Avertissement : ceci est un billet d'humeur. On va de nouveau passer par la pop-culture et je vais pas mal digresser, et même si, promis, ça a un rapport avec Heldenzeit, je n’évoquerais pas des sources ou des thèmes du projet à proprement parler. Plutôt un aspect de moi-même que Heldenzeit a lentement changé.
Travailler sur Heldenzeit aura été une expérience transformative à plus d'un titre. Aujourd'hui je souhaiterai évoquer un aspect qui m'a récemment frappé, et qui est lié à ma manière d'appréhender des univers de fiction depuis... que je lis, en fait. Je l'ai dit à de nombreuses reprises sur ce blog, tout le projet repose sur un principe d'harmonisation de sources disparates sur ce fameux retcon qui réconcilie diverses versions rétroactivement.
Ce principe, je l'ai personnellement découvert avec Star Wars. J'ai été un avide lecteur son Univers Étendu et, malgré toutes les qualités que je lui trouvais, les nombreuses incohérences et contradictions apparemment irréconciliables ne m'étaient pas invisibles, ni les différences parfois absurdes dans le traitement d'un même personnage. C'est pourquoi j'appréciais particulièrement des auteurs comme James Luceno qui s'étaient fait le credo de puiser partout et d'harmoniser autant que possible. J'étais clairement et fermement de l'école retcon, car j'attendais de Star Wars la même cohésion narrative qu'une série d'un même auteur, comme Le Seigneur des Anneaux par exemple. En tant que lecteur, mais aussi qu'auteur, un univers de fiction se devait d'être cohérent et harmonieux.
La version suédoise de l'Appel de Cthulhu |
Les premières fêlures apparurent avec mon amour pour l'univers de HP Lovecraft, le Mythe de Cthulhu (ou Yog-Sothotheries), volontairement criblé d'incohérences car l'auteur ne voulait pas établir un système bien lisse, mais refléter les structures décousues des véritables mythes et légendes. C'est pourquoi les ajouts inventés par des auteurs postérieurs pour faire rentrer le Mythe au chausse-pied dans un système élémentaire bien organisé et bien propre m'a rapidement pris à rebrousse poil. Le Mythe n'avait, pour moi, pas vocation à fonctionner comme une table d'évolution de Pokémons !* Je venais d'accepter le principe, mais n'étais pas prêt à l'appliquer systématiquement. Star Wars n'étais pas le Mythe de Cthulhu, mais une saga, émulant non pas une tapisserie mythique fragmentaire, comme l'univers de Lovecraft, mais plutôt une fresque "historique", en quelque sorte.
*C'est pourtant cette élaboration tardive qui sert de fondation au jeu de rôle l'Appel de Cthulhu, que j'adore... mais ce qui est nécessaire pour un système de jeu avec des règles précises ne devrait pas forcément s'appliquer à la partie littéraire du Mythe.
Les années ont passé, et entre temps j'ai passé une bonne partie de mon temps d'écriture à construire Pax Europæ. C'est clairement un projet pour lequel, en tant que lecteur, j'exigerai de la cohérence et donc en tant qu'auteur j'ai fait de mon mieux. Après, il y a une claire unité d'auteur, l'intrigue reste racontée à la troisième personne, et malgré les multiples points de vue, on conserve une objectivité autoriale. Rien pour bousculer mon amour du "tout est lié, tout est cohérent", un amour que j'entends apporter au monde du légendaire germanique lorsque j'entreprends le Projet Vineta, aka Heldenzeit. Toutefois, entre-temps, il y a bel et bien eu du changement du côté de Star Wars. Et ce changement va me permettre de parler du concept du jour : le canon.
Le canon, avec un seul N, est un principe qui nous vient de la théologie, et cela en dit long sur l'usage moderne dont je m'apprête à parler. Pour faire simple, le canon est l'ensemble de récits sur lesquels une religion, ou un sous-groupe de cette religion, s'accorde à dire qu'ils "comptent", qu'ils sont "vrais, authentiques et dignes de confiance", tandis que les autres sources ne sont pas à prendre en compte, ou à un moindre degré d'importance, dans l'interprétation théologique. La bible, par exemple, est un canon, mais tous les textes chrétiens, des origines aux plus tardifs, n'y figurent pas : il a été décidé par concile quels évangiles seraient officiels, et lesquels seraient apocryphes. C'est un choix tout à fait terre à terre, fait sur la base de l'idéologie dominante au moment de la prise de décision, des croyances en vigueur, du contexte politique, etc. On favorise certaines versions et on préfère en négliger d'autres, afin de mettre un personnage plus en valeur ou, au contraire, ne pas accorder trop d'importance à un autre, ou pour accentuer certains messages. C'est, avant tout, un travail éditorial, qui décide arbitrairement de quels textes font foi (littéralement), et lesquels non.
C'est ce qui est arrivé à Star Wars.
Le canon a toujours existé dans la saga de George Lucas : il a toujours été clair que tout ce qui fut produit autour des films et des séries télévisées étaient d'un niveau de validité inférieur dans le canon vis à vis des sources directement produites par Lucas lui-même, avec un système de "degré" de validité selon les sources (romans, BD, jeux, etc.) assez complexe, et qui ne mettait pas tout le monde d'accord, d'ailleurs. Mais l'épineuse question du canon ne prendra véritablement sa place centrale au sein des discussions de fan que lorsque Disney rachètera Lucasfilm et décidera que tout l'univers étendu publié avant le rachat en question sera intégralement supprimé du canon, et donc ne sera plus "officiel". Serait alors exclusivement considéré comme canon les films et séries produites par George Lucas et... tout ce que Disney produirait à partir de ce moment. Néanmoins, puisqu'il restait de l'argent à se faire, Disney a continué de republier les romans et BD de l'univers étendu, mais avec un bandeau spécial pour bien le distinguer du canon, un bandeau censé évoquer le fait que ces histoires sont les récits erronés et déformés qu'on se raconte au coin du feu dans une galaxie lointaine, très lointaine. Cette appellation, en accord avec cette idée, c'est "légendes".
J'ai initialement trouvé cette idée assez déplaisante, pour ne rien vous cacher. J'avais investi beaucoup de temps, de passion (et d'argent, on ne va pas se mentir) dans l'Univers Étendu, et le voir ainsi relégué à l'état de simple "légendes", de on-dits auxquels il ne faudrait pas prêté crédit, tout ça parce qu'une entreprise l'a décidé sur une base entièrement mercantile - elle avait un nouveau canon à vendre - je n'ai pas apprécié. Je ne me voile pas la face, l'Univers Étendu était également une entreprise commerciale avant tout, un produit dérivé, mais la trivialité toute mercantile de l'approche, très brutale, de Disney m'avait irrité.
Pourquoi je vous parle de tout ça, me demanderez-vous ? Quel rapport avec Heldenzeit ? Et bien, tout simplement le rapport qu'on peut avoir au canon. Si beaucoup n'ont, comme moi, pas aimé la manœuvre et se se contentent de bouder le nouveau canon (le fait que la qualité des productions Disney ait été, disons... irrégulière... n'a pas aidé)(coucou Nico !), et c'est tout à fait compréhensible, d'autres fans de Star Wars prennent la canonicité des sources très, très au sérieux, trop parfois, menant des guerres virtuelles sur les réseaux sociaux avec une ferveur quasi religieuse... revenant ainsi aux origines du principe même de canon. Pro UE et pro Canon s'affrontent avec une violence parfois incompréhensible... les attaques ad hominem les plus ignobles sont utilisées pour contrer, faut-il le rappeler, les tenants d'une autre version d'un univers de fiction. J'étais longtemps assez figé dans mon approche du sujet : il y avait l'UE d'un côté, le canon de l'autre, et je les séparais bien proprement comme Disney le recommande, d'ailleurs. Et puis j'ai travaillé sur Heldenzeit.
Les sources du légendaire héroïque germanique n'ont pas de canon. Les chercheurs prennent en compte toutes les versions, tous les récits, tous les manuscrits, et on les classe bien, c'est vrai, mais par antériorité, par degré de complétude du manuscrit, on date les ouvrages, on date le style et les langues utilisés, on analyse selon le contexte de rédaction, et par conséquent certaines sources sont considérées comme majeures et d'autres mineures, de par leur âge, leur impact, etc. Mais il n'y a pas à proprement parler de canon, tout est valide, et en même temps tout est critiquable. Certaines histoires n'apportent rien, d'autres trahissent ce que l'on sait autrement d'un personnage... C'est comme ça, c'est noté, et on s'en souviendra comme tel. De fait, comme j'en ai souvent parlé ici, les incohérences abondent, et la cohérence est seulement superficielle et circonstancielle. Il y a un esprit de cohésion, plus qu'un fait.
Et ce n'est pas grave.
J'ai certes entrepris de rédiger un récit imprégné de mon amour pour la cohérence et l'intertextualité, afin de souligner ce tissu commun et cet aspect fresque épique plus large que la seule destinée individuelle de chaque héros, toutefois, en parallèle, ce travail m'a également inculqué une appréciation pour ces incohérences, ces versions alternatives coexistantes bien qu’irréconciliables. Je me suis rendu compte que mon appréciation des productions Star Wars récentes a changé, et ma bibliothèque mélange désormais des romans de l'Univers Étendu et du canon, dans un ordre chronologique approximatif qui ne fonctionne pas vraiment, mais qu'importe.
Les anglophones utilisent le terme "head-canon" pour parler du canon individuel qu'on peut se créer, nonobstant le canon officiel. Je ne pense plus que mon approche soit celle-ci, bien que je le crûs avant d'écrire Heldenzeit. J'ai plutôt l'impression d'avoir perdu l'importance que j'accordais au concept de canon tout court, en tout cas dans une œuvre de fiction qui implique de nombreux auteurs, avec leurs visions et ambitions personnelles pour l'univers dans lequel ils écrivent, et donc les publications s'étalent sur des décennies. Je reste convaincu que la cohérence est essentielle, a fortiori dans l’œuvre d'un auteur unique ou d'un projet pensé dès le départ comme un tout. Mais j'ai perdu mon attachement rigoureux au canon, car le canon, trop strict et trop systématique par nature, peut nuire à l’œuvre, comme c'est le cas, à mon sens, pour le Mythe de Cthulhu et Star Wars. Alors je m'en suis détaché.
Et ce n'est pas grave.
(Peut-on parler de déradicalisation ? Vous avez deux heures)