mercredi 10 janvier 2024

Breisach et le Wasigenstein : sur les sentiers de Heldenzeit

Dans les sources très variées qui sont la base de mon projet, les poètes aiment donner du corps à leurs récits en mentionnant des noms connus de leur auditoire. Des patronymes, évidemment, qui ancrent le récit dans une chronologie familière et des lignées connues, mais aussi des toponymes, afin de crédibiliser l'ensemble. On nomme des pays, des montagnes, des fleuves, des forêts, des villes, des lieux mémorables. Parfois, ces lieux existent uniquement dans l'imaginaire collectif, mais le plus souvent ils se rattachent à une vérité tangible, bien que plus ou moins historique.

Et pourtant, il est assez rare pour mes contemporains de pouvoir visiter des endroits mentionnés dans les sources, en tout cas des endroits précis. Worms, Xanten et Bern existent, mais que reste-t-il à voir que les poètes mentionnent ? Le Rhin peut être vu, bien sûr, mais il n'y a nulle part l'endroit supposé où Hagen submergea le trésor mal acquis (et pas par manque d'effort de nombreux chasseurs de trésors). Pourtant, des lieux de ce genre existent bien !

Dans un précédent billet, je parlais, par exemple, de la cathédrale de Lund, explicitement liée à la légende de la dent que Starkađ perdit face à Sigurd. Sans le savoir, je posais le premier pas sur les sentiers de la Heldenzeit.

La cathédrale de Lund.

Profitant d'une visite en Alsace, ce voyage vers des endroits liés au projet Vineta s'est poursuivit via deux étapes : Breisach, en Allemagne, et le Wasigenstein, en France. J'ai déjà publié plusieurs billets sur les réseaux sociaux, néanmoins j'avais envie de prendre plus de temps pour en parler ici. Je ne répéterai pas tout ni ne compilerai ces billets, cet article est plutôt un complément.

Breisach fut l'objet de ma première visite. C'est une ville allemande dont le pont enjambant le Rhin sert de frontière avec la France, frontière franchie sans même y penser grâce à l'Espace Schengen. Le centre-ville médiéval culmine, littéralement, par sa cathédrale juchée au sommet d'une petite montagne. Dans son ombre s'élève une colline d'origine volcanique, plus modeste, et pourtant c'est bien elle qui nous intéresse : il s'agit de l'Eckartsberg.

Le sommet de l'Eckartsberg

Les contreforts des vignes de l'Eckartsberg rappellent la forteresse de la légende

Le monument d'une unité de dragons de l'armée allemande, moderne évidemment.

La vue sur Breisach depuis l'Eckartsberg

Ce nom, montagne d'Eckart, tient au fait qu'on connecte les ruines anciennes du sommet au héros Eckart, aka Eckehart, l'un des preux au service de Dietrich. Dès le IVe siècle Breisach est associée aux Harlungen, mais le lien explicite entre les ruines en question et Eckart ne survient formellement qu'au XIIe siècle. Sachant que le Saint Empire fait établir une forteresse sur ce sommet au Xe siècle, bien que sur un site plus ancien, il serait impossible de prouver ce lien "historique", évidemment, car nous touchons là au légendaire. L'important étant que, très tôt, les décombres de ce fortin fussent considérés comme ceux du temps d'Eckart. Pour les poètes du Nibelungenlied et de La Plainte, il ne fait aucun doute que l'Eckartsberg et ses fortifications sont, véritablement, le lieu où se tenait la citadelle du héros Harlungen, aux murailles de laquelle les cousins de Dietrich furent pendus.

Ah mais une question vous vient peut-être : qui est Eckart ? Je n'en ai pas encore beaucoup parlé, mais ce héros est lié au cycle de Dietrich, généralement sous le nom d'Eckehart. Il est le tuteur des Harlungen  les jeunes fils de Diether. Diether, quant à lui, est le frère de Dietmar (père du fameux Dietrich dont je vous rabâche les oreilles) et d'Ermrich. À la mort de leur père Amelung, Ermrich est choisi pour être le tuteur de ses frères, mais il prend vite goût au pouvoir et refuse de partager. Mal conseillé, il prête trop l'oreille à sa paranoïa et fait exécuter ses frères. Dietrich et son petit frère Diether le jeune en réchappent et fuient en exil. Les Harlungen, qui règnent sur Breisach, n'ont pas cette chance : même les enfants sont pendus au murs de la ville par l'odieux Ermrich. Eckehart parviendra à échapper au massacre et se mettra dès lors au service de Dietrich, pour espérer venger les jeunes Harlungen dont il avait la charge. C'est pourquoi la ville de Breisach se souvient de lui comme le "fidèle Eckart".

Je fais évidemment très synthétique, tout cela se déroule sur plusieurs sources (La Fuite de Dietrich, la Mort d'Alphart, la Bataille de Ravenne, le Livre des Héros, qu'essaye de compiler la Þidrekssaga), dont la chronologie bancale s'étale dans le temps, les camps d'Ermrich et Dietrich se rencontrant à plusieurs reprises sur le champs de bataille. Dietrich, bien que remportant trois victoires, doit à chaque fois rester en exil pour diverses raisons et ne parvient pas à détrôner son oncle fratricide. L'une de ces batailles aura même lieu devant les murailles de Breisach.

Aujourd'hui, un monument récent est érigé sur les ruines du château original (dont il ne reste rien), il vous faudra donc user de votre imagination... heureusement, la ville de Breisach se démarque par un centre-ville médiéval absolument charmant, avec des rues pavées en lacets qui mènent à la cathédrale. Cette balade saura, à coup sûr, susciter une imagerie épousant parfaitement la légende.

Il ne reste rien sur l'Eckartsberg de la citadelle des Harlungen, mais les murailles du centre médiéval de Breisach évoquent sans peine cette forteresse disparue et titillent l'imagination de ceux qui connaissaient l'histoire tragique de Diether et ses fils.






La seconde étape de mon voyage m'amena à retraverser le Rhin afin de me rendre dans les forêts vosgiennes, dans le nord de l'Alsace, là aussi à un jet de pierre de la frontière avec l'Allemagne. Ces terres boisées et montagneuses des Vosges du Nord, ce sont le Wasgau, ou Vasgovie. On parle dans les sources du Waskenwald où l'on trouve tant de gibier que les chasseurs y passent beaucoup de temps. Et au milieu de cette forêt du Waskenwald, un piton rocheux imposant : le Waskenstein. C'est notre étape, et elle nous ramène à la légende du héros Walther, telle que s'en souviennent les poètes du Waltharius, de la Þidrekssaga, et du Walther und Hildegund, poème en vieil allemand dont il ne nous reste malheureusement que quelques fragments (la poésie anglo-saxonne recèle également quelques fragments épars de la légende, à savoir ceux du Waldere).

Le château du Wasigenstein.

Le Wasigentstein, c'est le Waskenstein des sources anciennes (celles citées, mais pas uniquement, le Nibelungenlied et Biterolf und Dietleib y font également référence, par exemple), et il peut tout à se visiter de nos jours. Le chemin depuis le parking n'est pas long, donc si vous passez dans le coin, faites-vous plaisir. Mais avant de passer le site en revue, il peut être utile de parler d'abord de l'épisode légendaire qui le concerne. Là encore, je vais faire simple et concis (on ne rit pas), et éviter d'entrer dans les détails des différentes variations selon les sources etc. Sans doute le ferai-je dans le futur, avec un article dédié au sujet. Non, aujourd'hui, on se concentre sur le rôle du Waskenstein dans la légende de Walther.

Walther porte plusieurs titres. Parfois, c'est Walther d'Aquitaine. En effet, dans le Waltharius, il vient effectivement du Royaume de Toulouse. Dans d'autres sources, c'est le nord de l'Italie, mais j'avais dit que je ne me disperserais pas, flûte. L'autre titre de Walther, celui que la plupart des sources partagent, c'est celui de Walther de Waskenstein, non pas parce qu'il viendrait de cet endroit, mais pour le haut fait d'armes qu'il y accomplit et pour lequel tout le monde se souvient de lui. Replaçons le contexte.

Walther est fils d'un roi soumis à Etzel (Attila) et comme beaucoup de jeunes nobles il est envoyé comme otage à la cour du Hun. Il y est bien traité et bien éduqué, et ses prouesses martiales en font très vite le général favori d'Etzel. Seulement voilà, malgré ce statut, il veut rentrer chez lui, vivre libre, et avoir le droit de se marier avec qui il veut... comme par exemple Hildegund, cette autre otage, nièce de la reine et à qui on a confié en toute confiance les clefs de la trésorerie. Vous voyez venir le truc, ou bien...?

Le sentier qui longe le piton et mène à la "faille de Walther"

Sans surprise, les deux amoureux s'enfuient avec la caisse et là les versions divergent, mais j'ai dit on fait simple alors disons qu'ils sont poursuivis, soit par les hommes d'Etzel, soit par ceux du roi Gunther qui a entendu parler des deux fuyards, et surtout de leur trésor... dans tous les cas, une troupe d'une douzaine d'hommes cavale derrière eux, dont le fameux Hagen, qu'on ne présente plus. Ils finissent par les rattraper tandis que Walther et Hildegund se sont réfugiés dans une grotte, non pas souterraine, mais formée dans les rochers, sur un sommet escarpé qui domine la route : on n'y accède que par un étroit défilé qui rend la cachette aisée à défendre. Il est même précisé que cette grotte offre habituellement refuge aux bandits qui rançonnent ces forêts. Hagen et les autres doivent camper en contrebas et, le moment venu, ils essaient de négocier avec Walther : contre le trésor d'Etzel, ils les laisseraient filer. Walther, conscient d'être meilleur guerrier et en très bonne position pour les affronter, refuse. C'est l'heure de la castagne.

Le défilé les oblige à faire face à l'Aquitain un par un, et en contrebas par dessus le marché. Sans surprise, Walther les massacre les uns après les autres, avec des fatalités que ne renierait pas Mortal Kombat. Je vous passe les détails car, comme je l'ai dit, je reviendrai sur ce récit une autre fois, quand je pourrais me permettre de m'étaler comparer les sources. Néanmoins, vous avez désormais la scène en tête, vous comprenez la topographie implicite dans le récit. Nous pouvons donc nous promener autour du Wasigenstein et libre à vous de vous imaginer Walther faisant face à ses poursuivants avec panache.

La "faille de Walther".

La faille vue de l'autre côté

Un touriste pour l'échelle et se rendre bien compte de l'étroitesse du passage.

Le château date du XIIIe siècle (du moins la tour initiale, le reste fut développé au fil du temps), mais est bien construit sur un abri troglodytique, qui a été travaillé, par la taille comme par la maçonnerie, mais on peut encore deviner à quoi il pouvait ressembler avant cet aménagement tardif. Le défilé étroit où l'ont ne peut combattre que par un seul homme de front est aujourd'hui surnommé "Faille de Walther", et la grotte est bel et bien là. Aujourd'hui on peut aisément faire le tour du château, mais ce passage ouvert n'existait probablement pas avant que le site soit utilisé comme carrière pour construire la fortification. En fait, on se rend compte que sans cette ouverture due à l'homme, le piton vraiment escarpé rend le chemin très difficile, et cette petite ouverture évite de faire un long détour sur les pentes raides, sans compter sur la densité de végétation qui devait être bien plus touffue qu'aujourd'hui.



La grotte


 
 
 
 
 
 
 
 

 
Il est vraiment remarquable que le site du Waskenstein soit si cohérent à travers les sources. D'où que vienne la parenté de Walther, que le texte se concentre sur lui où l'évoque en passant, tout le monde est d'accord par dire qu'il a claqué des fesses au Waskenstein. Dans un genre où, comme je l'ai souvent dit ici, les variations sont monnaie courante, cette homogénéité surprend. Toutefois, lorsqu'on visite ce site, on ne peut s'empêcher de se dire que quoi que soient les faits réels ayant inspiré la légende, ces exploits paraissent absolument plausibles et concrets. On se dit qu'un tel épisode a parfaitement pu avoir lieu ici, de cette manière. Peut-être que non, mais on est tenté d'y croire. Le défilé y est, la grotte aussi... alors, au beau milieu du Waskenwald légendaire, l'imagination s'enflamme.



 

Les photos sont un mélange des miennes, mais aussi de celles de Karoline Juzanx et Nico alias Le Passant, que je remercie de m'autoriser à utiliser.

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