J'ai évoqué dans plusieurs articles précédents la question des incohérences dans les sources - pas entre les sources, mais bien au sein des sources prises individuellement. L'exemple que j'ai développé est la peau merveilleuse de Sigurd/Siegfried, que le fer ne peut mordre car il s’est baigné dans le sang d'un dragon, ou la corne de celui-ci ramollie par le feu (dans un procédé qui évoque la fabrication du goudron). Il y avait notamment le court article sur l'incohérence de son serment de frère juré, et l'autre, plus long, où je passais en revue les différentes sources évoquant son meurtre.
En résumé, je notais que la tradition scandinave ne s’embarrassait pas des incohérences. Là où la tradition continentale développait le motif du point faible (une feuille de tilleul tombée entre ses épaules empêche le sang de toucher la peau, tout à fait comme le talon d’Achille) exploité pour l'assassiner dans le dos à coup de lance, les Scandinaves préfèrent le meurtre par l'épée (coup dans le ventre ou décapitation), que la peau devrait rendre impossible.
Et pourtant, si on cherche des explications, on peut en trouver... à conditions de prendre son shaker à sources et de ne pas avoir peur des cocktails de traditions. Deux sources peuvent expliquer cette incohérence scandinave, toutefois, si l'une est danoise, l'autre est continentale, et les deux sont tardives. Dans la ballade populaire danoise (fokevise) Sivard og Brynhild, il est dit qu'il faut tuer Sivard (Sigurd, donc) avec sa propre épée, la seule arme capable d’outrepasser son invulnérabilité. Cela explique pourquoi on peut tuer Sigurd dans son lit ou le décapiter en forêt... mais c'est un peu arbitraire. Pourquoi son épée aurait-elle ce pouvoir ? Et bien de manière intéressante, dans le Seyfrid à la Peau de Corne, Seyfrid trouve une épée alors qu'il s'apprête à tuer le dragon, et Kuperan lui dit que c'est la seule épée capable de mordre la corne d'un dragon... ce n'est jamais dit explicitement, mais par extension, celle de Seyfrid (durcie à la corne de dragon).
Ces deux motifs cumulés peuvent expliquer l'incohérence scandinave... mais seulement dans un projet comme le mien. En vérité, ces deux sources sont trop tardives et éloignées (dans le temps et l'espace) pour expliquer des choix faits par des poètes des siècles plus tôt, d'autant que Sigurd n'est jamais tué avec sa propre épée dans les Eddas ou la Völsunga saga. On pourrait défendre l'idée de la survivance d'éléments archaïques congruents, et ce n'est pas complètement impossible. Après tout, le Hürnen Seyfrid contient plusieurs motifs assez anciens malgré un ensemble très merveilleux et tardif. Mais cela reste du domaine de l'hypothèse, du jeu d'esprit.
Pour moi, ce sont des éléments que je peux m'amuser à agglutiner pour expliquer certaines choses, pour développer des motifs, pour créer de la cohérence dans ce fatras de sources, dans un objectif littéraire. J'utilise souvent l'anglicisme retconner (de l'anglais retcon, retroactive continuity), le principe d'introduire après coup de nouveaux éléments qui permettent de relier des points d'intrigue autrefois distincts, voire de faire fonctionner des points contradictoires par une pirouette. Cette technique, les poètes médiévaux ne se privaient pas de l'employer, comme probablement tous les humains qui ont un jour repris des vieilles histoires à leur compte. Je pense qu'aime tous remettre de l'ordre dans des versions contradictoire, et trouver les astuces nécessaire est un amusant passe-temps. (J'ai un ami qui partage cette passion, si l'univers de Warhammer vous intéresse.)
En revanche, un chercheur universitaire lèverait un sourcil et balaierait sans doute cette soi-disant explication d'un revers de la main. Il y a évidemment des hypothèses émises et de la spéculation, par exemple avec le Brot af Sigurðarkviða in meiri, version considérée comme la plus ancienne de la légende de Sigurd et qui ne subsiste qu'en fragment, mais que de nombreux chercheurs ont tenté de reconstruire. L'objectif étant, sur la base de tous les fragments épars de la légende et à ses versions successives, de reconstituer une ur-version de la légende. Le contenu de cette version hypothétique est encore âprement discuté, et tant qu'on ne retrouvera pas le texte entier dans un vieux volume oublié (les chances que cela arrive sont infinitésimale), nous ne saurons jamais ce qu'il en est. Tout ceci n'est donc que suggestion réservée, en pleine conscience de cet aspect purement spéculatif.
Dans la recherche, la vraie, il faut savoir rester prudent quand on cherche à unifier ou mettre sur un même plan des sources écrites à plusieurs siècles d'écart aux quatre coins de l'Europe, dans des contextes de styles et genres littéraires différents, par des cultures différentes, dans des systèmes politiques et religieux différents, quand bien même les poètes travaillent bel et bien le même matériau légendaire. Un peu comme les gens qui cherchent à connecter des peuples d'un peu partout sur le globe parce qu'ils ont construit des monuments plus ou moins pyramidaux, ou que des ruines se retrouvent sur la même ligne arbitraire sur une carte. Oui, ça peut être amusant, mais pour un historien ou un archéologue, ça ne vaut rien.
D'autant que, comme on l'a vu, les sources successives ont déjà commencé ce travail de retcon, comme un mille-feuilles de versions revues et "corrigées", et que retrouver "la vraie version originale" est illusoire. Mais pour quelqu'un comme moi, dont le but n'est pas de rédiger une thèse mais une bonne histoire, la voie est plus libre, et je peux me permettre une certaine licence créative, mélanger les sources, secouer des cocktails.
Ce sont deux approches différentes des sources, qui, certes, impliquent toutes deux un gros travail de recherche pour ne pas faire complètement n'importe quoi, et une certaine rigueur aussi, mais pas à égalité. Comme je l'ai dit, je ne suis pas soumis, et de très loin, aux mêmes contraintes qu'un universitaire. Je sais que je reviens toujours aux sources, mais je pense qu'il était important de rappeler que je ne prétend pas faire un travail de qualité universitaire. Je relie tous les points que je veux, comme je veux, si je veux.
C'est le privilège du poète sur l'académicien.