mercredi 26 février 2025

La tradition anglo-saxonne : une brève introduction

J'ai souvent évoqué les traditions continentale, scandinave et féringienne. Il existe cependant une autre tradition, plus distante mais néanmoins connue pour son œuvre centrale, à savoir la tradition anglo-saxonne, et sa figure de proue : Beowulf. Souvent, elle semble mise à l'écart du reste des sources que je partage ici, un peu comme si Beowulf était dans sa propre bulle à la manière d'un Kalevala, par exemple. Une histoire d'anglo-saxons sur leur île, dans leur coin. Or, ce n'est absolument pas le cas.

Je trouve la place de Beowulf comme pierre angulaire de la littérature anglaise fascinante. Pourquoi ? Prenez ses équivalents : la Chanson de Roland pour les Français, qui parle de... Français, défendant leur vie sur leur territoire. C'est même la première œuvre littéraire à le faire, plutôt que de parler de Francs. Le Nibelungenlied, quant à lui, parle de peuples germaniques en des royaumes situés sur le territoire allemand. Beowulf, l'épopée des anglo-saxons, parle de... Danois et Gauts, soit des scandinaves. C'est donc uniquement pour sa langue que cette œuvre possède son statut, car c'est la plus ancienne en vieil anglais, pas pour ses personnages, qui ne sont pas du tout des "héros anglo-saxons" comme Roland est un héros Français ou Siegfried un "héros Allemand". D'ailleurs, les protagonistes de Beowulf sont en réalité liés à toute une constellation de héros majeurs d'autres sagas scandinaves, notamment Hrolf Kraki, un des plus grands héros semi-légendaires Danois, neveu du roi Hrothgar soit l'un des plus importants personnage du poème, excusez du peu. En revanche, personne venu d'Angleterre. Même l'intrigue ne les entraîne jamais sur l'île conquise, alors qu'on évoque pourtant plusieurs contrées, plus ou moins lointaines : la Frise, le Danemark, le Gotland, la Laponie... Non, en dépit de la langue de son poète, Beowulf s'inscrit bel et bien dans le même contexte narratif que la tapisserie légendaire partagée par la Völsunga Saga ou la Saga de Hrolf Kraki. Il était donc normal de l'inclure dans Heldenzeit.
 
John Howe a illustré un magnifique livre qui re-raconte Beowulf. C'est juste superbe !
 
Les références aux sources que j'utilise ne sont certes pas aussi nombreuses qu'on pourrait l'espérer, mais elles sont explicites. On y raconte par exemple très brièvement l'exploit d'un Waelsung (Völsung) qui aurait obtenu un grand trésor en abattant un dragon. Petite subtilité, Beowulf attribue cet exploit à Sigmund (le père), et non à Sigurd (le fils). Dietrich n'est pas mentionné, toutefois Ermanaric, sa némésis, est cité ainsi que le clan des Wulfings, des Gauts qui sont nommés parmi les compagnons de Dietrich ayant survécu au carnage à Etzelburg dans La plainte. Le héros Béowulf porte par ailleurs une cotte de maille forgée par rien de moins que Weyland en personne, que nous connaissons autrement sous le nom de Wieland ou Völund dans les traditions continentale et scandinaves.
 
Brève parenthèse, l'oncle de Beowulf, Hygelac, y meure lors d'un raid en "Frise", information affinée par notre Grégoire de Tours national qui précise qu'il périt plus spécifiquement en Hattuarie, un territoire sous contrôle des Francs, et dans lequel on et trouve entre autres grosses villes... Xanten, l'ancienne capitale de Sigmund et Siegfried. Coïncidence ? Bah en fait oui. Mais c'est marrant tout de même !
 
Mais si Beowulf mérite évidemment toute l'attention et l'amour qu'il a reçu du public, il existe encore quelques textes associés à cette tradition anglo-saxonne. Le plus évident étant évidemment le Waldere que j'ai déjà évoqué ici ou là. Malheureusement, il n'en reste que des fragments, mais il s'agissait de l'interprétation anglo-saxonne du matériau qui donnera le Waltharius, le Dit de Valtari dans la Þidrekssaga, et le Walther und Hildegund, ce-dernier ne survivant lui aussi que par fragments. C'est vraiment triste, mais il faut s'y faire car ce motif revient fréquemment...
 
Il y a également Deor, un poème qui fait un peu de name-dropping parce que le poète vient de perdre les faveurs de son clan au profit d'un barde plus apprécié, et donc il se lamente en se comparant à des gens qui en ont bavé ou pour qui ça a mal fini. Et les deux "groupes" de noms prestigieux sont liés à la tapisserie héroïque germanique : le forgeron surnaturel Weland (Wieland/Völund on le rappelle) et sa victime  de viol et instrument de vengeance, la pauvre Beadohild (Bödvildr), mais aussi Theodoric (Dietrich, enfin !) et son bannissement par Eormanrices (Ermanaric / Ermrich). Là encore, terrain bien connu.
 
Widsith, le poète éponyme de cette œuvre, lui ne fait pas "un peu" de name-dropping, il nous bombarde de références savantes pour bien poser ses bourses (de monnaie) sur la table et montrer c'est qui le patron. Le monsieur connaît plein de héros et il compte bien nous le faire partager : les rois, qui était avec eux, et qui était avec ceux qui étaient avec les rois, comment s'appelaient leurs chevaux, vous saurez tout. Le gros avantage pour quelqu'un comme moi, c'est que le texte est une mine de petite références pratiques à réemployer.
 
Par exemple, certains s'étonneront certainement que Hagen, dans Heldenzeit, possède un fief à Rugier-Holm (Rügen), alors que les traditions continentale et scandinave ne l'évoquent jamais. Ne cherchez plus, c'est dans Widsith. Or, comme la ballade féringienne de Högni fait quitter au héros son fief par bateau, ce qui n'est pas exactement cohérent avec les sources habituelles, mais logique pour des gens qui vivent sur un archipel. Avec ce détail de Rugier-Holm j'ai pu garder cette scène et, de ce fait, référencer deux sources souvent ignorées.
 
Sinon, pour en revenir au Widsith, Eormanric (Ermrich) règne sur les Goths, Attila sur les Huns, Finn sur la Frise (on va très vite y revenir), les Wulfings sont encore mentionnés, Heorot également, la grande halle des Danois dans Beowulf. Bref, là on a des références de partout et on est tout à fait dans le même bouillon. Tout est connecté, tout le monde existe dans le même univers.
 
Et justement, voici Heorot, vue par John Howe.
 
Enfin, le dernier texte de ce corpus est Finnsburg, ou la Bataille à Finnsburg, ou le Massacre à Finnsburg (j'imagine que ça dépend du point de vue de chacun). Là encore, hélas, pas un texte complet mais un fragment. Les événements décrits sont très Game of Thrones saison 3, si vous voyez ce que je veux dire, et on en connaît une version plus courte grâce à... Beowulf, et oui, et le protagoniste règne sur la Frise et s'appelle Finn. Oui, celui-là même cité dans Widsith. Là encore, comme pour le reste, on a un texte en vieil anglais, avec un point de vue moral et culturel anglo-saxon, évidemment, mais fermement établi dans le grand bac à sable héroïque des germains continentaux et scandinaves. 
 
La grosse différence avec les autres traditions est que, mis à part Waldere, les autres textes font uniquement référence aux autres traditions (Dietrich, Sigurd, Völund) sans faire intervenir ces personnages directement, car les intrigues se déroulent longtemps après dans la chronologie légendaire, et Sigurd et Dietrich sont depuis longtemps du passé. Beowulf se passe durant l'âge de Vendel, soit précisément entre la migration des peuples de la fin de l'Antiquité Tardive qui sert de scène au drame des Burgondes et des Nibelungen, et l'âge Viking, dont Beowulf est par ailleurs plus proche de part sa connexion à Hrolf Kraki. Ceci explique donc cela : nous sommes dans le même univers, mais à un autre point de la frise chronologique, causant cette "mise à l'écart" récurrente de la tradition anglo-saxonne.
 
J'ai relativement peu évoqué cette tradition jusqu'ici à part Waldere très brièvement ainsi que quelques références à Beowulf, mais pas par faute d'intérêt ni d'usage. Waldere et Widsith m'ont déjà été très utiles et avec les chapitres à venir, c'est Beowulf et Finnsburg qui requièrent toute mon attention, je relis les sources en mode prises de notes et griffonne dans mon carnet, et c'est ainsi que je me suis rendu compte que j'avais négligé d'évoquer ces textes sur ce blog. Je ne vous ai pas fait un copier-coller de Wikipedia, si vous êtes intéressés et voulez les détails techniques, vous savez comment ça marche. Non, je souhaitais seulement introduire les sources ici et pourquoi elles trouvent naturellement leur place dans mon corpus pour Heldenzeit.
 
Voilà, c'est fait.