J'avais prévu de faire un article un peu rigolo entre deux sujets bien lourds... finalement non. Aujourd'hui, on continue sur les violences et les abus dans la joie et la bonne humeur (ou pas), puisqu'on va parler de mon approche du viol.
Dire que le viol est omniprésent dans les sources serait une exagération, mais on ne peut pas nier qu'il est difficile de l'éviter, d'autant qu'il est utilisé dans de nombreux contextes, dans des buts souvent très différents. Avant de développer mon approche de la question, je pense qu'il serait utile de revenir sur quelques exemples concrets illustrant cette variété, afin de bien comprendre l'ampleur du problème qui se présente à moi.
Déjà, précisons que le viol n'est pas réservé aux "méchants" de l'histoire, bien au contraire. Souvent, ce sont les héros ou des personnages a priori bénéfiques qui en sont coupables, parfois même pour de "bonnes" raisons qui se justifient dans le texte. Prenons un très bon exemple de ce cas de figure, tiré de la Völsunga Saga. Le héros Sigmund est en fuite, caché dans la nature sauvage après la trahison de Siggeir, son beau-frère (il a épousé la Signy, sœur de Sigmund) qui l'a vaincu au combat, capturé, et tué toute son armée sauf les 10 fils de Sigmund. Je vous passe les détails, mais les dix fils finissent dévorés en captivité, tandis que Sigmund est parvenu à s'échapper et rumine sa vengeance dans une grotte, alors que Siggeir le croit mort. Dans ce contexte, Signy, la sœur de Sigmund, donc, produit des fils avec son traître d'époux, qu'elle essaye de préparer à aider son frère dans leur vengeance, mais il s'avère qu'aucun d'eux n'est assez fort ni assez courageux (donc ils les tuent, ça commence déjà bien). La conclusion qu'en tire Signy est qu'ils ne sont qu'à moitié Völsung, et qu'il faut des Völsung pur sang pour cette tâche... là vous commencez à comprendre où on va avec ça. Elle s'arrange avec une magicienne afin qu'elles échangent d'apparence pour une nuit, va voir son frère et... produit un héritier 100% Völsung, Sinfjötli, qui passera toutes leurs épreuves et survivra donc à son entraînement. Lorsque la vengeance sera accomplie et que la halle de Siggeir brûlera (avec Siggeir dedans, évidemment), Signy se suicidera en se jetant dans les flammes, sa vengeance accomplie mais indigne de survivre pour le crime odieux qu'elle a commis afin d'y parvenir.
Qu'on soit bien clair, d'un point de vue de la saga, le crime impardonnable qui lui interdit toute rédemption est le meurtre de ses enfants, et surtout l'inceste : elle a couché avec son frère et ça, ça ne passe pas. Le fait que Sigmund ait consenti à coucher avec une autre femme sans savoir qu'il s'agissait en fait de sa parente, et donc qu'il a couché avec elle sans véritable consentement (ce qui est un viol, est-il besoin de le rappeler), ça les sources s'en foutent, le problème n'est pas là. Néanmoins, Sigmund est absout du crime de sa sœur, puisqu'il n'en savait rien, et cela révèle au moins que pour la source, ignorance n'est pas complicité. Et quand bien même, le(s) crime(s) commis sont au service de la vengeance et sont donc justifiés. Signy n'a pas eu tort de commettre cette transgression, au contraire, néanmoins elle doit en payer le prix malgré tout, et non seulement elle est est consciente, mais elle l'accepte, embrasse son destin et embrase le reste.
On retrouve cette idée de transgression ou de crime justifié ailleurs, comme par exemple dans Ortnit. Dans cette aventure, le roi Ortnit apprend que son vrai père est en réalité le nain Alberich, qui prit l'apprence de l'époux de sa mère pour en abuser et produire un héritier (ce que l'époux en question n'était visiblement pas en mesure de faire lui-même). Le nain explique que sans héritier, la Lombardie se retrouverait plongée dans le chaos et que, afin de perpétuer la paix mise en place par les rois précédents, il fallait bien prendre les choses en main. Alberich, c'est le Jawad du Moyen-Âge, lui, tout ce qu'il voulait, c'était rendre service... et rien ne lui donne tort dans le texte ! C'est acté, ça en valait la peine. Là aussi, la reine est violée par consentement fallacieux (elle pensait coucher avec son mari), mais contrairement à la Völsunga Saga, on a ce moment extrêmement gênant pour un lecteur moderne où Ortnit s'emporte contre sa mère, la victime (!!) pour s'être laissée prendre, et c'est Alberich, son violeur (!!), qui doit intercéder en sa faveur, rappelant qu'elle ne savait pas et qu'elle avait été dupée par une illusion. #cringe. On note qu'une fois de plus, l'ignorance dissipe toute complicité.
Et puisqu'on parle de rendre service, il y en a un autre de Samaritain, bien que dans ce cas précis il soit "forcé" par un rappel de ses serments de frère juré, et que bros before hoes. Ce violeur, ce n'est autre que Siegfried / Sigurd (à partir de maintenant, par souci de clarté, j'utiliserai uniquement Siegfried dans cet article). Je sais que c'est toujours un peu sensible d'égratigner des figures aussi ancrées dans notre imaginaire, et une accusation de viol n'est jamais anodine, mais si vous grincez des dents, c'est que vous n'avez pas lu les sources.
Après que Siegfried ait épousé Krimhild, et que son frère juré Gunther ait épousé Brynhild, on a droit à des nuits de noces un peu compliquées pour notre "pauvre" Gunther qui a obtenu la main de la féroce Brynhild par la ruse et l'aide permanente de Siegfried. Or, le voici maintenant seul face à elle dans le lit nuptial et... elle l'humilie. Elle se refuse à lui et l'accroche même au mur pour le calmer. C'est quand même le roi Burgonde, et non il ne sait pas dire que "Arthur, cuiller". Plusieurs nuits d'échecs rendent Gunther un peu grognon et il demande à Siegfried de l'aider (encore...) en jouant la carte du serment, de l'assistance jurée, etc., sachant que l'honneur et la parole donnée sont quand même les gros points faibles de Siegfried, bah ça marche. Il se fait passer pour Gunther, va dans la chambre du roi et règle le problème.
A partir de là, il y a deux versions de l'épisode, l'une métaphorique, l'autre non. Dans la première, Siegfried parvient à lui retirer une ceinture de force magique, qui lui enlève sa force surhumaine et la rend "normale". C'est l'approche de la Chanson des Nibelungen. La Þidrekssaga est beaucoup plus explicite, et c'est bien sa virginité qu'il lui prend. Je rappelle que bien que rédigée en Scandinavie, celle-ci adapte bel et bien la tradition continentale, et on a donc deux versions de cette traditions, plus ou moins explicites... mais d'accord pour dire qu'un viol a lieu, symbolique ou non. Sans surprise, la Chanson des Nibelungen adopte une approche plus courtoise, mais l'effet demeure inchangé : Brynhild est domptée et soumise à son époux. Cela ne l'empêchera évidemment pas de se venger, mais pas, d'ailleurs, sans avoir eu la preuve qu'elle avait été injustement soumise par quelqu'un d'autre que celle auquel elle pensait avoir affaire.
Le viol conjugal, elle l'aurait accepté, mais apprendre que ce viol fut infligé par le frère juré de son époux causera sa redoutable vengeance. On a là un assez malsain renversement du motif du consentement fallacieux, puisque qu'on n'est presque dans un viol conjugal "consenti" par l'acceptation des règles de l'ordre social, et qui ne devient insupportable que lorsqu'on révèle que ce viol n'est pas conjugal, justement, et a eu lieu en dehors de ces règles.
Cette situation compliquée, même pour l'époque, fait qu'il n'est pas toujours clair de voir dans les sources qui est vraiment fautif et qui mérite son châtiment. Les sources scandinaves (Edda Poétique, Völsunga Saga), sympathisent beaucoup avec Brynhild, malgré les excès de sa vengeance, quand la tradition continentale sympathise avec Siegfried que le Destin et ses "amis" obligent à transgresser les interdits et rompre ses serments malgré lui. Mais elles sympathisent encore plus avec Krimhild, épouse de Siegfried, qui ressort transformée en badass par ces tribulations et se venge de tout le monde au nom de son grand amour, quand Brynhild a depuis longtemps quitté le tableau sans qu'on cherche à savoir ce qui lui arrive. Dans les sources scandinaves, c'est l'amour entre Siegfried et Brynhild qui est mis en exergue, puisqu'après avoir obtenu sa mort, Brynhild se jette dans le brasier du bûcher funéraire de son seul vrai amour, non sans évoquer l'expiation du crime de Signy, d'ailleurs. Bon, Krimhild causant la mort de nombreux héros, cette sympathie continentale trouve quand même ses limites, et contrairement à la Brynhild des versions scandinaves, Krimhild se tape une réputation de sorcière dans les textes plus tardifs qui ne retiennent d'elle que le bain de sang final des Nibelungen.
Je voudrais terminer mes exemples par un cas où le violeur est sans équivoque un gros bâtard, et le viol lui-même jamais considéré autrement que comme un crime : Ermrich, l'oncle despote de Dietrich de Bern, viole Odila, la femme de son conseiller Sibeche durant l'absence de celui-ci (qu'il a lui-même envoyé en mission, loin, donc c'est totalement calculé). Clair, net, aucun consentement, aucune motivation noble ou justifiée, c'est juste un abus de pouvoir et décrit comme tel. C'est d'ailleurs pour se venger que, prétendant n'en rien savoir, Sibeche prodiguera de nombreux mauvais conseils amenant subtilement mais sûrement le souverain à sa perte (c'est explicite dans le Heldenbuch, ou Livre des Héros, ainsi que dans la Þidrekssaga.) Ces machinations causeront néanmoins de grands malheurs et beaucoup de sang versé (toutes les tribulations de Dietrich en découlent...), donc la vengeance, même si justifiée, reste présentée comme les actions du "camp des méchants" si on me pardonne l'expression. Sibeche reste un antagoniste et un connard, mais il a une motivation avec laquelle chacun peut s'identifier. Et ce viol est toujours présenté comme un crime injustifiable et perfide.
Je passe rapidement sur le motif du viol par des êtres surnaturels, qui sont généralement "utiles" pour justifier des certains aspect d'un héros dont la mère aurait subi un viol surnaturel. Ortnit est le fils du nain Alberich, comme on l'a dit, mais Hagen est le fils d'un alfe (voire un loup) ayant violé sa mère, ce qui explique son teint blafard et ses traits particulièrement laids et perturbants. Le Heldenbuch prétend également que la mère de Dietrich fut violée par le démon Mahmet, ce qui expliquerait la capacité du héros à cracher du feu lorsqu'il s'emporte. D'ailleurs il y a un échange intéressant durant une confrontation où les deux combattants se promettent de ne pas s'insulter sur la base de leurs parentés discutables respectives, serment que Dietrich rompra dans sa colère. On peut facilement comprendre qu'ils reçoivent ce genre d'insules régulièrement mais que, souffrant du même problème, ils aient d'abord cherché à se préserver de ces bassesses. J'ajouterai que le roi des nains Laurin kidnappe Künhild, la soeur du héros Biterolf, avant de l'épouser de force avec tout ce que cela implique, parce que combo. Dans ce cas précis, cette alliance oblige Biterolf à se battre pour Laurin contre son gré.
Alberich "séduit" la mère d'Ortnit. L'euphémisme peut être également pictural. |
Maintenant qu'on a un bon aperçu du genre de joyeusetés qu'on trouve dans les sources, j'aimerai livrer mon approche du sujet afin de clarifier ma position. Je n'entrerais pas dans les détails, je vous laisserai découvrir cela dans le roman lui-même, mais resterai général.
Il y a un argument que je vois souvent, surtout dans les romans historiques et les romans de Fantasy : les viols, c'était normal à l'époque. Pourquoi faire des pudibonderies et mettre ça sous le tapis ? À l'époque, ça arrivait tout le temps ! Bon déjà, justifier les viols par un concept d'"époque" lorsqu'on parle d'univers de Fantasy dans lesquels tout est possible, sauf se défaire d'avoir des viols partout, visiblement, c'est assez nul, en fait. On peut embrasser le côté crade et nihiliste grim-dark, hein, chacun ses goûts, mais ce n'est de loin pas une nécessité, seulement un goût personnel. Ce n'est pas le mien. Et comme je l'ai dis dans un précédent article, le Projet Vineta n'est pas un roman historique avec des éléments merveilleux, c'est une relecture légendaire avec quelques éléments historiques.
Quand bien même, penchons-nous sur les sources ! Même "à l'époque", visiblement les poètes courtois se sont sentis obligés de changer un viol par pénétration en "vol de ceinture", sans perdre le sens symbolique de l'action et son impact sur l'histoire. On peut garder la thématique du viol sans être frontal, comme quoi, les sources ont peut-être quand même des choses à nous apprendre en terme de storytelling.
On n'est pas non plus obligé d'être complaisant. Un roman de Pierre Bordage avec une scène de sexe entre deux enfants m'a à jamais marqué, et pas dans le bon sens du terme. C'était inutile. Il aurait pu alluder à la scène sobrement, s'il pensait que des enfants faisant l'amour était utile à son intrigue, mais il s'est senti obligé de la décrire, il a voulu que j'imagine du sexe entre deux mineurs. C'était une leçon en complaisance que je ne souhaite pas émuler. Je ne prends aucun plaisir à lire et encore moins écrire des scènes de viol, et à mon sens, savoir que ce viol à eu lieu suffit à faire avancer l'intrigue, sans avoir à entrer dans des détails sordides. On pourra me reprocher une forme d'hypocrisie, puisque les combats et les morts sont explicites (dans ce projet comme dans Pax Europæ, d'ailleurs, où un lecteur m'avait reproché "de l'hémoglobine +++"), mais combien de mes lecteurs potentiels ont une expérience traumatisante sur un champ de bataille, et combien ont un traumatisme lié à un abus sexuel ? Je n'ai aucun chiffre à donner, mais mon intuition me dit que mes descriptions de violences littéraires restent purement imaginaires pour la très grande majorité de mes lecteurs. Le viol, c'est déjà autre chose. C'est pour ça que dans Pax, cette question est très discrète (par exemple "l'affaire des viols" qui justifie un Eurocorps sans femmes) et jamais frontale. Aucune description, etc. J'ai suffisemment confiance en mon récit pour ne pas me sentir obligé de mettre des viols par des soldats "parce que c'est la guerre et c'est comme ça quand c'est la guerre".
Pour le Projet Vineta, c'est plus compliqué. Les sources contiennent plusieurs viols, plus ou moins indispensables au récit, et j'ai pour but de rester fidèle au sources. Mais, et je l'ai déjà dit ici, je vais aussi adapter. Aussi ai-je l'ambition de faire le funambule sur cette ligne si fine : garder les événements tels que les sources les présentent, tout en parvenant à mettre ces problématiques sous une lumière qui m'est propre, afin de m'adresser à un public de 2020+. Là où cela devient ardu, c'est que je ne suis le narrateur omniscient d'aucun chapitre : tous sont racontés par des personnages du récit, et qu'il me faudra prendre garde à ne pas complètement les trahir et leur faire dire n'importe quoi. Vraiment, je renvoie vers mon article sur l'adaptation / trahison des sources. Les viols sont bien présent, mais je m'épargne, par exemple, le (trop long, en plus) passage d'Ortnit se lamentant sur la petite vertue de sa mère... la victime ! La conversation fonctionne tout aussi bien sans cette saillie, cela ne change rien à l'intrigue, je peux donc sabrer sans trahir. Quant à savoir si Brynhild, Siegfried ou Krimhild est la véritable victime... ma multiplicité de points de vue peux me permettre de reconnaître les torts de tous tout en sympathisant avec eux sans forcément prendre parti. Tout comme avec les abus et maltraitances dont je parlais ici, les victimes doivent souvent lutter pour ne pas répéter les schémas de violence et si Brynhild a été bafouée sans équivoque, elle se comporte avec une cruauté difficile à cautionner. Siegfried est forcé par son frère juré, qui sait très quelles ficelles tirer, mais il va trop loin, et le vol de l'anneau qui causera sa perte n'est imputable qu'à lui-même... Bref, tous font des erreurs, commettent des crimes, et ce sont ces nuances que je souhaite mettre en lumière. Les viols, cependant, sont dans mon projet toujours des crimes, et aussi "justifiés" soient-ils par leurs auteurs, et même si ce sont des viols conjugaux et que oui, "à l'époque c'était normal", il sont toujours vus comme tels.