mardi 21 novembre 2023

La "vraie version" est un mirage : sources comparées

Die Nibelungen, Fritz Lang.
J'avais déjà un peu évoqué le sujet dans mon article sur Brynhilde, mais je me suis dit qu'il pourrait être intéressant de montrer ce qu'implique l'écriture d'un chapitre de Heldenzeit en terme de comparaison de sources. Pour ce faire, quoi de mieux que de prendre un exemple concret. Pas un exemple trop foufou non plus, rassurez-vous, ça ne partira pas dans tous les sens, c'est vraiment pas pour provoquer la confusion ou vous retourner le cerveau. En revanche, j'aimerai, par la démonstration, toucher du doigt un élément crucial qui s'est imposé à moi durant le projet, et que j'essaie d'intégrer au récit même de Heldenzeit :

Il n'y a pas de "vraie" version authentique de ces histoires. Ce n'est pas comme Le Seigneur des Anneaux ou Harry Potter, il n'y a pas "les livres d'origine" offrant une histoire cohérente qui aurait été dévoyée avec le temps. Les Eddas et le Nibelungenlied ont été mis sur vélin à peu près à la même époque et, on va le constater, ces sources diffèrent déjà grandement. S'il a un jour existé une Ur-Legende de Sigurd, nous ne le saurons jamais, et si c'était cas, il est fort improbable qu'elle soit réellement reconnaissable. Même le combat iconique contre le dragon ne saurait être garanti, puisque dans Beowulf, c'est Sigmund, son père, qui est loué comme un tueur de dragon. Les légendes héroïques germaniques sont des amalgames en perpétuelle évolution, c'était vrai au Moyen-Âge, et ça l'est encore.

Alors je ne développerais pas quels éléments j'ai gardé, ou pas, ni quelles pirouettes ont été nécessaires pour faire fonctionner ce que j'ai décidé d'utiliser dans mon chapitre, non, ça n'est pas mon objectif et de toute manière vous pourrez vous le lire directement quand j'aurais fini. Ici, je souhaite seulement montrer comment un épisode, centré sur un événement particulier, va puiser dans des sources diverses et à quel point toutes ces sources sont à la fois congruentes et... parfois contradictoires. L'épisode en question concerne la querelle des reines entre Krimhilde / Gudrun et sa rivale Brynhilde, en étendant jusqu'à la conséquence funeste (attention divulgâchage), à savoir la mort de Siegfried / Sigurd (je vous avais prévenus)(quel scoop).

Les sources utilisées sont les suivantes :

La Chanson des Nibelungen

La Þidrekssaga

La Saga des Völsungs

L'Edda Poétique (plus précisément : La prophétie de Grípir, Fragment du chant de Sigurd, Premier et Second chant de Gudrun)

L'Edda en Prose (plus précisément le Skáldskaparmál)

La ballade de Brynhild

Voilà, à partir de là on va voir comment le récit de la rivalité entre les deux reines va être décrite à travers l'espace germanique, au fil du temps. Je ne vais pas revenir en détail sur les racines du problème entre les deux femmes, j'en ai déjà parlé sur ce blog, aussi me concentrerais-je sur les événements qui se déroulent après le double mariage.

L'incident initial qui déclenche les hostilités ouvertes.

Dans tous les cas, Krimhilde / Gudrun et Siegfried / Sigurd sont de visite chez Brynhilde et Gunther / Gunnar. Les sources s'accordent à décrire alors un manquement à l'étiquette, où un personnage manque de respect à un autre, en raison de son rang (supposé) inférieur.

Dans la Saga des Völsungs, comme dans les Eddas, l'incident a lieu en allant à la rivière (voire le Rhin pour la Völsunga saga), soit pour se baigner, ou se laver les cheveux selon l'Edda en Prose et la Ballade de Brynhilde. Dans cette dernière, c'est Gudrun qui s'avance plus loin dans l'eau, tandis que toutes les autres sources font de Brynhilde l'arrogante reine qui ne supporte pas que l'eau salie par une inférieure ne coule sur ses cheveux.

S'en suit un concours de qui a le meilleur mari, voire également le meilleur père dans la saga des Völsungs. Problème : les exploits du mari de Brynhilde, Gunther / Gunnar, sont falsifiés et immérités, alors que Krimhilde / Gudrun a épousé le tueur de dragon local... et qu'elle peut prouver la supercherie autour de Gunther en produisant l'anneau que Siegfried / Sigurd lui a dérobé lors du viol nuptial dont je parlais déjà ici. L'Edda en Prose insiste sur le fait que Gudrun se fout littéralement de sa gueule et lui rit au nez en lui montrant l'anneau dont elle cite même le nom (Andvaranaut), là où la saga des Völsungs la montre plus factuelle et surtout agacée par les insinuations fausses contre elle et son mari. Brynhilde, humiliée, est pâle comme la mort et silencieuse.

Dans la Þidrekssaga comme le Nibelungenlied, on quitte les berges du Rhin pour un contexte de cour. Dans la première, c'est lorsque Brynhilde entre dans la grande salle que Gudrun refuse de se lever de son siège, contrairement aux autres personnes présentes, car elle s'estime (à raison) être de statut social égal, ce que dispute évidemment sa rivale. Brynhilde est à l'offensive puisqu'elle se vante de siéger à la place qui fut celle de la mère de Gudrun, Grimhilde. Ici c'est elle la reine maintenant, capiche ?

Elle insulte Sigurd en référençant un attribut peu courant des jeunesses de Sigurd / Siegfried, à savoir son côté Wilder Mann un peu sauvageon. Après cette diatribe bien insultante, Gudrun lui fait une Jean-Noël Grandhomme et répond que certes, elle a bien parlé, mais elle n'avait rien à dire, et lui sort là aussi l'anneau comme preuve que la parole de Gunther = pipeau. Brynhilde comprend qu'on lui a menti et pire que tout, cette révélation a lieu devant beaucoup de témoins, elle est muette également, mais devient cette fois rouge écarlate, et quitte carrément la ville de honte.

Dans le Nibelungenlied, on est toujours à Worms, mais cette fois dans un contexte de tournoi. En effet, Brynhilde n'a pas arrêté de tanner son mari parce que, à Xanten, Krimhilde a l'audace de se croire une reine égale à elle, alors qu'elle a épousé un vassal de Gunther. Tu te rends compte ? Non mais Allô ! Gunther se dit qu'il faut absolument trouver une distraction tellement il n'en peut plus, sauf que Gunther, c'est pas le scramasaxe le plus affûté de l'armurerie, il avait pas calculé qu'en invitant Siegfried à la fête, bah il allait mettre Krimhilde sous le nez de sa femme et que, peut-être, c'était pas la meilleure distraction du monde. 

Ce qui devait arriver arriva, les deux femmes sont assises côtes à côtes devant le tournoi, et ça joute plus fort en mode passif agressif dans les tribunes que dans la lice, si vous voyez ce que je veux dire. Toujours le concours de meilleur mari, de meilleur roi (c'est les mêmes dont on parle, donc bon). Agacée par les accusations de vassalité, Krimhilde compte prouver la fausseté de celles-ci, non pas avec l'anneau (pas tout de suite), mais en défiant Brynhilde : elle entrera dans la cathédrale avant elle, parce qu'elle le peut (le principe de bienséance de "qui passe avant qui" est donc similaire à la version baignade, mais le contexte social change : beaucoup de témoins, et un cadre formel). Plus tard, elles vont encore s'engueuler sur le parvis de la cathédrale, et Krimhilde met ses menaces à exécutions, provoquant LA conversation où Krimhilde avoue la vérité honteuse à Brynhilde devant tout le monde. J'aime beaucoup le détail de Brynhilde, humiliée, qui doit attendre toute la messe avant de pouvoir demander une preuve, et c'est la "messe la plus longue de sa vie". Krimhilde prouve ses dires en montrant l'anneau et la ceinture prises par Siegfried durant la nuit de noces.

Partant de là, on a une Brynhilde humiliée, parfois en privé, parfois en public, la plupart du temps parce qu'elle a cherché la merde et provoqué sa rivale. Il faut comprendre qu'elle est décrite comme croyant que Gunther a bien accompli ses épreuves pour obtenir sa main, ou qu'elle s'est résignée à le croire, en tout cas. C'est un mélange de jalousie (Krimhilde a épousé son premier choix, Siegfried / Sigurd) et d'orgueil : tandis qu'elle jurait de n'épouser que le plus courageux des hommes, qui ne connaît pas la peur, on lui a vendu que Siegfried / Sigurd était un vassal au service de Gunther / Gunnar, et elle ne supporte pas qu'on accorde leur accord autant d'égard, comme à des égaux. Dans le contexte culturel de l'époque (des manuscrits, pas du récit mythique, donc autour du XIIe siècle) ce n'est pas un détail anodin : la structure sociale se doit d'être rigoureusement respectée, a fortiori dans la hiérarchie stricte de la noblesse. 

À ce stade, Brynhilde a été trompée, plus d'une fois et de presque toutes les manières, elle est dans son droit d'être un poil remontée. D'ailleurs, l'impression générale que Brynhilde est bien la victime (en tout cas à ce stade de l'histoire) trouve un écho intéressant dans la Ballade de Brynhilde, qui comme son nom l'indique est centrée sur ce personnage et adopte son point de vue. On ne sera donc pas surpris que c'est la seule source où, lorsque les deux reines se baignent à la rivière, c'est Gudrun qui s'avance plus loin dans l'eau pour la provoquer et l'humilier, passant donc à l'offensive en premier et renforçant la victimisation de Brynhilde (que toutes les autres sources désignent pourtant comme celle qui initia la querelle).

Pourtant, la Völsunga Saga évoque une trêve temporaire. Gudrun parle d'abord à Sigurd pour lui demander "c'est quoi son problème ?" et Sigurd est un peu gêné. Elle lui dit qu'elle demandera à Brynhilde si elle regrette son choix d''époux et Sigurd lui conseille de ne pas. Juste pas. Une conversation a tout de même lieu et les deux femmes s'expliquent, Gudrun se justifie : elle n'y est pour rien à son malheur et n'aurait notamment pas eu connaissance des vœux prononcés par Sigurd et Brynhild, ce qui est intéressant car si Sigurd ne s'en est pas souvenu dans cette source, c'est à cause d'une potion d'oubli, potion concoctée certes par la matriarche des Gjukungs, Grimhild, mais servie par... Gudrun elle-même. Brynhilde rejette cette tentative de se rabibocher en l'accusant d'hypocrisie et de fausseté. Elles se menacent un encore un peu mais une courte trêve s'en suit, cependant, le mal est fait.

Brynhilde a subi un outrage. Seulement voilà, pour obtenir réparation, elle ne peut pas le faire elle-même, car c'est une femme. Elle doit l'obtenir par un parent masculin ou un époux. Maintenant que le secret est éventé, l'humiliation est insupportable : elle exige donc vengeance auprès de son époux et de sa fratrie, puisqu'ils sont les seuls à avoir le droit de le faire. Et pour elle, il n'y a qu'une seule réparation  envisageable : la mort de Sigurd / Siegfried.

La fratrie des Gjukungs / Nibelungen n'est pas vraiment enthousiasmé de but en blanc. Dans la Saga des Völsungs, Hagen, sur lequel j'ai déjà eu beaucoup à dire, fait même montre du pragmatisme très Realpolitik qu'apprécieront les nationalistes des siècles plus tard : il essaie de convaincre Brynhilde que Sigurd est un atout précieux de son vivant, pour ses richesses, son prestige et ses nombreux alliés. Dans l'Edda Poétique, toutefois, bien qu'il prenne son parti il blâme les mauvais conseils de Brynhilde, un écho à cette stratégie de vengeance qu'il juge contre-productive. Dans les deux cas il dit explicitement que les exigences de Brynhilde vont les mettre bien dans la mouise. Je trouve intéressant que le poète, lui, condamne Grimhild le plus pour les conséquences néfastes de ses machinations. Il y a, dans les sources scandinaves, un vrai glissement de caractère qui s'opère lentement au fil des sources entre la vieille Grimhild, versées dans les potions, et Gudrun/Krimhild à la vengeance cruelle et sanglante, un trait de sorcière, de "grande méchante" où les deux se touchent pour presque se confondre, au point de partager en fait le même nom. Mais c'est un autre sujet, pour un autre jour.

Quoi qu'il en soit, les raisonnements de Hagen en mode Europa Universalis ne convainque pas Brynhilde.

Le Nibelungenlied et la Þidrekssaga, faisant fi de toute trêve, passent également aux hostilités. Hors de question de faire amie-amie. Dans le Nibelungenlied, Brynhilde demande à ce que la chose soit résolue officiellement et publiquement pour laver son honneur dans les règles. Gunther fait semblant d'être outré (je rappelle que c'est lui l'instigateur de tout ce bazar, d'ailleurs dans l'Edda Poétique il accuse aussi Sigurd de mentir et de rompre ses serments, ce qui est est quand même assez fort de café venant de sa part), convoque Siegfried qui non seulement nie (et donc ment), mais blâme sa femme (oui, oui) pour sa langue trop pendue, soit disant qu'il faut éduquer les femmes pour qu'elle ne ragotent pas. Le XIIè siècle, quoi. Hagen jure que Siegfried et Krimhilde le paieront, et il n'a pas trop le choix : l'affaire est révélée au grand jour, il va falloir trancher qui est dans son droit et qui a perdu la face. Hagen choisit naturellement sa reine.

Dans la Þidrekssaga les choses vont moins dans le détail mais le résultat est similaire : Högni se rallie immédiatement à Brynhilde. Cependant, ici il lui recommande de ne pas pleurer et de faire comme si de rien n'était : ça pour trancher, il va trancher, oui, mais pas en publique, et pas seulement d'un point de vue légal, m'voyez. On constate donc que les deux sources majeurs de la tradition continentales ne sont pas sur la même ligne : régler par le droit, ou régler par la vengeance. On voit bien, selon les sources, que le contexte change radicalement : scandale devant témoins ou petits affaires en messes basses, problème essentiellement juridique ou orgueil froissé et pure vendetta personnelle. Le cadre narratif reste le même, les grandes lignes sont plus ou moins inchangées, toutefois les poètes adaptent le matériau à leur audience.

L'Edda en Prose ne perd pas de temps non plus, mais les paragraphes accordés à la légende sont finalement assez peu nombreux, il est peu étonnant qu'on passe tout en vitesse accélérée : dès l’exigence du meurtre auprès de Gunnar et Högni, elle l'obtient. Certes, ils sont frères jurés avec Sigurd mais hé ! pas le petit frère Guthorm, lui il peut assassiner Sigurd, tranquille, sans parjurer ! L'Edda Poétique et et la Völsunga Saga vont même plus loin : comme le cadet est encore vert et qu'il lui manque la force et le courage de commettre un tel acte sur pareil héros, on lui fait boire une concoction de Grimhild (encore) à base de trucs dégueulasses type charogne de loup et bouts de serpents, ah et de la bière, aussi, pour les bulles j'imagine.
 
Le meurtre de Siegfried
 
Die Nibelungen, Fritz Lang.

Alors le meurtre de Sigurd / Siegfried... là on va rigoler. Enfin non, on ne pas vraiment rigoler, encore que si. Deux versions principales existent, au point d'ailleurs que l'Edda Poétique fasse mention des deux, en mode "ici on raconte ceci, mais les Allemands racontent cela." C'est dire comme les deux ont eu un impact fort. Soit Sigurd est assassiné dans sa chambre, au lit, soit on tue Siegfried en forêt. Le Nornagests Þáttr emploie d'ailleurs le même procédé, et si Norna Gest - qui raconte l'histoire - dit préférer la version scandinave (meurtre dans le lit), il mentionne également la version "allemande".

Puisque c'est la favorite de ce bon vieux Gest, commençons avec la version Kaamelot (au lit et avec de l'humour).
 
La version plumard.

La Völsunga Saga, comme souvent, donne la version la plus élaborée. Guthorm doit tuer Sigurd dans son sommeil, mais malgré la potion dégueu, il fait pas trop le malin. Après être deux fois rentré discrètement dans la chambre, il ressort à chaque fois parce qu'il est trop intimidé quand Sigurd le regarde (mais alors en fait il ne dort pas et Guthorm repart genre "je me suis trompé de porte"? Deux fois ? Ou bien Sigurd dort les yeux ouverts comme Gandalf? Expliquez-vous, monsieur le poète anonyme !). La troisième fois, c'est la bonne, Sigurd dort bel et bien et Guthorm le transperce de part en part avec son épée, le clouant au lit, littéralement. (Au passage balançant aux orties l'intrigue sur la peau surnaturelle que le fer ne peut mordre qui était quand même centrale à la caractérisation du perso, comme j'en parlais ici.) Il veut s'enfuir comme le gros lâche qu'il est, mais Sigurd "Badass" Sigmundsson saisit sa propre épée à son chevet et la lance contre son meurtrier qu'elle tranche en deux, une moitié tombant dans la chambre, l'autre dans le couloir. Je vous avais dis qu'on rigolerait un peu quand même ! Moins drôle : tout ceci se passe sous les yeux horrifiés de Gudrun qui dormait aussi, juste à côté. Bon, le monologue final de Sigurd, planté dans son édredon, tranquille avant de mourir, au calme, je sais que c'est une licence poétique mais... imaginez une seconde si c'était dans un film. Gudrun est soit morte de rire, soit traumatisée à vie. Ou les deux en même temps. Bref, c'était la version Kaamelot.

La version champêtre.

Celle-ci est déclinée dans plusieurs sources, toujours avec des variations. Le plan de Hagen dans le Nibelungenlied est particulièrement vicieux. Il fait croire à une déclaration de guerre d'ennemis vaincus plus tôt (mais tout est bidon évidemment), on se prépare donc à la castagne et Hagen s'arrange pour bien faire peur à Krimhilde concernant Siegfried. Sous prétexte de pouvoir mieux le protéger dans la mêlée, il arrive à convaincre Krimhilde non seulement de lui révéler l’emplacement du point faible de Siegfried, mais aussi d'y coudre une petite croix sur la tunique, pour être sûr et certain de connaître où ce serait quand même très dommage que le héros se prenne une flèche ou, je sais pas, au hasard, une lance. Alors qu'ils sont en route, d'autres faux messagers annoncent qu'en fait non, fausse alerte, pas de guerre. Mais bon, puisqu'on est là*, pourquoi ne pas se faire une petite partie de chasse ?
 
*Là, selon les différents manuscrits du Nibelungenlied qu'il nous reste, c'est soit le Waskenwald, c'est à dire les forêts vosgiennes où Hagen et Gunther se prennent la pâtée par Walther dans le Waltharius, soit l'Odenwald, qui semble plus cohérent avec le contexte et la description de leur route, puisqu'ils leur faut traverser le Rhin pour s'y rendre et que Worms se trouve sur la rive gauche, donc côté Vosges, mais voilà, faites-en ce que vous voulez. Personnellement, si on prend en compte toutes ses itérations, un héros manipulé plusieurs fois par Odin, qui chevauche une monture associée par plusieurs sources au cheval d'Odin, tué par une lance... ne pas le faire assassiner dans la Forêt d'Odin, ce serait ballot, quand même. Un peu de symbolisme, merde !
 
Mais assez de digressions géographiques, retournons à cette petite partie de chasse. On s'amuse bien, puis il commence à faire soif, or, il y a une petite source pas loin. Hagen provoque Siegfried à un petit jeu : une course, le premier à source. Siegfried coure et gagne sans se douter qu'il vient juste de se fatiguer comme prévu. Il se penche alors pour boire et Hagen le transperce d'un épieu dans le dos, sur la petite croix. Gunther est un témoin passif, et à l'inverse du motif scandinave, les jeunes frères qui n'ont pas prêté serment (Giselher et Gernot) ne sont pas impliqués du tout. Siegfried blessé à mort mais encore vaillant, tente de se saisir de ses armes mais ne parvient qu'à attraper son bouclier qu'il lance sur Hagen - le touchant sans le tuer. On commence à vouloir inventer une histoire de brigands pour justifier cette mort, mais Hagen, couvert de sang, assume et fait porter le corps ensanglanté jusqu'à la porte de la chambre de Krimhilde.

La Þidrekssaga nous offre une variante intéressante. Pas de fausse guerre orchestrée par Högni, pas de petite croix dans le dos, mais on retrouve la partie de chasse après une période de faux calme et faux-semblants. Sigurd croit que tout est oublié mais il n'en est rien. Högni a ordonné qu'on sale abondamment la nourriture du héros, et à l’échanson de ne pas se presser pour le désaltérer. Högni et Brynhilde décident ici de concert que le jour est venu (alors qu'il est entièrement aux commandes dans le Nibelungenlied). Elle lui promet des récompenses matérielles, ce qui là aussi différencie Högni de Hagen : il ne le fait pas seulement pour l'honneur de la maison burgonde, mais aussi pas mal pour le pognon. Bref, partie de chasse au lard très, très salé, Sigurd a une soif pas possible et va boire abondamment à un ruisseau. Högni l'empale de part en part, et Sigurd leur dit "Je ne m'attendais pas à ça de mon beau-frère, sinon je me serai battu." Et tandis qu'il pousse son dernier soupir, Högni et Gunnar... se congratulent pour une bonne partie de chasse rondement menée ! 
 

Là encore ils ramènent le corps, mais c'est Brynhilde qui pousse la cruauté jusqu'à le faire porter à Grimhild (et je précise pour éviter la confusion que dans la Þidrekssaga, Grimhild = Krimhilde/Gudrun, pas la Grimhild des autres sources. Je sais, c'est chiant, mais je vous avais dit que leur nom a même fini par se confondre). Elle ordonne qu'on dépose le corps ensanglanté directement dans le lit de sa rivale. Finalement, des bois le corps à trouvé son chemin dans le lit. Dans cette version, Högni n'assume pas autant, et essaye même de bidouiller une histoire d'accident genre "il s'est fait percuter par un sanglier", mais Gudrun n'est pas dupe et le foudroie du regard :  "Le sanglier, c'est toi."

#balancetonsanglier

L'Edda Poétique nous dit, dans le Second Chant de Gudrun, que c'est bien en forêt que cela se serait produit, mais en route pour l'assemblée du Thing plutôt que lors d'une partie de chasse. Grani, le cheval de Sigurd, revient alors du Thing auprès de Gudrun, tête basse, mais sans son cavalier. Le corps de Sigurd n'est ici pas rapporté au palais, mais bien abandonné aux loups et aux corbeaux, et c'est Gudrun elle-même qui doit aller le récupérer dans une scène tragique où, seule, elle se lamente sur le cadavre de son époux et désire la mort pour elle-même. Dans le Premier Chant de Gudrun, elle veille son corps couvert d'un suaire mais ne parvient pas à pleurer, et les larmes ne coulent que lorsque quelqu'un retire le suaire du visage et que la reine contemple son amour mort. Moins démonstratif que Högni et Brynhilde larguant sans respect le cadavre dans le lit, mais quelle puissance !

La Ballade de Brynhilde reprend le motif de la partie de chasse, ainsi que celui de la viande trop salé. Ici, plutôt qu'incriminer l'échanson, on a "oublié" la corne de Sigurd, et tout le monde avait des herpès donc on pouvait pas prêter sa corne au voisin (bon, OK, ça c'est moi qui l'invente). Faute de corne et de toute autre alternative, apparemment, Sigurd va boire directement à la rivière. Högni lui tranche alors la nuque avec son épée (exit la lance et le point faible, on en revient à l'incohérence des scandinaves vis-à-vis de la peau durcie au sang de dragon), puis Gunnar, ce vaillant et brave héros, massacre le cadavre à coups d'épée. Il n'est jamais trop tard pour participer, comme disait le président Wilson. 
 
Cela dit, contrairement au Högni des autres versions, couvert de sang mais qui s'en moque totalement, ici ils prennent quand même le temps de changer de vêtements. Étonnamment, dans la source la plus "bâtarde" on retrouve le motif, tiré des fragments les plus anciens, de Grane (Grani) attristé, qui ne se laisse pas approcher par les coupables et reste tête basse auprès du corps. Pourtant, on rapporte bien le cadavre (porté sur son bouclier). Une fois de plus c'est Brynhilde qui leur fait le déposer dans le lit de sa rivale en disant cette phrase terrible : "Comme elle l'eut vivant, qu'elle l'ait mort."

Brunhild dans toute sa puissance dans les Nibelungen de Fritz Lang. Son casque peut sembler curieux, mais c'est en fait un cygne, référence à son statut (pas unanime dans toutes les sources) de femme-cygne, de valkyrie (déchue).
 
Alors je n'ai pas mis tous détails, évidemment, certaines sources ajoutent des éléments uniques mais pas forcément très pertinents pour cette seule comparaison, comme par exemple dans l'Edda Poétique quand Sigurd offre une bouchée du cœur de Fafnir à Gudrun pour lui donner du courage, alors qu'elle se sent écrasée par la terrible Brynhilde, ou la conversation à cœur ouvert entre Sigurd et Brynhild que le poète de la Völsunga Saga a ajouté, où Sigurd avoue à celle qui veut désormais sa mort qu'il l'a aimée plus que lui-même. 
 
Le mieux, c'est encore que vous lisiez les sources par vous-mêmes ! J'espère seulement avoir réussi, par ce modeste article, et puis tout ce blog, finalement, à titiller votre curiosité. Si vous avez lu la Völsunga Saga, déjà bravo, mais vous savez désormais (ou vous le saviez déjà mais je vous l'ai peut-être rappelé)(dites-moi que j'ai pas écris ça pour rien) que ce n'est qu'une version parmi d'autres, et bien des surprises pourraient vous attendre en lisant le Nibelungenlied ou la Þidrekssaga
 
Souvent quand on lit des articles ou des histoires sur Sigurd, Brynhilde, et d'autres, on a cette impression qu'il y a une vraie version dont découlent toutes les autres. Il y aurait un Siegfried, le vrai, l'authentique. Mais ce n'est qu'un mirage. Les sources disent tout et leur contraire, se repompent les unes les autres en ajoutant, retranchant, altérant, avant de subir le même sort un siècle plus tard, à l'autre bout de l'Europe. Je souhaite, par mon travail, participer à ma manière à faire connaître la diversité des sources, et cela commence par trouver le bout de laine sur lequel tirer pour dérouler la pelote. Dans mon cas, ce fut le livre The Legend of Brynhild, de Theodore Andersson (voir ma bibliographie). Mais pour vous ?
 
 
Toutes les sources dont j'ai parlé ici, à l'exception de la Ballade de Brynhilde, sont traduites en français et toujours en publication. Faites-vous plaisir, explorez, jouez au jeu des sept différences, je vous promet c'est rigolo et ça vaut le coup.

En tout cas c'est la base de Heldenzeit. Et croyez-moi, ça va référencer sévère.