mardi 25 mai 2021

Respecter - Adapter - Trahir


J'ai demandé des idées d'articles sur ma page FB, et Kevin Kiffer a suggéré quelque chose de très utile, en fait, et qui sera certainement une base pour d'ultérieures élaborations :
"Histoire de comparer, j'aimerais bien te lire sur le passage de l'Histoire/la Mythologie au récit dans Vineta, comment on peut trahir ou non, adapter... bref, comment faire proche et réécrire sans décalquer."

C'est une question cruciale, mine de rien, et elle est au cœur de mes réflexions et de ma démarche, et ce pour plusieurs raisons. 

Déjà, parce que le principe même du projet est de rassembler tout un ensemble de sources plus ou moins cohérentes entre elles, interconnectées et écrites ou composées à des périodes différentes, et que cela ne peut pas se faire sans engendrer tout une ribambelles de choix. Parfois on peut retconner, parfois c'est impossible. Quelle version garder, alors ? La plus anciennes - et donc la plus "authentique", si tant est qu'une version authentique et pure ait jamais existé - ou la plus cohérente avec le reste des textes et des sources ?

Ensuite, parce que ces légendes et ces sagas se déroulent dans un cadre semi-historique. On est dans un âge légendaire (d'où le nom que je donne personnellement au projet, Heldenzeit) mais il y a des marqueurs temporels et des personnages "historiques", ou disons inspirés par des faits et héros bien réels. Théodoric, Attila, Olaf Tryggvason... ces gens ont bien vécu, et certains faits d'armes racontés sont attestés... mais la narration a été déformée par le temps et les modes, et un héros vertueux comme Dietrich devient négativement connoté lorsque son arianisme est perçu par l'Eglise comme une hérésie à ne pas vanter. Il y a des lieux et des batailles réelles, également. Pourtant, bien souvent ces éléments historiques ne fonctionnent pas dans leur ensemble, trop d'anachronismes dus au fait que ces récits furent composés de nombreux siècles après les événements racontés. Des personnages de l'Antiquité Tardive portent des armures correspondant clairement à des armures du haut-moyen-âge. L'Histoire dans ces récits n'est qu'un prétexte, un contexte qu'on peut plier à l'envi. Dois-je, dans mon projet, me montrer plus soucieux de la véracité historique ? Me choisir une date précise et m'y tenir pour tous les détails ayant un clair ancrage dans le temps ?

Enfin, parce que le récit est présenté comme narré par un témoin, à la manière des poètes qui nous ont transmis ces sources, y compris les narrateurs secondaires qui interviennent en cascade au cours du roman. Se pose donc la question du style : respecter le plus fidèlement possible celui des légendes et des sagas (ou plutôt de leurs traductions...), ou adopter une approche plus moderne, plus Fantasy ?

Siegfried kills Fafnir par KatePfeilshiefter
Mon ambition est de respecter les sources autant que faire se peut. Fort heureusement, celles-ci sont beaucoup plus cohérentes ou congruentes qu'on pourrait le penser malgré les écarts géographiques et temporels qui les séparent, et de fait beaucoup de pièces très disparates se mettent en place assez vite et sans avoir à faire trop de pirouettes. Si possible, je garde un maximum d'éléments narratifs qui se retrouvent d'un texte à l'autre, justement parce que ce sont ces éléments qui font tout l'intérêt du projet. Cependant, il arrive que les éléments soient contradictoires. Seyfrid tire-t-il son invincibilité du sang du dragon, ou de sa corne liquéfiée ? Garder les deux serait un doublon inutile et maladroit, il faut donc choisir, et je suis parti sur le sang... tout en gardant l'expression "peau de corne", pour désigner sa peau dure comme de la corne. Ainsi je conserve les deux traditions, d'une certaine manière. En revanche, les traditions divergent sur son affrontement avec le(s) dragon(s) et plutôt que de choisir j'ai gardé les deux, en prenant soin de leur donner un sens et un rôle narratif différent, justifiant qu'on ait deux épreuves similaires (mais se déroulant finalement de deux manières radicalement différentes).

Parfois, les variations sont irréconciliables et il faut trouver d'autres astuces que, fort heureusement, ce principe de récits rapportés en cascade permet aisément. Brynhild : simple mortelle tenant un haras ou ancienne valkyrie enchantée au sein d'un cercle de flammes ? Le Hildebranslied : filicide ou réconciliation ? Gudrun/Krimhild : vengeance contre ses frères ou contre son nouvel époux, Attila ? Il faut choisir, les deux versions ne peuvent coexister... sauf si le narrateur se permet d'évoquer les rumeurs - fausses, d'après lui, cela va de soit - et autres racontars qu'il s'empresse de corriger pour son auditoire. Dans le cas de Gudrun/Krimhild (que je vais à partir de maintenant appeler Kudrun, puisque c'est son nom dans l'épopée qui lui est dédiée et que j'ai choisi pour ce projet), dans le cas de Kudrun, donc, c'est par un double-jeu de dupes que les deux versions coexistent, bien qu'au final, une seule s'avère juste... Parfois je confronte les multiples versions, comme dans le chapitre consacré au Eckenlied, où deux personnages se disputent concernant le déroulement des faits, Vasolt accuse Dietrich de la mort de son frère Ecke, sans gloire et par couardise (plutôt d'après le Eckenlied), tandis que Hildebrand défend l'honneur de Dietrich en lui opposant une autre version (plutôt tirée de la Þidrekssaga). Seyfrid tentera d'obtenir la "vérité" auprès de Dietrich lui-même, et le héros de Vérone lui répondra que... c'est compliqué.

Dans ces cas-là, je regarde avant tout ce qui s'assemblera le mieux dans l'ensemble, et j'admets volontiers favoriser la tradition germanique continentale, car elle est moins connue et offrira plus de fraîcheur et de découverte à un lecteur pas particulièrement initié. Il arrive aussi que, ne pouvant pas garder une version de l'histoire trop radicalement différente, je ne garde qu'un détail en "hommage", comme le nom Kudrun, par exemple. Parce que les aventures qui y sont décrites sont bien trop éloignées du reste de cet univers partagé (j'explique pourquoi plus bas), presque rien du texte Kudrun ne trouvera son chemin dans mon roman, à part une référence liée à Hagen et le nom du personnage de Kudrun... mais par ce choix, je peux tout de même rendre hommage au Kudrun, d'une certaine manière. 

D'ailleurs, puisque j'y suis, le choix du nom des personnages est aussi compliqué, puise que toutes les traditions donnent des noms différents, parfois les noms sont les mêmes ou très proches d'autres personnages, et ça devient vite un bordel sans nom quand on n'a pas l'habitude. C'est pourquoi je regarde ce qui s'assemblera le mieux dans l'ensemble, éviter les noms trop ressemblant si possible: le nain Mimer / l'épée Mimung ? Je garde le nom scandinave du nain, Regin. J'évoquais Kudrun, mais c'est pour mois un bon moyen de trouver le compromis entre Gudrun et Krimhilde, et de donner le Grimhilde à sa mère (puisque G/Krimhild est parfois donné à la mère, parfois à la fille, bref, bonjour la confusion pour le lecteur). Pareil pour Seyfrid, ça m'évite de devoir choisir entre l'hyper connu Sigurd, et l'hyper connu Siegfried, deux noms attendus et pour lesquels je ne voulais pas trancher. Comme je réabilite énormément le Seyfrid à la Peau de Corne, c'était une fois de plus un choix logique. D'une manière générale, j'admet volontiers favoriser la tradition germanique continentale, car elle est moins connue et offrira plus de fraîcheur et de découverte à un lecteur pas particulièrement initié.

Cela étant dit, pour pouvoir faire ces adaptations que j'évoquais avant de me laisser distraire, il faut développer les personnages au-delà de leurs présentations archétypales et de leurs traits de caractère principaux. Puisqu'il va falloir lier tout ça et tricoter des raisons logiques à leurs actions mélangeant plusieurs traditions (le choix de qui venger, et donc contre qui, chez Kudrun, la raison du vagabondage de Seyfrid après ses premiers exploits dans certaines sources, etc.), il faut mieux les connaître, or dans les sources... on n'a pas forcément grand chose à se mettre sous la dent, dans le sens moderne où on entend "développement de personnage". A tel point que certains des auteurs anonymes s'en sont eux-mêmes rendu compte.
L'amour avant la trahison, Arthur Rackham

Ce n'est en effet que tardivement que le poète de la Völsunga Saga ajoutera la dernière conversation entre Brynhild et Sigurd où les deux se parlent à cœur ouvert et le Völsung lui avoue même l'avoir aimée plus que lui-même... mais c'est trop tard, car Brynhild est déjà sur le chemin funeste de la vengeance. Un moment fort et poignant... greffé sur le tard. Pour l'auteur de la saga, ajouter ce moment d'introspection est à la fois logique - car tout ce qui est dit peut-être deviné ou supposé par les textes qui l'ont précédé - mais aussi un développement très personnel. Il ajoute sa sensibilité à une tradition préexistante pour satisfaire le goût du jour et son envie de raconter un peu plus en profondeur une histoire bien connue, sans la trahir. Aussi me sens-je beaucoup moins coupable d'appliquer la même recette à mon projet.

Le roman La saga de Hrolf Kraki de Poul Anderson, qui m'a pas mal inspiré dans mon approche (j'en parlais ici), avait été salué par la critique pour son style proche des sources qu'il exploitait, mais plus critiqué pour sa psychologie des personnages trop moderne, pas assez "authentique". Mais là encore, c'est une problématique aussi vieille que les sources elles-mêmes. Le Nibelungenlied et le Kudrun datent peu ou prou de la même époque et ont beaucoup de personnages en commun, pourtant, là où le Nibelungenlied, bien que courtois, contient encore beaucoup d'éléments héroïques, notamment les cycles de vengeance et ce bain de sang final avec le crépuscule des Burgondes, le Kudrun est complètement orienté pardon et rédemption, au point d'avoir été souvent surnommé l'Anti-Nibelungen. Il est pensé si profondémment différemment que ses événements ne collent pas avec le reste des cycles légendaires germaniques. Pourquoi ? Parce que le Kudrun trahit un changement profond de la mentalité de l'auditoire à cette période, de même que les Nibelungen sont déjà beaucoup, beaucoup plus courtois que les versions scandinaves, encore profondément héroïques... alors que mises sur le papier à peu près à la même époque. C'est justement cette différence de mentalité qui fait que Gudrun se venge de son nouveau mari en restant fidèle à ses frères, quand son pendant continental Krimhild se fait aider de son nouveau mari pour... tuer ses frères, afin de venger son précédent époux. La loyauté du personnage dépend de la culture qui écoute : devoir de fidélité au sang, ou devoir de fidélité aux serments ? Pour un auditoire allemand de l'époque, il y a clairement une approche rétrograde et une approche moderne, nuance qui peut échapper au lecteur du XXIè siècle mais n'en reste pas moins présente.

Les goûts des auditoires / lecteurs changent, ainsi que leurs mentalités, leurs attentes... et c'est normal ! A tel point que les poètes n'hésitent pas à bidouiller de vieux poèmes pour les rendre plus attractifs des siècles plus tard, pour le meilleur comme pour le pire. Le Hildebrand du Hildebrandslied tuant son fils choque les nouvelles mœurs courtoises ? On les fait se réconcilier et on leur donne même un happy end puisque Hildebrand retrouve même sa femme, dans le Jüngeres Hildebrandslied. Techniquement, l'auteur anonyme a franchement trahi sa source, mais est-ce qu'il faut pour autant jeter son oeuvre ? Au contraire, les deux textes sont encore discutés aujourd'hui ! Alors si ce glorieux anonyme ou encore l'auteur de la Völsunga Saga ressentaient déjà le besoin d'adapter le matériau de base à un nouveau public, ou de creuser les aspirations de leurs personnages, pourquoi M. Anderson ou même moi ne pourrions pas en faire de même ? Exemple de trahison : je compte faire attention à la manière de traiter le viol, notamment. Parce qu'on ne peut pas se contenter de traiter le viol ainsi que le viol conjugal comme des choses ordinaires et triviales au prétexte que "c'est dans les sources", en feignant d'ignorer qu'on s'adresse à un public de 2020+. Je ne fais pas une analyse universitaire, et n'ai donc aucune obligation de perpétuer la misogynie débonnaire d'Odin, par exemple, en tout cas pas sans critique ou commentaire. Les mœurs ont changé.

Toutefois, j'essaye autant que possible de ne pas ajouter quoi que ce soit qui ne soit pas insinué, inféré ou suggéré par au moins une source, ni d'imposer des éléments fermement contredits ou infirmés par les sources. Si mes inventions et ajouts parviennent à se glisser dans ce qui existe sans gêner, alors je garde. Ceci ou cela ne colle peut-être pas à 100% à ce qui est écrit dans source A, car plus en accord avec source B, c'est peut-être très extrapolé sur la base d'un détail, mais ce doit être fidèle ou au moins respectueux de ce qui a été présenté par les poètes avant moi. Mais élaborer, adapter est une étape incontournable. 

Déjà, parce que si je me contentais de résumer platement les sources, autant lire... les sources ! Bon, ça implique de savoir lire l'allemand pour beaucoup d'entre elles... mais je n'ai pas l'ambition d'être un simple (et médiocre) traducteur amateur. Je veux souligner l'intertextualité, mettre en lumière l'aspect tapisserie et univers partagé. Cela m'oblige fatalement à expliquer pourquoi tels personnages se retrouvent, voyagent ici où là, possèdent tel ou tel artefact. Souvent, les poètes ne se posaient pas exactement la question d'une chronologie propre et cohérente, et dans le même récit, deux éléments tendent à indiquer qu'un événement s'est déjà produit... et pas encore à la fois. Parfois Texte A implique un jalon chronologique et fait un lien avec texte B, et tout fonctionne très bien... jusqu'à ce qu'on lise Texte B, qui lui implique un autre jalon, et alors l'intertextualité ne fonctionne plus. Cela tient au fait que ces récits ont été écrits sur de longues périodes de temps, modifiés, traduits, résumés, adaptés, et donc in fine, transformés. Et ce déjà au temps où ils étaient à la mode !

Il faut donc favoriser certaines choses au détriment d'autres, pourtant tout aussi charmantes ou pittoresques. Pour employer les mots que tout auteur qui a déjà envoyé son manuscrit auprès d'une maison d'édition connaît bien, "malgré toutes les qualités inhérentes à votre texte, il nous faire des choix qui nous laisse à nous-mêmes des regrets". Parfois ça veut dire balancer le détail au détour d'une phrase sans l'appuyer, référence d'initié qui n'impacte pas trop le récit mais fera plaisir à ceux qui savent. Parfois, il faut abandonner ou sabrer pour ne pas diluer l'ensemble - par exemple je réduis le raid en orient à son strict minimum dans ma relecture d'Ortnit, car ce n'est pas là l'intérêt du récit pour le personnage qui raconte l'histoire.

Ce qui m'amène à l'aspect historique, justement... J'essaye de donner des détails sur le contexte "historique", et je mets là d'énormes guillemets. Car oui, je parle des Francs Saliens, des Francs Rhénans, des Danois, des Saxons, des Goths, des Romains, des Huns... mais ce sont avant tout leur pendant héroïque. C'est simple, la seule date précise que vous trouverez c'est celle du récit cadre, celui Hallfred, en 998. Tout ce qui se passe avant est dans un passé mythique, raconté de première ou seconde main par Norna Gest. Il y a des marqueurs temporels du genre "le pouvoir impérial n'était pas encore passé au-delà des Alpes" (une formulation qu'on trouve dans plusieurs sources, indiquant que la capitale de l'Empire Romain était encore Ravenne, et que par "Empire" on n'entend alors pas encore "Saint Empire Romain Germanique"... c'est à dire l'Empire que l'auditoire de l'époque connaissait, voire dont ils étaient membres), ou le fait que le Danevirke n'ait pas encore été brûlé par Otton. Mais je reste flou, comme les sources, car sinon... et bien ça ne fonctionnerait pas. Ermrich et Dietrich, l'oncle et le neveu, ennemis à mort, sont tous deux inspirés d'empereurs bien réels... n'ayant pas vécu à la même période. En fait, le Ermrich du cycle de Dietrich est plutôt inspiré d'Odoacre. Et la présence d'Attila/Etzel/Atli dans tous ces récits en ferait un homme d'une extrême longévité, dirons-nous... La chronologie ne fonctionne pas si l'on se base à 100% sur les figures historiques ayant inspiré ces légendes. Sans compter sur les anachronismes (Ortnit avec son armure bien trop moderne et sa smili croisade en est bourrées) que je dois parfois reprendre, sans quoi le récit ne fonctionne plus.

Aussi, comme les poètes d'alors, je me sers de l'Histoire comme d'un contexte, un décor, mais jamais l'historicité ne prend le pas sur les légendes. Le Projet Vineta / Heldenzeit n'est PAS un roman historique avec des éléments fantastiques, c'est un roman héroïque, légendaire et merveilleux, avec des détails historiques. Il y a des nains, des géants, des elfes, des ondines, des philtres et autres magies, des dieux, et le Destin. Néanmoins, si je peux glisser des petits détails authentiques, je le fais. Je prends d'ailleurs grand plaisir à rappeller que "héros germanique", dans l'antiquité tardive, ça peut vouloir dire des guerriers venus d'Italie (Dietrich), de Croatie (Berchtram), d'Espagne (Biterolf et Dietleib), de France (Walther), et pas seulement d'Allemagne ou d'Autriche. Ces histoires ont une ampleur tout à fait européenne, et j'essaye de le retranscrire comme je peux - sans trahir ni forcer, encore une fois. J'ai aussi lu des récits de voyages (notamment Priscus) pour me donner de l'inspiration concernant la capitale des Huns, par exemple, mais c'est plus de la documentation secondaire.

La querelle des reines, Arthur Rackham
Quant au style, c'est le grand point d'interrogation. Si je suis extrêmement satisfait du contenu du roman jusque là, de la synthèse que je produis, de mon angle d'approche et de mes astuces pour faire fonctionner tout ça, le style reste la grande inconnue. C'est très différent de Pax Europæ, et donc très loin de ma zone de confort - une des raisons pour lesquelles j'avais besoin de lancer ce projet à ce stade de mes autopublications. J'essaye de faire comme Poul Anderson, à savoir émuler le style ancien des sources mais sans y coller trop non plus, pour éviter d'être parfois aride. En effet, tout ce que je peux émuler, ce sont les traductions, pas les poèmes d'origine avec toute leur richesse, qui me sont malheureusement inaccessibles (je ne parle pas le vieux norse, ni le vieil haut-allemand, ni le latin médiéval, ni...). Coller au style de tel ou tel traducteur n'est pas forcément le meilleur moyen de rendre hommage aux sources, à mon sens. D'ailleurs traducteurs en quelles langues ? J'ai lu des sources en français, en allemand et en anglais... et le ressenti n'est pas toujours le même d'une langue à l'autre, justement à cause de la patte des traducteurs (et traductrices d'ailleurs!) et des langues elles-mêmes. 

A titre d'exemple, et afin de réaliser le gigantesque gouffre qui peut séparer deux traductions d'un même texte d'un point de vue compréhension, émotion et poésie, quand vous passerez dans une librairie je recommande de jeter un oeil aux deux traductions françaises du Kalevala. Celle par Gabriel Rebourcet chez Gallimard, qui essaye de restituer l'archaïsme de la langue et la poésie du texte, au détriment de sa compréhension, et celle par Jean-Louis Perret chez Honoré Champion, moins archaïques et moins belle, mais beaucoup plus lisible et compréhensible. Les deux respectent le Kalevala à leur manière, mais ce sont deux textes radicalement différents.

Si j'essaye de garder un ton similaire à mes sources, j'espère ne pas faire trop archaïque et pompeux, ni trop moderne. C'est une énorme expérience littéraire pour moi, et mes bêta-lecteurs devront me dire si ça a marché ou pas, si ça fonctionne. Donc si le fond me satisfait au plus haut point, j'admets volontiers que sur la forme, j'avance dans le noir, en espérant ne pas faire complètement fausse route.

Et enfin, il y a l'aspect personnel de ce texte. Je ne vais pas vous mentir, la rédaction de ce roman se fait dans la douleur, dans un contexte extrêmement difficile d'un point de vue émotionnel. Et si cela alimente l'art comme souvent, il est évident que le fait de parvenir à l'écrire depuis un an, après de nombreuses années de réflexion et de blocage, n'est pas une coincidence. Je suis dans l'état d'esprit qui a permis au manuscrit de (enfin!) démarrer, les thèmes qui sous-tendent ces légendes et qui me plaisaient déjà avant me parlent, désormais, comme jamais auparavant. L'avantage, si l'on veut, c'est que j'arrive à écrire, et que j'ai une approche très personnelle en plus de ma volonté de faire un beau patchwork qui rende hommage à ces légendes que j'aime. Mais cela implique d'explorer les émotions, sentiments et ambitions de mes personnages d'une manière plus moderne que les sources médiévales. Je dirais bien "d'uh !" mais visiblement on l'a reproché à Poul Anderson, donc bon... Personnellement je pense que c'est inévitable, mais que cela peut être accompli avec respect. (C'était son cas, d'ailleurs !)

L'inconvénient, c'est le risque de voir cet aspect colorer un peu trop mon angle d'approche, au risque de prendre le pas sur les sources. C'est un numéro de funambule des plus ardus, trouver l'inspiration dans une situation difficile, sans laisser celle-ci avaler le projet. Je pense avoir réussi cet équilibre jusqu'ici et, encore une fois, il me semble que je reste dans la continuité de ce qui se fit jusqu'à présent. Comme il n'y a pas un seul personnage dans Heldenzeit qui me correspondrait ou me représenterait, cela m'évite l'écueil d'une trop forte identification, d'un avatar qui viderait le héros d'origine de sa substance (comme Ortnit de son armure, haha... ha...) pour m'y projeter à sa place. Au final, il y a tant de personnages différents qui me servent de catharsis qu'on peut raisonnablement dire que c'est le livre lui-même qui fait ce travail. Et de toute façon, une fois de plus, j'ajoute rarement des éléments qui ne soient pas déjà présents d'une manière ou d'un autre, et quand je le fais, ils ne contredisent pas les sources. C'est un bon garde-fou, ma règle d'or, et je compte m'y tenir.

jeudi 20 mai 2021

La dent de Starkađ

 « Alors Starkađ songea à s’échapper, mais Sigurđ le poursuivit et fit tournoyer son épée Gram et le frappa de sa garde dans la mâchoire si puissamment que deux molaires tombèrent de sa bouche. C’était un coup stupéfiant. Puis Sigurđ ordonna au gredin de s’en aller et Starkađ s’enfuit, et je récupérai l’une des dents pour l’emporter avec moi. Elle est désormais accrochée à une corde de cloche à Lund, au Danemark et pèse 200 grammes ; et les gens viennent la regarder là où elle se trouve comme une curiosité. » Norna Gests Þáttr, chap. VII.

Depuis que j’ai lu ce passage, je me suis souvent demandé à quelle église – si déjà une en particulier – ce passage faisait référence. D’autant qu’entre-temps, j’avais déménagé à Lund, cela ne faisait qu’augmenter ma curiosité. J’étais naturellement porté à croire qu’il devait s’agir de la cathédrale, la Domkyrka, et je voyais des liens ou livre partir du même principe, mais le texte lui-même n’y faisait pas explicitement référence, et comme une visite au musée Kulturen vous en informera (si vous avez l’occasion, allez voir), Lund a eu un très, très grand nombre d’église un peu partout sur le territoire de la commune, y compris une cathédrale concurrente à Dalby. Bref, si Norna Gest parlait d’un lieu en particulier, je ne pouvais que partir en conjectures.

Sauf qu’en fait non. Il y a bien une version de la Fornaldasögur Norđurlanda (qui contient le Þáttr) (manuscrit AM 62) qui donne explicitement comme lieu de cette relique bien curieuse la cathédrale de Lund ! 


Mieux encore, j’ai entre temps appris que cette dent n’apparaissait pas que dans le Þáttr qui sert de cadre narratif à mon projet, mais dans deux annales médiévales. Dans la Lögmanns-annáll, un clerc islandais du XVème siècle fait un voyage, d’abord la Norvège, puis plus au sud où il est le témoin de reliques du Christ, de la vierge Marie, de Jean le Baptiste (jusque là, rien de surprenant) ainsi que d’une molaire géante et de la garde de l’épée de Sigurd Meurtrier de Fafnir. Le lieu de ce pèlerinage est assez confus, probablement Aachen / Aix la Chapelle, mais il n’est pas certains que les reliques saintes et les reliques héroïques se soient trouvées au même endroit.

Et pourtant, il y a encore une autre source, les Annales Ryenses, évoquant un chevalier allemand qui aurait rapporté du Danemark une molaire de Stacathær / Starkađ jusqu’en Allemagne, autour de 1252. Aussi devient-il tentant de reconstituer une chronologie légendaire de cette fameuse dent, ramassée par Norna Gest et déposée à la cathédrale de Lund comme curiosité, emportée par le chevalier Henrik Æmælthorp du Danemark vers l’Allemagne de nombreux siècles plus tard, pour y être ensuite admirée par le clerc islandais Arne Ólafsson deux siècles après cela. Mais s’agit-il de la même dent ? Après tout, Starkađ en perdit deux face à Sigurd…

Quoi qu’il en soit, on retrouve deux témoins « dignes de foi » prétendant avoir vu, voire possédé cette dent géante évoquée par un Norna Gest totalement légendaire, à plusieurs siècles d’écart, ce qui souligne à tout le moins la force et la vivacité de cette légende. La fonction symbolique de Starkađ, le héros national danois (alors qu’il est un immigré estonien ou finnois, selon les sources) est ici appuyée par le fait qu’on vient voir sa dent comme on le ferait d’un os de saint, et la garde de Sigurd est mise en parallèle avec les vêtements de Jésus ou de Marie. Ce sont des reliques d’un âge légendaire certes révolu, mais qui inspire encore l’admiration et une certaine forme de devotio. Le fait qu’on ait affaire à des personnages liés aux anciennes croyances n’enlève rien à l’inspiration qu’ils prodiguent.

Ce serait quelque chose que j’adorerais mettre dans le Projet Vineta, mais le cadre narratif se déroule en 998, aussi ne pourrais-je qu’évoquer la présence de la dent à Lund, et en aucun cas Arne ou Henrik. Aussi je me permets de vous partager cette petite anecdote en bonus de cette manière.

J’en profite aussi pour partager l’hypothèse de William Layher sur la raison de lier la dent du géant Starkađ à la cathédrale de Lund. En effet, pourquoi ce lieu plutôt qu’un autre ? Y avait-il une raison qui pourrait pousser les gens du septentrion à la période médiévale d’associer cette cathédrale avec un géant, a fortiori Starkađ ? Et bien il se trouve que oui ! Dans la crypte magnifique et très spacieuse de l’édifice, il y a une sculpture représentant un être soutenant un des piliers. Aujourd’hui, les historiens sont plus ou moins d’accord pour dire qu’il s’agit du géant biblique Samson, pourtant, au Moyen-Âge, on le connaissait seulement sous le nom de Jätte Finn, soit Finn le géant. On se souviendra que dans l’imaginaire nordique les géants vivent à l’Est, et les Finlandais et Estoniens sont régulièrement associés à cette race. Starkađ lui-même vient de ces terres-là. Quel géant Finn plus célèbre que Starkađ, le héros du Danemark ? Partant de là, si une église devait accueillir la dent du héros aux trois vies, il n’y avait finalement pas meilleur choix.


Interprétation alternative : Davy Jones.


Et si j'ai bien compris, ce personnage un peu grotesque sur le pilier de droite serait Dalila, la femme de Samson... j'espère me tromper de pilier, sinon pauvre Dalila...

Où est Jätte Finn ?

Petit bonus rigolo sur le fronton de la cathédrale :


Vous vous demandez peut-être pourquoi le personnage à droite de Jésus porte une plaque d'égoût dans sa main ? Et bien, ce n'est évidemment pas une plaque d'égoût mais un grill. Il s'agit de Saint Laurent de Rome, et cette grille est l'attribut de son martyr. Brûlé vif par les Romains, il aurait lancé à ses bourreau : "Je suis cuit de ce côté-là, vous pouvez me retourner."

Il devint le saint patron des cuisiniers et rôtisseurs.