On pourrait croire qu'écrire Heldenzeit est une pause radicale à mi-parcours de Pax Europæ. D'une anticipation uchronique en pleine troisième guerre mondiale, je bascule sur des légendes héroïques médiévales, remplies de merveilleux. Deux salles, deux ambiances, a priori. D'ailleurs, c'était l'objectif pour moi : faire un peu autre chose après de nombreuses années quasiment exclusivement consacrées à mes États-Unis d'Europe fictionnels. Et pourtant...
Pourtant, je me rends compte, maintenant que j'ai énormément progressé sur le manuscrit de Heldenzeit, que les deux projets sont très proches dans leurs thématiques et leur traitement des personnages. La réflexion sur le devoir, qu'il soit individuel ou collectif, les interrogations sur la loyauté, le fanatisme, l'interdépendance des peuples et des cultures en opposition au modèle compartimenté des nationalistes, avec une approche paneuropéenne... Le ton (et j'espère le style) sont différents, évidemment, mais mes marottes sont néanmoins au rendez-vous. Et je n'ai même pas besoin de les forcer au chausse-pied !
Les États Germaniques Unis d'Europe, où quand les nationalistes du XIXe mélangeaient déjà mes lubies : les héros germaniques (ici Arminius), les États-Unis d'Europe, et les cartes fictionnelles qui n'ont aucun sens. (Bon alors petite digression mais... Sérieux, les mecs, encore les pays baltes, je conçois, occupation prussienne de longue date et élite germanophone, tout ça, allez, je comprends l'idée, très XIXe dans l'esprit. La côte ouest de la Finlande, suédophone, OK (même si les implications militaires d'une telle carte puent sérieusement du cul)... L'Irlande... certes sous occupation britannique avec élite anglophone, bon, soit, mais on tire franchement sur la corde colonialiste quand même. Mais alors le melting-pot pot US/Canada et les "germains" mexicains, vraiment ? Alors que l'Islande et les îles Féroé non, par contre ? Pas assez badass pour ces messieurs ? Pourquoi il faut toujours que ma route retombe sur les hurluberlus fans de la Nibelungentreue ?)
On retrouve le groupe comme protagoniste, au-delà des individus, et c'est curieux car ce n'est pas forcément quelque chose que j'ai particulièrement intellectualisé. J'aime raconter un événement sous plusieurs points de vue plutôt que de suivre un seul personnage (avec toutes les restrictions intéressantes que cela implique pour le lecteur), confronter les biais sans nécessairement désigner celui qui a raison, ce n'est pas nouveau. La multiplication des points de vue et les retournements de points de vue sont ce que les gens qui ont apprécié Pax Europæ relèvent le plus souvent.
Sans surprise, on retrouve cela dans Heldenzeit, mais les potards sont au max : fi d'une narration à la troisième personne, absolument tout est toujours raconté par des personnages, et le lecteur est entièrement dépendant de la bonne foi des narrateurs, lesquels sont évidemment bourrés de biais et se contredisent les uns les autres. Quel pied pour moi ! Multiplier les points de vue et les ambiguïtés, sans jamais me forcer à trancher. Cela m'est grandement facilité par la pluralité des sources et des incohérences qu'elles charrient. En faisant le choix de rassembler un maximum de sources de diverses traditions et de les harmoniser, j'ai naturellement appliqué ma méthode de caractérisation héritée du travail sur Pax.
Et tout comme dans Pax, je me plais à revenir sur des événements 200 pages plus loin pour expliquer (mais pas nécessairement excuser) des actes répréhensibles par un nouveau point de vue. Dans Pax c'est notamment le cas du général Peterson, ou David Agota, tandis que dans Heldenzeit on verra par exemple Sibeche, Brynhild ou même Hagen.
Karl Anton Heinrich Mucke, Scène tirée de la Nibelungensage (Hagen et Volker)
Alors évidemment, je ne suis pas le seul à le faire. Mais c'est mon école. Même Erwin Helm, bien que protagoniste central de Pax Europæ, n'est pas le héros, il est un parmi d'autres, même pas le plus doué, ni le plus malin ou le plus fort. Il est le point d'entrée du lecteur et fil rouge dans l'ensemble qui est le véritable protagoniste : le groupe. Le Bataillon Furie est une entité, une division dans l'organigramme de l'Eurocorps (lui-même un sous-groupe un peu particulier au sein des États-Unis d'Europe, qui s'oppose régulièrement aux civils qu'il est pourtant censé protéger), et pourtant sa présence est partout, elle lie les personnages en bien (la camaraderie, le sens qu'elle donne à leur vie) et en mal (l'injustice, la bureaucratie aveugle qui régie tout, et surtout les combats, les morts). Le Bataillon Furie, c'est des privilèges et des devoirs, certains personnages étant plus ou moins à cheval sur ces derniers. Loyauté et fidélité sont au cœur du drama, mais envers qui ? Les camarades, ou le bataillon ? Les individus ou le groupe ? Les hommes ou les chefs ? Les individus ou les symboles ? Les ordres ou sa conscience ?
Les héros de Heldenzeit sont confrontés exactement aux mêmes états d'âmes. Il y a les hommes, et il y a les groupes (les clans Nibelungen, Amelungen, Völsungen etc., la compagnie de Dietrich, les empires d'Etzel et d'Ermrich, etc., tous à des degrés d'importance superposés). Loyauté, amitié et fidélité sont professés en permanence, mais les circonstances mettent constamment les serments en concurrences les uns envers les autre. Impossible de respecter tous les serments à la fois, il faut alors choisir à qui va la préférence du protagoniste... amitié, amour, famille, honneur... qu'est-il plus important ? Vouloir bien faire et agir noblement, même pour un parangon de vertu comme Siegfried, n'est jamais une ligne droite claire et évidente... et parfois c'est tout bonnement impossible, même avec la meilleure volonté du monde. On en revient à cette citation qui émaille Pax Europæ : "le plus difficile n'est pas de faire son devoir mais de savoir où il se place."
Cette thématique, il me semble, parle à tout le monde. Et si l'univers """futuriste""" (presque rétro-futuriste, les années passant) et militariste de Pax pouvait sembler spécifique au contexte martial moderne, je pense avoir réussi un traitement plus universel avec Heldenzeit. La distance posée par un univers de fantasy (car c'est bien de cela qu'il s'agit) aide à ne pas se concentrer sur la loyauté, la fidélité et le devoir en termes purement militaires ou civiques, voire nationalistes vs européistes.
Ironiquement, on retrouve deux camps idéologiquement opposés qui divisent les héros, Eztel contre Ermrich, mais je pense que cela restera assez neutre pour la plupart des lecteurs, en tout cas plus que fédéralistes vs défédératistes ou Européens vs Russes. La distance temporelle et culturelle avec les protagonistes de Heldenzeit évitera sans doute que les lecteurs ne se projettent trop par rapport à leur propre ressenti au sujet de l'actualité... brûlante, par exemple. Certes, on favorisera sans doute Etzel car il est mis en valeur par les narrateurs, mais... ces derniers sont-ils honnêtes et de bonne foi ? Ermrich est-il vraiment ce monstre sanguinaire face à un Etzel bon et généreux mécène ? Les Défératistes sont-ils tous des terroristes inconscients ? Les fédéralistes sont-ils intrinsèquement proto-fascistes ? Les Russes Indépendants sont-ils vraiment seuls responsables de la guerre ? Gunther est-il vraiment neutre en ne venant pas à l'aide de Dietrich face à Ermrich? Sibeche a-t-il conduit un empire à la ruine par pure malice ?
Illustration de Karoline Juzanx pour le tome 4 de Pax Europæ : Trahisons. Ceux aussi ont lu le livre comprendront ce choix pour illustrer mon propos, avec un personnage, Ennio Gayans, en mauvaise posture confronté au problème de la rupture face au groupe, et puni pour cela. Une thématique qu'on retrouvera avec le personnage de Witege dans Heldenzeit.
Alors, Pax Europæ et Heldenzeit : deux salles, deux ambiances, vraiment ? Peut-être, mais au final, la danse sur les deux pistes reste la même. Ce qui me fascine, c'est que tout cela est dans les sources au cœur d'Heldenzeit, et pas un ajout forcé. C'est sans doute pourquoi j'ai toujours aimé celles-ci : elles renferment les genres de fiction et de thèmes qui me parlent. Les sociétés décrites tout comme les sociétés qui ont produit ces sources sont très différentes de la nôtre, mais les thèmes sous-jacents n'ont rien perdu de leur fraîcheur. Ce sont des questions qui traversent les époques, certes des questions bateau, pourrait-on dire, mais comme il n'y a toujours pas de réponse définitive, nous continuons d'y réfléchir collectivement.
Alors certes, comme je le remarquais dans mon précédent billet, mes apports ne feront pas date, mais c'est le cas pour 99% des gens qui, comme moi, s'y sont penchés au cours du temps. Et ce n'est pas grave ! C'est même tout naturel, et pourtant... j'ai envie de consacrer mon temps à ces sujets, que ce soit dans le passé légendaire des héros germaniques d'autrefois ou le futur alternatif d'États-Unis d'Europe dystopiques. Deux faces d'une même médaille.
Lorsqu'on s'intéresse à la légende de Sigurd et qu'on lit un peu sur le sujet, on tombe forcément, à un moment ou un autre, généralement sous la forme d'une photo dégueulasse en noir et blanc, sur une pierre runique illustrée de scénettes tirées de la Saga des Völsungs. La plupart des gens se disent probablement que c'est cool et passent à autre chose. En ce qui me concerne, cette pierre m'obsède depuis bien plus de dix ans. Non seulement le concept me plaisait beaucoup, mais aussi le fait que la gravure fût si large qu'ils avaient choisi un rocher dans le sol plutôt que de lever une pierre comme c'est plus courant. Et puis j'ai appris qu'il s'agissait d'une pierre parmi un ensemble de huit ou neuf "pierres de Sigurd" ou "gravures de Sigurd" (en suédois Sigurd stenar / Sigurd Ristningar), et là c'était parti, je voulais, un jour, les voir de mes yeux. Vous savez, ce genre de rêve à la con du genre "je veux aller au sommet de l'Empire State Building... mais ça implique d'être à New York pour commencer et, bon, hein... on verra. Un jour."
Dans ce cas précis, ça implique de se rendre en Suède... un peu partout. Car oui, même si les pierres de Sigurd se trouvent plus ou moins regroupées autour de Stockholm, la zone à couvrir reste conséquente. Certaines sont même très excentrées, comme celle qui se trouve sur l'île de Gotland, et qui est aussi sur ma liste, mais pas pour tout de suite. Gotland est sur ma carte des lieux à visiter de toute façon. Mais disons que tant que je vivais en Finlande, ça impliquait de prendre le ferry de nuit jusqu'à Stockholm et partir de là. À l'époque, financièrement, ce n'était pas possible. Aujourd'hui, je vis certes en Suède, mais... à sa pointe sud, loin de Stockholm. Mais cette année, les astres se sont alignés et j'ai décidé de prendre la route du nord. Neuf heures de bus plus tard (moins cher que le train, mais plus lent), j'étais à la capitale, et dès le lendemain aux aurores, je prenais mon premier train vers le sud de la capitale, direction les pierres de Sigurd.
Spoiler...
Mais avant de parcourir mon itinéraire, faisons le point. Qu'entend-on par exactement par "pierre de Sigurd" ? C'est simple : des pierres, soit runiques, soit dites "illustrées" (dans le cas de Gotland) reprenant des éléments visuels de la Saga des Völsungs. Même si vous ne l'avez pas lue - scandale !! - vous devriez être un peu familier depuis le temps si vous suivez ce blog. Ces éléments mettent en général en scène Sigurd plantant son épée par dessous à travers le dragon Fafnir (mais pas toujours, comme on le verra). Je vais résumer ici l'épisode, brièvement et sèchement, afin de simplement contextualiser les éléments visuels dont on va parler ici :
Les dieux font une balade et Loki tue accidentellement Ottr, un nain capable de changer de forme, alors qu'il se baigne sous la forme d'une loutre. Le père et les frères d'Ottr demandent réparation - c'est leur droit - et veulent que les dieux remplissent le corps d'Ottr d'or, puis recouvre le corps d'encore plus d'or. Les dieux ont besoin d'une quantité d'or indécente, obligent un autre nain, Andvari, à leur donner tout son or, jusqu'à lui extorquer son dernier anneau, Andvaranaut, qu'il leur donne en le maudissant. La famille d'Ottr est déchirée par la cupidité, le père est tué, et l'un des frères, Fafnir, garde tout l'or pour lui et prend la forme d'un dragon. L'autre frère, Regin, finira par former le jeune Sigurd et, en échange d'un service, le fera abattre le terrible Fafnir, avec l'intention de tuer Sigurd dans la foulée pour garder tout le trésor pour lui, évidemment. Quand Sigurd tue la bête en le transperçant par dessous, Regin demande à Sigurd de lui rôtir le cœur pour qu'il le mange (ah, la famille...), Sigurd s'exécute mais se brûle le pouce en contrôlant la cuisson, porte son pouce à la bouche et le sang de dragon lui donne le pouvoir de comprendre les oiseaux. Ces-derniers l'avertissent des intention de Regin et le héros décapite son mentor, puis les oiseaux lui recommandent de se baigner nu dans le sang du dragon afin de rendre sa peau invulnérable au fer. Suite à ce prodige, il repart en compagnie de son cheval Grani chargé de trésor.
Voilà, on admettra que c'est grossièrement résumé, mais pour les besoins de cet articles, ça fera l'affaire. Tiens, pendant que vous lisez, je vous suggère comme accompagnement sonore la ballade féringienne traditionnelle Regin Smiður, Regin le forgeron, qui se concentre spécifiquement sur cet épisode de la saga de Sigurd. Le refrain rappelle en boucle comme Sigurd frappa vaillamment de son épée, et que Grani porta l'or sur son dos.Cette chanson, cette mélodie, n'ont jamais quitté mon esprit tout au long de ce petit périple.
Autre élément récurent des pierres de Sigurd (et de beaucoup de pierres runiques en général), le corps serpentin du dragon sert de cadre au texte runique, écrit en Jeune Futhark. Ces textes n'ont rien à voir avoir avec les images gravées autour d'elles, celles-ci servent simplement à mettre le texte en valeur, par le simple fait que la Saga des Völsungs, c'est cool. En général ce sont des memento honorant des pères ou parents morts ou fameux.
Imaginez une carte de fête des pères avec Dark Vador dessus. C'est de la pop culture au service de l'effet cool. Voilà, maintenant, gardez Vador, mais sur un faire-part de décès affiché sur un énorme panneau publicitaire en bord de route, et vous avez l'équivalent moderne d'une pierre de Sigurd.
Zoomez !
Selon la taille et le talent des graveurs, les pierres auront plus ou moins de détails, plus ou moins reconnaissables. Certaines sont aujourd'hui en piteux état, d'autres restent remarquables. On en dénombre huit ou neuf, selon les critères. Pour ce road-trip un peu particulier, je me suis posé un objectif : quatre pierres bien précises en quatre jours. L'immanquable pierre de Sundbyholm, la fameuse qu'on voit dans tous les livres, serait bien sûr la pièce de résistance, mais celle de Näsbyholm, la pierre de Gök, une copie de la première mais néanmoins très bien conservée, me semblait également essentielle. Toutefois, les deux autres étaient plutôt des objectifs secondaires, car nécessitant de faire des détours et de "perdre du temps", or je n'avais que quatre jours possibles hors de Stockholm. Je savais que je risquais de ne pouvoir en voir que trois sur les quatre... alors j'ai décidé d'y aller banco et de commencer par un détour.
Première étape, donc : Västerljung, une toute petite ville à 60km de la capitale à vol d'oiseau. Là, dans le cimetière, tout à côté de l'église blanche se dresse un monolithe, fine aiguille de pierre de presque trois mètres gravée de runes, d'entrelacs et dominée par une croix : c'est ma première pierre de Sigurd... et Sigurd n'y apparaît même pas (oui, je sais, ça commence bien). Un autre personnage de la saga fait figure de clou du spectacle ici, car outre un dragon et des figures difficiles à identifier (un personnage bicéphale ?), il y a un homme, les mains attachées, les pieds jouant d'un instrument, et entouré de serpents : c'est Gunnar (Gunther), frère juré de Sigurd, ainsi que l'instigateur et principal bénéficiaire de son meurtre, condamné plus tard à la fosse aux serpents par Atli, tentant de charmer les reptiles de sa harpe. C'est une mort remarquable - oui parce que le coup de jouer avec les pieds parce que les mains sont liées, ça ne marche pas éternellement, et il meurt - et impossible de confondre cette représentation avec un autre héros.
Certes, plus tard la Saga de Ragnar Lodbrok reprendra plusieurs éléments de la Völsunga Saga, y compris la mise à mort par fosse aux serpents, donnée à Ragnar, justement. Lui aussi meurt en guerrier poète, mais non pas en jouant de la harpe, mais en chantant, aussi peut-on être certain qu'il ne s'agit pas de lui sur cette pierre. D'ailleurs, cette image de Gunnar dans la fosse aux serpents à beaucoup marqué les esprits et on retrouve également ce motif ainsi que d'autres tirées de la saga sur les magnifiques portes en bois sculptée d'une église en bois debout, en Norvège.
Gunnar dans la fosse aux serpents
Le texte en rune nous dit que c'est Honefr qui fit dresser la pierre pour son père Geirmarr, qui périt à Tjust, tandis que Skammhals grava les runes. C'est tout à fait classique pour une pierre runique : Qui a commandité - et donc payé, qui est honoré, qui a fait le travail. Qu'on ne s'y trompe pas, les trois sont mis à l'honneur, pas seulement la personne à qui l'on rend hommage. On veut que tout le monde sache qui a payé, et l'artisan laisse sa carte de visite au besoin.
Je reprends la route car je dois parcourir environ 80 km en train pour rejoindre Strängnäs, et de là prendre un bus encore une dizaine de kilomètre jusqu'à Härad... et là, je n'ai que des indications vagues, pas de localisation précise, et le jeu de piste va commencer. C'est le milieu de nulle part, les rares gens que je croise n'ont aucune idée de ce dont je parle (malheureusement assez typique, j'ai remarqué). Finalement, je marche deux bornes jusqu'au musée de la défense de Näsbyholm et le personnel me donne quelques conseils judicieux. La pierre, à l'évidence, est dans un enclos à bétail / réserve naturelle. Il me faut d'abord trouver le portillon qui permet aux randonneurs de passer la clôture, puis, une fois dans la pampa, trouver la pierre malgré Google Maps aux fraises. Aussi, quelle ne fut pas mon immense satisfaction d'enfin poser mon regard sur ma seconde pierre de Sigurd : la pierre de Gök. Et quelle pierre !
Difficile à voir mais c'est Grani avec l'or sur son dos.
Le cadre sauvage, la richesse des éléments... tout était plus frappant que la première. Et je lui faisais face seul, au milieu de nulle part, sans gens ni trafic. Avoir galéré pendant une bonne heure et demi en plein cagnard a sans doute participé à l'euphorie du moment, je ne vais pas mentir.
Mais parlons de la pierre. C'est un rocher qui n'a pas été déplacé ni "dressé", on l'a gravé là où il se trouvait (cela va avoir son importance). On y retrouve enfin les éléments classiques : Sigurd plantant Fafnir par dessous, Fafnir servant de cadre au texte runique, mais aussi les oiseaux qui avertissent Sigurd que son mentor Regin, le forgeron, compte le trahir et l'assassiner, ainsi que le corps décapité de Regin après que Sigurd ait réglé le problème, Grani avec une cassette d'or sur son dos, le corps d'Ottr (dont le meurtre fut compensé par le trésor qui est au cœur du récit), Sigurd rôtissant le cœur de Fafnir (même si j'ai personnellement eu du mal à le voir à cause du lichen). Tout ceci est clairement inspiré de la pierre dont je parlerais ensuite, la fameuse pierre de Sundbyholm, mais à un détail près : Une grosse croix chrétienne bien au milieu de tout ça, comme à Västerljung. Cela n'étonnera qu'à moitié, car dans plusieurs versions de cette histoire, le paganisme et le christianisme s’entremêlent, et si cela était le cas des poètes, il n'est guère surprenant qu'il en aille de même dans d'autres arts. Lire la Völsunga Saga puis enchaîner sur le Nibelungenlied est un parfait exemple du passage de cette charnière.
Le texte, quant à lui, est assez curieux. Le phrasé, étrange, pourrait être intentionnel, pour tester l'astuce du lecteur, mais... cela ressemble surtout à des erreurs et fautes de débutant, ou d'un graveur ne maîtrisant pas son art. Il utilise notamment l'expression très courante "X a dressé cette pierre" alors que, comme on l'a vu, ce n'est justement pas une pierre dressée. Un pro n'aurait pas utilisé cette phrase que l'artiste a probablement apprise par cœur sans véritablement en comprendre le sens. Cela nous rappelle, comme le disait R. I. Page, que les runes étaient avant tout le système d'écriture d'une civilisation illettrée. Toujours est-il qu'à cause de l'obscurité du texte, il n'y a pas de transcription satisfaisante, mais en gros on rend hommage à deux hommes "pères de X" qui sont revenus chargés d'or de Sémigalie, c'est à dire la Lettonie actuelle.
Grani est plus visible sous cet angle, au-dessus de Sigurd.
Après un long moment de contemplation, j'ai continué ma route jusqu'à Sundbyholm où m'attendait la pièce maîtresse, mais le soleil se couchait déjà, alors j'ai décidé de ne pas me précipiter et d'attendre le lendemain pour profiter et savourer à tête (et pieds) reposée. La nuit fut brumeuse et au petit matin, quand je me suis rendu au lieu tant désiré, le brouillard se levait à peine, une ambiance complètement différente de la veille avec son ciel bleu et son soleil brûlant. Ce matin-là était humide et gris, avec cette odeur de sous-bois mouillés. Pour se rendre au rocher, il faut longer une petite route et passer un pont qui enjambe une rivière, or ce pont (du moins la localisation, ce n'est évidemment plus le même pont) est la raison derrière l'existence de ma troisième pierre de Sigurd. En effet, le texte nous révèle que :
"Sigrid, mère d'Alrik, fille de Orm, construisit ce pont pour l'âme de Holmgeirr, père de Sigröd, son époux."
Le moins qu'on puisse dire, c'est que Sigrid a bien établi la dominance. Elle a non seulement fait construire un pont en l'honneur de son défunt beau-père - ce qui a déjà dû coûter bien cher - et ensuite elle a claqué encore plus de pognon pour faire graver un dessin massif sur le rocher d'à côté, afin que personne n'oublie qui a mis la main à la poche. Évidemment, tous les affins satellites de Sigrid sont mentionné, mais on a bien compris qui est la boss dans le coin.
C'est peut-être parce que la personne officiellement honorée se nomme Sigröd, une variation de Sigurd, que le choix s'est porté sur la Völsunga Saga, et plus spécialement sur le grand moment de bravoure du héros Völsung (pas sa mort), les autres pierres ayant ensuite copié le principe de plus ou moins près, parce que... bah, elle est quand même bien classe cette pierre. Mais on n'en a aucune certitude.
On devine le pont juste derrière l'arbre mort.
Tous les motifs de la pierre de Gök sont donc présents, puisque c'est d'ici que le copieurs à puisé l'inspiration : Sigurd plantant Fafnir par dessous, Sigurd rôtissant le cœur, les oiseaux avertissant Sigurd, Regin décapité, Ottr, supposément... On voit bien sûr Grani avec l'or sur son dos et le corps de Fafnir sert de cadre au texte. Sauf qu'ici, Sigurd rôtissant le cœur porte également le doigt à sa bouche après s'être brûlé, ce qui lui donne le pouvoir de comprendre les oiseaux. Il est également évident qu'il est alors tout nu tandis qu'il porte un pagne lorsqu'il tue Fafnir, impliquant le bain dans le sang du dragon sous le conseil des oiseaux, justement. Regin est lui aussi plus reconnaissable car ses outils de forgeron sont répandus autour de lui : marteau, tenaille, soufflet et enclume. De manière générale, la pierre de Sundbyholm est plus détaillée et plus riche, et raconte vraiment tout l'épisode, là où la pierre de Gök est plus maladroite, certains chercheurs supposant même que le copieur connaissait lui-même mal la légende.
Grani bar gullið av heiði...
Une loutre, donc, à ce qu'il parait...
Matez-moi ce p'tit cul de Regin, en voilà un qui ne négligeait pas les exercices fessiers à la gym.
Afin de passer à la dernière étape de ce périple, je vais faire une ellipse car atteindre cette quatrième pierre fut beaucoup plus compliqué. Pas comme celle de Gök, car cette fois je savais précisément où elle se trouvait, sauf que "où", c'était la cour d'une villa appartenant à une entreprise privée, villa au milieu de la campagne, à Refvelsta, loin de toute ligne de bus. Autant dire de longues heures de marche en perspective. C'est pourquoi je me suis d'abord rapproché en poursuivant 80 km plus loin jusqu'à Västerås [insérez blague Winter is Coming ici]. J'y ai visité un site funéraire de l'âge du fer et des gravures rupestres de l'âge du bronze, et le lendemain, une cinquantaine de bornes de plus via Enköping puis vers Fjärhundra, et de là une marche jusqu'à la villa. Et là, enfin, fatigué, cramé par le soleil et le manque d'ombre, le dos bien lourd à cause du sac, j'arrivai à ma dernière pierre.
Cette pierre est dite de Drävle, du lieu où elle fut érigée. Elle a été déplacée à Göksbo en 1878, après c'est le bled juste à côté donc cela ne change pas grand chose au final. C'est une pierre assez petite, mais très belle, très élégante. Sigurd y plante Fafnir par dessous, bien entendu, Fafnir lui-même sert de cadre, bien entendu, mais on y voit, et c'est pus intéressant deux figures de part et d'autres : Andvari, le nain que les dieux extorquent pour pouvoir payer la compensation pour leur meurtre d'Ottr, et qui tient dans sa main l'anneau Andvaranaut, qu'il maudit et causera bien des malheurs. Malheurs impliquant le premier amour de Sigurd, celle qu'il trahira malgré lui et jurera sa mort, l'épouse involontaire de Gunnar : Sigrdrifa, aka Brynhhild. La valkyrie est ici représentée servant une corne (visuel assez typique), et ne saurait être confondu avec Gudrun, qui dans l'histoire sert pourtant la corne d'oubli à Sigurd, car le personnage porte également des ailes sur son dos. Ici, comme dans pas mal de sources, le concept de valkyrie est amalgamé à celui de femme cygne, de la même manière que Sigrdrifa et Brynhild, à l'origine deux personnages différents, furent amalgamées, d'ailleurs.
Quant au texte, quatre fils y rendent hommage à leur père Erinbjörn.
Avant de passer à la conclusion, quelques remarques concernant l'interprétation des figures présentes.
Déjà, si personnellement je comprends qu'on interprète la bestiole comme le corps d'Ottr, car ça a du sens dans le récit présenté, je ne peux pourtant m'empêcher de voir un loup, ou un chien, pas une loutre. Il est évident que les dessins sont tous assez... grossiers, et je ne dis pas ça avec mépris, ce sont le style et le support qui veulent ça. Mais là c'est à se demander si les artistes avaient déjà vu des loutres dans leur vie. Pourrait-il s'agir d'un loup, alors ? Après tout, le père de Sigurd, Sigmund, devra errer un temps sous la forme d'un loup à cause d'une pelisse enchantée. Mais ce n'est pas du tout lié à l'épisode de la confrontation avec Fafnir. Peut-être qu'ainsi on établit ou au moins rappelle la parenté de Sigurd, fils de Sigmund. Ottr est plus logique, soit, mais bon, voilà, j'ai mes réserves.
De même, qui est l'homme bicéphale sur la pierre de Västerljung ? Il n'est pas sur la même face du monument que Gunnar, est-il donc complètement séparé de lui et de la Saga des Völsungs ? Serait-ce alors un géant ou un troll ? Et quels sont ces anneaux qui tournent autour de son bassin ? Probablement pas un hula hoop. Mystère... Après, vu l'état de la pierre lors de ma visite, je n'ai pas vraiment eu l'opportunité de me faire un avis car malheureusement, voilà à quoi le personnage bicéphale ressemble aujourd'hui :
Bref, même en sachant où regarder, je n'ai presque rien vu. Paradoxalement, les trois autres pierres, dont deux en pleine nature, étaient mieux entretenues et moins couvertes de lichen que celle-ci, au cœur du village...
Voilà pour les quatre pierres que j'espérais pouvoir visiter et voir de mes propres yeux. Objectif rempli, pour ma plus grande satisfaction. J'ai pu profiter de la moitié des pierres de Sigurd recensées en Scandinavie, et surtout celles qui ont le plus suscité ma fascination, à l'exception de celle de Gotland qui demandera un tout autre voyage. Ces monuments à la mémoire de parents décédés ne sont pas forcément religieux en tant que tels, ils n'ont rien de sacré. Pourtant, face à eux, je n'ai pu m’empêcher de ressentir quelque chose de profond. Une connexion avec des gens morts il y a plus de mille ans, dont les vies n'avaient rien à voir avec la mienne, mais qui partageaient la même fascination pour Sigurd, ses exploits et ses échecs, et tout le légendaire d'autrefois. Qui sait combien d'innombrables voyageurs à travers les époques ont, comme moi, siffloté ou chantonné une variante de Regin Smiður en contemplant ces pierres ? Quant à Sigrid et son pont en mémoire de son beau père, elle ne saurait être plus différente de Florent, auxiliaire de vie anonyme dont personne ne se souviendra dans deux générations. Mais si nous pouvions échanger à travers le temps, l'espace et les langues, nous aurions une passion en commun. Et je trouve cela extraordinaire.
La main sur les gravures usées par les siècles j'ai renouvelé mon serment de finir Heldenzeit, malgré le poids du projet, le boulot, malgré la bipolarité qui n'aide pas toujours, et c'est un euphémisme. Plus que jamais j'ai eu l'impression d'être un maillon dans une interminable chaîne remontant à plus d'un millénaire, d'être membre d'un club qui n'aura jamais cessé de recruter au fil des siècles, certains membres plus célèbres et plus remémorés que d'autres. On ne se souviendra pas d'Heldenzeit comme du Ring de Wagner ni du Nibelungen de Fritz Lang, bien sûr, toutefois le projet existera, comme ces pierres gravées au milieu de nulle part dans la campagne suédoise, et que nul ne visite, hormis ceux qui savent déjà où chercher et qui trouvent du plaisir à les observer, les apprécient malgré les maladresses des artistes, leurs erreurs et leur qualité parfois grossière. Leur existence suffit à leur mérite.
C'est un rappel dont j'avais besoin.
Et en bonus, voilà comment j'ai découvert Regin Smiður en 2010, héhé :