« Alors Starkađ songea à s’échapper, mais Sigurđ le poursuivit et fit tournoyer son épée Gram et le frappa de sa garde dans la mâchoire si puissamment que deux molaires tombèrent de sa bouche. C’était un coup stupéfiant. Puis Sigurđ ordonna au gredin de s’en aller et Starkađ s’enfuit, et je récupérai l’une des dents pour l’emporter avec moi. Elle est désormais accrochée à une corde de cloche à Lund, au Danemark et pèse 200 grammes ; et les gens viennent la regarder là où elle se trouve comme une curiosité. » Norna Gests Þáttr, chap. VII.
Depuis que j’ai lu ce passage,
je me suis souvent demandé à quelle église – si déjà une en particulier – ce passage
faisait référence. D’autant qu’entre-temps, j’avais déménagé à Lund, cela ne
faisait qu’augmenter ma curiosité. J’étais naturellement porté à croire qu’il
devait s’agir de la cathédrale, la Domkyrka, et je voyais des liens ou livre
partir du même principe, mais le texte lui-même n’y faisait pas explicitement
référence, et comme une visite au musée Kulturen vous en informera (si vous
avez l’occasion, allez voir), Lund a eu un très, très grand nombre d’église un
peu partout sur le territoire de la commune, y compris une cathédrale concurrente
à Dalby. Bref, si Norna Gest parlait d’un lieu en particulier, je ne pouvais
que partir en conjectures.
Sauf qu’en fait non. Il y a bien une version de la Fornaldasögur Norđurlanda (qui contient le Þáttr) (manuscrit AM 62) qui donne explicitement comme lieu de cette relique bien curieuse la cathédrale de Lund !
Mieux encore, j’ai entre temps appris que cette dent
n’apparaissait pas que dans le Þáttr qui sert de cadre narratif à mon projet,
mais dans deux annales médiévales. Dans la Lögmanns-annáll, un clerc islandais
du XVème siècle fait un voyage, d’abord la Norvège, puis plus au sud où il est
le témoin de reliques du Christ, de la vierge Marie, de Jean le Baptiste
(jusque là, rien de surprenant) ainsi que d’une molaire géante et de la garde
de l’épée de Sigurd Meurtrier de Fafnir. Le lieu de ce pèlerinage est assez
confus, probablement Aachen / Aix la Chapelle, mais il n’est pas certains que
les reliques saintes et les reliques héroïques se soient trouvées au même
endroit.
Et pourtant, il y a encore
une autre source, les Annales Ryenses, évoquant un chevalier allemand qui
aurait rapporté du Danemark une molaire de Stacathær / Starkađ jusqu’en Allemagne,
autour de 1252. Aussi devient-il tentant de reconstituer une chronologie
légendaire de cette fameuse dent, ramassée par Norna Gest et déposée à la
cathédrale de Lund comme curiosité, emportée par le chevalier Henrik Æmælthorp
du Danemark vers l’Allemagne de nombreux siècles plus tard, pour y être ensuite
admirée par le clerc islandais Arne Ólafsson deux siècles après cela. Mais s’agit-il
de la même dent ? Après tout, Starkađ en perdit deux face à Sigurd…
Quoi qu’il en soit, on
retrouve deux témoins « dignes de foi » prétendant avoir vu, voire possédé
cette dent géante évoquée par un Norna Gest totalement légendaire, à plusieurs
siècles d’écart, ce qui souligne à tout le moins la force et la vivacité de
cette légende. La fonction symbolique de Starkađ, le héros national danois
(alors qu’il est un immigré estonien ou finnois, selon les sources) est ici
appuyée par le fait qu’on vient voir sa dent comme on le ferait d’un os de
saint, et la garde de Sigurd est mise en parallèle avec les vêtements de Jésus
ou de Marie. Ce sont des reliques d’un âge légendaire certes révolu, mais qui inspire encore l’admiration et une certaine forme de devotio. Le fait qu’on ait affaire
à des personnages liés aux anciennes croyances n’enlève rien à l’inspiration qu’ils
prodiguent.
Ce serait quelque chose que
j’adorerais mettre dans le Projet Vineta, mais le cadre narratif se déroule en
998, aussi ne pourrais-je qu’évoquer la présence de la dent à Lund, et en aucun
cas Arne ou Henrik. Aussi je me permets de vous partager cette petite anecdote
en bonus de cette manière.
J’en profite aussi pour partager l’hypothèse de William Layher sur la raison de lier la dent du géant Starkađ à la cathédrale de Lund. En effet, pourquoi ce lieu plutôt qu’un autre ? Y avait-il une raison qui pourrait pousser les gens du septentrion à la période médiévale d’associer cette cathédrale avec un géant, a fortiori Starkađ ? Et bien il se trouve que oui ! Dans la crypte magnifique et très spacieuse de l’édifice, il y a une sculpture représentant un être soutenant un des piliers. Aujourd’hui, les historiens sont plus ou moins d’accord pour dire qu’il s’agit du géant biblique Samson, pourtant, au Moyen-Âge, on le connaissait seulement sous le nom de Jätte Finn, soit Finn le géant. On se souviendra que dans l’imaginaire nordique les géants vivent à l’Est, et les Finlandais et Estoniens sont régulièrement associés à cette race. Starkađ lui-même vient de ces terres-là. Quel géant Finn plus célèbre que Starkađ, le héros du Danemark ? Partant de là, si une église devait accueillir la dent du héros aux trois vies, il n’y avait finalement pas meilleur choix.
Interprétation alternative : Davy Jones. |
Et si j'ai bien compris, ce personnage un peu grotesque sur le pilier de droite serait Dalila, la femme de Samson... j'espère me tromper de pilier, sinon pauvre Dalila... |
Où est Jätte Finn ? |
Petit bonus rigolo sur le fronton de la cathédrale :
Vous vous demandez peut-être pourquoi le personnage à droite de Jésus porte une plaque d'égoût dans sa main ? Et bien, ce n'est évidemment pas une plaque d'égoût mais un grill. Il s'agit de Saint Laurent de Rome, et cette grille est l'attribut de son martyr. Brûlé vif par les Romains, il aurait lancé à ses bourreau : "Je suis cuit de ce côté-là, vous pouvez me retourner."
Il devint le saint patron des cuisiniers et rôtisseurs.
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