jeudi 10 octobre 2024

Tel un mirage au-dessus des vagues : Vineta racontée par les sources

Maintenant que l'idée de Vineta vous est devenue familière, il est temps de vous... plonger... dans la légende elle-même, ou plutôt devrais-je dire, les légendes. Je vais pour cela m'appuyer essentiellement sur le recueil établi par Vineta Trugbilder de Martina Krüger, bien que la première version du conte que je vais traduire ci-dessous, la plus communément diffusée, est également présente verbatim dans le Vineta, Sagen und Märchen von Ostseestrand d'Albert Burkhardt. Ah, je vous ai dit que j'allais vous traduire le conte ? Non, ne me remerciez pas, je vous en prie, ça n'a pris que des heures.

Je recommande d'avoir lu le premier article avant de passer à celui-ci, mais je pense qu'on peut également lire ceci d'abord.

Imaginez. Vous et moi, assis autour d'un feu au sommet des falaises qui font face à la mer Baltique. À quelques encablures, vous le savez, se trouve le récif de Vineta, quelques part sous les eaux noires. Le ciel a perdu ses couleurs et les étoiles brillent au-dessus de nos têtes. Alors que crépitent doucement les flammes, il est temps pour moi de vous raconter l'histoire de la cité engloutie. Après tout, c'est pour cela que nous sommes ici, c'est pourquoi, sans attendre, je commence notre voyage dans le légendaire poméranien.

 

La légende de Vineta

Un matin de Pâques, un jeune berger gardait ses troupeaux aux environs de Koserow. Là émergea d'un seul coup une vieille et vénérable ville.

Il se vit soudain au beau milieu de gens vêtus d'habits étrangement anciens, mais somptueux. Tandis que le garçon pressait le pas ici et là, il eut la chair de poule, car tout se déroulait dans cette cité sans qu'on n'entende le moindre bruit. Un des marchands lui fit signe d'approcher et fit mine de vouloir lui vendre une magnifique étoffe. D'où pensait-il qu'un pauvre berger trouverait l'argent ? Le marchand lui montra alors une petite monnaie, et désigna ensuite tout son étalage débordant de marchandises, et le garçon fouilla bien toutes ses poches, sachant très bien qu'il n'y trouverait pas un Pfennig. Alors il s'empressa de retourner à ses moutons, et lorsqu'il se retourna, la mer scintillait à nouveau au soleil sous ses yeux. Affligé et pensif, le jeune berger étaient encore assis sur la plage lorsqu'un pêcheur le rejoignit, s'assit sur le sable avec lui et dit : "Écoutes, si tu es un bon enfant dominical, ainsi peux-tu, au matin de Pâques, voir la ville de Vineta s'élever de la mer, qui à cet endroit il y a de nombreuses années fut engloutie."

"Oh, je l'ai vue!" s'exclama le garçon. Le pêcheur hocha du chef et se mit à raconter, ce qu'il avait appris sur Vineta : "Vois-tu, avais-tu eu ne serait-ce qu'un Pfennig pour le payer, alors Vineta aurait été délivrée et tous les habitants avec elle, et serait restée à la surface. Cette ville, Vineta, fut plus grande que n'importe quelle cité en Europe, et ses habitants incroyablement riches, car ils commerçaient avec tous les pays de la Terre. Les portes de sa ville étaient en airain, et ses cloches en argent, un métal qu'ils tenaient pas si commun qu'on en façonnait les objets les plus courants, et les enfants jouaient aux marchands dans les rues avec des talents d'argent en guise de monnaie. Mais plus les gens de Vineta accumulaient de richesses, plus ils se laissaient tomber dans les travers de l'orgueil et du gaspillage. Aux repas ils ne servaient que les mets les plus fins et les vins les plus raffinés, qu'ils buvaient uniquement dans des gobelets d'argent ou d'or purs. De la même manière, ils ferraient les sabots de leurs chevaux avec de l'or ou de l'argent plutôt que du fer, et même leurs porcs recevaient leur pitance dans des mangeoires faites d'or. 

Trois mois, trois semaines et trois jours avant la fin de la cité, celle-ci apparut au-dessus des vagues, avec toutes ses maisons, tours et murailles, telle un mirage coloré. Là-dessus, les anciens recommandèrent à tous de quitter la ville, car voir une cité, un navire ou une personne en double était indubitablement le signe d'une fin sinistre.

Mais on se rit d'eux. Quelques semaines plus tard, une sirène émergea de l'écume juste devant la ville, et cria par trois fois et d'une voix effrayante :

"Vineta, Vineta toi la ville riche ! Vineta tu dois sombrer, car tu as fait bien du mal !"

On ne prêta guère plus d'attention à cet avertissement qu'au précédent, tous continuèrent à vivre dans la joie et la bonne humeur, jusqu'à ce que finalement survienne la sentence. Une horrible onde de tempête avala la cité. Une immense vague déferla à travers les rues et ruelles, et l'eau monta, monta, jusqu'à ce qu'elle engloutisse finalement toutes les maisons et tous les gens."

 

L'effroyable inondation, 1634, dépeint la grande onde de tempête qui engloutit Rungholt (entre autres), seulement trente ans après celle qui ravagea la côte d'Usedom, Wolin, etc. Ces dévastations ne sont pas légendaires, elles furent malheureusement bel et bien réelles.
 

FIN. Ouais, en Allemagne on aime bien les contes qui finissent horriblement. Intéressant (et pas innocent) que l'apparition ait lieu le matin du dimanche de Pâques, le Ostersonntagmorgen, soit le jour de la résurrection du Christ sauveur, à la différence de l'argent qui ne sauve pas des masses (on y reviendra). Bon, là c'est ma traduction libre de la version la plus diffusée, elle vaut ce qu'elle vaut. Après, honnêtement même en allemand le style n'est pas foufou, comment souvent pour ce genre de légende. Mais les bases sont posées pour que le récit se développe. Car oui, le voyage ne s'achève pas déjà, qu'alliez-vous imaginer ?

Plusieurs variations ont été recueillies, et nous verront que chaque narrateur va ajouter sa pierre à l'édifice. Nous commençons par la version la plus ancienne racontée par le folkloriste du XVIe siècle Thomas Kantzow dans ses Chroniques de Poméranie, puis reprise par Jodocus Donatus Hubertus Temme dans son Recueil de Contes, trois siècles plus tard. Je commence par la version de Kantzow, qui couche cette histoire sur papier entre 1534 et 1542. C'est tiré d'une chronique donc le style est plus factuel qu'autre chose. Gardez à l'esprit les différents éléments historiques qu'on a voulu rattacher à la Vineta légendaire, vous verrez comme cette version est en quelque sorte le chaînon manquant entre les deux aspects, l'anneau pour les lies tous, et probablement celle qui a permis l'élaboration de la narration autour de Jomsborg etc.

 

Wineta

Sur la côte nord-est de l'île d'Usedom on peut, par temps clair, apercevoir sous la mer les ruines d'une vieille et grande ville. C'est à cet endroit que se trouvait jadis la ville mondialement connue de Wineta, qui il y a déjà plus de mille ans paya pour son vice et sa luxure d'une fin terrible. Cette ville était plus grande que n'importe quelle cité en Europe, plus même que l'immense et belle Constantinople, et il y vivait toutes sortes de peuples : Grecs, Slaves, Wendes, Saxons, et plus encore. Ils y pratiquaient tous leur propre religion, sauf les Saxons qui étaient chrétiens et ne pouvaient vivre leur foi publiquement. En dehors de leur idolâtrie, les habitants de Wineta étaient des plus honorables, et jamais ils ne manquaient à leur devoir d'hospitalité envers des étrangers. Les habitants menaient grand commerce :  leurs étales étaient fournies des plus rares et coûteuses marchandises, et il arrivait année après années navires et commerçants venus des quatre coins du monde. Les gens de Wineta baignaient dans un luxe tel qu'ils pouvaient mener le train de vie le plus décadent et ridicule qu'on puisse imaginer. Si riches étaient-ils que les portes de la cité étaient d'airain et les cloches de leurs beffrois en argent. L'argent était en vérité si commun, qu'on dit qu'ils l'utilisaient pour tous les objets du quotidien, et que les enfants jouaient avec dans les rues. De telles richesses et l'impiété des habitants provoquèrent pourtant la chute de la belle et grande cité. Car alors qu'elle se trouvait au sommet de sa splendeur et de ses richesses, la discorde s'installa au sein de ses habitants. Chaque peuple voulait avoir la préséance sur les autres, et cela provoqua bien des combats. Certains appelèrent les Suédois au secours, d'autres les Danois. qui profitèrent de la situation pour emporter un grand butin et raser la ville. Cela se serait déroulé lors du règne de l'Empereur Charlemagne.

D'autres disent que la ville n'aurait pas été conquises et détruite par des forces ennemies, mais aurait disparu dans d'autres circonstances. Car après avoir obtenu tant de richesses, les habitants se laissèrent aller à la dépravation, la luxure et la décadence, tant et si bien qu'ils essuyaient leurs bambins avec des petits pains. C'est pourquoi ils s'attirèrent la juste fureur de Dieu, et l'exubérante cité fut soudain condamnée à sombrer sous la mer en tempête, avalée par les vagues. Sur ces entrefaites arrivèrent les Suédois du Gotland avec de nombreux navires, afin de sauver des eaux autant d'or qu'ils pouvaient en pêcher. Ainsi ils firent remonter à la surface or, argent, airain, étain et du marbre des plus admirables. Ils emportèrent ce butin à Wisby, en Gotland, où reprit le commerce de Wineta. L'endroit où se trouvait autrefois la ville peut encore se voir de nos jours. Lorsqu'on désire se rendre de Wolgast à Usedom en enjambant la Peene, et qu'on arrive au village de Damerow, à deux lieues de Wolgast, alors on peut, par mer calme, observer la mer jusqu'à un quart de lieue en profondeur, et là de grandes dalles de fondations en marbre. Ce sont les ruines de Wineta l'engloutie. Elle gît tout en longueur, orientée dans le sens du matin vers le soir, ses anciennes rues et ruelles tracées par des galets, tandis que des pierres plus larges indiquent où se trouvaient les coins des rues ainsi que les fondations des maisons, certaines si grandes et si hautes qu'elles émergent des flots. Là se trouvaient les temple et l'hôtel de ville. D'autres pierres sont posées tout à fait en ordre, comme on le fait pour préparer la fondation de nouvelles maisons qui auraient dû être érigées au moment où la ville fut avalé par les eaux.

On ne peut plus voir jusqu'où en direction de la haute mer s'étendait la cité, car le fond marin est pentu, et que plus l'inclinaison s'accentue, plus les pierres sont ensablées et couvertes d'algues, c'est pourquoi on ne peut en voir la fin. La largeur de la ville est néanmoins supérieure à Stralsund et Rostock, et environ égale à celle de Lübeck.

La ville engloutie est toujours animée d'une vie fascinante. Lorsque les eaux sont parfaitement calmes, on peut apercevoir au fond de la mer d'incroyables tableaux au sein des ruines. D'étranges personnages se promènent ça et là dans les rues habillés de longs et luxueux habits flottants. Souvent ils sont assis sur des chariots dorés ou sur de grands chevaux noirs. Parfois ils vont gaiement tout à leurs affaires, d'autres fois ils forment de lentes processions funèbres, et l'on voit comment ils accompagnent un cercueil à la tombe.

Les cloches d'argent de la ville sont encore audibles chaque soir où la tempête n'agite pas la mer, lorsqu'elles sonnent les vêpres. Et au matin du dimanche de Pâques, car on dit que la catastrophe qui emporta Wineta eut lieu du vendredi au dimanche de Pâques, il est possible de contempler la ville entière telle qu'elle fut autrefois, tandis qu'elle apparaît tel un avertissement en tableau d'ombres, en punition pour son impiété et son opulence, avec toutes ses maisons, églises, portails, ponts et ruines émergeant des flots, de sorte qu'on la distingue clairement au-dessus des vagues. En revanche, si le temps est à l'orage, nul homme ni navire ne doit s'approcher des ruines de la vieille cité. Sans pitié, les bateaux seraient fracassés contre les rochers, sans le moindre espoir de secours, et nul ne s'y est risqué sans perdre la vie dans les remous.

Dans les parages se trouve le petit village de Leddin, d'où part un sentier qui mène encore aux ruines que les habitants de Leddin nomment depuis les temps anciens le Chemin de Wineta.


FIN. Quel festival ! Tellement d'éléments "historiques" sont présents, y compris la destruction de la ville par des Scandinaves. On sent que l'auteur a voulu mettre tout ce qu'il savait, même si ça impliquait de lourdes contradictions, et notamment la suivante : pourquoi y aurait-il des églises et sonnerait-on les vêpres, si la seule religion à ne pas pouvoir être pratiquée ouvertement est le christianisme et que, de manière générale, les habitants de Vineta sont impies ? La ville est tantôt invisible si le temps n'est pas parfait, tantôt les bâtiments les plus hauts dépassent. On ne peut pas la voir en entier, mais on connaît sa superficie... Le repère chronologique du règne de Charlemagne est curieux, pour le dire poliment, et place la disparition de la ville avant la fondation supposée de Jomsborg. Intéressant de noter ici qu'il existe des formations rocheuses naturelles dans cette région qui peuvent vite fait rappeler des dalles et pavés d'urbanisme, surtout depuis la surface (aujourd'hui en plongeant, on voit bien que c'est naturel). 

D'ailleurs, j'aime énormément le détail des Suédois qui viennent pêcher ce qu'ils peuvent pour piller le site, il y a un gros côté méta. Déjà pour l'aspect Indiana Jones/pilleurs aux détecteurs de métaux modernes, qui n'est pas pour me déplaire : il faut croire que le respect était déjà mort au XVIe siècle. Mais il y a plus ! En en effet, de 1648 à 1815, la Poméranie deviendra... suédoise ! D'ailleurs, les Suédois s'empresseront naturellement de la cartographier de fond en comble, évidemment, comme on se doit de le faire pour toute nouvelle possession, et sur l'une de ces cartes (celle de Koserow et Damerow), en 1693, que trouve-t-on en rajout décoratif ? Vineta, bien entendu.

 

Petite aparté, je vais vous confier ce que les commentaires des Suédois, dans leur description de leur nouveau territoire, révèlent à propos de Koserow :

Dans la grande mer qui vient cogner contre ce lieu, il y a les restes de la très célèbre ville marchande de Vineta, à environ une demi lieue de la terre ferme. On dit que les murs et les tas de pierres de cette ville peuvent être vus par temps clair et calme et qu'ils ne se trouvent pas à plus de la hauteur d'un homme sous la surface de l'eau. Le temps toujours orageux m'a empêché d'apprendre la vérité.

Les murs des églises ou des tours sont encore si hauts qu'il y a neuf ou dix ans, un Hollandais venu de Stockholm avec une cargaison de fer s'y est échoué par temps calme. Il dut aller chercher des allèges à Wolgast, qui l'aidèrent à s'en sortir indemne, car les deux extrémités du bateau étaient solidement coincées contre le mur. Lorsqu'une partie de la cargaison fut retirée, il se dégagea et reprit sa route sans dommage.

FIN. Un témoignage très concret et pragmatique, rien sur la légende, seulement la mention des ruines. Il est tout de même fascinant que cette histoire ait tellement perduré, avec des anecdotes telles que celles-ci qui sont assez triviales et loin du merveilleux habituel. Mais fi de digressions, revenons à la légende, et à Thomas Kantzow qui a encore quelques choses à dire au sujet de Vineta dans une fin alternative à son récit :

De telles richesses et l'impiété des habitants provoquèrent pourtant la chute de la belle et grande cité. Car alors qu'elle se trouvait au sommet de sa splendeur et de ses richesses, la discorde s'installa au sein de ses habitants. Chaque peuple voulait avoir la préséance sur les autres, et cela provoqua bien des combats. Certains appelèrent les Suédois au secours, d'autres les Danois. qui profitèrent de la situation pour emporter un grand butin et raser la ville. On racontait avant cela qu'on nageait dans les richesses. On vivait dans des palais et des colonnes de marbre ornaient la ville.

À présent, on dit qu'un homme solitaire chevaucha sa monture jusqu'à Koserow. À peine arrivé, son cheval se serait effondré. En mémoire de ce jour effroyable, il fit concevoir une croix qui est encore accrochée dans l'église.


FIN. La croix en hommage au cheval mort peut sembler hors de propos et déconnectée du reste, mais fait probablement référence à un objet authentique, une croix de bois d'ouvrage suédois (décidément, toujours eux) du XVe siècle échouée que des pêcheurs ont trouvé et suspendu dans une chapelle locale du XIIIe, la plus vieille de l'île. Cet objet saint échoué sur leurs rivages, ces pêcheurs l'ont surnommé, évidemment, Croix de Vineta.

La Croix de Vineta. Source.

Bon, remettez une bûche dans le feu, nous ne sommes pas au bout de notre nuit.

Au XVIIe siècle, Johannes Micraelius rédigea son Vieux Pays de Poméranie, dans lequel un passage revient sur les conséquences de la fin dramatique de Vineta. Il y parle de la ville de Julin, aujourd'hui Wolin (voyez comme les toponymes changent avec le temps), dont j'ai déjà cité le nom plusieurs fois dans mon article précédent :


Julin

Après l’anéantissement de Vineta, le commerce qui s'y tenait s'en alla en partie à Wisby, en Gotland, et en partie à l'île de Wollin, de sorte que cette Julin fût à présent la ville la plus riche d'Europe. Longtemps les coutumes des gens de Julin furent exemplaires. Puis vint l'inévitable histoire des richesses dans lesquelles on se vautre, et on les accusa aussi de tyrannie. En conséquence de leurs méfaits, avec force tonnerre et éclairs une partie des habitants s'enfuit, et la ville fut ravagée par le roi Waldemar.

À Julin se trouve un Mont d'Argent, sous lequel est enterré un trésor. Pourra s'en emparer qui, à minuit, y sacrifiera un coq noir, un bouc noir et un chat noir dans un silence absolu. Toutefois, tous ceux qui s'y sont essayé jusqu'ici ont été dérangés, de sorte qu'ils finirent par prononcer un mot; alors on perd tout pouvoir sur le trésor. Souvent des chercheurs de trésor étrangers viennent à la recherche de la lourde chaîne d'or qu'autrefois le conseil de Julin fit forger afin de payer la rançon d'un roi Danois. Mais à ce jour, elle reste introuvable.

FIN. On remarque qu'on a presque droit à un soft-reboot, ici. Certes on reprend la suite de l'histoire, on en profite pour retconner le commerce reprenant à Wisby en disant que oui, mais en fait non, on reprend les chasseurs de trésor, en y ajoutant un élément merveilleux supplémentaire qui fait vraiment très conte (le rituel), et surtout Micraelius répète le schéma qui causa déjà la perte de Vineta. 

 

Le bateau suédois de la compagnie maritime du Gotland "Vineta" devant... Wisby. Hé, ça ne s'invente pas ! Anecdote en aparté numéro deux, le navire prit la mer en 1913, et participa à l'évacuation de civils durant la guerre civile finlandaise qui commença en janvier 1918, eu au cours de cette campagne... il coulera dans la Baltique, bien sûr. Si une traduction google du suédois vers le français ne vous gêne pas je recommande la lecture de l'histoire de ce bateau, c'est fascinant.

Ah ! J'ai encore perdu le fil de mon récit, revenons donc à Johannes Micraelius. Son histoire suivante (du moins, il me semble que c'est également la sienne, le sourçage est parfois un peu obscur dans l'ouvrage que je traduis, prenez donc l'auteur du passage suivant avec des pincettes), est un peu différent, et montre qu'on commence à sérieusement broder autour de Vineta :


La monture aveugle

Il y a bien longtemps, vivait dans la vieille ville de Vineta un riche commerçant, qui possédait de nombreux navires sur la mer et vendait et achetait d'innombrables bien et marchandises. Voyez ses richesses : En dehors de l'ordinaire, le lecteur peut jeter un regard sur l'intérieur de ses appartements, ou pendant déjà tapis et tentures, tout comme à sa garde-robe, toute de velours et de soie. Un jour Usedom, c'est ainsi qu'on le nommait, chevauchait en forêt en route pour constater que les marchandises qu'il attentait étaient bien arrivées. Soudain, six brigands lui tombèrent dessus, et si la monture n'avait pas sauvé son maître à la vitesse de l'éclair, jamais celui-ci n'aurait revu Vineta.

De retour, le marchand se promit de ne jamais vendre son cheval ni de s'en débarrasser, et de lui servir trois grandes portions d'avoine chaque jour jusqu'à sa mort.

 Seulement, Usedom oublia progressivement qu'il devait sa vie à son cheval. À cause de ce jour fatidique où il s'était beaucoup trop échauffé à le sauver, l'animal était devenu boiteux et, petit à petit, aveugle. Il n'en voulut plus et s'acheta un nouveau canasson. Il oublia aussi son serment et ordonna au garçon d'écurie de le chasser. Sept heures durant, le cheval demeura debout face au portail. C'est la faim qui le poussa finalement à partir, mais comme il était aveugle, il ne trouva pas grand chose à se mettre sous la dent.

Il se trouvait cependant à Vineta un clocher ouvert de jour comme de nuit. On l'avait construit pour éviter l'injustice; si quelqu'un estimait être victime d'une injustice, il pouvait se rendre au beffroi et y sonner les cloches, convoquant les juges de la ville qui rendaient alors justice.

Par le plus grand des hasard, la monture pénétra dans ce clocher et y trouva la corde pendante, et il sonna les cloches. Les juges accoururent et virent que le plaignant était ce cheval. Comme ils connaissaient très bien le grand service que celui-ci avait rendu à son maître, ils prirent l'affaire à cœur. Ils convoquèrent Usedom, qui ne se doutait pas de ce qu'on allait lui reprocher, jusqu'à ce qu'il n'aperçoive le cheval à la cloche de plaignant. Il chercha à se justifier de sa cruauté mais les juges lui infligèrent la sentence suivante:

"La cloche de réclamation a sonné,

Le plaignant se trouve ici;

Rien ne saurait embellir vos actions,

Et ainsi nous ordonnons,

Qu'aussitôt vous rameniez la fidèle monture dans vos écuries

Et jusqu'à sa fin vous occupiez de lui et le nourrissiez,

Comme le Christ vous le commande!"

Ainsi le commerçant dut reprendre son cheval blanc. Il se trouva même un homme pour surveiller que jamais il ne causa de tort à sa monture, jusqu'à sa mort.


FIN. Là part sur complètement autre chose, et pourtant on retrouve des éléments classiques : le nom de la ville, bien sûr, le commerçant richissime et moralement corrompu, les cloches. Mais sinon on sent que Vineta est devenu une saveur qu'on peut ajouter à un autre récit, même si le lien est ténu. Appeler le commerçant Usedom est également curieux, puisque c'est le nom d'une île et ville tout à fait réelles. Je suppose que l'auteur se sert de la légende pour écrire une allégorie visant les bonnes gens d'Usedom. Dans son livre, Martina Krüger souligne que cette histoire et est un chaînon manquant entre la Vineta païenne (culte du cheval) et la Vineta chrétienne, et montre l'autre face de Vineta, une face juste sous les traits des juges et du système de cloches de réclamation, mais je ne suis pas vraiment d'accord. On est totalement sur une allégorie chrétienne je pense. Oui, les Slaves et les Germains réservaient une place particulière au cheval dans leurs cultes mais ici, on pourrait remplacer le cheval par un mendiant boiteux et aveugle, ce serait pareil, et tout d'un coup on aurait l'impression de lire un passage de la Bible. Donc voilà, je vous transmet son interprétation par acquis de conscience, mais pour moi on est sur une allégorie turbochrétienne saupoudrée de Vineta.

Nous arrivons au XIXe siècle et au conte recueilli par Ludwig Bechstein, qui a passé sa vie à collecter des histoires à la manière des frères Grimm. Parmi celles-ci, nous retrouvons nos rivages de sable et notre cité engloutie.


Vineta

Face à l'île d'Usedom il y a un point, dans la mer, à une demi mille de la ville du même nom, et à cet endroit une grande, riche et belle ville aurait sombré sous les eaux, et on l'appelait Vineta. En son temps elle était l'une des plus grandes villes d'Europe, le moyeux du commerce entre les peuples germaniques du Sud et de l'Ouest, et les peuples slaves de l'Est. Une richesse incroyable y régnait. Les portails de la ville étaient en airain et artistiquement ornés de tableaux sculptés. Tous les couverts étaient en argent, toutes leurs vaisselles en or. Finalement, la discorde entre ses habitants et la vie dépravée que ces derniers menaient causèrent sa perte, elle qui par son prestige et son éclat était véritablement la Venise du Nord. La mer se souleva et la ville sombra.

Par mer calme, les navigateurs peuvent plonger leur regard profondément dans les eaux clairs, et discerner les rues et les maisons, parfois encore en très bon ordre. Ce qu'il reste à voir de Vineta est encore aussi grand que la ville de Lübeck. La légende dit que la ville apparut en mirage au-dessus des eaux trois mois, trois semaines et trois jours avant la catastrophe, avec ses toits, ses palais, ses murailles. Les habitants les plus anciens recommandèrent à tout de quitter la ville, car lorsque des villes, des navires ou des hommes apparaissent ainsi en double, alors leur fin est certaine. On se rit pourtant du conseil des anciens.

Le dimanche, lorsque le temps est absolument paisible, on peut encore entendre les cloches de Vineta sonner de leur bourdonnement funèbre depuis les profondeurs de la mer.


FIN. On est revenu sur la légende classique, intéressant à noter que cette version conserve encore très tardivement la discorde entre les habitants, dont la version la plus populaire a perdu le souvenir, et pourtant, les cloches ne sonnent plus que le dimanche, renforçant l'idée que les habitants, tout fautifs qu'ils soient, étaient bien chrétiens. Curieux mélange de vieux éléments et de récents, donc.

Pour finir, une dernière variation toujours tirée du fabuleux Vineta Trugbilder que j'ai allègrement pillé pour ce billet (les textes eux-mêmes sont dans le domaine public, calmez-vous). L'autrice de l'ouvrage ne donne pas l'auteur de celui-ci, ne précisant seulement qu'il s'agit d'un prêtre et précise que le conte est encore une fois tiré d'un recueil. Les clercs ont souvent cumulé le col romain et la casquette de folkloriste, notamment parce que, et bien... ils sont lettrés. Ils savent lire et ont accès aux ouvrages de référence, tout en ayant un contact direct avec les tranches de la population plus populaires. Ainsi beaucoup de curé, pasteurs et prêtres ont collecté les contes, légendes et folklore local de leurs ouailles, pour le meilleur, comme pour l'Abbé Braun.

Cela étant dit... je trouve le style de cette version très moderne, je suspecte presque trop moderne, surtout en comparaison des tous les précédents (après y a des siècles d'écart, ne l'oublions pas). On est sans doute sur du XIXe, voire XXe siècle, voire... Je ne veux accuser personne, disons seulement que j'aurais vraiment apprécié que madame Krüger soit plus systématique dans sa manière de présenter les sources. Une chose me paraît évidente, cette version est très, très récente :


Anke, l'enfant de pêcheur, délivre Vineta

Il y a plus de cent ans vivaient dans un petite village de pêcheurs sur l'île d'Usedom le vieux pêcheur Nils et sa petite-fille Anke. Toute la journée durant, la fillette de douze ans prêtait main forte à son grand-père pour attraper du poisson.

Une fois, le soir de la sainte fête de Pâques, à sa demande, son grand-père lui raconta une fois de plus comment la cité de Vineta, autrefois si riche, fut emportée par une onde de tempête le matin du dimanche de Pâques.

Longtemps ses habitants avaient bénéficié de la patience du Bon Dieu pour leurs comportements exubérants, comme lorsqu'ils essuyaient leurs enfants avec du pain, et les laissaient jouer dans la rue avec des jouets en argent. Mais un jour, lors du Vendredi Saint, ils célébrèrent de bruyantes fêtes dans leurs nombreux temples païens pour moquer la petite communauté chrétienne, et pénétrèrent dans la petite chapelle en grand nombre. Alors, ils arrachèrent la croix du mur, et cela déclencha la colère de Dieu. Au matin du dimanche de Pâques, tandis que les cloches sonnaient dans tous les pays chrétiens afin de saluer la résurrection du Christ, la ville sombra dans un déluge furieux. Son image apparaît encore en mirage au-dessus des vagues chaque matin de Pâques en avertissement, car qui en fut le témoin a regardé la mort dans les yeux. Seul une intercession sous l'image de la croix dans la chapelle chrétienne de Vineta pourrait, d'après ce que l'on raconte, apaiser le courroux divin. Mais qui oseraient affronter ainsi une mort certaine ?

Le lendemain matin, le soleil de Pâques s'éleva rayonnant au-dessus des eaux bleus de la mer Baltique. Loin de la côte se balançait une petite embarcation, et à son bord il y avait une petite fille aux tresses blondes. La mer l'emportait toujours plus loin et Anke se réjouit que sa force aux avirons lui permettait de contrôler si bien son chaland. Ah ! Juste une fois, à bonne distance, désirait-elle contempler l'image miraculeuse de Vineta au-dessus des vagues. Alors sonnèrent au loin les cloches de Pâques, et soudain Anke fut enveloppée d'un son étouffé et merveilleux, comme un écho en provenance des profondeurs de la mer. Le son s'amplifia, un grondement sourd se mêla à la douceurs des mélodies, et les vagues s'élevèrent et bouillonnèrent. Si haut s'élevèrent les embruns que la fillette apeurée ne vit rien d'autre qu'une brume saline pendant plusieurs minutes. Mais alors la mer était à nouveau calme comme un miroir, et sous les yeux d'Anke scintillait la ville fabuleuse, l'ancienne Vineta ! Exactement comme l'image merveilleuse des mirages qu'on voit dans les pays désertiques, et dont son grand-père lui avait parlé, la ville vacillait sur les vagues clapotantes, et Anke ne put empêcher sa barque de s'approcher de l’apparition. Immobile, comme si elle-même était à présent envoûté, elle se tint là et observa les palais, les minces colonnes, les temples à coupoles avec leurs créneaux dorés. Comme portée par un courant invisible, l'embarcation passa les portes argentées de la villes aux battants grand ouverts et pénétra dans la ville et ses rues aquatiques.

Tels des spectres, des figures barbues vêtues de noir flottait au-dessus des eaux dans un silence totale, ainsi que des femmes tristes arborant de riches bijoux tenant leurs enfants trébuchants par la main. Toutefois, aucun ne remarqua l'enfant vivante sur sa barque. La traversée se prolongea à travers les rues, les portes béantes des maisons laissaient entrevoir les panneaux des salons somptueusement ornés, scintillant d'or et de pierres précieuses. Le bateau poursuivit son voyage jusqu'à l'arche ronde d'un portail d'église plongée dans l'ombre. La chapelle était d'une grande sobriété, et sur quelques simples bancs en bois s'agglutinaient un groupe de figures tristes et muettes. Avec un fracas tonitruant résonnèrent alors les cloches dans la nef. D'un seul coup, toutes ces figures blafardes se jetèrent à genoux et tendirent leurs bras suppliants vers l'image du Sauveur qu'ils avaient autrefois moqué et humilié. Cela rompit le charme qui avait jusqu'ici maintenu Anke dans sa torpeur : une pitié profonde ; une irrésistible empathie pour les pauvres pêcheurs inonda ses yeux de larmes, et avec une profonde ferveur elle cria aussi fort qu'elle le put : Ah! Bon Dieu, délivre enfin ces pauvres gens ! Vois comme ils regrettent tant leurs péchés !

D'un seul coup, le vacarme des cloches fut recouvert part celui d'un immense grondement furieux. La fillette agrippa le bois de son canot avec frayeur, et frappée d'une énorme vague, elle perdit connaissance. Anke se réveilla après un long rêve fiévreux dans son petit lit. Son grand-père avait retrouvé la barque à la dérive et l'enfant évanouie. Il balaya le discours de la fillette au sujet de la ville merveilleuse comme le fruit de son imagination échauffée par la fièvre et se garda d'en reparler à l'enfant.

Mais lorsque les années passaient, les unes après les autres, sans que personne n'ait vu l'image fantastique de Vineta au matin de Pâques, Anke sut que la prière avait véritablement apporté à la ville la délivrance si longtemps espérée.

 

FIN. Ce n'était qu'un rêve... ou peut-être pas ! Il y a tellement de choses ici qui font moderne que j'ai peine à croire que ce texte soit plus vieux que le XXe siècle, mais bon. Il est possible que ce soit une modernisation d'une vieille variante, toute la partie religieuse semble effectivement une sorte de réponse à la version où il faudrait donner une pièce... ici il n'y a que la prière qui marche. J'aime bien l'idée qu'elle navigue sur la mer en suivant le tracé de rues "fantômes", contrairement à la version commune où le berger peut littéralement battre le pavé. Les versions précédentes entretiennent un peu le flou sur l'état concret de l'apparition : mirage ou ville qui surgit des eaux ? Ici l'auteur assume clairement le côté mirage, mais une fois d'une manière tellement cartésienne que je ne peux m'empêcher de songer que c'est pas une version si vieille que ça, en tout cas pas telle que présentée par Krüger.

Mais quand bien même, ce ne serait pas vraiment un problème, au contraire ! Cela illustre que, siècles après siècles, la légende Vineta a continué à inspirer, et on a brodé autour, ajouté des éléments, oubliés d'autres, bien poussé l'agenda chrétien au passage (mais c'est le contexte qui veut ça). La légende est vivante, et c'est ça qui compte.

À partir du XIXe siècle, d'autres arts vont s'emparer de Vineta. Certes, il y aura des poèmes et des mentions dans des livres, mais aussi des morceaux de musique, des pièces de théâtre ! J'y consacrerai sans doute un troisième article, un jour, mais pas tout de suite. Traduire tout ça, c'était du boulot, ne m'en voulez pas si je me lève et disparaît dans la nuit, vous laissant seuls face aux braises luisantes, et face aux eaux noires de la Baltique. Quel jour sommes nous ? Je crois que demain matin c'est le dimanche de Pâques. Vous devriez rester éveillés jusqu'au l'aube et regardez vers l'horizon.

On ne sait jamais.

2 commentaires:

  1. C'est fascinant de voir que le principe de la cité (ou territoire plus large)engloutie se retrouve à diverses ères géographiques et époques. Je pense bien sûr à l'Atlantide, mais également à Ys ou les autres cités du même genre dans le folklore européen, à Kumari Kandam dans le sud de l'Inde et même des interprétations modernes qui cherchent ABSOLUMENT à découvrir des cités perdues de ce type (Yonaguni au Japon). Avec souvent le thème de la cité riche et oisive punie pour ses erreurs.

    Je note aussi la récurrence des cloches dans ce type d'histoire mais c'est vraisemblablement lié à leur importance en terme de repère dans la vie quotidienne.

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    1. Tout à fait, et concernant Vineta, dans les versions les plus récentes on sent l'influence d'Atlantis, d'ailleurs. Les plus anciennes gardent le souvenir, très pragmatique, d'une destruction par un envahisseur puis une catastrophe naturelle, pour devenir une leçon de morale allégorique mettant l'accent sur une punition divine. C'est pour ça que je voulais traduire toutes ces sources, on voit vraiment l'histoire changer, se transformer pour aboutir au conte qui sera le plus répandu.

      Oui les cloches marquent les esprits, elles règlent la journée, annoncent les fêtes, alertent en cas de danger, c'est un symbole de richesse et de pouvoir aussi, mine de rien. J'adore le parallèle entre les cloches de Pâques à la surface, et les cloches de Vineta sous les eaux. Quant à la ville historique, quelle qu'elle soit, qui a disparu dans l'onde de tempête, on imagine aussi très bien qu'elles aient sonné durant le désastre pour appeler à l'évacuation jusqu'à l'engloutissement. C'est extrêmement fort comme image.

      D'ailleurs, l'an dernier on a justement retrouvé les ruines d'une église de Rungholt, plus de 660 ans après sa destruction !

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