Dans un précédent billet, j'ai déjà parlé de la tendance qu'a Dietrich de Bern a rencontrer, disons... des contretemps... dans ses aventures. Pas juste des complications et des péripéties, non, non. Dietrich a la lose. Mais sa détermination et sa résilience face à l'échec en font un personnage admirable et inspirant.
Aujourd'hui, j'aimerai développer le motif de la malchance qui lui colle à la peau, et évoquer un aspect que j'ai laissé de côté la dernière fois et que je trouve assez fascinant, et qui en plus est une conséquence directe de cette poisse, à savoir ces moments où Dietrich pue tellement l'échec que ce sont les autres qui doivent résoudre la situation, pendant que le héros s'assoie place passager.
Prenons le Sigenot, par exemple. Dietrich apprend par son mentor Hildebrand qu'un géant traîne dans les parages avec l'intention de se venger du Bernois pour le meurtre de ses parents, Hild et Grim (encore une fois j'en parle justement dans le billet précédent). Hildebrand déconseille à Dietrich d'aller à sa rencontre, mais comme on l'a vu, les bons conseils du maître d'armes sont régulièrement (si ce n'est systématiquement) ignorés. Notre héros va donc retrouver le géant Sigenot dans les bois et ça se passe pas super bien. Dietrich essaie même d'apaiser le héros et éviter le combat (le fameux motif de la Lâcheté de Dietrich), ça ne parle pas trop à Sigenot qui l'assomme et l'emporte dans sa grotte / donjon où il enferme notre héros avant de retourner à Bern pour s'occuper de Hildebrand (qui, on l'a vu, a également participé au meurtre de Hild et Grim), et rebelote, le géant domine le héros et l'emporte dans ses geôles. Comment vont-ils s'en sortir ? Quelle astuce trouvera Dietrich pour les tirer de ce mauvais pas ?
Aucune.
C'est Hildebrand qui réussit à défaire ses liens, tue Sigenot et libère Dietrich avec l'aide un peu random d'un nain.
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Le nain Eggerich révèle à Hildebrand où se trouve l'échelle qui permet à Dietrich d'être sauvé.
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Il existe deux versions de l'histoire, puisqu'au Sigenot on a ajouté le Jüngere Sigenot, une version plus tardive (comme ce fut le cas pour le Hildebrandslied et le Jüngeres Hildebrandslied), qui comporte plus de détails, mais cet élément central d'un Dietrich impotent dans les geôles et sauvé par Hildebrand reste identique. Certes, Dietrich sauve préalablement un nain d'un homme sauvage et ça va lui être bénéfique par la suite, quand il se retrouvera comme un con dans la fosse à serpents où le jette Sigenot (mais une pierre magique offerte par le nain lui évite les morsures), c'est pourtant toujours Hildebrand qui fait le gros du boulot.
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Dietrich affronte un homme sauvage pour sauver le nain Baldung,1470 |
Après, Dietrich en damoiseau en détresse, capturé par un géant dans un donjon, pourquoi pas ? Peut-on vraiment en tirer des conclusions ? Sûrement Dietrich était-il dans un mauvais jour. Et si, imaginons, il devait défaire un dragon ? Ce serait forcément lui le héros proactif, hein ?
Bon. Parlons de Virginal.
C'est une source avec bien plus de péripéties et l'épisode avec les dragons est finalement presque anecdotique. Néanmoins, il en dit long sur la capacité de Hildebrand a prendre le contrôle d'une aventure et pendant que Dietrich attend que ça se passe.
Dietrich et Hildebrand sont en forêt quand ils entendent un appel à l'aide. Ils se précipitent à la rescousse et tombent sur un chevalier en train de se faire avaler par un dragon : les jambes et le torse ont déjà disparus, ne dépassent de la gueule du monstre que les bras et la tête du malheureux, qui s'avère être Rentwin, le petit neveu de Hildebrand (le fils de sa nièce). D'ailleurs, c'est Hildebrand qui le sauve de la créature, pendant que Dietrich tue un autre dragon, limite hors champs. Hildebrand est littéralement devenu le protagoniste, même la péripétie est liée à lui et non à Dietrich.
L'épisode se retrouve dans la Thidrekssaga, avec plus de détails. Le dragon vole, désormais, ses griffes labourent la terre comme le soc d'une charrue, bref, on est monté d'un cran dans la dangerosité de la menace. Ici le chevalier en détresse se nomme Sistram, ou Sintram dans la version suédoise, et il est le neveu de Hildebrand. Seulement ici, Hildebrand est remplacé par Fasold (un géant parent d'Ecke pour ceux que ça intéresse). Il semble cependant évident que c'est bien Hildebrand qui est censé accompagner le Bernois, en témoigne le lien familial toujours présent entre la victime et le maître d'armes ici absent.
Dietrich (Thidrek dans cette version mais par souci de clarté je vais rester sur Dietrich) et Fasold rouent le dragon de coups mais le fer ne mord pas. Sistram leur dit d'utiliser son épée qui se trouve... dans la gueule du monstre. Il faut donc un preux pour plonger son bras entre les crocs et extirper la lame. Qui s'y colle ? Vous l'avez deviné, pas Dietrich. C'est Fasold qui risque son bras et s'empare de l'épée, puis ils tuent le dragon à deux. On a une épisode où on tue du dragon et Dietrich tient le rôle du side-kick !
Cependant, on peut également y voir une qualité qui le distingue profondément de Siegfried. Contrairement au prince de Xanten, Dietrich n'est pas un héros solitaire badass qui s'associe occasionnellement à d'autres (pour leur filer un coup de main car sans lui ils n'ont aucune chance, en plus), non, il est fondamentalement un joueur en équipe. Les aventures de Dietrich impliquent toujours des compagnons, à minima Hildebrand, et quand il part en solo, il se fait plusieurs fois battre et capturer. Il n'y a guère que contre Ecke qu'il obtient tout seul la victoire, au prix de rumeurs infâmantes colportées notamment par Vasolt/Fasold, justement, selon lesquelles il aurait tué le géant dans son sommeil. À croire que l'absence de son crew ouvre la possibilité de remettre son succès en question.*
La manière dont des preux de toute l'Europe désirent se joindre à sa compagnie (au point d'abandonner leurs responsabilités de roi de leur propre pays, comme pour Biterolf qui s'éclipsera comme un voleur de son palais de Tolède pour ne pas être vu de sa femme alors qu'il "fugue" pour rejoindre Dietrich, suivi plus tard de son fils Dielteib dans une quête similaire) a souvent été comparée à un genre de Roi Arthur germanique, sans Graal ni table ronde, mais en quête perpétuelle pour sauver les gens en détresse et rétablir le Bien avec un grand B en détrônant Ermrich, incarnation de la corruption du monde romain tardif. De ce point de vue là, les échecs de loser subis par Dietrich peuvent être interprétés comme des moments permettant à ses compagnons de briller. Au final, le groupe de Dietrich de Bern triomphe, même lorsque le chef échoue.
* en vrai, Sigenot lui fait le même reproche pour le meurtre de Hild, alors que Hildebrand était complice, donc je surinterprète peut-être. Ça pourrait aussi juste être les géants qui sont trop orgueilleux pour reconnaître des défaites à la loyale.
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Dietrich et Hildebrand affrontent les dragons, 1444-48.
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Mais le Virginal offre également un autre exemple de Dietrich capturé. Quoi, vous pensiez que c'était rare ? Que nenni ! Déjà, lui et ses hommes finissent dans les geôles du roi nain Laurin, mais je garde les sources Laurin et Walberan pour un article dédié, et le héros se fait également mettre aux fers dans Virginal, donc.
Il part en avant de son groupe pour se rendre quelque part et se perd en chemin dans les bois avant de se faire défoncer par des brigands (ce sont des géants, évidemment, pas de vulgaires voleurs). Il est donc enfermé à la forteresse du géant Nitger, et son absence se faisant remarquer, Hildebrand (encore lui) assemble une dream team pour venir à sa rescousse. Deux dream teams, même, qui comportent des héros fameux comme Imian de Hongrie, Biterolf et son fils Dietleib, Witege et Heime, bref, ça ne rigole pas, et le tout se règlera par une série de duels pour obtenir sa libération. Au moins l'honneur est sauf, puisque Nitger permet à Dietrich de combattre lui-même dans l'un de ces duels, mais tout de même.
On a un motif récurent de Dietrich emprisonné et sans échappatoire, à moins d'être sauvé. Pas d'évasions héroïques, pas de trucs ou astuces, il attend qu'on vienne le tirer de là. Même dans Laurin, lui et ses hommes ne peuvent se soustraire à la prison des nains que parce que Künhilde, la sœur de Dietleib, trahit son époux Laurin et les fait sortir de leur cellule. On a également un héros qui régulièrement est mis en retrait au profit d'autres personnages, en l’occurrence souvent Hildebrand.
Cette importance du mentor de Dietrich n'est pas si surprenante, considérant que le maître d'armes est un des personnages du légendaire héroïque germanique les plus anciens (qu'il nous reste), le Hildebrandslied étant la plus vieille source du corpus. Cela explique certainement pourquoi le conseil d'Hildebrand est systématiquement judicieux. Lorsque ignoré, la défaite s'en suit, comme dans Laurin, où la troupe de son protégé se fait emprisonner lors d'une expédition contre laquelle il les avais pourtant averti du danger, ou Sigenot, où il tente de dissuader Dietrich d'aller à la rencontre du géant qui le cherche. En revanche, lorsque suivi, le conseil d'Hildebrand offre la victoire, comme lors du combat contre l'ogresse Hild : Dietrich s'y prend mal par trois fois et s'épuise, le maître d'armes lui donne la solution.
Hildebrand, c'est Obi-Wan Kenobi, le mentor badass qui a raison et que son pupille devrait écouter plus attentivement. Sauf que que là, même s'il est vieux (et on le répète souvent), on est tout de même plus sur du Obi-Wan à la Ewan McGregor que papy Alec Guiness, avec tout le respect que je lui dois. Hildebrand dispense les conseils avisés, certes, mais ne se prive pas pour poutrer l'ennemi à coups d'épée. Parfois dans des circonstances où Dietrich brille également, comme au tournoi de la roseraie de Worms, dans le Rosengarten zu Worms, mais aussi, comme on l'a vu, quand Dietrich fait preuve de sa lose légendaire.
D'ailleurs puisqu'on y est, parlons-en de cette malchance. Elle est souvent présente dans le sous-texte, comme on l'a vu dans l'article précédent, notamment dans sa désastreuse campagne inefficace pour reprendre Ravenne. Mais il arrive que cela ressorte carrément dans le texte ! Le meilleur exemple se trouve dans le final du Nibelungenlied où Dietrich déclare (en parlant de ses camarades tombés au combat) : "N'était que je suis poursuivi par le malheur, la mort les aurait épargnés." Dans La Plainte, où Dietrich se lamente encore (c'est un peu le principe du texte, vous me direz) : "J'aurais préféré être mort depuis douze ans" sous-entendu, s'il était mort plus tôt (probablement à la bataille de Ravenne justement), ses camarades n'auraient pas eu à subir ce sort dont il est responsable par sa malchance. Je suspecte que ce soit une référence à la Rabenschlacht, puisque dans ce texte-là, alors qu'il tient le cadavre de son petit frère et dernier parent direct dans les bras, il pleure et dit qu'il aurais préféré mourir et que Diether vive à sa place.
D'ailleurs, cela peut nuancer l'idée que Dietrich soit uniquement poursuivi par la poisse. En effet, malgré les nombreuses batailles où les meilleurs des meilleurs tombent comme des mouches, il survit toujours. Après tout, lui et Hildebrand ne sont-ils pas parmi les rares preux à survivre au massacre catastrophique à la cour d'Etzel ? N'a-t-il pas un peu de bol dans son malheur ?
Ironiquement, Dietrich sauve Frau Saelde (Dame Fortune) d'un chasseur sauvage monstrueux dans une de ses aventures "féériques" (aventiurhaft), le Wunderer. Celle-ci lui est donc redevable et au regard des épisodes suivants dans sa vie, on pourrait la croire bien ingrate. Et pourtant, c'est bien lorsqu'il aura tout perdu, et donc plus aucun espoir de reconquérir son trône par lui-même, que le destin va lui sourire, enfin. Frau Saelde finit par payer sa dette, il fallait "seulement" être patient.
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Dietrich affronte le Wunderer (le monstre) qui a déjà commencé à dévorer Frau Saelde, 1472.
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C'est le terrible malheur de Dietrich de Bern. Tant d'aventures, tant de combats, certains glorieux, mais beaucoup d'échecs. Autour de lui les amis meurent, la parentèle aussi. Lorsqu'il estime qu'une lutte est indigne d'être entreprise, il est accusé de lâcheté. Quand il essaie de renverser l'oncle responsable de sa situation (et d'un bon paquet de proches morts), il échoue. Pourtant, personne ne remet en question son statut de héros. De protagoniste, même, alors que juste à côté, je rappelle qu'on a Hilde-putain de-brand, quoi ! Que de belles leçons que celles-ci : l'échec n'amoindrit pas un homme, et il n'y a aucune honte à dépendre parfois de l'aide d'autrui pour réussir. Il n'y a pas à rougir de partager le succès avec un groupe, plutôt que d'en porter seul les lauriers.
Nous l'avons déjà vu, la qualité première de Dietrich est sa détermination dans l'adversité. J'espère avoir, avec ce second billet, permis de mieux appréhender pourquoi, et surtout de souligner à quel point le sort s'acharne sur lui. Comparé à Sigurd/Siegfried, qui triomphe de quasiment toutes ses péripéties sauf de celle qui le tue, Dietrich en bave. D'ailleurs, hormis son meurtre, les seules fois où Siegfried est en difficulté, c'est lors de duels contre... Dietrich (dans des sources qui font du Bernois le protagoniste). Loser, oui, mais pas incompétent. Et rien ne saurait plus marquer ce rappel au fer rouge que des victoires à la loyale contre le tueur de dragon en personne.
Dietrich échoue beaucoup, oui, c'est vrai, mais Dietrich n'en reste pas moins un héros.