samedi 25 mars 2023

Wagner, Tolkien et Jackson : Adapter et trahir Pt. 2

Bon, il est temps pour moi d'aborder brièvement... hum... d'aborder le proverbial éléphant dans la pièce, comme on dit au pays de Bède le Vénérable. J'y ai souvent fait allusion, j'ai même donné une appréciation personnelle succincte de la chose, mais j'ai pourtant toujours évité de prendre ce taureau par les cornes... et je vais devoir arrêter les métaphores animalières. Cette présence inévitable quand on s'amuse dans le bac à sable des Nibelungen et consort, c'est bien sûr... Richard Wagner (roulement de tonnerre) et sa tétralogie opératique de l'Anneau des Nibelungen, que j'appellerai à partir de maintenant et en toute sobriété le Ring (parce que Der Ring des Nibelungen).

Je préfère la version dirigée par Karajan, mais il faut bien avouer : Solti a la plus belle pochette.
 

Le Ring est incontournable, car le Ring a eu - et a encore - un impact incroyable sur la perception du grand public de ce que sont les Nibelungen, de Siegfried et de tout ce qui va avec. On ne peut pas surestimer l'importance du Ring sur la matière de Germanie telle qu'on se la représente depuis... presque deux siècles maintenant. Pour comprendre cet impact, je vais utiliser une comparaison tout au long de cet article, et c'est très pratique car cette comparaison me permettra d'aborder plein de points différents. En gros... en fait non, même en détail, le Ring de Wagner est aux légendes germaniques ce que les adaptations de Peter Jackson sont au Seigneur des Anneaux (et non, je ne fais pas le parallèle juste parce que les deux partagent un anneau maudit). Et je dit adaptations au sens large car le Ring tient tout au temps de la trilogie originale que du Hobbit en trois partie... pour le meilleur comme pour le pire.

Déjà, établissons un fait intéressant : Wagner n'a pas seulement composé la musique, il a également écrit le livret (le texte intégral donc) ce qui n'était pas si courant. On est donc sur un projet très personnel de réécriture de la part du compositeur, c'est son bébé, et rien que pour ça, il y a de quoi être admiratif. Je le précise d'emblée, car je vais me montrer critique sur plusieurs aspects, notamment des choix d'écriture justement, cependant aucune de ces critiques n'enlèvent quoi que ce soit à l'incroyable performance artistique de Richard Wagner : la musique est grandiose, le texte est massif, et il a tout fait seul. Chapeau bas. Ah, et le fait que je n'aurais pas forcément fait les mêmes choix (et ne les fais pas dans Heldenzeit, d'ailleurs) ne veut pas non plus dire ou insinuer que je pense mieux comprendre le matériau de base, nos sources communes, ni que mes idées et choix sont meilleures. Juste que je n'aurais pas fait ces choix, point. Il est clair que Wagner avait d'autres ambitions et une approche volontairement différente de celle que j'essaie d'entreprendre. D'ailleurs, parlons-en, de son approche.

Wagner ne cherche jamais la fidélité aux sources. Ce n'est pas son propos. Il pioche ici ou là, assemble des éléments qui lui plaisent et remplit les trous avec ses propres thèmes, mais jamais n'hésite à plier complètement les personnages d'origine à sa volonté créatrice. Quant aux sources qu'il agglomère, elles n'ont parfois absolument rien à voir. Pour un cycle censément centré sur les Nibelungen, c'est assez dingue le temps qu'on passe en compagnie de tout le panthéon germanique. Si vous avez lu les sources ou, au moins, lu mes articles, vous savez que si Odin rôde dans pas mal de texte en guest-star mystérieuse et sporadique, il n'y a qu'un seul récit où les dieux sont présents, uniquement dans les sources scandinaves, et c'est l'origine de l'anneau maudit d'Andvari, andvaranaut. Loki tue une loutre qui est en fait un nain métamorphosé, il faut payer la rançon, les dieux rackettent un autre nain pour s'acquitter de la compensation, l'anneau maudit fini avec le reste du trésor, Fafnir, Siegfried, vous connaissez la chanson (des Nibelungen, haha... pardon, c'était mauvais). 

Les dieux ne sont que prétexte à créer une backstory mythique à l'anneau puis disparaissent à jamais du récit (à l’exception notable d'Odin, donc, dont les promenades parmi les mortels sont quand même un de ses attributs à la base). Loki n'apparaît donc qu'ici dans les sources traitant de Siegfried et compagnie, et jamais on n’aperçoit le moindre poil de barbe de Thor, de cheveu Frigg, de Sif, d'Idûnn... que dalle, nada, rien. Cela devrait surprendre quiconque a déjà jeté un œil au synopsis du Ring, car chez Wagner, les dieux sont des personnages principaux. C'est l'histoire de leur crépuscule, après tout, si on en croit le titre du quatrième opéra, le Crépuscule des Dieux. D'ailleurs, bien que ce soit une traduction bancale (et incorrecte) de Ragnarök propagée par Wagner, c'est pourtant toujours ainsi qu'on traduit communément Ragnarök.

Costume de Hagen, Siegfried, 1876

Comment cela se fait-il ? Et bien c'est simple, Wagner a décidé de taper abondamment dans l'Edda Poétique pour ajouter à l'intrigue des épisodes complètement déconnectée de celle de Sigurd à la base, de la construction d'Asgard par un géant que les dieux trahissent pour ne pas s'acquitter de leur dette (tiens donc...), jusqu'au Ragnarök, quand même hein, la fin des dieux... Tout comme les films de Jackson, et en particulier ses Hobbit, puisent allègrement dans les appendices etc. pour donner au petit conte de Tolkien l'envergure épique d'une préquelle digne du Seigneur des Anneaux (en ajoutant des personnages clefs de la mythologie de Tolkien tels que Galdriel ou Saroumane, par exemple), Wagner place lui aussi les enjeux du récit sous stéroïdes en les liant à la destinée des dieux eux-mêmes, et en fin de compte, la mort de Siegfried va carrément déclencher une fin du monde... comme si la fin des Burgondes ne suffisait pas. Car oui, les flammes du bûcher de Siegfried qui s'élèvent si haut qu'elles mettent littéralement le feu au domaine des dieux, c'est du pur Wagner. C'est beau, hein, ne vous méprenez pas, mais c'est son invention. La revanche de Brynhilde contre Odin/Wotan est également pure invention, élaborée sur la base de la punition pour désobéissance. Quant à l'histoire d'amour entre Brynhilde et Siegfried, on en a déjà parlé, dans les sources elle est loin, très loin d'être si belle. Les deux forment dans l'imaginaire collectif un couple mythique alors que les sources anciennes disent qu'au mieux ils se sont aimés à leur première rencontre, puis c'est la trahison (volontaire ou non de la part de Siegfried), et la vengeance brutale et sanglante. Parfois cet amour originel est carrément minimisé au point que cette première rencontre est "hors champs". Mais Wagner est passé par là, et c'est ainsi que les gens se souviennent des deux héros. (Souvenez-vous de la chanson de Saltatio Mortis que j'évoquais sur ce blog il y a longtemps.)

En cela, la comparaison avec les films de Jackson est évidente. Nombreux sont celles et ceux qui n'ont jamais lu le livre (ou qui n'ont pas réussi à dépasser les chapitres sur la Comté), mais qui ont une bonne connaissance générale de l'histoire grâce aux films. Pourtant, ces gens-là ignorent qui est Tom Bombadil, pensent que Faramir a failli céder au pouvoir de l'anneau avant de se raviser, ne comprennent pas trop ce qu'il fout avec Eowyn à la fin, d'ailleurs, et sont probablement très déçus quand on leur révèle qu'Arwen n'a jamais été badass face aux Nazgûls et que les elfes n'ont pas levé le petit doigt au Gouffre de Helm. Pour ces gens, ces scènes sont mythiques. Arwen, avec sa balafre, qui tente le roi sorcier "venez le prendre!", le thème musical des elfes en mode martial épique alors que les soldats de Galdriel arrivent à Fort le Cor... c'est ça le Seigneur des Anneaux. Quand ils lisent le Hobbit ou qu'on leur divulgâche, ces spectateurs se demandent où sont passés Legolas et Tauriel... et Gandalf la moitié du temps... et Gadriel, et Saroumane, et ce Nécromancien, c'est Sauron finalement ou pas ? Et l'armée des morts en God-Mode dans le Retour du Roi qui déferle sur les rangs orcs devant la Cité Blanche et massacre tout ce petit monde en passant, alors que dans le livre ils... font peur aux pirates... qui s'enfuient... c'est tout... on en parle ? Et pourtant, pour qui n'a vu que les films (et c'est bien la majorité des gens), c'est ça, le Seigneur des Anneaux. La séquence poignante où Aragorn reçoit sous la tente de Theoden son épée enfin reforgée après tout le set-up de cette lame en morceaux... épique ! Et si classe ! Et pas dans le bouquin, surtout. Et pourtant, oui, encore, c'est ça le Seigneur des Anneaux. Ces changements ne sont pas nécessairement des trahisons que les lecteurs des livres rejettent, au contraire, ils sont même souvent célébrés, car généralement fait avec goût (enfin, surtout concernant le Seigneur des Anneaux... la trilogie du Hobbit c'est une autre confiture) Qu'on le veuille ou non, ces films ont forgé l'imaginaire collectif et bien que les livres soient toujours très populaires, on ne va pas se mentir, la grande majorité des "fans du Seigneur des Anneaux" ne les ont pas lus - ou genre une fois au collège et ne s'en souviennent que très mal. Ne mentez pas, ce n'est pas honteux. En dehors des admirateurs profonds de Tolkien et de son univers, qui a le temps de (re)lire en détail le corpus monstrueux légué par le professeur d'Oxford. Et pour quoi faire, d'ailleurs, puisque les films sont si bons et capturent l'essence de l’œuvre, tout en lui apportant une esthétique unique et une bande originale iconique ? Pour Tom Bombadil ? Vraiment ?

(Calmez-vous les trois puristes du fond, Tom est sympa, Tom est cool, Tom est badass, mais Tom est dispensable)(#PeterJacksondidnothingwrong)(Je te vois, Charlotte)

No, you didn't.

L'impact colossal de ces adaptations s'est clairement démontrée lorsque Amazon s'est à son tour essayé à la Terre du Milieu avec sa série Les Anneaux de Pouvoirs. On nous a annoncé une adaptation libre et relative (faute de droits...) mais surtout détachée des films de Jackson, une autre approche, une autre version. Pourtant, ils se sont senti obligés de reprendre le même département artistique, de rendre les armures de Númenor très, très proches de celles vues dans le flash-back de la Communauté de l'Anneau, et finalement l'aperçu de Sauron en armure n'a laissé aucun doute : c'était quasiment sa silhouette dans les films de Jackson. Ah et bon, le Balrog quoi... Clairement, cette nouvelle interprétation n'a pas réussi (ou voulu ?) se détacher de celle, mythique, qui la précédait. Avaient-ils seulement le choix ? Ces visuels sont ancrés dans nos têtes et il sera difficile de les effacer, quand bien même d'autres alternatives existent (le dessin animé de Ralph Bakshi par exemple, ou les jeux l'Ombre du Mordor, ou encore la minisérie finlandaise fauchée Hobitit, hihi, ne me remerciez pas). Les films de Jackson se sont imposés comme mètre étalon, ils sont LA référence pour la grande majorité des gens, tant visuellement que dans le déroulé des événements. Pourtant, malgré tout, les gens diront qu'ils sont fans de l'univers de Tolkien, l'auteur reste attaché à l’œuvre. On se souvient que c'est lui la source, bien qu'au final, on méconnaisse celle-ci à cause des adaptations. On dit Tolkien, mais on pense quand même beaucoup à Jackson.

Bon, et bien Wagner, c'est exactement pareil. Le Walhalla (nom popularisé par Wagner, d'ailleurs, au dépend de Valhöll... encore aujourd'hui dans une grande majorité des media de pop culture, c'est dire à quel point sa version a marqué l'imaginaire collectif) n'a rien à voir avec Siegfried, et pourtant c'est ce qui vient à l'esprit des gens. La romance Brynhilde / Siegfried, les casques ailés des costumes de scène de Bayreuth (qu'on retrouvera dans les costumes de l'adaptation en double-film de Fritz Lang... forcément)... les gens ont depuis des images et des scènes en tête, et des musiques aussi - la chevauchée des valkyries, par exemple - mais qui a vraiment lu le Nibelungenlied

Siegfried selon Rakham, pour l'opéra de Wagner.

Et puisqu'on évoque l'ami Fritz, attardons nous rapidement dessus, car visuellement, le film de Lang a été une référence majeure, son style n'a pas manqué de marquer les esprits et d'influence comment nous imaginons les Nibelungen. Toutefois, malgré le génie propre à Fritz Lang ainsi que son bien plus grand respect des sources (jusqu'à emprunter quelques éléments de la Saga de Thidrek et du Seyfrid à la peau de Corne), la patte laissée par l'opéra de Wagner sur les deux films du réalisateur est indéniable. Non seulement les costumes ont beaucoup de réminiscences avec ceux dessinés par les costumiers de Bayreuth (les casques ailés iconiques, donc, mais aussi la tunique en peau de bête de Siegfried, par exemple, qui est pratiquement un copier-coller), mais la mise en scène de certaines séquences semble également tout droit tirée des illustrations qu'Arthur Rakham dessina pour le livret des opéras, comme par exemple le combat contre Fafnir. On notera aussi que le compositeur de la bande originale, Gottfried Huppertz, a choisi d'écrire une partition reposant fortement sur le principe des leitmotifs. Ce n'était pas pourtant pas encore à la mode pour la musique de film à cette époque-là, en revanche, c'était déjà la marque de fabrique du Ring

Siegfried dans les Nibelungen de Fritz Lang, 1924.

Wagner n'a pas inventé le principe de thème ou motif musical associé de manière systématique à un personnage, un lieu, ou un concept, néanmoins avec sa tétralogie il en a fait un art, composant près d'une centaine de motifs interconnectés en une tapisserie musicale exceptionnelle. Rares sont les compositions qui feront preuve d'une telle richesse, d'une telle générosité, mais aussi d'une telle cohérence et d'une telle rigueur.  Ces dernières décennies il y en a une, cependant, qui est parvenu à s'approcher du Ring sur son propre terrain, et c'est - surprise, surprise - la bande originale du Seigneur des Anneaux composée par Howard Shore, et sa cinquantaine de leitmotifs. Tout est lié. 

Parenthèse sur l'héritage de Wagner sur les BO : aujourd'hui, quand on parle de bandes originales, difficile de ne pas parler de thèmes et motifs, John Williams continue de s'appuyer dessus, comme d'autres l'ont fait (Goldsmith et Horner, vous nous manquez, Zimmer... ton ancien style me manque, mais fais ce que tu veux, tu es libre), néanmoins, quand on évoque cette technique de narration musicale, la référence est toujours la même, on continue de dire que c'est wagnérien. Et aucune autre œuvre du compositeur n'a à ce point atteint les sommets en matière de construction thématique que le Ring. Ce n'est pas une exagération que de dire : sans le Ring, pas de Star Wars par John Williams, en tout cas, pas comme nous avons le plaisir de pouvoir l'écouter avec ses nombreux thèmes iconiques à jamais au panthéon de la musique de films, et de la musique tout court. Refermons cette parenthèse.

Bref, tout comme les Anneaux de Pouvoir vis à vis des films de Jackson, Les Nibelungen de Fritz Lang ne cherchait pas à filmer le Ring, mais bien le matériau de base, la source commune, et pourtant il peine à se détacher totalement de ce grand frère que tout le monde connaît déjà bien, aime et chérit, et qui prend décidément beaucoup de la place. À travers les media suivants qui se sont lourdement appuyés sur l'imagerie wagnérienne, l'ombre du compositeur allemand continue de planer, et c'est lui qui dicte le la. Le statut de référence est entretenu. Le bâton est passé de génération en génération, certes en évoluant mais il reste toujours un substrat wagnérien à notre imaginaire légendaire germanique. Il suffit de voir la BD française sur Siegfried d'Alex Alice : le choix est de s'inspirer de Wagner avant tout, et donc des légendes d'origine seulement par proxy. L'auteur a affirmé ne pas adapter directement le Ring, mais toutefois : « Je reconnais par contre que Wagner en plus d'être un compositeur exceptionnel avait de vrais talents de dramaturge. L'opéra Siegfried m'a simplement servi de base dramaturgique que j'ai enrichi par d'autres recherches. J'ai prévu trois albums qui reprendront l'histoire de Siegfried, et j'y ai rajouté de grandes scènes tirées de légendes. » Donc on est arrivé à l'étape où on ajoute des éléments tirés des légendes d'origine sur une base de Wagner, plutôt que l'inverse, la boucle est bouclée. Vous le sentez le poids de l’œuvre dans notre imaginaire, là ?

Est-ce pour autant une mauvaise chose ? Ou au contraire une bonne ? Honnêtement je ne saurais trancher. Le Ring a a tel héritage que les inconvénients qu'il charrie sont à mon sens négligeables, notamment parce que beaucoup d'eau a coulé sous les ponts et que, mine de rien, petit à petit, on s'en éloigne quand même. D'ailleurs je trouverais dommage qu'on rejette toute influence wagnérienne, notamment parce qu'en vérité on lui doit beaucoup. On lui doit de nous souvenir de Siegfried. Alors certes, Wagner fait n'importe quoi avec les sources et les gens se souviennent "mal" des personnages... mais au moins, ils s'en souviennent. Demandez à Dietrich de Bern ce qu'il en pense : héros bien plus populaire au moyen-âge que son comparse Siegfried, protagoniste ou invité de luxe dans des tas de récits considérés à l'époque comme des classiques, un destin à l'échelle bien plus épique - c'est un futur empereur en exil ! - et pourtant, aujourd'hui, complètement oublié du grand public (voire snobé par certains universitaires, *tousse*Boyer*tousse*). L'un est devenu une figure quasi universelle en passant des légendes médiévales à la pop-culture, l'autre est resté figé comme une figure de l'imaginaire germanique dont même la plupart des Allemands ont perdu le souvenir. 

La différence entre les deux ? Dietrich n'a pas eu droit à son opéra culte, Dietrich n'a pas eu son Ring.

De la même manière que les films de Jackson garderont l'imaginaire de Tolkien vivace bien au delà du cercle des seuls lecteurs, malgré leurs transgressions et leurs aménagements, alors que de moins en moins de gens prendront le temps d'aller lire les sources, le Ring a permis à ces légendes que je chéris de survivre dans l'inconscient collectif et rien que pour ça, je l'en remercie. Mais c’est avant tout un opéra absolument fantastique, avec de nombreux passages qui me mettent les poils à chaque fois, ce qui n'enlève rien. 

Je n'entre pas ici dans les débats sur l'idéologie et les opinions réelles (et/ou supposées) de Richard Wagner, ce n'est pas le propos ici, d'autant qu'à mon sens, ce n'est pas si flagrant dans le Ring qu'on a bien voulu le dire, malgré les nombreuses tentatives d'interprétations et de surinterprétations. Le monsieur avait ses torts, assurément (oui, il était antisémite), toutefois ils n'entravent pas mon appréciation de cette œuvre. Et comme Wagner n'est pas exactement vivant à compter ses millions à chaque fois que vous achetez une place de ses opéras, tout en étalant au grand jour ses opinions rétrogrades concernant certaines minorités via Twitter, la question de séparer l'auteur de son œuvre devrait moins faire transpirer les fans de Siegfried que, au hasard, ceux de Harry Potter.


Pour finir j'aimerai donner deux exemples intéressants d'impact dans la pop culture. Dans la comédie de SF Iron Sky, les nazis qui se sont réfugiés sur la lune après la guerre reviennent en soucoupes volantes rétro. Leur mégasoucoupe s'appelle le Götterdämmerung - soit, on le rappelle, le nom du quatrième opéra de la tétralogie. Bien que la BO d'Iron Sky, composée par le groupe de métal industriel Laibach, fasse plusieurs emprunts directs à Wagner (pas uniquement au Ring, d'ailleurs), le décollage du Götterdämmerung se fait en réalité sur un pastiche d'un morceau d'une autre bande originale de film, qui n'a a priori rien à voir avec les Allemands et leur penchant pour Wagner, Matrix Revolutions, par Don Davis. Ce morceau plein de chœurs épiques qui est pastiché par Laibach est celui du combat final entre Neo et l'Agent Smith, et se nomme... Neodämmerung. Ce n'est pas une coïncidence, puisqu'une autre piste de Davis, liée au personnage de Kid, se nomme Kidfried... L'ombre de Richard Wagner n'est jamais loin.

Loki dans les sources.

Ah, et alors, le Projet Vineta / Heldenzeit... il puise dans le Ring ou pas, pour ses sources ? La réponse est non, en tout cas pas directement, mais certains de mes choix vont coïncider avec ceux de Wagner (oui parce qu'il n'a pas tout inventé non plus, il tape à gauche à droite, mais il tape quand même dans les sources). M'enfin voilà, ce sera accidentel, et vu que je vais employer pas mal de sources en commun, des ressemblances vont forcément survenir. Je ne m'interdis pas de faire des choix similaires à lui, juste par principe, simplement pour ne pas faire comme lui, en revanche rien de ce qui est exclusif au Ring, et donc propre aux inventions wagnériennes, ne devrait se frayer de chemin dans mon projet.

Sur ce, si vous ne l'avez pas déjà fait, allez écouter les quinze heures de cette tétralogie incroyable. Peu importe que ça n'aie que peu de rapport avec le Nibelungenlied. C'est un chef-d’œuvre.

Et les Complete Recordings du Seigneur des Anneaux par Howard Shore. Ce sont aussi des chefs-d’œuvre.

jeudi 23 mars 2023

Heldenzeit : qu'est-ce que l'Âge Héroïque ?

Aujourd'hui j'aimerai consacrer un court billet au titre de travail de ce projet qui refuse de quitter mon esprit, et du concept qu'il y a derrière : Heldenzeit, soit l'âge des héros, ou âge héroïque. Je vais peut-être enfoncer des portes ouvertes pour certains, que ceux-là me pardonnent, mais commençons.

Vous souvenez-vous de mon article sur le viol dans le Projet Vineta / Heldenzeit ? à un moment j'évoque un argument qui m'agace chez ceux qui justifient toutes sortes de choses dans des récits de Fantasy/Fantastique/Merveilleux : "À l'époque c'était comme ça, c'était normal en ce temps-là". Sauf que cet argument moisi ressorti si souvent (notamment quand Game of Thrones faisait tapoter tant de claviers) n'a rien à faire hors de récits historiques, ce que n'est pas la Fantasy. Elle s'inspire (parfois beaucoup) de périodes historiques précises, mais choisi d'y apporter des changements (merveilleux, magie, uchronie et donc changement politiques, sociaux, etc.) voire transpose simplement ses codes dans un univers totalement fictif (Game of Thrones donc).

Mais qu'en est-il des sources médiévales qui sont au cœur de mon projet ? De quelle "époque" parle-t-on exactement ? Quel est "ce-temps-là" dont se préoccupent les poètes ? Et bien, la littérature académique allemande lui donne un nom simple et efficace : Heldenzeit.

Saviez-vous qu'il existe une BD sur Dietrich?

Je l'ai dit plusieurs fois, le Projet Vineta / Heldenzeit n'est pas un récit historique mâtiné de fantastique, mais un récit légendaire parsemé de réalités historiques. Ce choix découle naturellement de mon parti pris, celui de rester au plus proche des sources, lorsque je le peux. Or, les sources sont exactement cela, pour la plupart. Bien qu'elles se veulent souvent ancrées dans l'Histoire avec un grand H et un passé bien réel, elles toujours prêtes à sacrifier la véracité au profit d'une bonne histoire avec un petit h. Des personnages historiques et d'autres totalement fictifs se croisent, beaucoup de ces figures "réelles" et de ces événements "véridiques" sont modifiés, tordus, déformés, jusqu'à devenir méconnaissables, parfois même l'inverse de ce qui a vraiment eu lieu, la chronologie est chamboulée pour faire cohabiter des gens que des décennies, voire des siècles, les équipements des héros sont souvent anachroniques, devraient séparer, bref, c'est tout comme le Braveheart de Mel Gibson, en fait.

C'est un passé légendaire, et chaque source place son curseur plus ou moins proche de la véracité ou du merveilleux, et un même héros pourra très bien se voir le protagoniste d'une geste relatant les faits en minimisant le surnaturel voire en s'en débarrassant, ou d'un lai assumant le merveilleux à fond. Par exemple, les aventures de Dietrich de Bern rassemblent un tel corpus de textes que les chercheurs ont pu les séparer en plusieurs catégories, tel que les Dietrich Historique et Dietrich Aventureux. Et bien que se déroulant théoriquement dans le même univers, entre le ton et l'ambiance de La Fuite de Dietrich et Laurin, il y a un gouffre.

Dans le premier on a le récit prosaïque de comment la famille du héros fut massacrée par son oncle Ermrich lorsque celui-ci s'empara du pouvoir et comment Dietrich dut s'enfuir, tenta de se venger puis partit en exil. Dans le second, un jeune Dietrich part, pour le fun, saccager un royaume nain dans les montagnes des Dolomites sous laquelle se trouve une ménagerie incroyable (griffons inclus évidemment), puis comment une armée de nains invisibles vient se venger... En fait, La Fuite de Dietrich c'est la saison 1 de Game of Thrones, là où Laurin c'est la saison 8 (en terme de présence du fantastique, hein, pas en terme de qualité d'écriture, dieux merci)(bon, là-dessus, tous les chercheurs ne sont pas d'accord avec moi, haha.)(Bref).

Il faut vraiment que je vous parle du Laurin.

Cela nous donne un parfait exemple de ce que je citais plus haut. La rivalité de sang entre Dietrich et son oncle Ermrich, nemesis l'un de l'autre, tous deux basés sur des personnages historiques authentiques, respectivement Théodoric de Vérone et Ermanaric... sauf que Ermanaric meurt environ en 370, or Théodoric devient roi des Goths en 493... Alors bon, ils ne sont pas oncle et neveu, d'accord, ils n'ont même pas pu se croiser, mais pourquoi entraver un bon récit avec ces détails ? Des exemples il y en a d'autres, par exemple : Etzel (c'est à dire Attila) peut difficilement accueillir Dietrich pendant son exil, puisqu'il meurt en 453. Brynhild et Sigurd, des figures fictives mais contemporaines de personnages "historiques" tels que Dietrich et Etzel (environ vers 300-500, fourchette large, donc) ont une fille, Áslaug, qui épouse Ragnar Lodhbrok, oui, oui, le viking qu'on dit avoir mené le siège de Paris en 845. Même les costumes anachroniques se retrouvent dans les sources : les poètes décrivent les armes et armures de leur temps, le haut-moyen-âge, alors que leurs protagonistes évoluent dans l'antiquité tardive. Je blaguais sur Braveheart, parce qu'aujourd'hui il cristallise tous les reproches communs qu'on fait aux films "historiques". Sachez donc que cela ne date pas d'hier, ni d'avant-hier. C'est vieux comme le monde.

Alors on est rarement dans la Fantasy pure, les poètes aiment faire du name-dropping de héros, royaumes, batailles etc., tout pour donner de la crédibilité au récit et offrir une familiarité bienvenue à l'auditoire. C'est bien le passé dont on parle, des vrais peuples, de vrais fleuves, de vraies villes... et puis de temps en temps des fausses. C'est assez loin pour qu'on puisse être flou, mais assez proche pour qu'on s'en souvienne un peu quand même. Cet entre-deux semi-légendaire, c'est ce que les auteurs allemands qui analysent ces sources appellent Heldenzeit, c'est cette chronologie alternative sens dessus-dessous mêlant vrai et faux, mais qui reste suffisamment ancrée dans le réel pour ne pas être du pur merveilleux ou du conte (contrairement à beaucoup de textes arthuriens, par exemple). Un passé vrai, mais impossible. Authentique, mais improbable.

Je précise également que cela va s'approcher d'autres concepts, sans pour autant s'y confondre. Par exemple, j'ai dit que Sigurd/Siegfried était un personnage fictif... mais beaucoup de chercheurs ont tenté de déterminer quel personnage historique se cachait derrière le tueur de dragon. Pourtant, autant la filiation de Dietrich von Bern avec Théodoric est connu par les poètes eux-mêmes (ils ont un souvenir vague de qui ils s'inspirent), autant ce n'est pas le cas de Sigurd. C'est la recherche moderne qui a cherché par l'onomastique ou l'analyse comparée à retracer l'origine du personnage, en partant du principe que si d'autres protagonistes tels que Dietrich étaient "historiques", alors Sigurd lui aussi devait avoir une source concrète. Certains y ont vue une déformation d'Arminius (la colonne de légionnaires sinuant dans la forêt du Teutobourg inspirant le dragon)(c'est une connexion étonnamment trèèès populaire en littérature moderne), d'autres préfèrent voir dans le drame des Nibelungen une adaptation d'évènements des chroniques franques et Siegfried, Krimhilde, Brunhilde etc. seraient des figures historiques mérovingiennes (à savoir Sigebert, Frédégonde et Brunichildis)(Et là, bizarrement, les auteurs littéraires ne se bousculent pas... curieux, non?).

Le libérateur : un roman Siegfried-Arminius...
Toutefois, on est là dans une spéculation basée sur la pensée suivante : tout dans les sources doit avoir une origine réelle qui ne serait que déformée. En fait, il s'agit d'une doctrine assez similaire à l’évhémérisme qui voit dans les divinités et les mythes une développement d'exagérations des vies de grands hommes, si grands et mémorables qu'on les aurait divinisés (un exemple concret et avéré de ce phénomène est le dieu norrois Bragi, associé à la poésie, qui est une divinisation d'un très célèbre scalde). Snorri Sturluson et Saxo Grammaticus sont complètement dans cette veine, et dans leur Heimskringla Saga et la Gesta Danorum, ils "rationalisent" les dieux païens en en faisant des ancêtres légendaires (bon, ça permettait aussi de tartiner sur le paganisme sans que ça soit trop suspicieux non plus, mais n'oublions pas que ces deux auteurs, sans qui une énorme partie de ce que nous savons sur les vieilles histoires du nord ne nous serait pas parvenu, étaient tout à fait et indiscutablement chrétiens). D'ailleurs, ces ancêtres divins-mais-en-fait-pas sont souvent à l'origine de lignées de rois légendaires, puis semi-légendaires, puis totalement attestés historiquement. On parlait des mérovingiens, justement, mais c'est un très bon exemple de lignée prestigieuse qui commence sur la base de on-dits légendaires (Mérovée) pour déboucher sur des rois tout à fait historiques et avérés (Clovis). Tout le monde fait ça. 

Dans les chroniques médiévales, l'Histoire et les légendes ne font qu'une, et le merveilleux s'estompe au fur et à mesure que les mémoires sont encore vivaces. D'ailleurs, la Gesta Danorum est souvent publiée en deux parties, la première plus légendaire, et la seconde, très factuelle (et donc pour 95% des gens, plus chiante)(ce n'est pas un hasard si la traduction française ne va pas au-delà du Livre IX). Et quand on a oublié l'origine de certains détails, on fait comme n'importe quelle franchise de pop-culture actuelle : on retconne. Le Retcon est la contraction anglaise de "continuité rétroactive", et c'est le fait de "réparer" des incohérences entre deux sources (livres, films, séries, etc.) en inventant des liens, des explications, des pirouettes scénaristiques qui permettent de faire fonctionner ces sources ensemble malgré ces incohérences qui n'en sont plus. 

Quand George Lucas décide qu'en fait, Dark Vador était le père de Luke depuis le début, et qu'Obi-Wan a en fait menti raconté les choses d'un certain point de vue, il retconne. Quand le poète danois qui adapte Laurin dans sa langue sait que Dietrich de BERN règne sur VÉRONE, mais qu'en son temps on a oublié que Bern est un des vieux noms de la ville de Vérone (et qu'il s'agit donc strictement du même lieu), il explique que Bern est le nom de la forteresse au cœur de Vérone et qui protège la ville, il retconne. Toujours dans le but d'être crédible aux oreilles de son temps, et de ne pas passer pour un pur inventeur.

La géographie est elle aussi affectée, bien entendue. Fondée sur les cartes véritables, les routes et voies maritimes empruntées par l'auditoire de l'époque, les villes connues et les fleuves familiers, elle n'est pas censé être un univers merveilleux mais le vrai monde de la réalité véritable (oui, la réf est voulue)... et pourtant les durées de voyage, voire les trajets instantanés, n'ont rien à envier à l'hyperespace de Star Wars, où selon les besoins des auteurs/réalisateurs, on traverse toute la galaxie en quelques secondes, quelques heures, quelques semaines, osef, ce qui compte c'est l'histoire. Dans la Heldenzeit, les jours de voyage, la longueur du trajet... tout cela est généralement peu important, on donne des chiffres ronds et symboliques sans chercher à donner d'indications véritablement utiles. Ce sont bien nos cartes, certes, mais dessinées à l'à-peu-près.

Heldenzeit, une période dans le temps et hors du temps, l'époque de Théodoric, d'Attila et de Ragnar Lodhbrok, tout à la fois. Le règne des Burgondes, des Francs, des Goths, les cours du Rhin et du Danube, le Danemark de Sven à la Barbe Fourchue et la Rome des empereurs wisigoths, le paganisme, le christianisme et même l'Islam, tout à la fois.


(Sinon, c'est dingue comme la Fantasy a finalement peu changé au fil des siècles, non?)