Paul Richter dans le rôle de Siegfried dans le film éponyme de Fritz Lang |
Là, si vous avez lu mon premier article sur la Nibelungentreue et l'interprétation de "l'esprit des sources" plutôt que la lecture stricte des sources, vous commencez déjà à raccrocher les wagons.
L'Allemagne, je ne pense pas l'apprendre à grand monde, a longtemps été un concept nébuleux. Si on considère le Saint Empire Romain Germanique comme la première Allemagne, il n'avait rien à voir, dans sa structure ou son fonctionnement, avec les deux empires qui suivront, ni les républiques d'ailleurs. On est plus proche d'une identité allemande similaire à l'identité grecque de l'Antiquité : Athènes, Spartes, Corinthe, etc., sont des villes libres, avec leurs propres structures politiques, leurs cultes, etc., mais néanmoins connectées par leur culture grecque commune. Cette désunion politique jouera d'ailleurs bien des tours aussi bien à la Grèce qu'à l'Allemagne. En effet, quand Napoléon roule sur le Saint Empire, celui-ci n'est déjà plus en grande forme, et l'Empereur des Français s'emploiera à redessiner la carte de l'Allemagne, comme il en a l'habitude, sans que l'Empereur des Allemands ne puisse rien faire. D'ailleurs, celui-ci finira par abdiquer par dépit et en 1806, après plus de huit siècles, la "première Allemagne" disparaît et tout le monde s'en fout. Tout le monde ? Non. Dans un petit villaBON OK j'arrête cette blague tout de suite.
Étonnamment, beaucoup d'Allemands ne vont pas goûter à la défaite, puis l'occupation, puis le redécoupage politique de leur territoire par les Français (insérez remarque ironique ici). Ils ont bien conscience qu'en dehors de la bravoure des armées françaises, leur désunion a joué contre eux, et que s'ils veulent espérer un jour retrouver une forme d'indépendance, il leur faudra se regrouper enfin. Ironiquement, ce sentiment qu'une union nationale, basée sur des critères ethniques et culturels communs, est un phénomène largement encouragé et propagé dans toute l'Europe par... Napoléon lui-même ! Il sait que les empires ingérables comme le Saint Empire ou l'Autriche-Hongrie sont des poudrières permanentes en attente de lui exploser au nez au moment le plus inopportun, il redessine donc les cartes européennes en privilégiant les unités culturelles et linguistiques, et développe de ce fait le concept moderne d'États-Nations. Ce concept va hanter l'Europe pendant les siècles à venir, mais ça, Napoléon ne le sait pas encore. En son temps, l'idée est brillante et fonctionne plutôt bien. Trop bien, même, car en poussant les Allemands à voir moins grand que le Saint Empire et à rester soudés entre Allemands... et bien il va obtenir exactement ce qu'il voulait : des nationalistes allemands.
Dès lors, pour ces nationalistes, la grande tâche à accomplir c'est rallier tous les Allemands à leur concept, convaincre leurs contemporains que pour les Allemands, éclatés en duchés et principautés et royaumes et baronnies de tout l'ex-Empire, il ne doit plus y avoir qu'un objectif, plus important que n'importe quoi au monde, à savoir unifier les Allemands en une seule Allemagne, de la Meuse au Niémen. Alors ? Vous l'avez repéré ou c'était trop subtil ? (Subtil comme un Allemand, quoi... vous me pardonnerez mon côté souabe, j'en suis sûr).
Allemagne, Allemagne, par-dessus tout
Par-dessus tout au monde
Quand elle se tient unie fraternellement pour se protéger et se défendre
de la Meuse au Niémen
De l'Adige jusqu'au Grand Belt
Allemagne, Allemagne, par-dessus tout
Par-dessus tout au monde
Bon, évitez quand même de la chanter en publique en Allemagne, de nos jours, cette strophe y est malheureusement interdite, à cause d'une autre Allemagne qui arrivera au bout de cette chaîne nationaliste initiée par Napoléon. Mais au moins, si vous l'ignoriez vous savez maintenant que cette strophe tant honnie ne plaçait pas l'Allemagne au-dessus des autres nations, mais l'existence même de celle-ci au-dessus de tout le reste dans le cœur des Allemands, à une époque où l'Allemagne, divisée et vaincue, n'existait plus, et que les Allemands étaient occupés par des forces étrangères. Je pense que tout le monde peut comprendre, il suffit d'expliquer.
Or, qu'est-ce qui unissait les Allemands ?
La seconde strophe de l'hymne cite les femmes allemandes, la fidélité allemande (tiens donc!), le vin allemand, et le chant allemand, qui doivent résonner dans le monde avec beauté et noblesse. Les femmes (et par extension les mères, hein, on ne va pas se mentir, on est sur le symbole de l'unité ethnique), le terroir (je rappelle que l'Ouest de l'Allemagne produit beaucoup de vin de qualité, notamment sur les berges du Rhin - théâtre du Nibelungenlied, d'ailleurs - même si par vin on pourrait être tenté de de voir une métaphore sanguine, bon après, ça c'est mon côté français, dans un bon hymne il y a forcément des hectolitres de sang qui abreuvent nos sillons), la culture et la fidélité. Mais la culture représentée par le chant, pour être précis. Le verbe, la langue allemande (au contraire de la musique, sculpture ou peinture, par exemple). Dans un contexte ou ces valeurs sont des parangons de vertus, la Chanson des Nibelungen trouve parfaitement sa place. Mieux, on dirait que ces chaussons sont fait pour elle sur-mesure ! Tout le discours autour de Hagen évoqué dans ce précédent billet paraît presque évident quand on le replace dans ce contexte. Malgré la fin crépusculaire, malgré l'adversité et malgré les indiscrétions, les Nibelungen font preuve de valeurs enviables, hospitalité, générosité, courage, abnégation, sens du sacrifice, du devoir et du droit (quand ça les arrange, mais je ne vais pas refaire le match). L'occupation française a plongé les Allemands dans une dépression politique, et on puise dans ces valeurs héroïques l'inspiration pour tout cramer et repartir sur de bonnes bases, comme le recommande Léodagan.
Cela commencera part la Völkerschlacht, la Bataille des Nations, où les Allemands vont s'unir et rejoindre une coalition qui mettra une fessée à Napoléon à Leipzig, défaite après laquelle les Français quittent complètement le territoire. Pour les Allemands, c'est une révélation : non seulement leur intérêt est dans l'unité, mais ensemble, ils sont forts.
Toutefois, l'élan ne s'arrête pas là : la fièvre Nibelung ne retombe pas avec le retrait de l'Empire Français.
Bien avant le poème mortifère de Felix Dahn de 1858, d'autres lettrés vont utiliser l'imagerie pour consolider le patriotisme naissant et capitaliser sur l'engouement pangermanique. Par exemple, le professeur Johann August Zeune donne en 1814-1815 des cours magistraux à l'Université de Breslau où il compare Napoléon (de retour de son exil) au serpent monstrueux que l'Allemagne, qu'il assimile à Siegfried, avait déjà vaincu (toute seule comme un grande, j'imagine que les Russes, les Autrichiens et les Suédois se sont contentés de regarder à Leipzig). Ce serpent qui aurait déjà, pendant 200 ans, rongé petit à petit des morceaux de "notre Saint Empire" (Napoléon, l'ennemi concret, est devenu plus généralement la France, Bonaparte / Roi Soleil, même combat... à venir). Il ajoute : "Pourtant le puissant tueur de dragon s'est dressé et notre saint sol allemand est à nouveau pur et libéré du serpent étranger." Ça donne le ton. Ses cours se verront imprimés en pamphlets à destinations des soldats envoyés combattre l'ennemi revenu de son île. Zeune était véritablement obsédé par le pouvoir évocateur du Nibelungenlied, qu'il a d'ailleurs lui-même traduit en prose. Seulement Johann enseigne également dans la première école pour aveugle en Allemagne. Joachim Heinzle livre une citation lunaire du professeur Zeune expliquant son projet de faire réciter les aventures de la Chanson par des enfants aveugles, de villes en villes et de villages en villages, "afin que tous se familiarisent avec les hauts faits de Siegfried et la Plainte des Nibelungen, de sorte que les grandes heures de l'Allemagne soient rappelées à la conscience du peuple."
Blindenhund (chien d'aveugle), statue devant l'école de Johann Zeune, Berlin |
D'ailleurs, toujours en 1814, Peter von Cornelius esquissera pour une fresque une illustration de Siegfried partant en guerre contre les Saxons, également une évocation évidente la campagne qui commence contre l'Empereur des Français revenu de son exil. Cornelius expliquera vouloir regarder dans le miroir de la "Heldenzeit" (l'Âge Héroïque) pour inspirer son époque, avec ce détail frappant de Siegfried tendant le bras pour serrer la main de Gunther, la représentation visuelle concrète de... de... la Nibelungentreue, merci à ceux qui suivent ! En revanche je ne trouve pas l'illustration sur le net donc il faudra me croire sur parole (je mettrais à jour si jamais je finis par la dénicher).
L'idée d'unité allemande ne va cesser de mijoter dans le Zeitgeist, cependant le véritable architecte de sa réalisation accomplira cette tâche quelques décennies plus tard, il s'agit d'un Prussien que vous connaissez sans doute : Otto von Bismarck. Or, si je parle d'architecte, l'image à laquelle on l'aura plus volontiers associé à l'époque est celle du forgeron. Et je veux dire par là, littéralement :
"Le forgeron de l'unité allemande" d'après la peinture de Guido Schmitt |
Bismarck confie l'épée qu'il vient de forger à Germania, la personnification de l'Allemagne, au sol un bouclier marqué du blason de la Prusse (le cœur du Kaisserreich qu'il participera à fonder pour l'Empereur Wilhelm, Guillaume II de Prusse). Le dogue allemand n'est pas juste là pour faire "allemand" (à la base la race vient d'Angleterre), mais il se trouve que Bismarck était inséparable de son dogue, un peu comme on associe encore Churchill et son bulldog. Avec sa moustache et son crâne dégarni, on aurait tendance à associer l'image à Mime/Regin, le forgeron surnaturel qui donnera à Siegfried son arme légendaire. Mais il est intéressant de constater une autre association Bismarck-Nibelungen-forgeron au monument berlinois qu'on peut trouver au Tiergarten :
"Au premier chancelier impérial, le peuple allemand" Source ici avec une description du monument. |
Cinq figures mythologiques ou légendaires encerclent la statue du chancelier Bismarck, représentant cinq aspects de son grand œuvre. On y retrouve Atlas, Sibylle et le Sphinx, Germania et... Siegfried. Siegfried non pas terrassant le dragon, comme chez Zeune, mais en forgeron (ce qu'il est dans sa jeunesse), on revient donc à cette combinaison d'idées de forge de l'épée, du bagage culturel et idéologique charrié par le Nibelungenlied, et Bismarck, donc. D'ailleurs, il y a fort à parier que la référence est ici plutôt wagnérienne que réellement le Nibelungenlied lui-même. En effet, si Siegfried frappe du marteau dans les sources et qu'il sait travailler le fer, il n'est jamais celui qui reforge l'épée de son père ni quelque arme prestigieuse que ce soit. C'est en revanche le cas dans l'opéra de Richard Wagner, ce qui me laisse penser qu'on a ici droit à un autre exemple de la manière dont l'imagerie wagnérienne a pris le pas sur les sources. Or, pour info, le monument date de 1901, le Ring de Wagner n'a alors "que" 25 ans. C'est à peu de choses près ce qui nous sépare de la sortie des films du Seigneur des Anneaux de Peter Jackson (2001-2003), sauf qu'en 1876, quand sort Das Rheingold (la partie I de la tétralogie), il n'y avait pas Internet. Imaginez la force colossale de cet impact culturel. Mais je digresse.
Cette unité acquise, forgée par Bismarck, se fera au prix de la guerre franco-prussienne de 1870, et si c'est un triomphe côté allemand, où l'on célèbre la proclamation de l'Empire dans la galerie des glaces de Versailles en se congratulant de cette revanche prise sur les Français, on sait malheureusement que le match n'est pas terminé. Les Français, humiliés à leur tour, ruminent déjà leur propre revanche et la reconquête de l'Alsace-Moselle qu'ils viennent de perdre au profit des "boches", et les triple unions se nouent, entre Alliance et Entente, lentement, au fil des crises.
La suite, vous la connaissez. Comme je l'ai déjà évoqué dans mon premier article sur la Nibelungentreue, même la victoire de 1871 ne va pas éteindre l'engouement nationaliste autour des Nibelungen. Au fond, on sait que la guerre en Europe n'est jamais loin, et que les Français n'en resteront pas là (cf. le discours du chancelier du Kaiserreich Bernhard Fürst von Bülow en 1909, entrevoyant le danger de voir les Français et Anglais s'unir contre l'Allemagne et l'Autriche, cité dans l'article en question). De plus, l'imagerie est maintenant fermement ancrée dans l'imaginaire romantique allemand.
La Siegfriedstellung ou Siegfried Linie |
(Anecdote, disons... "amusante"... l'utilisation du terme Ligne Siegfried pour désigner la ligne de défense construite par les nazis avant la seconde guerre mondiale, face à la Ligne Maginot française, vient en fait des Alliés, pas des Allemands eux-mêmes qui l'appelaient Westwall. Alors que la guerre d'avant, les forces de l'Entente avaient traduit la Siegfried Linie par Ligne Hindenburg... voilà, faites-en ce que vous voulez...)
On l'a vu, les Nibelungen ont nourri l'imaginaire des romantiques, des nationalistes, et des nationalistes romantiques, et si de nombreux artistes ont simplement célébré les thèmes et l'esthétique de l’œuvre, d'autres ont préféré s'en servir à des fins idéologiques. On retrouve ainsi Gunther, Hagen et Siegfried mêlés aux racines du nationalisme allemand jusqu'à ses branches les plus pourries, de la défaite face à Napoléon jusqu'au final apocalyptique du IIIe Reich.
Je ne pense pas écrire davantage à ce sujet, il me semble avoir fait le tour*. Néanmoins, j'estime qu'il était utile pour moi de reconnaître cet état de fait, de bien l'expliquer et d'indiquer à quel point cette utilisation politique ou idéologique fut abusive. Non seulement pour l'intérêt général de mon lectorat, que je sais curieux, mais aussi afin de ne pas avoir à expliquer ma position à ce sujet dans le futur. Je suis le premier à le regretter, mais j'ai conscience que rédiger un pavé en hommage aux héros germaniques peut facilement être perçu comme... connoté. Et comme je l'ai maintenant expliqué en long en large et en travers, non sans raison. Le lien entre le légendaire germanique et le nationalisme existe (depuis le début de ce dernier), c'est un fait.
Mais c'est un lien strictement à sens unique. Les légendes d'autrefois n'ont pas choisi leur relation "privilégiée" avec les idéologies modernes, et les poètes d'antan ne sont plus là pour se justifier, refuser ou approuver ce que les nationalistes leur font dire. En ce qui me concerne, le sujet qui m'intéresse et auquel je souhaite rendre hommage, ce sont les sources médiévales, et seulement celles-ci, car elles sont exceptionnelles et ne méritent pas de tomber dans l'oubli, ni de subir un déshonneur par association. La question de cet héritage pesant, de cette fâcheuse connexion, je la laisse à ceux qui idéalisent ces régimes impériaux. Elle n'a aucune pertinence au regard de mon projet Heldenzeit, sans pour autant que je prétende l'ignorer. Cette série d'articles aura donc été ma défense des sources, et non une accusation, j'espère qu'on le ressentira ainsi.
Voilà, le disclaimer c'est fait, on va pouvoir retourner aux sources, justement.
*Bon, en vrai, je ferai sans doute un court billet sur l'utilisation de la matière germanique par des idéologues et artistes... de gauche. Car oui, c'est plus rare, ils ont eu moins d'impact, mais il y en a eu quelques-uns !
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