce voyage. Hagen essaie donc de noyer celui-ci lorsqu'ils traversent le Rhin (le Danube dans le film) afin de mettre la prophétie à l'épreuve, ce qui choque tout le monde. On dit même que si un autre eût commis cet acte, Hagen aurait été furieux. Car il n'est pas, dans le poème, païen. Un mauvais chrétien peut-être, mais pas un adorateur de Wodan. Le film reprend toutes ces péripéties: les ondines, la prophétie, la mise à l'épreuve, et même Hagen se débarrassant du bateau car désormais convaincu qu'ils vont tous mourir. Sauf que désormais, on a l'un des rares païens du film tentant de noyer un prêtre innocent qui, ayant survécu par miracle, les maudit et annonce la vengeance de Dieu pour cet acte, ce que le poème ne fait pas. Le prêtre y survit et basta. La fin des Burgondes n'est donc plus seulement la conséquence du meurtre es Siegfried, mais une punition divine. Ainsi un sous-texte paganisme VS christianisme se déploie plus ou moins subtilement par-dessus les thèmes des sources.

Les prophéties sont omniprésentes dans les sources, par des voyantes, des rêves, des êtres surnaturels, etc. Ici, Brunhilde a droit à sa voyante personnelle qui tire les runes, et font les visions sont toujours justes : ce qu'elle voit se réalise, confirmant qu'il existe une forme de Destin, en accord avec les sources, et validant la magie païenne de runomancie. Sans compter que dans le segment islandais on voit trois servantes encapuchonnées de la valkyrie qui évoquent les nornes (c'est suggéré en tout cas). Étrange, donc, que le film décide de changer un élément de l'intrigue aux implications aussi radicales : à la fin du métrage, Volker d'Alzey survit, bien qu'aveugle. Normalement il périt, comme tous les Burgondes, et surtout comme prophétisé. Or, s'il vit, la prophéties des ondines c'était du flan. Le destin ? Du pipeau.

Pourquoi s'embêter à mettre en scène l'épisode des ondines, du prêtre jeté à l'eau, du bateau abandonné, confirmant le pire pour Gunther et ses gens, et finalement chier sur le concept en laissant vivre Volker ? Faut-il y voir une réfutation des oracles, un pied de nez volontaire ? Une moquerie des croyances anciennes et fausse qui mène les Burgondes à leur perte ? Ou... simplement une étourderie parce qu'ils avaient besoin de Volker pour clore la narration du film ? Après tout, malgré tout ce que j'ai pu écrire jusqu'ici, la trame du film reste très proche de sa source et, bien qu'elle simplifie et agglomère des éléments pour synthétiser son sujet, comme une adaptation se doit de faire pour tenir ses impératifs de durée, elle n'en reste pas moins extrêmement reconnaissable. Il y a une volonté de coller au sujet la plupart du temps et toute la séquence discutée ici n'est peut-être là que par souci de fidélité. Quoi qu'il en soit, les changements apportés renversent profondément le sens de ces péripéties, que ce soit voulu par Harald Reinl ou non, d'ailleurs.

Toutefois il y a trop d'éléments autour de cette thématique pour être dus au hasard. Le paganisme n'est pas seulement là pour le folklore, une saveur ajoutée pour le côté "ancien", bien qu'évoquer Wodan ce soit aussi invoquer Wagner, surtout quand Hagen porte un casque tout droit tiré des costumes de Bayreuth. Mais voyons cela à travers le prisme des personnages concernés.

Hagen est un antagoniste, c'est clair, et en faire un païen "à part" y participe. Après, son attitude de gros connard directement tiré du poème n'avait pas besoin de ce "supplément mécréant", hein.

A contrario, Gunther bénéficie gracieusement d'un polissage inverse. Déjà ambigüe dans la source vis à vis de la culpabilité dans le meurtre de Siegfried, sa version filmique est montrée comme beaucoup plus chevaleresque et honorable : lorsque Hagen, à plusieurs reprises, endosse seul toute responsabilité pour le crime, Gunther refuse cette exonération et estime être également coupable pour ne l'avoir pas empêché. Mieux encore, lors du massacre final il encourage ses hommes lors d'un discours tragique à retourner auprès de leurs femmes plutôt que de mourir pour un forfait dont ils sont eux-mêmes innocents. Évidemment, ils choisissent tous de rester jusqu'à la mort (en même temps la Triuwe les y oblige mais passons). Gunther est donc montré comme noble, rongé de regrets et soucieux d'affronter la justice divine. Soit la manière dont le Gunther du poème aimerait être perçu, bien plus que tel qu'il est véritablement. Le film grossit donc les traits en faveur du roi chrétien et travestit Hagen en méchant païen. 

Karin Dor est Brunhilde, de la Maison Targaryen
Brunhilde aussi est païenne et pas franchement mise en valeur. Elle est avant tout orgueilleuse et cruelle, et même si on montre bien qu'elle a de très bonnes raisons d'être en colère et de chercher vengeance, on peine à ressentir de la sympathie pour elle. Le seul moment où elle semble faire un effort et retrouver un peu de chaleur comme à sa rencontre initiale avec Siegfried, c'est lorsqu'elle accepte ses nouvelles circonstances à la cour de Worms. Elle ne porte plus sa ceinture magique païenne (on lui a dérobée de force) mais désormais un chapelet à croix. Quand Kriemhilde, qui porte secrètement la ceinture magique, la confronte dans un accès d'orgueil inhabituel et humilie Brunhilde, celle-ci laisse tomber sa croix par terre et retourne en mode sombre. Paganisme pas bien, christianisme bien. Cette imagerie est évidemment propre au film. La connivence entre Hagen et Brunhilde, bien présente dans les sources, s'en trouve renforcé par leur foi commune (et mal vue).

D'ailleurs, vous vous souvenez comme la tradition continentale transposait un point de l'intrigue dans la cathédrale pour renforcer le côté chrétien ? Et bien le film fait pareil avec l'invitation d'Etzel et Kriemhilde à Gunther et les siens. Dans le poème, c'est pour célébrer le solstice d'été. Ici, pour fêter le baptême du fils d'Etzel et Kriemhilde. Et pour être honnête... j'aime bien ce changement : il correspond bien à l'état d'esprit de cette version, et permet de justifier l'impossibilité de refuser sans rentrer dans les détails des obligations d'honneur etc., ce que la durée du film ne permet pas forcément. C'est simple et efficace.

Kriemhilde expliquant ne pas savoir ce qui lui a pris de confronter si durement Brunhilde semble suggérer une influence néfaste de la ceinture, ce qui n'est pas sans évoquer la manière dont elle "fortifie son caractère" dans l'Edda Poétique en mangeant un bout de cœur de Fafnir et devient "plus comme sa rivale", mais là je crois pas que ce soit l'intention du film, juste moi qui surinterprète.

Et puis il y a Frigga (subtil...) la prophétesse de Brunhilde qui lit les runes, un personnage que le remake tire du film original de Lang en lui donnant plus d'importance. Et a priori, elle ne se trompe jamais et est de bon conseil (comme Alberich finalement). Quelle est ta thèse, film ? Peut-être doit elle servir à critiquer Brunhilde qui lui demande toujours de lire le Destin dans les runes, mais quand ça ne lui plaît pas la reine accuse sa servante d'être vieille est d'avoir perdu son talent. Ainsi Brunhilde serait hypocrite, mais si les prophéties sont du flan de toute façon, n'a-t-elle pas raison de les ignorer ? Quelle est ta thèse, film ??

Bon est puisqu'on parle de runomancie, vous vous souvenez quand je vous disais que j'avais ri deux fois durant ce film ? Et bien nous y sommes.

Contexte. Tacite écrit dans Germania que les Germains coloraient des baguettes de bois qu'ils jetaient sur un linge blanc comme un oracle. Les sources scandinaves comme l'Edda Poétique parlent de colorer ou peindre les runes à des fins magiques, jamais pour lire l'avenir, cela dit, mais pour soigner, résister au poison, pour avoir plus de courage ou de force  pour obtenir la victoire ou l'amour, bref, plutôt pour des charmes. Aucune source ne dit que l'oracle ou la prophétesse "lit" ou "interprète" les runes. Les rêves oui, les runes, non. Je rappelle aussi qu'il y a plusieurs siècles et des milliers de kilomètres d'écart entre les deux témoignages. 

Bref, beaucoup de gens ont imaginé une pratique new age mélangeant les deux, de runes peintes sur des baguettes pour lire l'avenir comme un tarot. D'autres interprétations de Tacite sont pourtant possible, certains défendent par exemple qu'on colorait entièrement ou partiellement mais uniformément les baguettes de pigment ou de sang et qu'on interprétait en réalité les projections laissées sur le linge blanc une fois les baguettes jetées. Donc inutile de préciser que historiquement parlant, l'oracle runique, c'est du pipeau, nous n'avons aucune certitude que les anciens pratiquait la runomancie et encore moins de cette manière, seulement de vagues conjectures que chacun peut interpréter comme il veut. Donc pour une pratique moderne ou de la fantasy, admettons, c'est plus ou moins basé sur les sources, et ça reste "pratique", fonctionnel.

Et donc la runomancie dans ce film. Runes ou baguettes peintes uniformément (comme dans le film de Fritz Lang où elles ne sont pas gravées ni peintes de signes) ? Et bien plutôt que choisir, Harald a choisi de faire les deux : l'oracle jette des baguettes toutes peintes en blanc, et les bâtonnets, attention je ne plaisante pas, forment des runes en tombant au sol. Genre trois baguettes atterrissent pile poil en forme d'une rune, trois bâtonnets en forme d'une autre rune. Et forcément, comme si le concept n'était déjà pas assez risible, ça fait des runes ridiculement énormes ! Alors c'est sûr, d'un point de vue cinématographique tu n'as pas besoin d'un insert pour bien montrer à ton public que ce sont des runes, mais bon, la subtilité est morte et enterrée.

Voilà voilà. On notera les "Soleils Noirs" en motifs sur le sol, des symboles occultes nazis inspirés de symboles similaires retrouvés dans l'espace germanique sur des disques ornementaux (Zierscheibe), mais dont la forme moderne est extrêmement reconnaissable. Un indice de plus de la thèse "paganisme méchant et nazi"? Pas forcément, car bizarrement la propagande nazie faisant de ce symbole spécifiquement un symbole ancien a parfaitement fonctionné, et pendant longtemps bien des gens ont défendu l'ancienneté du Soleil Noir par ignorance, naïveté, ou, il faut le dire, mauvaise foi. Il est fort possible que, moins de quinze ans à peine après la guerre, cette version moderne passât encore pour "païenne" et authentique dans l'inconscient collectif, et que sa présence ici soit juste la faute à des connaissances pas mises à jour. Historiquement, par contre, c'est du pipeau.
 

Bref, j'ai ri.

Alors, y a-t-il un propos derrière tout ça ? Je rappelle que la confrontation paganisme VS christianisme n'est pas dans les sources. En vérité on y trouve plutôt une cohabitation qu'un affrontement. Pourquoi l'introduire dans de film ? Quelle est la thèse, ici ? À part que l'ancienne coutume puduc mais que la nouvelle déchire tout ?

On serait tenté de voir dans l'ancienne coutume une allégorie de l'ancien régime dont les Allemands viennent alors tout juste de se débarrasser, mortifère et, malgré toute sa puissance évocatrice, perdant. Après tout, les nazis avaient adopté (et inventé) plein de symboles païens et utilisaient des runes et des roues solaires (y compris leur version bien à eux, le Soleil Noir, donc). La culpabilité du meurtre de Siegfried devient alors celle de l'Holocauste, de la guerre et de ses victimes, ou les deux.

Cependant je ne suis pas convaincu d'une si profonde réflexion de la part de Reinl. Vous vous souvenez de sa citation concernant le dragon merdique qui ne fonctionnait pas, et qui l'avait obligé à cacher la misère ? Ce que je ne vous ai pas dit, c'est comment il s'est exprimé, car sa citation continue ainsi : "C'était une catastrophe, impossible de tourner quoi que ce soit. Ne peuvent alors aider que nuit et brouillard. Il faut provoquer la nuit. Tandis qu'il (le dragon) s'approche, le ciel s'assombrit, les petits oiseaux se taisent, tout au fond parvient un rayon de lumière par une gorge qui crache du feu. J'ai tout enveloppé dans la nuit et le brouillard, et regarde, les choses se sont plutôt bien passées, compte tenu des circonstances." Le réalisateur reprend l'expression Nacht und Nebel pour parler trivialement de son problème de dragon catastrophique, comme si c'était approprié et thématique.

Si la thèse du film était vraiment basée sur une métaphore paganisme = nazisme = pas bien, et donc si cette interprétation des Nibelungen était une critique des nazis "du passé", le réalisateur se permettrait-il ce genre de remarque ? Une part de moi veut voir une réflexion profonde derrière cette accumulation de clins d’œils et de coups de coude dans les côtes, mais une autre ne peut s'empêcher de se dire que ce n'est que très superficiel et parfois... presque accidentel. A chacun de se faire son avis sur la question, je ne trancherais pas. 

Heureusement, c'est plaqué sur l'intrigue sans la tordre dans tous les sens pour rentrer les changements au chausse-pied, donc on ne dénature pas franchement toute l'histoire. Comme je l'ai dit, dans l'ensemble le film suit le poème, incluant plein de détails qu'on aurait aisément pu croire dispensables dans la quête de synthèse efficace, certaines déjà présentes dans le film de Lang, comme Gunther et Hagen se présentant devant le corps de Siegfried. La proximité du meurtrier ravive les plaies du cadavre, trahissant sa culpabilité et confirmant les soupçons de Kriemhilde. Le film n'explicite pas plus que son prédécesseur pourquoi les plaies saignent, alors qu'avec le cinéma parlant on aurait pu s'attendre à une ligne de dialogue d'exposition. Mais non ! On peut le deviner mais on ne nous prends pas par la main, et c'est totalement en accord avec la source. Et ça, c'est franchement appréciable. D'autres détails, comme le franchissement du fleuve et de l'épisode de chapelain jeté par dessus bord, rajoutent de la fidélité au poème tandis que Lang les avait totalement zappés.

Trahir, mais avec un bisou pour que ça passe bien

Cependant, ce n'est pas à dire non plus que le film est fidèle. Il y a bien sûr des changements qu'on sent dus aux mœurs. Dans le Nibelungenlied, Kriemhilde n'arrivant pas à provoquer d'altercation entre les Huns et les Burgondes, manipule son propre fils (qu'elle a eu d'Etzel) afin qu'il aille provoquer Hagen, celui-ci mordant à l'hameçon et tuant le jeune homme, le début de la fin. Ici, le fils est un bébé, et Kriemhilde sacrifie son beau-frère Blodelin, qui l'aime presque plus qu'Etzel lui-même, et va au casse-pipe de son plein gré et en toute connaissance de cause. Plus tard Hagen frappe toute de même le fils d'Etzel et Kriemhilde, mais le sens est désormais tout autre : l'enfant est complètement innocent, Hagen un monstre, et Kriemhilde n'est pas filicide. On voit même Gunther qui s'interpose pour empêcher Hagen de frapper encore, un geste totalement absent des sources qui, une fois de plus, redore bien le blason du noble roi Gunther (lol) au dépend de Hagen. Plusieurs éléments du poème sont donc réunis (avec des détails qui rappellent également la Þidrekssaga), mais réarrangés afin de ne pas trop choquer le public moderne. Et puisqu'on parle des Huns, d'Etzel et de Blodelin, leur représentation est bien, bien meilleure que dans la version Fritz Lang (un gros point noir de l'original selon moi). On est loin du Etzel grotesque de 1924, et c'est tant mieux.

Herbert Lom campe un bien meilleur Etzel que ce qu'on a subi dans la version de Fritz Lang.
 

La mort de Kriemhilde m'a également surpris. Le film prend la peine d'introduire my boy Dietrich von Bern et son mentor Hildebrand, leur donne les quelques scènes où ils apparaissent dans le Nibelungenlied, très bien... mais LA scène de Dietrich et son maître d'armes, LE moment iconique où Kriemhilde, ayant accompli sa vengeance, s'agenouille et baisse sa nuque afin de se laisser décapiter pour sa faute (selon les sources par Dietrich ou Hildebrand), CETTE scène est remplacée par un décevant suicide de la reine qui se jette sur l'épée qu'elle vient de rendre à Hildebrand (qui la tue bien, techniquement, mais sans le vouloir, pas du tout comme dans la source où il VEUT la punir pour avoir enfreint à ses devoirs, et cela change tout). WTF Harald ? Là encore je suspecte que... c'était trop. D'ailleurs il n'y a pas de décapitations, les coups sont toujours hors champs ou suggérées. Pourtant, le poème, lui, les enfile comme des perles sur un collier.

Brunhilde se tue d'ailleurs d'une manière similaire sur la tombe de Siegfried, ce qui est intéressant car le suicide de Brynhild en se jetant dans le bûcher funéraire de Sigurd se trouve bel et bien dans les sources scandinaves. Dans le Nibelungenlied elle disparaît complètement de la narration après sa vengeance contre Siegfried, et un autre poème, La Plainte, qui fait directement suite à la Chanson des Nibelungen, nous révèle qu'elle vit et règne à Worms. Ainsi le film fait donc une ref indiscutable à la tradition scandinave, mais sans le budget cascade pour que Brunhilde se jette dans le feu. C'est sans doute ce même budget cascade qui fait qu'au début du film, Siegfried la sauve de son sommeil magique en traversant le mur de flammes à pied et pas à cheval...

Ce qui m'amène à un autre changement, ou plutôt une réinvention, où le film une fois de plus tente de se frayer son propre chemin entre fidélité et nouveauté : le background de l'anneau des Nibelungen, de Brunhilde et du trésor de Fafnir. Le film décide de tout lier pour simplifier au maximum l'exposition au début de l'intrigue, et comme je l'ai déjà dit, aucun problème sur le principe, c'est un besoin du média.

Dans le film, Brunhilde était chargée par Wodan de la protection du trésor, a failli car elle s'est endormie, est punie d'un sommeil éternel, à moins qu'on lui enlève du doigt l'anneau magique des Nibelungen. La tour où elle dort est entouré d'un feu magique qu'il faut d'abord avoir le courage de franchir.

Dans les sources (scandinaves, car la tradition continentale n'a rien de tout cela), Brynhild est une valkyrie punie par Odin pour avoir désobéi à ses souhaits (elle laisse gagner le mauvais guerrier), donc sommeil et mur de flammes, mais reçoit l'anneau... de Sigurd, et seulement après qu'il l'ai libéré de son dodo magique (en tranchant sa broigne). Elle n'a aucun lien avec le trésor avant de recevoir ce bijou... qui provient du trésor, dont l'origine est liée à Fafnir et Regin. Bref encore une fois, c'est infidèle mais contient plein d'éléments reconnaissables tirés des sources, qu'on simplifie (on streamline, comme on dit sur Internet.). J'ai eu un sourire comme une banane lorsque Siegfried force les portes de sa tour, de lourdes portes en fer... comme décrites dans les sources !

Et la plupart du temps, je dois le redire, c'est malin. Le personnage de Rüdiger est introduit plus tôt dans le récit (il remplace le messager Hun lambda), ainsi que la relation entre sa fille et le prince Giselher, permettant d'éviter trop de cheveux sur la soupe dans le second film, de créer de la cohérence au sein du diptyque et, très important pour ce genre de projet, réduire le nombre de personnages redondants. Excellent choix, à mon avis !

Rüdiger (Dieter Eppler) ravi de marier sa fille Hildegunt (Barbara Bold) au prince Giselher (Terrence Hill). Le rôle de ces personnages dans le remake est bien plus renforcé que dans l'original.

La première visite de Siegfried en Islande emprunte les éléments de l'épreuve scandinave, tout en réservant l'épreuve du Nibelungenlied à Gunther pour faite cohabiter les deux version de l'épreuve des deux traditions... et c'est le choix que j'ai également fait pour Heldenzeit ! (Un très bon choix, donc)(un choix logique, en vrai).

L'adaptation est donc assez paradoxale. Si elle n'est pas hyper fidèle dans le fond, elle regorge de moments repris des poèmes de manière extrêmement proche et de détails érudits, plus encore que le diptyque original. Il est évident que ceux qui ont réalisé ce film ont lu les sources, et pas uniquement le Nibelungenlied, d'ailleurs. Cela ne l'empêche pas de tenter des choses, parfois malines et astucieuses, parfois... moins. Parmi ses inventions, elle introduit ce dualisme religieux qui, a défaut d'aller quelque part, a le mérite de vouloir faire autre chose qu'un bête remake plan pour plan. Alors, faut-il la voir ?


 Sceau d'approbation ou poubelle ?

On l'a vu, le remake oscille entre authenticité et modifications altérant profondément le sens initial de l'intrigue. La version de Fritz Lang est un peu plus fidèle à l'esprit des sources, et à mon avis plus esthétique aussi, plus épique. Ça fait un peu bateau, je sais, mais à mon sens l'original est supérieur au remake. Reinl a pour lui la couleur et des paysages naturels parfois très beaux, mais il n'est pas Fritz Lang. En revanche, pour un public moderne à qui cinq heures de film muet ne vend pas du rêve, cette version dialoguée est peut-être plus adaptée, a fortiori s'il n'est pas très familier du Nibelungenlied. Ici, presque tout est explicité par les dialogues : qui est qui, qui veut quoi. Un avantage non négligeable pour naviguer un novice dans les intrigues de palais et les trahisons en série. De plus, malgré mes remarques l'intrigue suit celle du Nibelungenlied dans l'ensemble, avec une structure très similaire, ce qui en fait une bonne initiation pour qui n'a pas la foi d'ouvrir le poème. On aura une interprétation bizarrement biaisée, mais dans l'ensemble plutôt correcte. Et mine de rien, plusieurs éléments du poème absents de la version noir et blanc frayent leur chemin dans celle-ci : là où Reinl prend parfois plus de libertés, il sait aussi retourner à la source.

Donc oui, je recommande la version de 1966-67, en tout cas comme une première entrée dans cet univers. Celle de 1923-24 est meilleure à presque tout points de vue, mais plus exigeante aussi. Celle de Reinl a le grand mérite d'être accessible pour un public non averti, tout en offrant du grand spectacle épique (si on a la bienveillance d'oublier le dragon).

BONUS : Le point Bande Originale

La musique est composée par Rolf Wilhelm. Le double CD est publié chez Cobra Records (un CD par film). Un orchestre de 75 musiciens, dont 42 cordes, a bouffé presque tout le budget musique du premier film en deux jours, heureusement Wilhelm était satisfait de la performance. Le second film mettra l'emphase sur les cuivres pour souligner le caractère martiale des Huns, et bon, il se trouve que ça coûte moins cher quand il faut moins de musiciens. Il y a donc une différence notable entre la BO des deux films, non seulement par le son, mais les thèmes également, chaque film ayant son thème principal très présent, l'ensemble restant lié par quelques petits motifs qui font le pont. Stylistiquement on est sur de la musique de film d'aventure des années 60, à la Korngold ou même Steiner. Beaucoup moins riche que la BO des Nibelungen de Fritz Lang en terme de thèmes et leitmotifs, elle reste toutefois efficace et contient plusieurs moments badass, à condition d'apprécier ce style, cela va de soi. Personnellement j'aime beaucoup.

 

Après ce remake, les Nibelungen retourneront dans les brumes jusqu'à resurgir en 2004, mais pas au cinéma. Le nouveau média populaire, c'est la télévision.