jeudi 24 avril 2025

La version avec le cochon : Siegfried (2005)

Bon, j'avoue que là on commence à s'aventurer dans le domaine des films "inspirés de" plutôt que de véritable adaptation. Pourtant, malgré tous les (nombreux) problèmes de ce film, il y a une accumulation surprenante d'éléments qu'on peut relier aux sources - que ce soit volontaire ou pas, d'ailleurs. Le film dont je vais parler est la "comédie" de Sven Unterwaldt Siegfried, avec dans le rôle titre le comédien Tom Gerhardt connu pour des films à l'humour, euh... qui tache, dira-t-on.

Siegfried (Tom Gerhardt)

 Excusez-moi, mais... qui est le public cible exactement?

Le premier problème qui saute aux yeux dès le début du film, et qui malheureusement ne fait que se confirmer au fil des (parfois interminables) séquences d'"humour" : le film ne sait pas à qui il s'adresse. On a de l'humour slapstick, du pipi caca prout prout, du parler adolescent qui était probablement déjà ringard au moment de la sortie du film mais aussi des dialectes et accents régionaux, des blagues sexuelles clairement destinées aux adultes, dont une blague redondante de viol, tranquille, et puis on a le petit cochon sidekick mignon avec une voix d'enfant et un Siegfried joué comme un parfait débile insupportable. Je n'ai pas vu l'acteur ailleurs, et la direction d'acteur ne l'a sans doute pas aidé, mais à le voir cabotiner en mode Owen Wilson du pauvre jouant un handicapé hollywoodien, j'avais envie de prendre Tom par l'épaule et lui dire :

L'histoire est à l'avenant, évidemment, mais étonnamment il reste plein  d'éléments encore décelable derrière... le reste. Alors je pense que ce sera la chronique la plus courte de cette série, je ne m'attarderais pas sur chaque blague nulle et me concentrer sur l'intrigue.

Déjà ça commence super bien, avec un bébé Siegfried dérivant sur le Rhin et recueilli par Mime, comme dans la Thidrekssaga, et comme l'avait repris le téléfilm sorti un an plus tôt. Siegfried grandit, il a une force hors du commun, comme dans pratiquement toutes les sources, à cause de cela, personne ne veut jouer ou interagir avec lui car il ne se contrôle pas et cause beaucoup de dégâts et de blessures. On retrouve le Siegfried bully de la Thidrekssaga et du Seyfrid à la Peau de Corne, mais cette fois malgré-lui et qui ne s'en rend même pas compte. Il aime aussi tous les animaux et apprends très jeune leur langage... une référence évidente à sa capacité à comprendre les oiseaux après avoir goûté au sang de Fafnir, mais ici ça se fait sans brutalité animale. Mime lui forge une épée et ce sera celle qu'il aura avec lui une fois adulte... bien trop petite, donc. Il l'appelle Baldung... pourquoi pas Balmung comme dans les sources ? S'il y a une blague quelque part, elle m'a échappée. C'est typiquement le genre de changement que je ne comprends pas : soit tu fais complètement autre chose et tu assumes, soit tu reprends le nom et tu montres que tu as ouvert un bouquin dans ta vie. Là c'est un choix... vide.

Pareil dans la scène où Siegfried s'invite malgré lui dans le tournoi et met KO l'adversaire de Hagen. Gunther déclare que Hagen a vaincu "le Mongole", qui est effectivement habillé en cliché de guerrier des steppes de cinéma. Alors pourquoi ne pas dire "le Hun" pour le clin d’œil ? Ce n'est même pas pour faire une blague sur l'insulte, en Allemand on dirait "mongo", pas "mongolen", car c'est le raccourci de "mongoloid" (ne le faites, pas s'il vous plaît). Donc si ce n'est pas pour faire une blague de mauvais goût, alors pourquoi ? Pourquoi es-tu si médiocre, film ?

Mais revenons à notre "héros". Un jour il surprend Kriemhilde en train de pisser en forêt et devient obsédé par elle au premier regard. Il va la retrouver à Worms (je vous passe les détails "drôles") où se déroule un tournoi ! Tiens donc, comme dans le Nibelungenlied et le Rosengarten zu Worms. D'ailleurs, puisque le personnage de Kriemhilde est présentée comme une absolue raclure, méchante et orgueilleuse, on est assez proche de sa version dans le Rosengarten... Hé, franchement, jusque là, pas mal ! Bon sauf que le tournoi c'est pour lui trouver un prétendant, ce qui est une pure invention, et laisse penser que la ref est plutôt accidentelle. 

Côté personnages on retrouve le roi Gunther, un cliché de gay efféminé, ce qui est super drôle, car il est gay est efféminé. Bref. Et contrairement à une autre comédie allemande culte Der Schuh des Manitu, qui ces dernières années a été critiquée pour ses blagues pas toujours fines et ne vieillissant pas super bien sur le personnage gay de Winnetouch, au moins il servait à faire contrepied à son jumeau (interprété par le même acteur) et son côté flamboyant et excentrique participait à la dynamique du groupe, ici c'est juste... "LOL Gunther est une tapette". Niveau zéro.

En fait, on touche du doigt un gros problème du film : pour faire du pastiche ou de la parodie, il ne suffit pas de faire des blagues sous la ceinture et de mettre du vomi. Ce qui est drôle, c'est de se moquer des travers de son sujet, en grossissant les traits, en soulignant les paradoxes et incohérences, les aspects problématiques ou datés. Mais pour ça, il faut connaître le sujet dont on se moque, sinon, on reste très superficiel et c'est juste une mauvaise comédie avec un filtre, ici un filtre Nibelungen. Et là, à moins d'être hilarant de base, bah... c'est une recette pour un désastre. On peut arguer, en étant extrêmement généreux, que rendre Siegfried complètement demeuré à la limite du retard mental, c'est une exagération de sa naïveté et de son côté bonne poire dans les sources, mais Gunther en grande folle ? 

C'est là que le Schuh des Manitu s'en sort mieux, il y avait un amour des vieux Westerns, en particulier la série des Winnetou, et le personnage gay mettait tout le sous-texte homo-érotique de beaucoup de ces productions sur le devant, en toute flamboyance, impossible à "glisser sous le tapis". Ça fonctionnait. Ici ? Qu'est-ce qu'on dit à travers ce Gunther ? Rien.

Kriemhilde (Dorkas Kiefer) et Gunther (Jan Gosniok) avec son, euh, échanson ?

Mais poursuivons. Hagen est habillé tout en noir avec un casque ailé volontairement ridicule qui est une référence évidente à ses costumes chez Wagner, Lang et surtout Reinl. Pas d’œil manquant, ni de cicatrice : la sexification de Hagen se poursuit.  D'ailleurs, le film établit que Hagen est censé gagner le tournoi pour épouser Kriemhilde, et ça... ça sort d'un chapeau. Néanmoins, comme l'invention d'une relation Hagen-Kriemhilde aura un rôle encore plus important dans Hagen - Im Tal der Nibelungen, le prochain film de cette série d'articles, j'y reviendrais plus en détail à ce moment-là, mais disons seulement que soit ils ont pris l'idée du livre qui a inspiré Hagen..., soit ils ont juste eu une idée similaire, sachant qu'il n'y a aucune Brunhilde ici et qu'avec une histoire plus compacte il fallait bien de pseudos triangles amoureux. Petit détail amusant, Hagen est interprété par... Volker Büdts. Hagen... son bro Volker... vous l'avez ? Je me sens si seul.

Volker Büdts fait son Hagen

 Une fois de plus, Alberich est promu comme second couteau de Hagen, sauf que cette fois il n'est plus un nain, ni même un Nibelungen ayant été chassé par les siens, c'est juste... Jaquouille la Fripouille. J'apprécie qu'il se fasse passer pour le passeur sur sa barque afin de tromper Siegfried, clin d’œil à la séquence du passeur où Hagen dézingue le passeur, tandis qu'ici le passeur bosse pour lui. On pourrait également y voir une référence au Chant de Harbard, un texte scandinave où Odin se fait passer pour un passeur et refuse le passage à Thor pour le troller, sachant que Siegfried partage plusieurs attributs du dieu au marteau, comme une force extraordinaire, un courage hors norme, et un appétit d'ogre, mais ce serait donner aux auteurs de ce scénario bien trop de crédit. Je veux dire, leur introduction de Siegfried c'est Mime qui tient le bébé devant lui, et Siegfried lui vomit dessus à répétition et quand Mime demande s'il a enfin fini, Siegfried lui pisse dessus pour rincer tout ça. À répétition. Soyons honnêtes, la référence à Harbard est indubitablement une pure coïncidence.

Axel Neumann interprète Alberich

J'aime bien la manière dont Alberich provoque malgré lui la légende de l'invulnérabilité de Siegfried, parce qu'il a trop peur d'aller l'affronter comme le lui ordonne Hagen. Il invente le bain dans le sang de dragon pour justifier qu'il ne peut rien faire, mais quand plus tard il arrive à la conclusion qu'il faut le tuer, on le questionne lourdement du regard, s'emmêle les pinceaux et doit inventer le point faible. Il élabore son mensonge au fur et à mesure pour ne pas admettre qu'il a menti, ce qui provoque plusieurs quiproquo et scénettes bon enfant plutôt rigolotes.

Le Dragon et son trésor

Gunther arrive sans difficulté à convaincre Siegfried que s'il désire épouser sa sœur il doit ramener deux anneaux du trésor des Nibelungen, car il espère ainsi se débarrasser de lui en l'envoyant à la mort. L'ordre des péripéties est donc complètement bouleversé, et Siegfried cherche désormais le trésor, alors que dans les sources, l'obtention du pactole est une conséquence de son objectif premier : tuer le dragon. Ici, il ne l'occit pas, il l'assomme, et par accident en plus. C'est aussi lui qui jette tout le trésor dans le Rhin... parce qu'il jette tout en arrière à la recherche des anneaux. L'or n'est plus englouti par Hagen après le meurtre du héros, c'est le héros qui s'en charge sans le vouloir. Siegfried emporte également l’œuf du dragon pour en faire des "super-crêpes" (je dois préciser que c'est sorti du chapeau, ou...?). Au final, au moment du mariage avec Kriemhilde (qui accepte finalement car elle pense recevoir en dot le trésor des Nibelungen), tout capote, le dragon en CGI potable vient chercher son petit fraîchement éclot, un animatronique terrifiant tout droit sorti de l'enfer de la vieille série télé Dinosaures. 

D'ailleurs, jusqu'au final, le dragon n'est montré que par son ombre (très, très mal faite). Certes, ça permet de créer de l'anticipation pour un énorme monstre qui est en fait tout petit et très poli (on ne vous l'avait jamais faite, celle-là, hein ! Quelle inventivité époustouflante !), mais surtout ça coûte moins cher. Cela dit, moi j'aurai claque un peu plus de pognon dans l'ombre, même en mode cartoon ça jure beaucoup. Ah, et bien sûr, les deux dragons vivent heureux à la fin.

En effet, après avoir montré la mort de Siegfried à la source, en forêt, le film fait le coup du rembobinage pour déclarer que tout ça c'est du pipeau et qu'il va donc nous montrer la vraie version de ce qui s'est passé, qui se termine en Happy End où Hagen et Alberich abandonne Worms pour suivre Siegfried et Anita (sa nouvelle petit copine). Là on a pioché dans le chapeau du chapeau, craquage de slip, mesdames et messieurs ! La trahison du poème est si débile qu'aucune autre adaptation n'a trouvé malin d'épargner Siegfried, passage "un peu" obligé tout de même. Aucune... sauf Siegfried, le soft porno de 71, où Kriemhilde venait sauver la mise de son étalon. Vu qu'ici c'est le compagnon de Siegfried, le petit cochon qui lui a appris que pour embrasser quelqu'un il faut le faire sur son trou de balle, faut-il y voir une référence ? Après tout ce film cherche également à titiller son spectateur (masculin, hein, ne nous mentons pas) avec des situations, blagues et costumes "sexy". Que seuls ces deux films-là soient les seuls à partager ce choix aberrent en plus d'une obsession pour le cul... coïncidence ? Je ne crois pas.

Le cochon

Allez, c'est la mascotte du film, alors même s'il n'a rien à voir avec les sources, parlons du cochon. C'est un mélange de vrais cochons, d'animatroniques et de CGI. C'est un simili Babe, en somme. D'après l'acteur principal, il devait permettre à Siegfried de garder son intégrité et son innocence, d'être son compas moral, et bon, OK. Je trouve qu'il ne sert pas à grand chose la plupart du temps et qu'il est à peine intégré à l'intrigue, si ce n'est le moment forcé où il sauve Siegfried du coup de lance mortel en mode Deus ex Machina. C'est un gimmick, pensé pour les plus jeunes et je suspecte rajoutés tardivement au scénario. L'idée d'un Jiminy Cricket est pourtant moquée par le film puisqu'un cricket vient faire un speech pour remotiver Siegfried et lui vanter les mérites de la merveilleuse vie... avant de se faire écraser, de manière extrêmement prévisible d'ailleurs. Il y a une réplique "les femmes ne veulent pas de cochons... la plupart du temps" sortie par le cochon, justement, qui pourrait être un indice d'une métaphore cachée dans ce film, enterrée, engloutie sous les eaux du Rhin, quelque part, mais je parie plutôt sur une blague pas du tout appropriée pour LE personnages clairement à destination des enfants.

Verdict

En conclusion, faut-il s'infliger Siegfried ? Non. C'est lourd et assis entre deux chaises : faire rire les enfants, ou faire rire les adultes. Pour ma part, c'était surtout la fête du cringe, et il n'y a vraiment pas assez de Nibelungen dans tout ça pour me faire fermer un œil complaisant comme pour le téléfilm de 2004. Même le film érotique de 1971 adaptait plus d'éléments de l'intrigue que cette "comédie", et avec une mise en scène à peine moins bien en plus. Certaines blagues arrachent des sourires, c'est vrai, mais d'autres, beaucoup d'autres, mettent extrêmement mal à l'aise. Le comique de répétition consistant à forcer une femme à se faire embrasser le cul (et je veux dire pas seulement les fesses hein, tout) et de systématiquement finir la scène en la faisant voir défroquée par d'autres personnages dans une position humiliante, ça n'est pas pour moi, et probablement pas non plus pour les enfants venus voir le héros parler à un petit cochon mignon. Le film aurait sans doute gagné à faire un choix très tôt dans l'écriture et à s'y tenir, car en l'état, il n'est destiné à... personne.
 

Siegfried (Tom Gerhardt) montre son portrait de Kriemhilde à Mime (Michael Brandner)

BONUS : Le point Bande Originale

Heureusement, il y a la lumière dans l'obscurité, le moment de grâce dans toute cette misère : il se trouve que la bande-originale est excellente. La musique est composée par Karim Sebastian Elias, à qui l'on doit également la BO fort chouette de l’adaptation par la chaîne allemande Pro 7 de l'Île au trésor, Die Schatzinsel. Le film a beau être une comédie potache lourdingue insupportable et traitée par-dessus la jambe, le compositeur, lui, prend son sujet très au sérieux et nous sert une BO dans la veine des films d'animation d'aventure des années 2000 comme Sinbad : la légende des sept mers ou Atlantis, l'Empire Perdu. Légère et entraînante, sérieuse voire épique (toutes proportions gardées) lorsqu'il faut, avec les petits chœurs qui vont bien, c'est un régal constellé de quelques bons leitmotifs, et on se dit que cette composition mériterait un autre film, un bon film, de la trempe d'un Dragons, par exemple, mais que voulez-vous, c'est comme ça. Réjouissons-nous que Karim Sebastian Elias ait ignoré quelle daube il mettait en musique pour nous offrir une petite pépite.

 

 


 

Après cette purge absolue, exemple tragique d'humour allemand (je vous promet, on sait faire mieux), les Nibelungen avaient besoin de changer de direction pour revenir vers quelque chose de plus sérieux. Eh bah, ça tombe bien, car au centenaire du diptyque de Fritz Lang sortait au cinéma un film sérieux. Très sérieux. Sombre. Très sombre, si sombre qu'on a tout désaturé pour virer les couleurs : la version Vikings of Thrones.

The Last Vikings of Thrones : Hagen - Im Tal der Nibelungen (2024)

Un siècle exactement après le diptyque de Fritz Lang, les Nibelungen sont de retour en Allemagne dans un giga-projet de Cyrill Boss et Philipp Stennert, censé sortir sous deux formats : d'abord un film de cinéma, puis, en 2025, sous une forme plus longue en minisérie télévisée sur RTL+. 

Il ne s'agit pas d'un remake de Lang ni de Reinl, mais bien d'une adaptation... mais pas de la Chanson des Nibelungen, du moins pas directement. En effet, le parti pris est de mettre en image le roman Hagen de Wolfgang Hohlbein qui, comme la promotion l'a répété, s'est "inspiré de plusieurs sources et pas que du Nibelungenlied". J'ai envie de dire... comme tout le monde en fait. Lang l'a fait, Wagner l'a fait avant lui, et finalement même le poète de la Thidrekssaga l'a fait des siècles avant eux. En revanche, cette nouvelle version invente beaucoup de choses qui ne sortent pas tant de sources "moins connues du public" que du chapeau de l'auteur. N'ayant pas lu le roman, je vais blâmer le film au cours de cette analyse, histoire de laisser à Hohlbein le bénéfice du doute. Après tout, nous avons là une adaptation de son roman (or, on a vu comme cet art pousse toujours aux changements), et l'équipe derrière le film a certainement rajouté et changé des choses qui ne sont pas du fait du livre. Maintenant que le contexte est posé, vous avez donc conscience que Hagen - Im Tal der Nibelungen est l'adaptation d'un roman, qui adapte les sources à sa sauce. Vous le voyez venir, le téléphone alaman ?

D'emblée j'annonce la couleur, je raccourcirai le titre en Hagen - ITDN. Et si vous êtes curieux de savoir ce que veux dire "Hagen - Im Tal der Nibelugen", c'est c'est très simple : Hagen - Dans la Vallée des Nibelungen. Alors oui, je sais, en français ça fait très Petit Pied et la Vallée des Merveilles, mais on ne ricane pas, s'il vous plaît. D'autant que la vallée en question n'est pas la vallée du Rhin mais bien littéralement le monde des êtres surnaturels et merveilleux, aka, ben, la vallée des merveilles. Mais désolé, la ref ne fonctionne qu'en français.

Gijs Naber incarne Hagen. Et y a de la cotte de maille, youhou ! Profitez-en, les costumes ça va être folklo.
Les personnages

Étrangement, l'intrigue prise dans les grandes largeurs est toujours proche du Nibelungenlied. Siegfried arrive à la cour des Burgondes après avoir tué un dragon, il veut épouser la sœur du roi Gunther qui lui demande, en échange, de l'aider à conquérir Brunhilde en Islande. Double mariage, les choses se gâtent, Gunther et ses frères sont plein de jalousie et ressentiment et assassinent Siegfried. Mais au-delà de ces points généraux, il suffit de scruter les détails pour que les différences se creusent et que le film s'éloigne considérablement des sources médiévales, et cela principalement par ses changements profonds apportés aux personnages.

Siegfried

Siegfried montre par exemple un trait de sa personnalité que les adaptations précédentes ont tendance à ignorer : il n'est pas attiré par le pouvoir et fuit même les devoirs de roi qui sont les siens. Dans le Nibelungenlied, c'est subtil car son enfance dorée lui laisse ses deux parents, souverains heureux de Xanten, qui lui survivent, même. Il n'a donc pas besoin de régner à Xanten, et pourrait se contenter d'y vivre en prince. Toutefois, il refuse cette vie de palais pour partir à l'aventure. Dans les sources scandinaves, c'est une autre paire de manche : son enfance est en exil, son père est mort et son pays aux mains de ceux qui ont chassé sa mère, les Hundings. Avant même de tuer un dragon et de conquérir la terrible Brynhilde, Sigurd doit d'abord reprendre ses terres et son trône, et venger son père. L'opposé complet du Siegfried du Nibelungenlied. Sauf qu'une fois avoir fait tout ça (et ça demande du temps, des efforts, des combats), il délaisse sa halle nouvellement reconquise dans les mains de son demi-frère Hamund et... part à l'aventure.

Dans Hagen ITDN, Siegfried ne veut pas régner et fuit son devoir de roi de Xanten, bien qu'il soit toujours présenté comme Siegfried de Xanten. Voilà ! Comme quoi on peut se démarquer de ses prédécesseurs en faisant de l'inédit tout en respectant les sources ! 

Siegfried (Janis Niewöhner) sapé en H&M post-apo de l'enfer, Gunther (Dominic Marcus Singer) derrière, et Hagen (Gijs Naber), qui a piqué son costume à Vikings (et un bouclier Nilfgaardien en peau de couille emprunté à The Witcher au fond à gauche) cherchent les couleurs du film.
 

Non je déconne, bien sûr. En principe c'est très bien, évidemment, mais la raison qu'on lui prête est à l'antithèse des sources, où Siegfried est aventureux et naïf. Ici, il est cynique et rongé par le stress post-traumatique. Fini le jeune héros obsédé par la vengeance de son père, action idéalisée, non, maintenant il le blâme désormais publiquement pour les malheurs que ses guerres et celles que le roi burgonde ont fait subir au peuple, ensemble. De manière générale, il est très critique sur les souverains, et s'impose comme un faiseur, pas un parleur. Il picole comme un trou, fait des cauchemars la nuit, chaloupe comme Ragnar de Vikings et... mais oui ! En fait c'est l'insupportable Ragnar toxico de la saison 3 (ou 4?) ! Une épave, bagarreur violent et imprévisible comme un animal, qui déteste la guerre mais se shoote au combat, qui a perdu sa famille et a cruellement besoin d'affection... Alors certes, ça lui donne ce côté "je ne veux pas être roi" et électron-libre des sources, mais... c'est tout son caractère qui est assassiné sous nos yeux.

On a droit à Siegfried en mode Dark et Gritty dans un monde aux couleurs désaturées recouvert d'un filtre bleu gris emblématique du M O Y E N Â G E sur nos écrans depuis vingt ans (merci Ridley Scott !), sauf, exception notable et voulue, lorsqu'on se trouve dans le monde des êtres surnaturels, les Êtres Anciens, ou il y a de la lumière et des couleurs. On n'y passe très peu de temps je vous rassure, faudrait pas trop sortir du sombre et sale. Et le pire c'est qu'on ne sait pas exactement pourquoi Siegfried est une épave morale. Une ligne de dialogue effleure la question lorsqu'il parle à Hagen et lui demande, très sombrement "Sais-tu seulement ce qu'est la peur?" On supposera que ça a avoir avec le dragon puisqu'il refuse de détailler ce qui s'est passé. Alors qu'il parle de sa rencontre avec la bête, il dit que croiser son regard fut le plus beau moment de sa vie. "Pourquoi l'avoir tué alors ?" demande Kriemhilde à raison, et lui de rétorquer, en pleurant (mais sexy cry hein, faut pas déconner) : "Tu dois arrêter de poser des questions." Peut-être que la version longue sur RTL+ expliquera ça mieux que le film, mais en l'état j'ai un désagréable arrière goût de Star Wars 7 : "une bonne question, pour une autre fois".

Après, je vais être honnête, ça m'a fait quand même un peu plaisir de le voir comme ça. Si certaines sources ont tendance à le montrer comme un parangon de vertu, d'autres décrivent un jeune héros qui se cherche, colérique, qui traite mal les gens qui lui sont inférieurs, et qu'il faut discipliner, en l'envoyant comme apprenti chez un forgeron, par exemple. D'ailleurs, dans Hagen - ITDN, Siegfried raconte à Kriemhilde qu'il avait été envoyé auprès d'un forgeron pour être discipliné, et que celui-ci l'a envoyé dans la Vallée des Nibelungen en espérant qu'il s'y ferait buter par le dragon qui s'y trouvait... or c'est exactement le début du Seyfrid à la Peau de Corne ! Bon, pas de vallée des merveilles, juste une forêt, mais sinon tout pareil. La référence est évidente, et elle me fait très plaisir.

Les adaptations ignorent souvent cet aspect, ou l'effleure à peine. On le devine à la peur que les autres apprenti ont de lui au début de la version de 1924, ou par l'implication de l'un d'eux dans la tentative de meurtre au début du film de 1966, mais on pourrait mettre ça sur le compte de la nature des nains, irascibles et peu fiables. Alors que non, c'est la faute à son comportement de con ! Un comportement que certaines versions préfèrent oublier, et non des moindres le Nibelungenlied lui-même !  Aussi je ne boude pas mon plaisir de voir une adaptation qui n'ait pas peur de se frotter à ce aspect là du personnage...

... mais ce qui est, à la base, un défaut de jeunesse que le héros apprend à changer en tant qu'adulte devient son caractère d'adulte. Il n'a donc pas changé, pas évolué d'un iota, et surtout devient parfaitement imbuvable. On peine à croire que qui que ce soit le trouve séduisant au point de vouloir se lier à lui en amitié ou en amour. D'autant que dans cette version il n'a pas la carotte du trésor hérité du dragon (le motif est totalement absent de cette version, ce qui en soit est déjà une sacrée omission), donc pourquoi s'emmerder avec lui ? Et quelle horreur de voir Kriemhilde tomber pour ce bad boy alcoolique, agressif et violent, ah et infidèle aussi, mais qui a des fêlures, vous saisissez, en mode "moi je le comprends, il souffre à l'intérieur, je peux l'aider", aïe aïe aïe.

Il y a toutefois une scène où ce changement fonctionne particulièrement bien. Lorsqu'il arrive à Worms et qu'il provoque Gunther en duel, avec leurs royaumes respectifs en jeu. Dans le poème, Siegfried fait ça en réaction aux provocations d'Ortwin de Metz, pour lui apprendre une leçon d'humilité, mais comme celui-ci est absent du film, c'est le caractère imprévisible et rentre-dedans de Siegfried qui justifie la scène. Et franchement, ça fonctionne, même si une fois de plus on respecte les sources en surface mais on dit tout autre chose.

De manière intéressante, la fratrie de Gunther reproche plus tard à Siegfried un détachement vis à vis du peuple : "Ils veulent être comme lui, mais lui se désintéresse d'eux." Et pendant qu'ils disent ça, on a un montage ou le héros rentre de chasse à cheval et le peuple tend les bras pour le toucher façon Superman de Snyder, et ça a effectivement l'air de l'incommoder. Mais là encore, je pense que la version longue éclairera mieux cette scène car on suspecte que ce soit lié à ses troubles mentaux. 

D'ailleurs, une scène précédente fait clairement mentir Gunther : alors qu'un homme vient porter ses doléances au roi des Burgondes et se fait rembarrer par un Gunther détaché et presque méprisant, Siegfried intervient. Il reconnaît l'homme pour avoir combattu avec lui à une bataille spécifique, et se souvient même qu'il y a perdu son fils, et lui promet toute l'aide dont il aura besoin. Gunther se vexe et dit à Siegfried de rester à sa place, ce qui va vraiment prendre Siegfried à rebrousse poil et le sortira de ses gonds un peu plus tard. En fait la rupture de bienséance qui initie la querelle des reines dans les sources est transposée directement aux deux rois.

Gunther, roi des enflures. Pour l'anecdote, son acteur a émis quelques opinions en interview, comme par exemple : Le Nibelungenlied, en vrai c'est chiant à lire (avis partagé par l'actrice qui incarne Kriemhilde), et en Autriche c'est marginal (WTF?). Mais hé ! S'il n'a pas vu le téléfilm avec Robert Pattinson comme lui demande l'intervieweur, il recommande néanmoins le film avec le cochon, qu'il a trouvé rigolo. Voilà comment, en quelques minutes, j'ai perdu tout respect pour ce monsieur. (mais non, je plaisante)(un peu).

C'est donc Gunther qui est objectivement détaché du peuple, alors que Siegfried est non seulement proche des petites gens, mais fait objectivement preuve d'empathie envers eux. Sachant que le trésor du dragon est absent de cette version, c'est une manière intelligente de montrer la générosité du personnage, malgré cette version dark, et l'hypocrisie de Gunther qui projette clairement ses travers sur Siegfried, toute en nourrissant une jalousie maladive. 

Tout ça, c'est donc plutôt sympa, je dois bien avouer ! En revanche, on aurait pu éviter de faire Siegfried prendre un bain de fans après la guerre contre les Saxons où la foule scandant son nom le porte à bouts de bras comme une rockstar, les bras en croix. Le mauvais goût, m'voyez

L'instabilité mentale de Siegfried l'empêche de se plier aux stratégies, et on le dépeint comme égoïste (il met les autres en danger), spontané, bourrin sans cervelle dès qu'il faut castagner. Le personnage est donc salement trahi. Fini le meneur d'homme qui se concerte avec ses alliés sous une tente avant la bataille et mène une charge en bon ordre, la version 2024 part tuer le roi ennemi tout seul, se pointe avec sa tête et dit aux Burgondes "ah au fait ses hommes m'ont suivi et seront bientôt là, bisous." Sérieux... bon au moins on a *presque* une citation, disons une évocation, de son fameux "Guerriers du bord du Rhin, suivez-moi bien !" Mais bordel, qui êtes-vous et qu'avez-vous fait de Siegfried ?

Est-ce également à cause de ses problèmes mentaux qu'il abandonne Brunhilde après avoir vécu un an avec elle, "sans raison et sans dire un mot", brisant le cœur de la valkyrie "et le sien par la même occasion", alors qu'il l'aime encore ? On ne saura pas. Peut-être dans la minisérie télé...

Brunhilde

D'ailleurs, parlons en de Brunhilde. Elle est valkyrie, bien sûr, un choix peu surprenant en 2024, puisé dans les sources scandinaves, sauf que là, en plus, TOUTE sa cour c'est des valkyries et des guerriers surnaturels (et ça, par contre, ça sort d'un chapeau). Cela dit, comme souvent dans ce film, ce changement n'est pas totalement gratuit ou anodin : le roi Gunther est cerné d'ennemis et a besoin d'une alliance qui grossirait les rangs de son armée. Avec cette invention, aller chercher Brunhilde en Islande pour l'épouser n'est plus seulement un projet vaniteux de la part de Gunther, mais également une stratégie pragmatique, ce qui renforce les enjeux. Ce n'est pas bête !

En revanche, on la qualifie également de "fille des dieux", et ça, ça ne sort pas des sources médiévales, cependant, devinez qui fait des valkyries, et a fortiori Brunhilde, des filles de Wotan ? Hum ? Et bah oui, Richard W. ! Bien sûr, encore et toujours lui ! Même au premier quart du XXIe siècle on continuer à caser des wagnereries autour de Brunhilde ! Quand je vous disais que son influence perdurait. Mais ne vous inquiétez pas, cette version ne se contente pas de reprendre de très vieux clichés, non, non, elle reprend tous les nouveaux !

Visitez l'Islande avec l'actrice incarnant Brunhilde, Rosalinde Mynster. Les paysages islandais étaient déjà une grosse plus-value en 66, mais avec des caméras modernes c'est un vrai régal dont le film abuse, mais bon, franchement, tu fais le voyage, tu en profites, c'est bien normal !

Le vrai problème avec Brunhilde et, soyons honnête, les valkyries en général, c'est qu'on est invité, en tant que spectateur, à prendre part à une fête du slip d'ampleur si phénoménale que la meilleure comparaison qui me vienne est la représentation des Germains dans la série télé Barbaren. Adieu les casques ailés wagnériens et les runes grotesques des adaptations précédentes, bienvenue aux nouveaux clichés vikings/barbares ! Peinture noire sur les yeux ! Peinture sur tout le visage ! Accessoires coiffures ridicules de défilé de mode ! Armures improbables ! Costumes sombres (grosse promo sur le cuir !) ! Side cut ! Merci Vikings ! Merci The Last Kingdom ! Merci Barbaren ! Et merci The Witcher et tes cuirasses moisies, aussi, on ne t'oublie pas ! Vom Herzen !

Sachant que les costumes des autres sont vraiment très clichés Fantasy moderne : armures de cuir, tout le monde en dégradé de noir/brun/bleu foncé/vert kaki, voire pire, notamment avec Siegfried et ses placements de produit pour H&M, pullover dégueulasse et veste à fourrure de Bane dans The Dark Knight Rises (J’exagère à peine). Néanmoins, soyons justes, un effort est fait pour certains personnages, comme Gunther et Kriemhilde, par exemple, pour suggérer de l'étoffe riche et complexe... juste dommage que la palette de couleurs soit à ce point désaturée et rende tout si terne, je suis persuadé que des costumiers et costumières super fiers de leur travail ont dû pleurer en voyant ce gâchis, mais c'est un mal de notre temps. 

On a également quelques bijoux et broches inspirées de trouvailles archéologiques, et même si dès qu'on passe à de la figuration ou même des personnages secondaires c'est vite la fête du slip, au moins y a tout de même de la cotte de maille ici et là et on souligne l'importance des casques lors d'une scène où l'un des princes panique sur le champ de bataille lorsqu'il perd le sien, c'est déjà ça ! Mais Siegfried, avec toute la meilleure volonté du monde, c'est juste pas possible.

Un moment de recueillement pour l'acteur Dominic Marcus Singer (Gunther), mort à l'intérieur pour avoir été obligé de porter ce truc sur sa tête, en plus du maquillage de guerre de première section de maternelle. Mais hé, en plissant les yeux vous discernée une étoffe à motif ! (Après ça t'apprendra à avoir des goûts de merde)(ah pardon, oui je plaisante toujours)

Au-delà du visuel - et croyez-moi il n'est pas facile d'ignorer ce niveau de clichés - il y a le problème du personnage de Brunhilde, qui parle peu mais crie beaucoup, un hurlement strident qui n'est pas sans rappeler Palpatine faisant la toupie dans les airs pour tuer du Jedi. Si elle impose toujours une épreuve à qui souhaite l'épouser, une fois mariée à Gunther, le personnage disparaît. Non pas de l'écran, hein, elle décore toujours très bien la pièce, mais sa présence dans l'intrigue fond comme neige au soleil. 

Elle mène tout de même les troupes Burgondes face aux armées d'Etzel, roi des Huns, qui attaque Worms (à ce stade-là, les sources c'est du PQ, on est d'accord), et on pourrait croire qu'on va la transformer en reine guerrière avec un rôle actif, mais en fait très vite on repart sur Siegfried et Hagen. Elle ne sert qu'à... permettre à Hagen de faire un discours inspirant en mode "Etzel n'est qu'un homme, mais notre reine est plus que cela, elle est un être ancien patati patata", et en deux temps trois mouvements, l'intrigue de l'attaque d'Etzel est pliée. La contribution de reine guerrière, essentielle à Gunther, l'enjeu de toute l'expédition en Islande (enjeu que je trouvais malin à la base) tout cela est résolu en trois minutes, montre en main.

Et donc on ne peut que repartir sur les histoires de cœurs. Puisque l'angle choisi pour motiver l'histoire c'est ce carré amoureux de merde, la rivalité iconique entre Brunhilde et Kriemhilde n'existe plus. Les deux femmes n'échangent pas un mot (un comble!) En l'absence d'escalade, les scénaristes ont donc besoin d'un nouveau déclencheur aux malheurs qui mèneront Siegfried à la mort, et ils ont donc choisi... roulement de tambour... de faire de Brunhilde et Siegfried des amants qui se voient en cachette pour tromper leurs époux respectifs, parce qu'ils s'aiment encore. Et puisqu'on est là pour faire dans la comparaison, sachez que les parties de jambes en l'air du film sont plus osées façon HBO que les interminables et soporifiques scènes de touche-pipi de l'adaptation érotique de 71. Au moins, en 2024, Siegfried enlève-t-il son slip avant de faire des galipettes, et comme ce n'est pas le sujet c'est vite expédié.

Là ça ne sort plus du chapeau, ça sort de la gorge du lapin au fond du chapeau. Mais soyons bienveillants. Une source, une seule, la Völsunga Saga, fait dire à Sigurd qu'il aima Brynhild plus que lui-même, il l'avoue à son ex lorsque l'escalade est déjà à son max, sans jamais avoir agi dans le sens d'un rapprochement avec elle, et les scandinaves établissent indubitablement que, malgré avoir causé sa perte par vengeance, Brynhild est dévastée par sa mort car elle l'aime. C'est d'ailleurs là que se trouve le problème : elle s'estime trompée par l'amour de sa vie. On est d'accord que des sentiments existaient donc encore entre eux malgré leur séparation, mais jamais ils n'agissent sur ces sentiments, surtout pas Siegfried qui est dévoué à son épouse Kriemhilde. Alors certes, il viole Brunhilde pour le compte de Gunther après son propre mariage avec Kriemhilde, c'est vrai, mais il le fait forcé par serment afin de "mater" la femme de son mari afin que celui-ci ne soit plus humilié par elle. On ne peut pas mettre en parallèle des nuits d'amour adultère mais consenti d'un côté (le film) et un viol conjugal perpétré par un ami du mari de l'autre (les sources). Même avec une lecture généreuse des sources, cette intrigue de fesses à Worms est une trahison complète des personnages.

Donc non, cette histoire d'amour secret surpris par Gunther et qui provoque sa jalousie, c'est du pipeau, et même assez ironique vis à vis de l'épisode du viol dans les sources, justement, puisque celui-ci est exigé par Gunther. C'est Gunther qui joue sur le levier des serments et de l'assistance qu'il lui doit, et l'honneur, et les violons et mon cul sur la commode, et cette manipulation fonctionne sur Siegfried qui ne veut pas laisser son meilleur ami dans la mouise. Conséquence de ces changements : à part niquer dans la forêt, une fois mariée, Brunhilde ne sert plus à grand chose et ne fait pas activement progresser l'intrigue. De moteur de l'histoire, Brunhilde devient une jolie jante alu. Excusez-moi, mais ça fait mal. 

Et ne vous méprenez pas, je pense qu'on pouvait raconter Brunhilde sans le viol, métaphorique ou littéral, des sources anciennes. Le problème c'est qu'ici, le conflit qu'on lui retire n'est pas remplacé par grand chose. Cette reine intelligente, perspicace et calculatrice, toute en rage contenue... est devenue une caricature hurlante entourée de ses femmes guerrières peinturlurées en Lagertha-core, et qui subit passivement les événements sans jamais vraiment résister. Même la campagne très courte contre Etzel où elle mène les armées burgondes, elle le fait en obéissant à la volonté de Gunther, comme un bon petit soldat. Aïe aïe aïe...

Et pourtant, malgré ma sévérité, une scène m'a arraché un franc sourire, car c'est une invention pure de la part du film, et pourtant respecte l'essence du personnage à 200% : lors de son mariage avec Gunther, Brunhilde s'apprête à recevoir sa couronne de l'évêque, lorsqu'elle décide de lui faire une Napoléon, de se saisir de la couronne et de se la poser sur la tête sans rien dire. Là on retrouve la Brunhilde fière, déterminée, indépendante et qui ne se laisse pas facilement marcher dessus, et qui prend une part active à son destin ! C'est trop bref, mais c'est parfait.

Maria Erwolter joue une valkyrie (apparemment...) Le costume, le sabre, la coiffure, le maquillage... very Nibelungen, much shieldmaiden.

 
Coiffe alternative !

Kriemhilde

Le motif du faucon ! Très bien !
Après, Kriemhilde n'est pas beaucoup mieux servie, mais on est loin de cette catastrophe industrielle. Elle est aussi active que possible, enfin, elle essaye, elle parle, elle a des sentiments un peu plus complexes... Mais là encore, en lui retirant la querelle des reines, elle perd ses leviers d'action sur l'intrigue et devient juste... la femme trompée qui pardonne Siegfried - ce qui est très raccord avec son caractère dans les sources, pour le coup. On voit qu'elle comprend l'état psychologique désastreux de Siegfried tout en discernant ses qualités humaines (malgré l'alcoolisme, la violence, les coucheries, enfin un sacré paquet de couches de merde). A défaut de faire bouger les choses, au moins c'est un personnage, pas un cliché en carton pâte. C'est pas terrible, considérant le pouvoir narratif de Kriemhilde dans le poème, mais mieux que la pauvre Brunhilde. Deux personnages féminins forts dans une épopée du XIIIème siècle, reléguées à des potiches de luxe en 2024. Applaus. 

Un profond changement est lié à sa relation avec Hagen. Il est évident qu'avant qu'elle ne rencontre Siegfried, elle et le maître d'armes du roi partagent une attraction jamais consommée, ni même avouée. Ils se tournent un peu autour mais Hagen est trop noble et fait passer les affaires d’État avant ses propres sentiments. Qu'on soit soit bien clair : il y a ZERO trace, indice ou suggestion dans AUCUNE source d'une pareille relation. Déjà, selon certaines sources ils sont liés par le sang, mais même lorsque ce n'est pas le cas, absolument RIEN ne ne le laisse entendre, c'est une pure invention de cette version, ou une repompe de la comédie avec le cochon, ce qui ne serait décidément pas glorieux. Sachant que le roman dont s'inspire ce film introduit bien un Hagen qui tombe tardivement amoureux de Kriemhilde, mais celle-ci a toujours aimé Siegfried, ils se voyaient même déjà en secret avant leur première rencontre officielle. C'est donc bien l'adaptation cinéma qui les rapproche ainsi, et ça change sacrément les rapports de force entre personnage, notamment lorsque Gunther marie sa sœur à Siegfried et que la rivalité entre le héros de Xanten et Hagen a un sous-texte de triangle amoureux, ou devrais-je dire carré amoureux, puisque Hagen aime Kriemhilde qui l'aimait aussi mais aime désormais Siegfried, qui l'aime mais aime également encore Brunhilde, qu'aime Gunther, mais personne n'aime Gunther. La simplicité et l'efficacité de la situation initiale, avec les reines en compétition et l'amitié des époux déchirée par cette rivalité, a disparu. Là on part sur des hommes jaloux et des femmes au second plan. Kriemhilde paye cela en devenant essentiellement "la nana entre Hagen et Siegfried". Dommage. Ah et forcément, quand Kriemhilde dit au début du film "vous êtes un membre de cette famille, père l'a toujours voulu ainsi", bah... même adopté, crado, quoi.

Kriemhilde (Lilja Van Der Zwaag) et deux de ses frères, les figurants princes Gernot et Giselher.

 Hagen

Hagen de Tronje est l'un des personnages les plus profondément altérés, et un des plus développés, comme on pouvait s'y attendre quand le film s'appelle Hagen. Les films précédents étaient nommés par Siegfried et Kriemhilde, et même le second opéra de Wagner porte le nom du héros de Xanten. Ici, le protagoniste c'est Hagen, on adopte donc son point de vue. Ce n'est pas exactement nouveau, la poésie féringienne l'a déjà fait avec la Ballade de Högni. Toutefois, là où dans les Îles Féroé on a essayé de comprendre les actions bien établies du personnage, le film de 2024 (et le roman avant lui, j'imagine), change les faits, en ajoute d'autres, tord le reste, jusqu'à remodeler Hagen en un personnage qu'il n'est pas dans les sources.

Commençons par le plus trivial : son apparence. Il est beau, charmant, et on apprend que bien des femmes à la cour auraient bien aimé l'épouser, malheureusement, il n'a a jamais pris femme - inexplicable ! Il n'est même pas borgne au début du film ! Cet aspect iconique et indissociable du personnage est le résultat d'un combat contre un ami cher, Walther d'Aquitaine, au Waskenstein. Toutes les sources qui mentionnent l'origine de la blessure sont unanimes. Hagen ITDN fait survenir la blessure mi-film, d'un coup de masse d'un roi saxon. D'un point de vue purement meta, je trouve ça amusant que le seul épisode ou les sources font de Hagen un personnage honorable et juste n'a donc jamais eu lieu dans la diégèse du film qui essaye pourtant à tout prix d'en faire un héros tragique. Mais bref.

Le truc un peu con, c'est que Hagen est quasiment toujours décrit comme laid, pâle et étrange, ce qu'on met sous le coup de son ascendance : la rumeur prétend qu'il est le fils bâtard d'un loup ou d'un alfe. Cet aspect est donc jeté aux oubliettes. Or, vous allez rire, son lien potentiel avec les alfes est central au film... Au lieu de cette laideur caractéristique, Hagen de Tronje porte désormais des cicatrices sur son corps... des cicatrices mystérieuses... liées à plein de flashback sur son enfance... des flashback mystérieux... 

On a plusieurs fausses pistes : lui et sa famille auraient été victimes du dragon que Siegfried tuera, mais en fait non, c'était des hommes qui ont incendié et tué tout le monde, et le dragon l'a sauvé, en fait. Pourquoi ? Parce qu'il est implicite que Hagen est un alfe, ou au moins un demi-alfe, que le père de Gunther a torturé enfant pour en faire "l'un des nôtres" et un "grand guerrier", et que les siens furent victimes de la purge des Êtres Anciens commise par les hommes dans un passé relativement proche.

Les Êtres Anciens, ou le paganisme en victime

C'est l'une des plus flagrantes inventions de cette version, toute l'intrigue autour des Êtres Anciens : alfes, nains, valkyries, dragons. Dans cette version, ce sont eux les Nibelungen, pas seulement le peuple nain du Nibelungenlied (pour en lire plus sur l'épineuse question de l'identité des Nibelungen dans les sources, c'est par ici), et les hommes, qui les craignent, se sont chargés de les chasser, exterminer, repousser aux franges du monde connu pour amoindrir leur pouvoir. On apprend que Brunhilde et ses valkyries n'ont pas choisi de vivre en Islande, elles furent contraintes d'y trouver refuge. Siegfried emmène Kriemhilde dans la forêt voir les ruines d'une palais ou une cité ou jadis Êtres Anciens et hommes vivaient en harmonie (il se pourrait que ce soit le lieu incendié dans le flashback sur la jeunesse de Hagen mais ce n'est pas confirmé par le film). Hagen explique pourtant aux Burgondes que les Êtres Anciens étaient plus sages, plus forts, plus puissants etc., et que c'est justement parce que Brunhilde et ses guerrières sont surpuissantes qu'ils ont une chance de battre les Huns. 

Le film fait l'éloge de la supériorité des êtres surnaturels à tous points de vue, une supériorité reconnue et crainte par tous les personnages, alors qu'ils sont presque tous chrétiens, même Hagen. Ce n'est jamais dit, d'ailleurs, mais établi visuellement : on porte des croix autour du cou, on a une grande croix dans la procession de l'armée, on va à la messe à la cathédrale. Là où ça devient intéressant, c'est qu'on ne parle jamais non plus de paganisme, uniquement d'Êtres Anciens (Alte Wesen) voire Grand Ancien pour le dragon, un terme fourre-tout qui englobe ici tout le bestiaire légendaire pré-chrétien sous le parapluie "Nibelungen". Il n' a pas de païen, car plus personne ne prie ces entités, leur temps est déjà révolu. Même Siegfried ne les révère pas, bien qu'il aime passionnément Brynhilde et respecte intensément Alberich (que tout le monde craint). Non, ils appartiennent au passé et on les y a contraint, par la force et le massacre. 

Le dernier dragon que tuera Siegfried, et apparemment dernier "Grand Ancien" (Iä ! Iä ! Fa'Fhnir !)

Clairement, l'ancienne coutume est devenue la victime innocente du monde des hommes, la preuve avec le personnage de Brunhilde qui perd toutes ses qualités vengeresses pour n'être plus qu'une victime de bout en bout, abandonnée par Siegfried, dupée par Gunther avec l'aide de Siegfried et Hagen, sans jamais rien faire pour réparer le tort, à part coucher avec Siegfried hors du lit conjugal, c'est à dire le pardonner. 

Alberich, l'autre représentant le plus mis en avant de ces Êtres Anciens, et extrêmement intéressant. Son apparence, tantôt enfant, tantôt vieillard, tantôt "grand", tantôt petit, il peut apparaître et disparaître à volonté, c'est 100% tiré des sources et j'irai même jusqu'à dire que c'est sa représentation visuelle filmique la plus authentique que j'aie vu jusqu'ici. Comme quoi, je sais aussi faire des compliments ! Quant à son caractère, c'est pas si mal, en vrai. Il obéit loyalement à Siegfried car il est son vassal, mais ça ne veut pas dire que ça l'enchante. Parfait ! On est toujours proche des sources ! J'aime beaucoup la manière dont Alberich passe de figure humaine à souche d'arbre grâce au flou créé par différentes profondeurs de champ, c'est simple mais élégant, et rend bien l'aspect "apparition surnaturelle" sans passer par un nuage de fumée en CGI noire, ou verte fluo pour faire "magique". Sobre comme il faut.

Là où ça part un peu en tangente, c'est quand l'intrigue le glisse sur les rails de l'arc "passé mystérieux de Hagen" puisque non content de donner à celui-ci des éléments de backstory que sa mémoire avait refoulés, il révèle également que Siegfried a un point faible entre les épaules, là où tomba la feuille de tilleul. Là je suis plus mitigé. Le film va clairement montrer qu'Alberich prépare Hagen a son destin, à tuer Siegfried, on suppose pour venger le massacre du dragon (et probablement plein d'autres Êtres Anciens) par celui-ci. En fait, Hagen était sans le savoir le champion des Êtres Anciens.

Alors assumer à fond le côté fils d'un alfe, OK. Là... je sais pas trop... En plus, donner à Alberich cet éléments hyper important de l'intrigue, à savoir la divulgation du point faible, n'était même pas nécessaire puisque le film nous donne une autre scène, impliquant également Alberich, qui remplit la même fonction. Un doublon dont on se serait bien passé, mais j'y reviendrai. Et le côté messianique de Hagen... on me permettra de rigoler. 

Cela trahit toutefois une vision du paganisme à l'opposé du diptyque de 1966. L'ancienne coutume est passée de religion des monstres coupables à victime innocente, deux points de vue antithétiques, et tous deux absents des sources. Thématiquement j'y vois un parallèle avec les réinterprétations modernes de la mythologie nordique comme les récents God of War ou la série animée Netflix de Snyder, Twilight of the Gods, où les dieux et héros habituellement positifs deviennent les bourreaux, et les géants, alfes et nains des peuples opprimés voire exterminés. Je ne serai pas surpris que la version longue de Hagen ITDN en série télé nous montre Siegfried génocidant les Êtres Anciens (on sait qu'il a tué le dernier dragon) pour le compte de son père, expliquant son stress post-traumatique et son ressentiment vis à vis de son père et des guerres de celui-ci. La réponse à la question de Kriemhilde au sujet des raisons qui ont poussé Siegfried à tuer le dragon se cache probablement dans ces parages.

Revisiter les scènes cultes

Je vais passer dessus brièvement, car c'est ainsi que le fait le film : le dragon est cool. On ne le voit quasiment pas, quelques plans très succincts seulement et souvent flous, en arrière plan, on le discerne à peine et pourtant ils lui ont donné un design original avec des cornes ressemblant à des bois de cerf. Dans les flashbacks on aperçoit sa silhouette dans les airs, de nuit, masquée par la fumée, finalement les mêmes techniques dont parlait Harald Reinl pour cacher la misère sur sa version. Sauf que contrairement au remake de 66, ici l'équipe ne se plonge pas dans le déni et accepte qu'il vaut mieux ne pas mettre le combat en scène. Il y a une véritable et énorme économie de moyens et une retenue qui cache sans doute des limites budgétaires, mais sait reconnaître ses faiblesses et joue plutôt sur la suggestion. C'est la manière intelligente et subtile de faire les choses, encore une fois à l'inverse totale du film de 66. 

Le pouvoir suggestif de ce plan, très bref, est immense : toute la forêt calcinée, les griffures sur le tronc au premier plan, le rapport d'échelle entre Siegfried et le dragon. On ne verra jamais le combat, mais c'est mille fois mieux que les tentatives passées de nous le montrer.
 

De plus, et ce n'est pas pour me déplaire, ne pas avoir de description de la rencontre, seulement celle du bain dans le sang et de la feuille de tilleul dans le dos, c'est s'approcher au plus près de l'angle d'attaque choisi par le poète du Nibelungenlied qui fait exactement cela, plutôt que d'aller chercher dans les sources scandinaves la scène de boum boum épique que toutes les autres adaptions ne manquent pas de placer. Est-ce voulu ou un heureux hasard ? En tout cas c'est surprenamment fidèle au poème, et c'est la version filmique la plus efficace, à mon sens, de cette confrontation mythique.

 

Même pour quelques secondes, ils se sont fait chier à proposer quelque chose d'original. Franchement, 20/20.

Curieusement, le film décide de changer l'origine de Balmung, l'épée de Siegfried. Elle est désormais forgée par Alberich plutôt que le forgeron mentor de Siegfried, Mime/Regin, à partir d'un fémur du dragon. Non seulement ça ne sert à rien dans l'intrigue, n'a aucun impact sur le scénario et sort de nulle part côté sources, mais maintenant on a Siegfried qui se bat avec une épée en os digne d'un méchant de Conan le Destructeur. Le téléfilm de 2004 avait choisi de faire son intéressant avec une Balmung en métal de météorite, j'imagine qu'il fallait renchérir. Soupire...

Balmung en os version Conan.

La mort de Siegfried est des plus intéressantes. Déjà, toute la fratrie burgonde est d'accord pour dire que c'est la seule solution, même Gernot et Giselher, une implication moins ferme dans les sources. La méthode reprend le contexte continental de la chasse, mais plutôt que d'avoir Hagen planter le héros dans le dos, au dernier moment il n'arrive pas à s'y résoudre et - twist ! - offre, à son ami un duel. Cela anoblit le geste de Hagen, car il s'agit d'un combat à la loyale et plus d'un assassinat dans le dos, une manière de redorer le blason du borgne que même la Ballade de Högni n'avait pas osé ! Après une lutte acharnée, Hagen arrive presque à noyer Siegfried dans le ruisseau (ce qui serait une manière très intelligente de contourner sa peau que le fer ne peut mordre, cela dit en passant) puis Siegfried reprend l'avantage. Hagen va périr... sauf que non, retwist ! Gunther intervient par surprise et plante bien Siegfried dans le dos. 

C'est un choix curieux. Au final, le traître qui plante le héros dans le dos n'est plus Hagen, qui a failli mourir pour avoir été trop noble et voulu accomplir le méfait en duel, mais Gunther. Bien que commanditaire, Gunther n'est jamais le meurtrier dans les sources, parfois il n'est même pas présent. Toutefois il "prend part", en quelque sorte, dans la Ballade de Brynhild, en massacrant le cadavre à coups d'épée à la fin, histoire de dire que lui aussi il a fait sa part du travail. Son intervention ne sort donc pas complètement d'un chapeau, néanmoins... le rôle de Hagen est profondément altéré. 

Ce n'est plus le meurtre commis par Hagen expliqué du point de vue de Hagen, comme dans la Ballade de Högni, non, Hagen est ici innocent du meurtre MAIS l'endosse publiquement pour dédouaner Gunther et préserver l'honneur du roi. Il déclare devant Kriemhilde et tout Worms que c'est lui le coupable, qu'il a tué le héros en duel. Donc quelque part ça ne change rien à l'intrigue, Kriemhilde peut le détester et tout comme dans le poème, mais avec un twist : il couvre Gunther et est, en définitive, un chic type trop bon trop con. Pas d’ambiguïté, pas de mensonges comme dans les sources : Hagen assume directement et sans ambage le meurtre... qu'il n'a même pas commis, un vrai bro. 

Tout est sens dessus dessous, une fois de plus, les blocs narratifs des sources sont bien là, reconnaissables, mais on leur fait dire l'exact opposé. Dans ce cas précis, on peut au moins se dire que l'idée c'est qu'on nous présente "la vérité derrière la légende". Un peu comme le Roi Arthur d'Antoine Fuqua en fait. Brrr. Blague à part, c'est un twist intéressant et bien amené, à voir où ça mènera si on a un jour droit à la suite promise par le serment de Kriemhilde de venger son époux...

Enfin, j'aimerai évoquer la manière dont Gunther triche pour obtenir la main de Brunhilde. La cape d'invisibilité comme le Tarnhelm d'Alberich, et comme le trésor mythique, sont totalement absents du film, alors qu'Alberich et sa magie sont bien présents. Comme c'est un élément crucial de la triche pour conquérir Brunhilde, il a bien fallu compenser par autre chose, et cette autre chose sort (une fois de plus) complètement d'un chapeau. Un rituel inédit, pratiqué par Alberich, et qui donne à Gunther la force de Siegfried ET Hagen, au lieu d'avoir Siegfried qui fait tout à sa place en mode invisible - parce que Hagen il est important et doit être impliqué dans tout. Pour cela, le roi burgonde doit boire le sang des deux complices pendant qu'Alberich les "noie". Sauf que pour faire couler le sang, encore faut-il se couper. Vous la voyez venir, hein ? L'incohérence expliquée par le téléfilm. Bah ils refont pareil : Siegfried se coupe dans le dos, révélant son point faible. Encore une fois, c'est cool d'éviter à Kriemhilde de fauter par extrême stupidité naïveté en trouvant un autre moyen de percer le secret, mais... on a maintenant deux révélations, celle-ci, et celle d'Alberich à Hagen qui ne sert plus à rien. Cette scène du rituel donne l'emplacement à Gagen ET Gunther, logiquement et  naturellement, c'est parfait pour la manière dont ils exploitent finalement cette faiblesse à deux, alors pourquoi ce doublon narratif ? Cela manque un peu d'élégance.



Pour conclure

En l'absence de trésor pour attiser les jalousies et les cupidités, et puisque les reines n'ont visiblement plus de velléités à faire avancer l'intrigue, des piliers essentiels de l'histoire ont disparu, bien que l'architecture générale ressemble encore à à peu près à celle des sources. Pour éviter que tout ne s'écroule, il a fallu remplir avec du neuf : une guerre ancestrale entre les Êtres Anciens et les hommes, avec Hagen comme messie des alfes, et puis... des histoires de coucherie, et même des plans boobies. This isn't cinema, this is HBO.

Évidemment, ça peut se regarder sans déplaisir, les effets spéciaux sont réussis, les décors sympas, l'Islande c'est beau, mais petit à petit les éléments narratifs clefs de l'histoire sont aspirés comme Ortnit de son armure par des dragons affamés. La coquille ressemble encore à la Chanson des Nibelungen, mais l'intérieur est bien différent désormais. Je suis néanmoins extrêmement curieux de découvrir cette année la version longue en minisérie, qui expliquera peut-être les points d'ombre et dissipera éventuellement certaines de mes critiques.

Il n'en reste pas moins que si on apprécie le style de séries référencées au cours de l'article, ou de manière générale si on est sensible à la Fantasy telle qu'on la filme de nos jours, je pense qu'on appréciera Hagen - Im Tal der Nibelungen pour ce qu'il est : un film de Fantasy dark and gritty. Inspiré d'un roman. Inspiré du Nibelungenlied.

 Bonus : Le Point Bande originale 


On doit la musique de ce film à Jacob Shea et Adam Lukas, et j'imagine que le cahier des charges c'était : MODERNE. Dont acte. La BO qu'on nous sert est une bouillie de synthé et d'instruments à cordes (sans doute synthétiques) en mode Ramin Djawadi du pauvre (malheureusement aucun art de la progression comme peut faire montre Djawadi), des effets sonores et vocaux "tribaux" façon Last Kingdom ou The Northman (deux BOs que j'apprécie par ailleurs), mais commandés sur Wish (on est loin des performances vocales d'Eivør sur les projets sus-mentionnés). Aucun thème, leitmotif ou même mélodie mémorable ne ressort de la soupe générique au possible, on s'emmerde ferme. C'est de la BO cliché moderne de Viking Fantasy, par les troisièmes couteaux de l'ère post-Zimmer, du sound design peu inspiré plutôt que de la musique, à base de bwaah quand c'est épique et de violoncelles passe-partout, de chœurs synthétiques et de percussions... .mp3. Autant je m'attendais au pire pour ce film sur la base de sa bande-annonce,  et j'en ressors avec un avis nuancé, autant côté musique j'espérais au moins le minimum syndical, efficace à la  manière d'un Stockholm Bloodbath (produit par Lorne Balfe, ça donne le ton) dans un style similaire, or on m'a servi pire que ce que je craignais. Déçu de ne pas être déçu. Mais après, ça reste une question de goûts.

Le téléfilm aux mille titres : Curse of the Ring (2004)

En 2004, pile quatre-vingt ans après Fritz Lang et presque cinquante ans après le diptyque de Harald Reinl, les Nibelungen revenaient sur nos écrans, sauf que cette fois, ces écrans n'étaient pas grands, mais dans nos salons. C'est donc un téléfilm en deux parties qui sort au début du nouveau millénaire, et je ne parlerais pas de diptyque cette-fois, car ce sont pas deux films qui forment un ensemble, mais bien deux parties d'un même film. Le titre de ce projet : Curse of the Ring ! Ah, non, pardon, Ring of the Nibelungs... ou bien c'est Sword of Xanten. Quoi ? Ah non c'est Kingdom in Twilight... ah bah en fait, c'est Dark Kingdom : The Dragon King. Bref, ils ont eu du mal à se décider, d'ailleurs en interview, l'acteur qui joue Siegfried lâche discrètement un petit "peu importe comment on finira par appeler ce film" qui m'a bien fait sourire. Bon, je vais choisir Curse of the Ring, arbitrairement, parce que c'est ce qui est écrit sur la jaquette de mon DVD. En français, apparemment ce serait L'anneau sacré (?).

Giselher, Gunther, Siegfried, Hagen (oui, oui, beau, avec ses deux yeux et "défiguré" par la petite cicatrice rouge, là), en route pour courtiser Brunhilde en Islande.

Les puristes s'étonneront certainement et me demanderont si je n'oublie pas un film entre le remake de Harald Reinl et ce téléfilm, et il se peut qu'en 1971 soit sorti Siegfried und das Sagenhafte Liebesleben der Nibelungen, oui. AKA The Erotic Adventures of Siegfried, aka The Long Swift Sword of Siegfried, aka The Lustful Barbarian, aka Voluptés nordiques... bon vous l'avez compris : c'est du (très soft) porno. Plus fidèle aux sources qu'on ne pourrait le croire, d'ailleurs, on verra pire dans ce dossier (en termes d'adaptation s'entend), néanmoins, et même si le bluray existe (mais si), je compte bien passer mon tour côté critique, pour l’instant (il n'y a vraiment pas grand chose à dire, mais qui sait, un jour d'ennui ?) afin de reporter mon attention sur une production qui a une meilleure note sur IMDB : Curse of the Ring.

Le dragon dans la pièce : le budget

Qui dit téléfilm dit forcément budget serré. On n'est pas sur un projet qui peut se vanter d'être "le plus gros budget pour un film allemand jusqu'ici". Disons le tout de suite, ça se sent dans les costumes, les décors, la mise en scène... c'est très film d'aventure / Fantasy des années 90 (alors qu'on est en 2004), mais c'est jamais honteux comme un film SyFy. Juste, c'est dans un jus assez particulier, notamment les costumes aléatoires, quelque part entre Hercule et Xéna et le XIIIe Guerrier. Niveau FX, il y a à boire et à manger, certaines incrustations, notamment de nuit, font cheap, on sent que l'argent est ailleurs, notamment dans le dragon qui, franchement, tient bien la route pour une créature entièrement en image de synthèse. La mise en scène joue de la luminosité pour aider à faire passer certains plans datés, mais d'une manière générale c'est vraiment pas mal. Contrairement aux adaptations de 1966 et de 2024, cette fois pas de budget Islande pour flatter sans effort la rétine du spectateur, à la place on a droit à un Isenstein tout en 3D recouvert d'un épais blizzard qui cache la misère (dont ils sont très fiers, d'après le making-of). Heureusement, il y a suffisamment de scènes en extérieur le long du film pour ne pas donner un aspect purement studio et fauché. Là on droit à des forêts lambda et rivières et... forêts lambda... et plaines... bon c'est fauché, c'est fauché, hein, que voulez-vous que je vous dise, on ne va pas attendre de miracles ! 

A titre de comparaison, voilà à quoi vous attendre du côté du dragon, puisque c'est un peu le clou du spectacle dans presque toutes les adaptations.


J'avoue apprécier les espèces d'ailerons sur le dos, compromis intéressant entre les versions avec ailes et sans ailes.

Après, il y a deux écoles : ceux qui préféreront toujours les arbres démesurés et stylisés de Fritz Lang, car l'esthétique prime, et ceux qui préféreront n'importe quel bois de campagne au carton pâte, parce qu'au moins, ça fait vrai, c'est réaliste et tangible, comme Harald Reinl. C'est une question de goût et de sensibilités. Le téléfilm choisit Reinl, mais avec un budget limité, ou peut-être à cause de lui ? Je ne pense pas. Les interviews de l'équipe montrent clairement des ambitions visuelles qui misaient tout sur les effets numériques pour moderniser les Nibelungen. Vraiment, pour le meilleur comme le pire, il y avait une volonté d'en mettre plein les yeux, pas juste de torcher un truc à la va-vite. Vu le résultat, c'est... louable.

D'ailleurs, ça se sent dans le casting. Le téléfilm bénéficie d'un cast solide, notamment plusieurs habitués des rôles secondaires du cinéma allemand et plus généralement européen. Max von Sydow, Julian Sands, Göttz Otto, Ralf Möller (qui a dû récupérer un costume de sa série télé Conan...), mais aussi des débutants comme Robert Pattinson (et oui), Benno Fürmann, Kristanna Loken (qui sortait de son rôle de T-X dans Terminator 3), du coup plein de gueules cinématographiques familières qui donnent un cachet inattendu pour une production de ce type.

Il me faut dire d'emblée que j'ai déjà évoqué ce téléfilm sur mon blog, dans cet article sur les incohérences dans les sources. J'avais alors qualifié le téléfilm de "pas top, mais pas si infidèle que ça si on prend toutes les traditions en compte, mais par contre vachement fauché". Pour l'avoir revu dans le cadre de cette série d'analyse, après mon visionnage de Hagen - Im Tal der Nibelungen, il me faut admettre que j'ai peut-être été un peu dur avec lui. Malgré tout un tas de qualité, certains faux-pas viennent gâcher le tableau, notamment, et c'est quand même bien con : la fin. Je crois que c'était elle qui avait rabaissé mon opinion de l'ensemble à l'époque de mon premier visionnage, mais nous y reviendrons, sur cette conclusion. 

Cela dit, une des qualités qu'on ne réalise qu'a posteriori, c'est cet aspect Fantasy 90s début des années 2000, c'est coloré ! C'est éclairé ! Tout n'est pas désaturé avec un filtre bleu ou gris pour faire "médiéval". Et ça, mine de rien, c'est appréciable. Oui, y a trop de cuir dans les costumes, mais il y a aussi des étoffes rouges, vertes, de l'or... C'est pas encore dépression.jpg, et rien que pour ça, bon point dès le départ pour ma part.

Maintenant qu'on s'est moqué un peu, je pense ne plus avoir besoin de mentionner l'aspect cheap, à la fois évident et encombrant, et peux enfin me concentrer sur le fond. Vous le savez, ce qui m'intéresse dans ces analyses, c'est le rapport aux sources, les libertés créatives et la fidélité de l’adaptation, que ce soit à la lettre ou à l'esprit. Alors, en tant qu'adaptation, que vaut Curse of the Ring ? Et bah le film s'en sort vraiment pas mal du tout !

Les personnages

Le personnage de Siegfried est introduit la nuit où des ennemis prennent Xanten par la force et assassinent son père. Sa mère parvient à l'exfiltrer de la cité en feu jusqu'au fleuve mais périt dans l'action, laissant un jeune Siegfried dériver jusqu'à ce qu'il soit trouvé par un forgeron qui l'élèvera comme son propre fils. Alors je sais, ça fait très Moïse, et un peu n'importe quoi, mais... c'est un mélange de la tradition scandinave, où Sigmund meure au combat et son épouse Hjördis fuit avec le jeune Sigurd sous le bras, et la Thidrekssaga, où c'est Sigmund qui, manipulé et mal conseillé, fait traquer son épouse Sisibe qui parvient à sauver son fils nouveau-né à la rivière, enfant qui sera retrouvé par le forgeron Mime qui l'adopte (Sigurd a d'abord élevé un an par une biche). Bref, on a deux sources amalgamées et non seulement c'est très malin, mais ça met en scène des choses que les autres adaptations passent complètement à la trappe ! Franchement démarrer de cette façon, moi j'étais :

Alors ça aurait été hyper satisfaisant de voir le film adapter les sources scandinaves, pour changer un peu, mais inutile d'espérer, après l'intro, l'intrigue revient assez vite sur les rails du Nibelungenlied. D'ailleurs, c'est assez parlant que les personnages portant des noms tirés des sources sont nommé d'après la tradition continentale (Siegfried, pas Sigurd, Kriemhilde, pas Gudrun, Gunther, pas Gunnar, Hagen, pas Högni, etc.) malgré les emprunts plus marqués à la tradition scandinave que ses prédécesseurs. Je le précise ici car c'est important pour comprendre mon ébahissement face au final : malgré tout, on est bien sur une adaptation du Nibelungenlied, complété par d'autres sources, exactement comme les sources précédentes.

Bon, après, y a pas mal de modifications et même d'inventions dès le départ. Les ennemis qui tuent Sigmund (les Hundings dans les sources) sont fusionnés avec les deux rois saxons qu'affrontent Siegfried et Gunther, ce qui économise des personnages - l'intrigue est plus compacte - et donne un enjeu plus personnel à la bataille. Très bien. Par contre ils ne s'appellent plus Liudeger et Liudagast, mais Thorkwin et Thorkilt... donc on garde deux frères, Saxons, aux noms semblables l'un à l'autre, qui servent la même fonction... pourquoi ne pas garder les noms des sources et partir sur des blazes de PNJ de Donjons et Dragons ? Le film ajoute également une amnésie au traumatisme de la fuite du héros, ce qui fait que jusqu'à la moitié du film, Siegfried est... Eric, fils d'Eyvind, le forgeron. Une invention qui ne change rien à l'intrigue au final, donc d'un côté osef, ça ne gêne pas, de l'autre... pourquoi s'embêter, dans ce cas ?

Autre invention un peu curieuse : la rencontre en Siegfried et Brunhilde. Une nuit une comète traverse le ciel et va s'écraser en forêt : malgré les avertissements d'Eyvind, le héros se précipite vers le lieu du cratère, poussé la par la curiosité. Sauf qu'au même moment, la reine d'Islande Brunhilde qui passait par là fait pareil et ils se retrouvent au cratère enflammé... vous l'avez ? Le cercle de flamme, Brunhilde... pas de magie, donc, mais un météore. Les deux échangent quelques mots, se battent en mode préliminaires, et le héros perd son pucelage. Chacun prendra un morceau de métal trouvé au fond du cratère, elle en fera le fer de sa lance, et lui son épée Balmung. Donc dans ce film on un dragon, un peuple de brumes, un nain, des malédictions... mais les armes de Siegfried et Brunhilde sont en métal de météorite et le cercle de flamme est le cratère de la météorite en question. C'est tout de même curieux comme mélange des genres, réaliste / merveilleux. Je suppose que puisque Eyvind déclare qu'il s'agit d'un signe divin, il parle même de Ragnarok (bien évidemment....), mais que le public sait de quoi il retourne, c'est peut-être une manière de rappeler que même si les personnages croient en Odin et Thor, ou en Jésus, la vérité est ailleurs ? Mais j'avoue que là je suis sans doute un peu trop généreux avec le script. 

Kriemhilde (Alicia Witt), Siegfried (Benno Fürmann) et Brunhilde (Kristanna Loken)

Mais cette rencontre est plus intéressante qu'il n'y paraît d'un point de vue adaptation. Dans les sources décrivant la première rencontre entre Siegfried et Brunhilde, c'est lui qui voyage en Islande, reste avec elle pendant un an, puis... repart en promettant de revenir, avec une motivation plus ou moins claire qui rend la séparation un peu artificielle. Alors qu'ici, puisque c'est elle qui voyage dans le coin de Siegfried, il faut bien qu'elle retourne en son pays, la reine d'Islande, laissant l'apprenti forgeron derrière elle, mais avec une promesse qu'il la rejoindra. Et franchement... ça fonctionne super bien ! On a tous les éléments (première rencontre, amour sincère, séparation avec promesse de retrouvailles) mais l'enchaînement ne souffre pas de motivations douteuses : on comprend complètement et sans se poser de questions, et c'est très bien. N'est-ce pas, Hagen - Im Tal der Nibelungen. Je vais m'occuper de toi plus tard.

Siegfried utilise le morceau de métal trouvé dans la cratère pour forger son épée et la nomme Balmung, sans trop savoir pourquoi. En réalité, il l'apprendra plus tard, c'était le nom de la lame de son père, qui se brisa au combat pendant l'introduction avec l'enfant Siegfried. On retrouve le motif de l'épée de Sigmund rompue dans les sources scandinaves (ici contre un bouclier, pas la lance d'Odin), mais plutôt que de littéralement reforger l'épée qui fut brisée, le téléfilm opte pour une métaphore : Siegfried ne reforge pas Balmung à partir des fragments de l'originale, mais plutôt une Balmung 2.0. Une fois de plus on a l'impression d'une version "terre à terre" (pas d'intervention d'Odin, pas d'épée originale offerte par le dieu borgne, juste... deux épées), mais dans ce cas précis je me demande s'ils n'étaient pas frileux à l'idée de "copier" le Seigneur des Anneaux dont la trilogie venaient de s'achever (alors que c'est Tolkien qui a pompé). Cela dit, ça ne les a pas gêné de, euh... s'inspirer... du style graphique de la trilogie de Peter Jackson pour leurs affiches (à leur corps défendant, ils sont loin d'être les seuls).

"C'était la mode à l'époque!"

Sinon, le téléfim affuble Brunhilde d'une oracle qui lit l'avenir dans les runes, exactement comme la version de 1966, sauf que cette fois on a encore une autre interprétation des  "bâtonnets colorés" qui sont ici plus des éclats d'os ou d'ivoire polis, sur lesquels sont inscrits de véritables phrases en runes. C'est tout aussi bullshit d'un point de vue historique évidemment, mais ça a le mérite d'avoir l'air beaucoup moins con qu'en 66, hihi. Et puisqu'on parle de runomancie, parlons religion.

L'harmonie entre le marteau et la croix

Interprété par Max von Sydow, Eyvind, le père adoptif, est beaucoup plus sympathique que les différentes versions du mentor forgeron des sources, et puisqu'il n'est ni vraiment Mime, ni Regin, on lui donne un nom inédit, ce qui n'est pas gênant. Il est païen et a enseigné à Sigefried l'ancienne coutume. Comme le Mime du poème, il n'a pas d'enfant propre et s'investit en Siegfried comme si c'était son fils. Cette relation paternelle saine et positive est plutôt bien trouvé, car on fusionne deux versions des enfances de Siegfried : la jeunesse dorée auprès de parents aimant, et celle plus trouble où il finit, d'une manière ou d'une autre, dans une forge. Encore une fois, astucieux ! Et puis cette figure de mentor ouvertement païenne pose clairement le ton du film au sujet de la religion : ici le paganisme est cool. Voir sexy. Si, si.

Max von Sydow: forgeron, mentor, païen, playboy (?) Et Siegfried refait le plan de l'adaptation de Fritz Lang, parce qu'il le faut bien.

En effet, on est loin, très loin des païens sinistres de la version de 1966. Non seulement Eyvind est sympa, noble, juste, badass à l'épée, mais comme Siegfried il se présente ouvertement comme païen, arbore un marteau de Thor en pendentif et tout le monde est OK avec ça. Mieux ! Il séduit une nana à la fête en mode smoothtalk pendant qu'elle tripote son Mjölnir, et lorsqu'il lui demande si elle n'est pas chrétienne elle rétorque "si, mais ce soir, je suis de nouveau païenne". (C'est là qu'on voit que c'est de la Fantasy, dans la vraie vie le marteau ne fait pas exactement tomber les dames). Et cette cohabitation pacifique et naturelle est pour le coup telle qu'on la ressent dans les sources, pas cette confrontation hostiles comme on la retrouve dans les autres adaptations. Mieux encore, le prince Giselher, en se nouant d'amitié avec Siegfried, boit ses histoires les yeux brillants, inspiré par son héroïsme et passionné par ses récits mythologiques. Chrétien, il finit pourtant par voir le monde par le même prisme que son héros, voit l’œuvre de Thor derrière l'orage etc.. et c'est sa compagne qui le "rappelle à l'ordre" par deux fois. Naïf et intègre, Giselher est tenté par un paganisme romantique qui s'apprête pourtant à disparaître, comme un pont harmonieux entre les deux fois. Comparé au film de 66, c'est complètement deux salles, deux ambiances.

Mais continuons de parler de Giselher, car c'est un bon exemple des changements adoptés par cette version. Interprété par Robert Pattinson dans son tout premier rôle, il amalgame les deux frères cadets de Gunther, Gernot et Giselher, qui dans le poème sont laissés hors des manigances contre Siegfried et se montrent très critiques des actions ourdies contre lui, et de manière générale des conseils de Hagen. Ils sont donc présentés comme beaucoup plus sympathiques et authentiques, et c'est exactement ce que fait le téléfilm avec Giselher. Les autres adaptations ont tendance à délaisser les princes et le reléguer à de la figuration, la faute à une multitude de personnages à gérer, et leur rôle relativement mineur sur l'intrigue. Ici, Giselher devient l'ami sincère de Siegfried, et prend plus de place de l'intrigue... central, même, au moment du fameux final. Il veut participer à l'action, mais Gunther lui refuse pour ne pas risquer les deux princes dans les mêmes batailles. C'est classique comme motivation du personnage, mais ça fonctionne particulièrement bien lorsqu'il se lie à un héros badass tel que Siegfried, on comprend l'admiration sincère, l'intérêt passionné pour les récits d'antan, et en plus le scénario nous dispense du cliché de prince en brindille incapable de tenir une épée (ça, il l'est) mais qui se comporte en royal connard hautain tout le film. On croit que ça va être ce cliché insupportable, et puis en fait non... grâce à l'influence positive de Siegfried. C'est un choix excellent. Plutôt que de se concentrer sur les connards et les traîtres, le téléfilm décide de consacrer un peu de temps à des aspects plus nobles et lumineux bien présents dans les sources, mais trop souvent négligés. Et j'approuve totalement !

Giselher dans son adaptation la plus développée, pour une fois qu'il n'est pas un PNJ.
 

Son indiscrétion cause involontairement la perte de Siegfried, mais ce n'est pas par malice, et il est non seulement dévasté par la mort de son ami - on le voit pousser des appels à l'aide déchirant lorsqu'il trouve le corps - et désapprouve on frère et Hagen. Il finit par faire montre du courage et des valeurs qu'il admirait chez Siegfried dans le final, et survit pour devenir le nouveau roi des Burgondes. C'est un changement radical des sources où il périt dans le carnage final causé par la vengeance de Kriemhilde, un happy end pour un personnage arraché à l'arrière-plan pour incarner une vision héroïque positive, non ternie par les trahisons et la cupidité, le meilleur du marteau et de la croix. Alors certes c'est une réinvention complète du final et ça change complètement le ton, mais ce téléfilm a de toute manière décidé de jeter toute la seconde partie de l'intrigue à la poubelle, alors cela acté, quitte à développer un protagoniste comme Giselher, au moins voilà une façon de faire en accord avec l'esprit du personnage, pas en le tordant dans tous les sens pour en faire complètement autrui, mais en gardant le nom pour prétendre adapter les sources.

Une Kriemhilde plus ambiguë
Enfin, avant de passer aux personnages plus sombres, il faut évoquer le cas de Kriemhilde. Le téléfilm fait un choix qui le distingue des sources scandinaves sur un point essentiel : la potion d'oubli (absente de la tradition continentale). Normalement, on fait préparer la potion pour Sigurd et on la fait servir par Gudrun. Seulement, elle ne sait pas ce qui se trouve dans la coupe, ou du moins ce n'est pas clair. Elle n'est pas présenté comme complice des machinations visant à faire faire oublier Brynhild à Sigurd. Tandis que dans le téléfilm, Hagen lui explique le plan et elle accepte. Cela lui donne un peu plus d'épaisseur et surtout, quand tout partira en vrille, une culpabilité la poussant à se confier à sa rivale - trop tard pour sauver Siegfried. Cette conversation à cœur ouvert où elle avoue tout, et explique que tout est dû à une potion, existe dans la Völsunga Saga... entre Sigurd et Brynhild. La voir transposée entre les deux rivales fonctionne très bien également, avec de l'extra drama puisque Brunhilde réalise qu'au moment où on lui révèle l'innocence de Siegfried, le plan qu'elle a initié pour le voir mort est en train de se réaliser sans qu'elle ne puisse plus rien y faire. Dans les sources, elle ne veut jamais faire marche arrière et ne pleure (dans certaines sources) qu'une fois le corps de Siegfried rapporté à Worms. Un peu de méli-mélo scénaristique, donc, mais ça reste tout à fait dans l'esprit.

Le côté obscur : Hagen, Alberich et les Nibelungen

Hagen est relativement "simple" dans cette version, c'est le mauvais conseiller classique habillé en noir et qui susurre à l'oreille du roi. Alors il n'est pas borgne, ni spécialement moche, mais il a sa cicatrice à la joue... enfin, le même genre de cicatrice qu'Anakin Skywalker, quoi, juste histoire de dire qu'il y en a une, on ne peut pas vraiment dire qu'il soit défiguré. En revanche, il est bien le fils d'un alfe, et non des moindres ! En effet, la petite nouveauté est d'introduire un lien filial avec Alberich lui-même ! C'est une pure invention du téléfilm, encore une fois pour épaissir tous les rapports entre personnages afin d'avoir une intrigue plus compacte, et bon, en soit, pourquoi pas ? Après tout, Alberich a bien violé la mère d'Ortnit "pour dépanner" alors pourquoi pas la mère de Hagen ? C'est la forme finale du rapprochement des deux personnages entamé dans le film de 1966, où ils se retrouvaient autour de leurs points communs : à la frange, non chrétiens, froidement pragmatiques, prêts à tout.

Olala, comme cette cicatrice le défigure... Olala qu'il est laid (non.)

Le duo fonctionne bien : on a donc un père et son fils magouillant dans les coulisses, avec un Hagen honteux de son lignage et collabore avec son père parce qu'il a besoin de sa magie, mais répugne à le faire et interdit à Alberich de l'appeler "fils". Et c'est cool ! Le Hagen des sources déteste entendre la rumeur sur son père alfe, et on retrouve bien cela ici. En l'absence du personnage de la vieille Grimhild pour concocter des potions, Alberich rempli la fonction logiquement, et c'est lui qui préparera la potion d'oubli qui permettra aux Burgonde de marier leur sœur Kriemhilde à Siegfried. Ce changement induit que Hagen a un droit sur le trésor, puisqu'il est à moitié Nibelung, ce que les sources ne lui accordent pas. Quelque part, il est cette fois "dans son droit" lorsqu'il cherche à récupérer le pactole, tandis que Siegfried a tué le dragon qui s'était emparé du magot, et peut donc faire valoir son droit de le garder. D'ailleurs j'adore quand les Nibelungen apparaissent pour dire à Siegfried "Bon bah merci d'avoir tué le dragon, mais à la base le trésor est nous donc... bye." Et Siegfried de répondre "Hum, c'est marrant, j'avais plutôt l'impression que c'était le trésor de Fafnir, si vous le vouliez, il suffisait de le reprendre, je pense que je vais le garder." Peu ou prou ce que Siegfried rétorque à Alberich dans les sources.

Alberich (Sean Higgs), magicien et maître des potions qui foutent la merde.

Je suis plus circonspect de faire d'Alberich un Nibelung que ses pairs auraient puni pour sa cupidité en lui retirant son immortalité. On sent que les auteurs du script n'aimaient pas avoir un personnage aussi important disparaître sans rien dire comme un oubli, alors que bon, c'est ainsi que les nains vont et viennent dans les poèmes. Il fallait donc s'en débarrasser à l'écran, et qui d'autre que le meurtrier de Siegfried pour tuer son propre père à l'écran ? Ça fait un peu Shakespeare du pauvre, mais bon, Hagen qui tue son alfe de père, cause de tant de honte, ça correspond bien à l'esprit du personnage.

Et puis l'interprétation des Nibelungen comme un peuple vaporeux/brumeux, c'est à dire une interprétation extrêmement littérale de l'étymologie... c'est intéressant. J'ai vu plus souvent "ceux de la brume" que "ceux de brume" mais bon, pourquoi pas. C'est original et pas nécessairement faux... du moins si on ne regarde pas comment les Nibelungen sont décris dans le Nibelungenlied. Qu'il s'agisse de nains, des Burgondes, voire des Francs, personne n'en fait jamais des espèce de spectres de brumes.

Les Nibelungen et leur trésor.
 

Et toujours plane l'ombre de Richard Wagner

Parmi les trucs et astuces magiques d'Alberich, outres les potions il y a le Tarnhelm. Avec le Tarnhelm, le téléfilm poursuit la tradition amorcée par ses prédécesseurs en préférant Richard Wagner aux sourcex médiévales. Dans celles-ci, Alberich possède une Tarnkappe, soit une cape d'invisibilité ou littéralement de camouflage, et quiconque la porte est invisible. Siegfried mettra la main dessus et s'en servira à plusieurs reprises, notamment assister Gunther dans ses épreuves pour conquérir Brunhilde : il se tient à ses côtés sans être vu et c'est lui qui jette le rocher, la lance, et se bat contre elle. Dans les sources scandinaves, l'équivalent des trois épreuves est le franchissement du mur de flammes qui entoure Brynhild, qui est accompli cette fois par Sigurd métamorphosé par une potion magique pour prendre l'apparence de Gunnar. Richard Wagner, dans sa Tétralogie de l'Anneau des Nibelungen, fusionne les deux idées et crée le Tarnhelm, le casque de camouflage, qui ne rend pas seulement invisible, mais permet de changer d'apparence, de se téléporter, ta gueule c'est magique. Il introduit également une formule magique nécessaire pour déclencher le prodige. 

Harald Reinl, en 1966, parle bien de Tarnkappe et l'effet est effectivement l'invisibilité, mais il lui adjoint la formule magique du Tarnhelm avec tous les problèmes que ça implique (j'en parlais ici), d'ailleurs même le design - un genre de bout de filet de pêche à poser sur la tête et repris du film de 1924 - évoque plus le Tarnhelm que la Tarnkappe. 

Or, voilà que le téléfilm assume, comme Lang, qu'il s'agisse du Tarnhelm et le nomme ainsi, le design est comme un filet mais en fer, ce qui fait du téléfilm celle des trois versions portées à l'écran la plus fidèle à la description de Wagner, à savoir un genre de casque de maille dorée. Ici on a même droit à une visière similaire à un casque type Gjermundbu, et il faut toujours employer une formule magique : nous sommes complètement de retour cher Wagner. Complètement ? Pas exactement, car la formule est légèrement modifiée. De "Nuit et brouillard, personne n'est pareil" on passe à "Ombres et vapeurs, tous semblables." La référence est reconnaissable mais on évite le gros moment gênant de la version de 66 qui répète "Nacht und Nebel" encore et encore. Alors on s'est bien moqué du budget, hein, mais mine de rien le téléfilm vient de donner une leçon d'écriture à la superproduction de Reinl. 

Néanmoins, cela trahit surtout l'influence durable de Wagner sur l'imaginaire lié aux Nibelungen. Je le dis souvent sur ce blog, mais là on en a un exemple concret : on continue à reprendre des éléments purement Wagnériens en 2004, 135 ans après la première représentation du Rheingold qui les introduisit. La présence d'autres éléments de 1966, comme l'oracle runique de Brunhilde, pourrait laisser penser qu'il ne s'agit en réalité que des hommages au diptyque de Reinl, mais comme je l'ai montré, le téléfilm est ici encore plus proche de Wagner que ne l'était Reinl !

Dans cette version, l'oracle lit des runes... très, très précises visiblement, vu le pavé de texte sur chaque morceau d'os. C'est pas très crédible, mais quand même moins débile que la version de 1966 !

Une surprenante fidélité au Nibelungenlied... jusqu'au drame

Une fois passé l'introduction des personnages qui, comme on l'a vu, est un mélange d'inventions et de sources diverses, l'intrigue file sur les rails familiers des Nibelungen... mais toujours avec ces touches d'improvisation. On donne une raison pratique à ce Siegfried amnésique de se rendre auprès des Burgondes : lui et son maître livres des épées pour le roi Gunther. Sauf que patatras ! Le royaume subit les assauts d'un dragon, et il faut aller le poutrer... Gunther y va avec ses hommes mais revient tout seul et mal en point. C'est seulement à ce moment-là que Siegfried va tenter sa chance. Cette version offre un moment de bravoure authentique à Gunther avant les manigances dégueux vis à vis de Brunhilde etc. Comme le film de 1966, on redore un peu le blason du personnage, bien que le téléfilm ne cherchera pas à en faire un mec sympa mal conseillé et plein de remords.

 

Siegfried tue l'iguane géant cracheur de feu et se baigne dans son sang, revient avec la tête du monstre, puis vient l'épisode de l'attaque des rois Saxons. Il évite une bataille rangée qui verrait de nombreuses pertes humaines au profit d'un duel de champions : lui contre les deux rois, dont l'un assez massif interprété par Ralf Möller. Et là, encore une fois, c'est du génie ! Ils n'ont clairement pas le budget pour la bataille décrite à ce moment-là par le Nibelungenlied, tout est passé dans le dragon, mais ils s'en sortent par une pirouettes des plus douces : ils empruntent au Nornagests Þáttr, où Sigurd, dans une campagne similaire (et sans doute la même en réalité), décide d'affronter le champion adverse, le géant Starkad, pour épargner ses hommes. Et il le défonce d'un coup de pommeau dans les dents, remportant la bataille. OUI ! OUI ! PARFAIT ! C'est comme ça qu'on bricole, pas n'importe comment !

Devenu très populaire auprès des Burgondes et ayant retrouvé la mémoire de son lignage en affrontant les deux rois qui avaient tué son père, Siegfried devient un enjeu pour Gunther qui veut le marier à sa soeur Kiremhilde, malgré Siegfried lui-même qui veut Brunhilde. Bref, à partir de ce moment-là, on est revenu fermement dans le Nibelungenlied. Hagen obtient de son père Alberich la potion d'oubli qui permet de manipuler Siegfried, et puis on part en Islande. Tout est à peu près comme dans le poème, la triple épreuve devient un seul combat singulier à la hache double (soupire...) avec une séquence d'action délayée à coup de glace qui se brise et de chute d'eau... bon, en soi, pourquoi pas, ça offre plusieurs occasions à Siegfried, sous l'apparence de Gunther grâce au Tarnhelm, de duper Brunhilde et la convaincre que Gunther l'a bien dominée dans les règles et sait faire preuve de courage.

De retour à Worms on a droit à Gunther n'arrivant pas à consommer son mariage et nécessite l'assistance de son ami pour "mater" Brunhilde, suivi de l'épisode de la querelle des reines (Oui ! Oui !). Franchement c'est fait avec tellement de détails - comme l'humiliation de Gunther qui se fait ficeler comme un jambon toute la nuit - qu'encore une fois, pour une production télévisée et malgré toutes les inventions, je reste surpris de ce degré de respect. Même un truc à la con, mais Brunhilde est blonde et Kriemhilde brune (bon OK presque rousse)... a contrario de Fritz Lang mais en accord avec les sources (et Siegfried est bien brun, aussi!). D'ailleurs, un changement apporté ici peut sembler mineur, mais est, à mon sens très intéressant:

#humiliation #bondage
Dans les sources, Gunther ne parvient pas à consommer sa nuit de noce car Brunhilde se rend bien compte qu'il n'est pas aussi fort que celui qui a remporté ses épreuves. Elle l'humilie et dit narquoisement ne se donnera à lui que lorsqu'il aura "retrouvé ses forces". Deux versions de ce qui s'en suit disent la même chose, juste plus ou moins salement : soit Sigurd la viole, soit Siegfried lui arrache sa ceinture de force magique et laisse Gunther prendre la suite. Mais les deux versions racontent bien la même chose. Dans le téléfilm, c'est Brunhilde qui explique le pouvoir de sa ceinture et met au défi Gunther de la lui retirer. On a donc une nouvelle épreuve imposée, plutôt qu'un pur refus d'un "non" de la part de Gunther on serait dans une situation plus ouvertement consensuelle (les sources aussi présentent cela comme un défi, mais pas aussi pleinement). J'ai l'impression que ce changement avait pour but d'atténuer un peu la gravité de ce qu'on voit à l'écran, même si, en vérité, ça reste un viol : Siegfried prend l'apparence de Gunther pour retirer la ceinture, offrant au véritable Gunther une épouse soumise qu'il peut désormais consommer. Or, Brunhilde a soumis l'épreuve à Gunther uniquement, son consentement réside en ce que Gunther accomplisse la tâche. Thématiquement, ça ne change rien, toute ses motivations restent identiques.

La querelle des reines entre Kriemhilde et Brynhilde est assez fidèlement mis en image, avec l'altercation sur le parvis de la cathédrale et un échange bien foutu. Hagen s'empresse donc de servir sa reine et promet de se charger du problème (même si il a également des vues sur le trésor à des fins personnels mais bon). Et le plan, c'est le coup de la chasse. Inutile d'exploiter la naïveté de Kriemhilde pour savoir où frapper, car le film a déjà répondu à cette question. Oui, cette fameuse scène où Siegfried, Gunther et Giselher font le serment de frères jurés et mélangent leur sang, et que Siegfried taille d'abord dans sa main... mais rien ne se passe, avant de se couper dans le dos où se trouve son point faible. J'en ai déjà parlé dans cet article mais je dois réitérer que c'est une résolution géniale de l'incohérence des sources scandinaves. Cela étant dit, le récent film Hagen - Im Tal der Nibelungen use d'une scène similaire, or il adapte un roman de Wolfgang Hohlbein, publié en 1986, et que je n'ai pas lu. Peut-être que les scénariste du téléfilm l'ont pompé sur Hohlbein, ou que les scénariste du film de 2024 ont copié le téléfilm, je ne sais pas. L'idée est géniale, d'où qu'elle vienne.

Toujours est-il que Siegfried meure et qu'on arrive à la fin du film... seulement, normalement on devrait être à la moitié de l'intrigue. Malheureusement, après une si belle série d'adaptations astucieuses et efficaces et de références pointues aux sources, voici venir la catastrophe finale, et je ne parle pas des Huns qui sont totalement absents de cette version... Non, le véritable désastre de cette conclusion, c'est la conclusion elle-même, le moment où le film échoue lamentablement à maintenir ses standards et se vautre dans... et bien, une fin de téléfilm. 

Le Happy End honteux

Ça y est, nous y sommes. Siegfried est mort, et les tensions entre personnages sont à leur paroxysme. Nous voici dans la cour du château de Worms, un château énorme en plans larges mais avec une toute petite cour fermée, vous savez comme dans Hercules et Xena ou Les Anneaux de Pouvoirs (c'est cadeau), et le film a quelques minutes pour bricoler une fin qui remplace le plan machiavélique de Kriemhilde pour venger son époux dans un bain de sang impliquant un remariage avec Etzel, roi des Huns. Comment va-t-il s'y prendre ? Hagen et Gunther s'écharpent pour mettre la main sur l'anneau maudit des Nibelungen, dont le porteur possède de droit le trésor, le combat implique Brunhilde, réconciliée avec Kriemhilde, et Giselher qui essaye d'émuler son héros et vient au secours de son frère le roi (il échoue, mais c'est l'intention qui compte), tandis qu'un personnage secondaire tiré du Nibelungenlied, Dankwart, dont je m'étonnais de la présence vu la manière qu'avait le film de réduire au maximum le nombre de personnages, sert finalement à se joindre à Hagen, pour un combat plus "égal". Gunther est tué par Hagen (personne d'autre ne moufte, au passage), Brunhilde décapite Hagen (dans le poème c'est Kriemhilde à la fin du massacre à Etzelburg, mais comme Kriemhilde ne passe pas par sa transformation vengeresse, autant donner ce rôle à sa rivale/amie réconciliée), Giselher devient roi, on met le trésor sur le bateau funéraire de Siegfried dont la tête de dragon de la proue est littéralement le crâne de Fafnir (très bonne idée), y comprit l'anneau, et on y met le feu. L'or coule dans le Rhin, non plus caché par Gunther et Hagen pour leur seul profit, comme dans les sources, mais par Giselher et sa sœur afin de s'en débarrasser pour de bon, par ce que la cupidité, c'est pas bien.

C'est tellement nul que je préfère imaginer qu'après ça, Hagen se réveille en sueur sur sa couche et se dise "ouf, ce n'était qu'un rêve". Je comprends que tout le film s'efforce de tirer un aspect plus lumineux des sources que ses prédécesseurs, et qu'un Happy End colle donc à cette démarche mais... là c'est plus la fête du slip, c'est le Festival Sacré du Sous-Vêtement Divin, une fois tous les cinquante ans. C'est nul ! Tout ça pour ça...

Fafnir fait la même tronche que moi devant le final, tandis que tels Siegfried sur son dos, les scénaristes retournent le couteau entre mes côtes.

Mais vous voyez, là, en repensant à cette fin bidon, avec ma pression artérielle qui monte en flèche, je serai de nouveau tenté de dire que cette version n'est pas terrible, alors qu'en vrai, c'est pas mal du tout. Riche en références, astucieuse dans (la plupart) de ses ajouts et changements, ça donne une relativement bonne idée de l'intrigue... avant de se vautrer sur le final, certes, mais en terme de trahisons et de changements WTF, il y a pire. Bien pire.

Et on en parlera dans l'article suivant. 

Alors, faut-il voir le téléfilm ? Si c'est pour introduire un jeune public à la matière de Germanie, carrément. C'est fun, le dragon est cool, la violence est... modérée, et ça se finit (trop) bien. Une bonne porte d'entrée pour des enfants qui regardent déjà autre chose que Gulli, mais pas non plus de films trop mûrs. En revanche, les adultes pourraient trouver ça trop cheapos.

BONUS : Le Point Bande-Originale

Produite par Klaus Badelt, la musique est... de qualité inégale. Certains passages sonnent sympas et épiques, ou au moins corrects, d'autres comme composés pour un vieux jeu-vidéo. Les instruments synthétiques sont parfois franchement criards (il y a une arrivée """triomphale""" à Worms absolument dégueulasse). Heureusement, la musique est également peu envahissante, sympathique sans plus, on la remarque à peine, à part l'intro et conclusion du film qui sont une chanson de E-Nomine, Drachegold, à la narration bien cliché comme il faut. Un CD existe mais c'est essentiellement une compilation de chansons n'ayant aucun rapport avec le film, et deux ou trois pistes de score seulement.


 

Après cette adaptation pour la télévision, étonnamment satisfaisante pour des prémices pourtant peu engageants, nous sautons vingt ans dans le temps pour revoir, enfin, les Nibelungen au cinéma ! Ce qui n'était plus arrivé depuis le remake de 1966...

...ah ? Pardon ? La version avec le cochon qui parle ? Sortie un an à peine après le téléfilm ? Vous êtes sûrs ? La version avec le pipi, le caca et les prouts ?

Bon.

Soit.