Avec un titre pareil, rangez les ballons colorés et les cotillons, on ne va pas beaucoup rigoler, ce coup-ci. On ne va pas forcément non plus aller dans le détail, car c'est un sujet extrêmement vaste, d'autant que les sources regorgent littéralement de violence, d'abus et de maltraitance, aussi bien physiques que psychologiques : viols*, tortures, manipulations, inceste, choix qui n'en sont pas, etc. Mon propos, dans ce billet, ce ne sera donc pas de développer un catalogue exhaustif, mais plutôt de réfléchir à mon approche du sujet, à travers un exemple précis : la relation entre Seyfrid et Witege.
Avant de commencer, je me dois de préciser une chose : dans le Projet Vineta, Seyfrid a un passif de brute et de gros con. Comme je sais que cela peut surprendre au premier abord, je vais prendre le temps d'expliquer d'où ça vient.
Selon les sources, Sigurd/Siegfried a deux enfances bien distinctes. Dans celles majoritairement de tradition scandinave, il est un prince parfait, bon, gentil, Gary Stue. Les Nibelungen adopteront la même approche, parce qu'ils en font un héros courtois et que bon, ça vient avec des prérequis. Mais une partie de la tradition continentale, notamment la Þidrekssaga et le Hürnen Seyfrid, ainsi que quelques autres références, racontent une autre histoire, probablement plus archaïque... où notre jeune héros est ce qu'on appellerait aujourd'hui un bully, qui harcèle les servants et apprentis comme une brute de cour d'école, en toute impunité. C'est un connard, à tel point que le forgeron qui s'occupe de son éducation essaye de le piéger afin qu'il se fasse bouffer par des dragons (dans les versions scandinaves, le forgeron Regin veut le trahir pour d'autres motifs).
L'une de ses victimes est alors le forgeron Velent, encore enfant à cette époque, maltraité physiquement au point que son père Vadi le retire de la forge de Mime pour lui donner son éducation ailleurs. On a donc un Sigurd tellement méchant qu'un parent d'élève a changé son fils d'école, en gros. Cela vous donne le niveau, et éclaire à quel point on est loin du Gary Stue des versions scandinaves et des Nibelungen. On s'étonnera donc moins de trouver Siegfried comme un antagoniste dans la plupart des récits impliquant Dietrich (dont Witege est un compagnon). Dans la Rabenschlacht, Siegfried va jusqu'à se battre pour l'immonde Ermrich, empereur cruel et fratricide, et Némésis de Dietrich. Cela n'a aucun sens d'un point de vue "géopolitique", si on me pardonne l'expression, ni même dans le parcours littéraire de Siegfried, mais on conviendra que c'est bien là la place idéale d'une brute épaisse : au service du monstre de l'histoire.
Alors oui, il change, il passe les épreuves initiatiques, devient un homme, tout ça, tout ça. Mais j'avais envie d'élaborer sur ce thème à travers un mécanisme de survie malheureusement fort commun des victimes de ce genre de connards : la réplication. On répète, on imite, on devient une brute soi-même pour se protéger d'abord, pour résister, et, comme souvent on ne peut pas affronter plus fort que soit, on se tourne vers les autres... Les sources n'explicitent jamais précisément pourquoi Seyfrid se comporte ainsi, néanmoins, on a généralement un résumé de son lignage (procédé classique du genre) et donc on sait que son père est mort, sa mère en a bavé, a donné naissance au héros en exil, bref, ils sont apatrides, ils ont été trahis par plus ou moins de personnes selon les sources. Seyfrid et sa mère ont une vie de merde, et ont énormément souffert. Seyfrid sait qu'il lui incombe la responsabilité de venger son père et reprendre ses terres, mais il n'est qu'un enfant, sans pouvoir, sans choix, et à qui il semble qu'on ne "fait rien" pour restaurer le bon ordre des choses. La causalité entre ce conflit et son comportement n'est jamais explicite dans les sources, mais me paraît évidente, c'est pourquoi j'ai trouvé très intéressant de l'explorer. C'est l'impuissance de Seyfrid qui le transforme en brute et en bully.
Or, s'il parvient à accomplir son parcours du héros, cela ne se fait pas sans conséquences, ni sans victimes. Dans la Þidrekssaga, Velent se fait malmener par lui, avant de finir ailleurs (ce qui ne va malheureusement pas le préserver des brutes et d'agresseurs en tout genre, torture et mutilations à la clef...). Son fils, Witege, voyant ce que la profession de forgeron a apporté comme malheur physique et mental à son père, refuse de le suivre dans cette voix et préfère devenir... un guerrier. En soit, il est déjà intéressant de constater que le fils ne veut pas de la faiblesse du père et choisit la voie qui le garantie d'être du bon côté de l'épée.
Pour le Projet Vineta, j'ai triché, je l'admets, et j'ai fait en sorte que ce soit Witege qui soit maltraité et, par conséquent, décide d'arrêter sa formation de forgeron pour choisir la voie du guerrier (tout en gardant également ses réserves vis à vis de l'expérience de vie pourrie de son père.) Déjà parce que chronologiquement, Seyfrid ne peut pas avoir maltraité le père (Velent) lorsqu'il avait 9 ans, puis côtoyé le fils (Witege) dans sa vingtaine en la compagnie de Dietrich, sans être un homme très mûr... or Sigurd/Siegfried meurt jeune. Il était donc logique de faire cette pirouette qui ne trahit pas les personnages mais colle mieux chronologiquement parlant.
Cela ne change presque rien vis à vis des sources, mais pour moi, c'est génial ! Le bourreau et la victime se retrouvent des années après et tandis que Seyfrid va de l'avant, travaillant à faire une personne meilleure de lui-même, on voit Witege qui est devenu un guerrier redoutable, mais surtout un survivant. Il a des principes, ce n'est jamais remis en cause, et pourtant trahira son meilleur ami au moment fatidique simplement pour... rester du bon côté de l'épée. Il aura dans de nombreuses sources la fâcheuse réputation d'être à la fois l'un des meilleurs guerriers de son temps... et un "tueur d'enfants" (comprendre de jeunes guerriers comme Alphart, voire verts et inexpérimentés, clairement déclassés face à lui, comme Erp, Ortwin et Diether lors de la bataille de Ravenne). Inutile de préciser que les actes qui lui valent cette réputation causeront à leur tour bien des malheurs.
L'abus, psychologique ou physique, a la fâcheuse tendance à se répercuter de victime en victime, la plupart du temps sans que les personnes concernées s'en rendent compte. Voilà ce qui m'intéressait avec Witege : confronter Seyfrid le héros qui a vengé son père, repris son royaume et tué le dragon, à Witege qui... est devenu une brute qui n'hésite pas à tuer des jeunes gens et trahir son meilleur ami, si cela lui permet de simplement survivre un peu plus longtemps, comme l'expérience horrible de son père lui a appris. (Oui parce que dans le genre victime changée en bourreau psychologiquement et physiquement sadique, Velent/Wieland/Völund, il se pose là. Mince, j'ai quand même fait une blague, finalement)
Je finirai en disant que, à un âge relativement jeune, en école primaire, j'ai eu affaire à des jeunes Seyfrid, et qu'il m'aura fallu beaucoup de temps et d'errance pour ne finir ni en Wieland, ni en Witege. C'est difficile de travailler sur soi-même pour ne pas répéter les schémas ni intérioriser les mécanismes de violences. C'est ce qui fait que Seyfrid est un héros : il traverse ces épreuves pour arriver à une version meilleure de lui-même. Pas parfaite, bien au contraire, mais pas une copie de ses bourreaux non plus. Il a réussi à casser le cycle. Witege, lui, a échoué.
*Le sujet du viol aura droit à son billet à part.