mercredi 6 décembre 2023

Relier les points entre eux : le privilège du poète

J'ai évoqué dans plusieurs articles précédents la question des incohérences dans les sources - pas entre les sources, mais bien au sein des sources prises individuellement. L'exemple que j'ai développé est la peau merveilleuse de Sigurd/Siegfried, que le fer ne peut mordre car il s’est baigné dans le sang d'un dragon, ou la corne de celui-ci ramollie par le feu (dans un procédé qui évoque la fabrication du goudron). Il y avait notamment le court article sur l'incohérence de son serment de frère juré, et l'autre, plus long, où je passais en revue les différentes sources évoquant son meurtre.

En résumé, je notais que la tradition scandinave ne s’embarrassait pas des incohérences. Là où la tradition continentale développait le motif du point faible (une feuille de tilleul tombée entre ses épaules empêche le sang de toucher la peau, tout à fait comme le talon d’Achille) exploité pour l'assassiner dans le dos à coup de lance, les Scandinaves préfèrent le meurtre par l'épée (coup dans le ventre ou décapitation), que la peau devrait rendre impossible.

Et pourtant, si on cherche des explications, on peut en trouver... à conditions de prendre son shaker à sources et de ne pas avoir peur des cocktails de traditions. Deux sources peuvent expliquer cette incohérence scandinave, toutefois, si l'une est danoise, l'autre est continentale, et les deux sont tardives. Dans la ballade populaire danoise (fokevise) Sivard og Brynhild, il est dit qu'il faut tuer Sivard (Sigurd, donc) avec sa propre épée, la seule arme capable d’outrepasser son invulnérabilité. Cela explique pourquoi on peut tuer Sigurd dans son lit ou le décapiter en forêt... mais c'est un peu arbitraire. Pourquoi son épée aurait-elle ce pouvoir ? Et bien de manière intéressante, dans le Seyfrid à la Peau de Corne, Seyfrid trouve une épée alors qu'il s'apprête à tuer le dragon, et Kuperan lui dit que c'est la seule épée capable de mordre la corne d'un dragon... ce n'est jamais dit explicitement, mais par extension, celle de Seyfrid (durcie à la corne de dragon).

 

Ces deux motifs cumulés peuvent expliquer l'incohérence scandinave... mais seulement dans un projet comme le mien. En vérité, ces deux sources sont trop tardives et éloignées (dans le temps et l'espace) pour expliquer des choix faits par des poètes des siècles plus tôt, d'autant que Sigurd n'est jamais tué avec sa propre épée dans les Eddas ou la Völsunga saga. On pourrait défendre l'idée de la survivance d'éléments archaïques congruents, et ce n'est pas complètement impossible. Après tout, le Hürnen Seyfrid contient plusieurs motifs assez anciens malgré un ensemble très merveilleux et tardif. Mais cela reste du domaine de l'hypothèse, du jeu d'esprit.

Pour moi, ce sont des éléments que je peux m'amuser à agglutiner pour expliquer certaines choses, pour développer des motifs, pour créer de la cohérence dans ce fatras de sources, dans un objectif littéraire. J'utilise souvent l'anglicisme retconner (de l'anglais retcon, retroactive continuity), le principe d'introduire après coup de nouveaux éléments qui permettent de relier des points d'intrigue autrefois distincts, voire de faire fonctionner des points contradictoires par une pirouette. Cette technique, les poètes médiévaux ne se privaient pas de l'employer, comme probablement tous les humains qui ont un jour repris des vieilles histoires à leur compte. Je pense qu'aime tous remettre de l'ordre dans des versions contradictoire, et trouver les astuces nécessaire est un amusant passe-temps. (J'ai un ami qui partage cette passion, si l'univers de Warhammer vous intéresse.)

En revanche, un chercheur universitaire lèverait un sourcil et balaierait sans doute cette soi-disant explication d'un revers de la main. Il y a évidemment des hypothèses émises et de la spéculation, par exemple avec le Brot af Sigurðarkviða in meiri, version considérée comme la plus ancienne de la légende de Sigurd et qui ne subsiste qu'en fragment, mais que de nombreux chercheurs ont tenté de reconstruire. L'objectif étant, sur la base de tous les fragments épars de la légende et à ses versions successives, de reconstituer une ur-version de la légende. Le contenu de cette version hypothétique est encore âprement discuté, et tant qu'on ne retrouvera pas le texte entier dans un vieux volume oublié (les chances que cela arrive sont infinitésimale), nous ne saurons jamais ce qu'il en est. Tout ceci n'est donc que suggestion réservée, en pleine conscience de cet aspect purement spéculatif.

Dans la recherche, la vraie, il faut savoir rester prudent quand on cherche à unifier ou mettre sur un même plan des sources écrites à plusieurs siècles d'écart aux quatre coins de l'Europe, dans des contextes de styles et genres littéraires différents, par des cultures différentes, dans des systèmes politiques et religieux différents, quand bien même les poètes travaillent bel et bien le même matériau légendaire. Un peu comme les gens qui cherchent à connecter des peuples d'un peu partout sur le globe parce qu'ils ont construit des monuments plus ou moins pyramidaux, ou que des ruines se retrouvent sur la même ligne arbitraire sur une carte. Oui, ça peut être amusant, mais pour un historien ou un archéologue, ça ne vaut rien.

D'autant que, comme on l'a vu, les sources successives ont déjà commencé ce travail de retcon, comme un mille-feuilles de versions revues et "corrigées", et que retrouver "la vraie version originale" est illusoire. Mais pour quelqu'un comme moi, dont le but n'est pas de rédiger une thèse mais une bonne histoire, la voie est plus libre, et je peux me permettre une certaine licence créative, mélanger les sources, secouer des cocktails.

Ce sont deux approches différentes des sources, qui, certes, impliquent toutes deux un gros travail de recherche pour ne pas faire complètement n'importe quoi, et une certaine rigueur aussi, mais pas à égalité. Comme je l'ai dit, je ne suis pas soumis, et de très loin, aux mêmes contraintes qu'un universitaire. Je sais que je reviens toujours aux sources, mais je pense qu'il était important de rappeler que je ne prétend pas faire un travail de qualité universitaire. Je relie tous les points que je veux, comme je veux, si je veux.

C'est le privilège du poète sur l'académicien.

mardi 21 novembre 2023

La "vraie version" est un mirage : sources comparées

Die Nibelungen, Fritz Lang.
J'avais déjà un peu évoqué le sujet dans mon article sur Brynhilde, mais je me suis dit qu'il pourrait être intéressant de montrer ce qu'implique l'écriture d'un chapitre de Heldenzeit en terme de comparaison de sources. Pour ce faire, quoi de mieux que de prendre un exemple concret. Pas un exemple trop foufou non plus, rassurez-vous, ça ne partira pas dans tous les sens, c'est vraiment pas pour provoquer la confusion ou vous retourner le cerveau. En revanche, j'aimerai, par la démonstration, toucher du doigt un élément crucial qui s'est imposé à moi durant le projet, et que j'essaie d'intégrer au récit même de Heldenzeit :

Il n'y a pas de "vraie" version authentique de ces histoires. Ce n'est pas comme Le Seigneur des Anneaux ou Harry Potter, il n'y a pas "les livres d'origine" offrant une histoire cohérente qui aurait été dévoyée avec le temps. Les Eddas et le Nibelungenlied ont été mis sur vélin à peu près à la même époque et, on va le constater, ces sources diffèrent déjà grandement. S'il a un jour existé une Ur-Legende de Sigurd, nous ne le saurons jamais, et si c'était cas, il est fort improbable qu'elle soit réellement reconnaissable. Même le combat iconique contre le dragon ne saurait être garanti, puisque dans Beowulf, c'est Sigmund, son père, qui est loué comme un tueur de dragon. Les légendes héroïques germaniques sont des amalgames en perpétuelle évolution, c'était vrai au Moyen-Âge, et ça l'est encore.

Alors je ne développerais pas quels éléments j'ai gardé, ou pas, ni quelles pirouettes ont été nécessaires pour faire fonctionner ce que j'ai décidé d'utiliser dans mon chapitre, non, ça n'est pas mon objectif et de toute manière vous pourrez vous le lire directement quand j'aurais fini. Ici, je souhaite seulement montrer comment un épisode, centré sur un événement particulier, va puiser dans des sources diverses et à quel point toutes ces sources sont à la fois congruentes et... parfois contradictoires. L'épisode en question concerne la querelle des reines entre Krimhilde / Gudrun et sa rivale Brynhilde, en étendant jusqu'à la conséquence funeste (attention divulgâchage), à savoir la mort de Siegfried / Sigurd (je vous avais prévenus)(quel scoop).

Les sources utilisées sont les suivantes :

La Chanson des Nibelungen

La Þidrekssaga

La Saga des Völsungs

L'Edda Poétique (plus précisément : La prophétie de Grípir, Fragment du chant de Sigurd, Premier et Second chant de Gudrun)

L'Edda en Prose (plus précisément le Skáldskaparmál)

La ballade de Brynhild

Voilà, à partir de là on va voir comment le récit de la rivalité entre les deux reines va être décrite à travers l'espace germanique, au fil du temps. Je ne vais pas revenir en détail sur les racines du problème entre les deux femmes, j'en ai déjà parlé sur ce blog, aussi me concentrerais-je sur les événements qui se déroulent après le double mariage.

L'incident initial qui déclenche les hostilités ouvertes.

Dans tous les cas, Krimhilde / Gudrun et Siegfried / Sigurd sont de visite chez Brynhilde et Gunther / Gunnar. Les sources s'accordent à décrire alors un manquement à l'étiquette, où un personnage manque de respect à un autre, en raison de son rang (supposé) inférieur.

Dans la Saga des Völsungs, comme dans les Eddas, l'incident a lieu en allant à la rivière (voire le Rhin pour la Völsunga saga), soit pour se baigner, ou se laver les cheveux selon l'Edda en Prose et la Ballade de Brynhilde. Dans cette dernière, c'est Gudrun qui s'avance plus loin dans l'eau, tandis que toutes les autres sources font de Brynhilde l'arrogante reine qui ne supporte pas que l'eau salie par une inférieure ne coule sur ses cheveux.

S'en suit un concours de qui a le meilleur mari, voire également le meilleur père dans la saga des Völsungs. Problème : les exploits du mari de Brynhilde, Gunther / Gunnar, sont falsifiés et immérités, alors que Krimhilde / Gudrun a épousé le tueur de dragon local... et qu'elle peut prouver la supercherie autour de Gunther en produisant l'anneau que Siegfried / Sigurd lui a dérobé lors du viol nuptial dont je parlais déjà ici. L'Edda en Prose insiste sur le fait que Gudrun se fout littéralement de sa gueule et lui rit au nez en lui montrant l'anneau dont elle cite même le nom (Andvaranaut), là où la saga des Völsungs la montre plus factuelle et surtout agacée par les insinuations fausses contre elle et son mari. Brynhilde, humiliée, est pâle comme la mort et silencieuse.

Dans la Þidrekssaga comme le Nibelungenlied, on quitte les berges du Rhin pour un contexte de cour. Dans la première, c'est lorsque Brynhilde entre dans la grande salle que Gudrun refuse de se lever de son siège, contrairement aux autres personnes présentes, car elle s'estime (à raison) être de statut social égal, ce que dispute évidemment sa rivale. Brynhilde est à l'offensive puisqu'elle se vante de siéger à la place qui fut celle de la mère de Gudrun, Grimhilde. Ici c'est elle la reine maintenant, capiche ?

Elle insulte Sigurd en référençant un attribut peu courant des jeunesses de Sigurd / Siegfried, à savoir son côté Wilder Mann un peu sauvageon. Après cette diatribe bien insultante, Gudrun lui fait une Jean-Noël Grandhomme et répond que certes, elle a bien parlé, mais elle n'avait rien à dire, et lui sort là aussi l'anneau comme preuve que la parole de Gunther = pipeau. Brynhilde comprend qu'on lui a menti et pire que tout, cette révélation a lieu devant beaucoup de témoins, elle est muette également, mais devient cette fois rouge écarlate, et quitte carrément la ville de honte.

Dans le Nibelungenlied, on est toujours à Worms, mais cette fois dans un contexte de tournoi. En effet, Brynhilde n'a pas arrêté de tanner son mari parce que, à Xanten, Krimhilde a l'audace de se croire une reine égale à elle, alors qu'elle a épousé un vassal de Gunther. Tu te rends compte ? Non mais Allô ! Gunther se dit qu'il faut absolument trouver une distraction tellement il n'en peut plus, sauf que Gunther, c'est pas le scramasaxe le plus affûté de l'armurerie, il avait pas calculé qu'en invitant Siegfried à la fête, bah il allait mettre Krimhilde sous le nez de sa femme et que, peut-être, c'était pas la meilleure distraction du monde. 

Ce qui devait arriver arriva, les deux femmes sont assises côtes à côtes devant le tournoi, et ça joute plus fort en mode passif agressif dans les tribunes que dans la lice, si vous voyez ce que je veux dire. Toujours le concours de meilleur mari, de meilleur roi (c'est les mêmes dont on parle, donc bon). Agacée par les accusations de vassalité, Krimhilde compte prouver la fausseté de celles-ci, non pas avec l'anneau (pas tout de suite), mais en défiant Brynhilde : elle entrera dans la cathédrale avant elle, parce qu'elle le peut (le principe de bienséance de "qui passe avant qui" est donc similaire à la version baignade, mais le contexte social change : beaucoup de témoins, et un cadre formel). Plus tard, elles vont encore s'engueuler sur le parvis de la cathédrale, et Krimhilde met ses menaces à exécutions, provoquant LA conversation où Krimhilde avoue la vérité honteuse à Brynhilde devant tout le monde. J'aime beaucoup le détail de Brynhilde, humiliée, qui doit attendre toute la messe avant de pouvoir demander une preuve, et c'est la "messe la plus longue de sa vie". Krimhilde prouve ses dires en montrant l'anneau et la ceinture prises par Siegfried durant la nuit de noces.

Partant de là, on a une Brynhilde humiliée, parfois en privé, parfois en public, la plupart du temps parce qu'elle a cherché la merde et provoqué sa rivale. Il faut comprendre qu'elle est décrite comme croyant que Gunther a bien accompli ses épreuves pour obtenir sa main, ou qu'elle s'est résignée à le croire, en tout cas. C'est un mélange de jalousie (Krimhilde a épousé son premier choix, Siegfried / Sigurd) et d'orgueil : tandis qu'elle jurait de n'épouser que le plus courageux des hommes, qui ne connaît pas la peur, on lui a vendu que Siegfried / Sigurd était un vassal au service de Gunther / Gunnar, et elle ne supporte pas qu'on accorde leur accord autant d'égard, comme à des égaux. Dans le contexte culturel de l'époque (des manuscrits, pas du récit mythique, donc autour du XIIe siècle) ce n'est pas un détail anodin : la structure sociale se doit d'être rigoureusement respectée, a fortiori dans la hiérarchie stricte de la noblesse. 

À ce stade, Brynhilde a été trompée, plus d'une fois et de presque toutes les manières, elle est dans son droit d'être un poil remontée. D'ailleurs, l'impression générale que Brynhilde est bien la victime (en tout cas à ce stade de l'histoire) trouve un écho intéressant dans la Ballade de Brynhilde, qui comme son nom l'indique est centrée sur ce personnage et adopte son point de vue. On ne sera donc pas surpris que c'est la seule source où, lorsque les deux reines se baignent à la rivière, c'est Gudrun qui s'avance plus loin dans l'eau pour la provoquer et l'humilier, passant donc à l'offensive en premier et renforçant la victimisation de Brynhilde (que toutes les autres sources désignent pourtant comme celle qui initia la querelle).

Pourtant, la Völsunga Saga évoque une trêve temporaire. Gudrun parle d'abord à Sigurd pour lui demander "c'est quoi son problème ?" et Sigurd est un peu gêné. Elle lui dit qu'elle demandera à Brynhilde si elle regrette son choix d''époux et Sigurd lui conseille de ne pas. Juste pas. Une conversation a tout de même lieu et les deux femmes s'expliquent, Gudrun se justifie : elle n'y est pour rien à son malheur et n'aurait notamment pas eu connaissance des vœux prononcés par Sigurd et Brynhild, ce qui est intéressant car si Sigurd ne s'en est pas souvenu dans cette source, c'est à cause d'une potion d'oubli, potion concoctée certes par la matriarche des Gjukungs, Grimhild, mais servie par... Gudrun elle-même. Brynhilde rejette cette tentative de se rabibocher en l'accusant d'hypocrisie et de fausseté. Elles se menacent un encore un peu mais une courte trêve s'en suit, cependant, le mal est fait.

Brynhilde a subi un outrage. Seulement voilà, pour obtenir réparation, elle ne peut pas le faire elle-même, car c'est une femme. Elle doit l'obtenir par un parent masculin ou un époux. Maintenant que le secret est éventé, l'humiliation est insupportable : elle exige donc vengeance auprès de son époux et de sa fratrie, puisqu'ils sont les seuls à avoir le droit de le faire. Et pour elle, il n'y a qu'une seule réparation  envisageable : la mort de Sigurd / Siegfried.

La fratrie des Gjukungs / Nibelungen n'est pas vraiment enthousiasmé de but en blanc. Dans la Saga des Völsungs, Hagen, sur lequel j'ai déjà eu beaucoup à dire, fait même montre du pragmatisme très Realpolitik qu'apprécieront les nationalistes des siècles plus tard : il essaie de convaincre Brynhilde que Sigurd est un atout précieux de son vivant, pour ses richesses, son prestige et ses nombreux alliés. Dans l'Edda Poétique, toutefois, bien qu'il prenne son parti il blâme les mauvais conseils de Brynhilde, un écho à cette stratégie de vengeance qu'il juge contre-productive. Dans les deux cas il dit explicitement que les exigences de Brynhilde vont les mettre bien dans la mouise. Je trouve intéressant que le poète, lui, condamne Grimhild le plus pour les conséquences néfastes de ses machinations. Il y a, dans les sources scandinaves, un vrai glissement de caractère qui s'opère lentement au fil des sources entre la vieille Grimhild, versées dans les potions, et Gudrun/Krimhild à la vengeance cruelle et sanglante, un trait de sorcière, de "grande méchante" où les deux se touchent pour presque se confondre, au point de partager en fait le même nom. Mais c'est un autre sujet, pour un autre jour.

Quoi qu'il en soit, les raisonnements de Hagen en mode Europa Universalis ne convainque pas Brynhilde.

Le Nibelungenlied et la Þidrekssaga, faisant fi de toute trêve, passent également aux hostilités. Hors de question de faire amie-amie. Dans le Nibelungenlied, Brynhilde demande à ce que la chose soit résolue officiellement et publiquement pour laver son honneur dans les règles. Gunther fait semblant d'être outré (je rappelle que c'est lui l'instigateur de tout ce bazar, d'ailleurs dans l'Edda Poétique il accuse aussi Sigurd de mentir et de rompre ses serments, ce qui est est quand même assez fort de café venant de sa part), convoque Siegfried qui non seulement nie (et donc ment), mais blâme sa femme (oui, oui) pour sa langue trop pendue, soit disant qu'il faut éduquer les femmes pour qu'elle ne ragotent pas. Le XIIè siècle, quoi. Hagen jure que Siegfried et Krimhilde le paieront, et il n'a pas trop le choix : l'affaire est révélée au grand jour, il va falloir trancher qui est dans son droit et qui a perdu la face. Hagen choisit naturellement sa reine.

Dans la Þidrekssaga les choses vont moins dans le détail mais le résultat est similaire : Högni se rallie immédiatement à Brynhilde. Cependant, ici il lui recommande de ne pas pleurer et de faire comme si de rien n'était : ça pour trancher, il va trancher, oui, mais pas en publique, et pas seulement d'un point de vue légal, m'voyez. On constate donc que les deux sources majeurs de la tradition continentales ne sont pas sur la même ligne : régler par le droit, ou régler par la vengeance. On voit bien, selon les sources, que le contexte change radicalement : scandale devant témoins ou petits affaires en messes basses, problème essentiellement juridique ou orgueil froissé et pure vendetta personnelle. Le cadre narratif reste le même, les grandes lignes sont plus ou moins inchangées, toutefois les poètes adaptent le matériau à leur audience.

L'Edda en Prose ne perd pas de temps non plus, mais les paragraphes accordés à la légende sont finalement assez peu nombreux, il est peu étonnant qu'on passe tout en vitesse accélérée : dès l’exigence du meurtre auprès de Gunnar et Högni, elle l'obtient. Certes, ils sont frères jurés avec Sigurd mais hé ! pas le petit frère Guthorm, lui il peut assassiner Sigurd, tranquille, sans parjurer ! L'Edda Poétique et et la Völsunga Saga vont même plus loin : comme le cadet est encore vert et qu'il lui manque la force et le courage de commettre un tel acte sur pareil héros, on lui fait boire une concoction de Grimhild (encore) à base de trucs dégueulasses type charogne de loup et bouts de serpents, ah et de la bière, aussi, pour les bulles j'imagine.
 
Le meurtre de Siegfried
 
Die Nibelungen, Fritz Lang.

Alors le meurtre de Sigurd / Siegfried... là on va rigoler. Enfin non, on ne pas vraiment rigoler, encore que si. Deux versions principales existent, au point d'ailleurs que l'Edda Poétique fasse mention des deux, en mode "ici on raconte ceci, mais les Allemands racontent cela." C'est dire comme les deux ont eu un impact fort. Soit Sigurd est assassiné dans sa chambre, au lit, soit on tue Siegfried en forêt. Le Nornagests Þáttr emploie d'ailleurs le même procédé, et si Norna Gest - qui raconte l'histoire - dit préférer la version scandinave (meurtre dans le lit), il mentionne également la version "allemande".

Puisque c'est la favorite de ce bon vieux Gest, commençons avec la version Kaamelot (au lit et avec de l'humour).
 
La version plumard.

La Völsunga Saga, comme souvent, donne la version la plus élaborée. Guthorm doit tuer Sigurd dans son sommeil, mais malgré la potion dégueu, il fait pas trop le malin. Après être deux fois rentré discrètement dans la chambre, il ressort à chaque fois parce qu'il est trop intimidé quand Sigurd le regarde (mais alors en fait il ne dort pas et Guthorm repart genre "je me suis trompé de porte"? Deux fois ? Ou bien Sigurd dort les yeux ouverts comme Gandalf? Expliquez-vous, monsieur le poète anonyme !). La troisième fois, c'est la bonne, Sigurd dort bel et bien et Guthorm le transperce de part en part avec son épée, le clouant au lit, littéralement. (Au passage balançant aux orties l'intrigue sur la peau surnaturelle que le fer ne peut mordre qui était quand même centrale à la caractérisation du perso, comme j'en parlais ici.) Il veut s'enfuir comme le gros lâche qu'il est, mais Sigurd "Badass" Sigmundsson saisit sa propre épée à son chevet et la lance contre son meurtrier qu'elle tranche en deux, une moitié tombant dans la chambre, l'autre dans le couloir. Je vous avais dis qu'on rigolerait un peu quand même ! Moins drôle : tout ceci se passe sous les yeux horrifiés de Gudrun qui dormait aussi, juste à côté. Bon, le monologue final de Sigurd, planté dans son édredon, tranquille avant de mourir, au calme, je sais que c'est une licence poétique mais... imaginez une seconde si c'était dans un film. Gudrun est soit morte de rire, soit traumatisée à vie. Ou les deux en même temps. Bref, c'était la version Kaamelot.

La version champêtre.

Celle-ci est déclinée dans plusieurs sources, toujours avec des variations. Le plan de Hagen dans le Nibelungenlied est particulièrement vicieux. Il fait croire à une déclaration de guerre d'ennemis vaincus plus tôt (mais tout est bidon évidemment), on se prépare donc à la castagne et Hagen s'arrange pour bien faire peur à Krimhilde concernant Siegfried. Sous prétexte de pouvoir mieux le protéger dans la mêlée, il arrive à convaincre Krimhilde non seulement de lui révéler l’emplacement du point faible de Siegfried, mais aussi d'y coudre une petite croix sur la tunique, pour être sûr et certain de connaître où ce serait quand même très dommage que le héros se prenne une flèche ou, je sais pas, au hasard, une lance. Alors qu'ils sont en route, d'autres faux messagers annoncent qu'en fait non, fausse alerte, pas de guerre. Mais bon, puisqu'on est là*, pourquoi ne pas se faire une petite partie de chasse ?
 
*Là, selon les différents manuscrits du Nibelungenlied qu'il nous reste, c'est soit le Waskenwald, c'est à dire les forêts vosgiennes où Hagen et Gunther se prennent la pâtée par Walther dans le Waltharius, soit l'Odenwald, qui semble plus cohérent avec le contexte et la description de leur route, puisqu'ils leur faut traverser le Rhin pour s'y rendre et que Worms se trouve sur la rive gauche, donc côté Vosges, mais voilà, faites-en ce que vous voulez. Personnellement, si on prend en compte toutes ses itérations, un héros manipulé plusieurs fois par Odin, qui chevauche une monture associée par plusieurs sources au cheval d'Odin, tué par une lance... ne pas le faire assassiner dans la Forêt d'Odin, ce serait ballot, quand même. Un peu de symbolisme, merde !
 
Mais assez de digressions géographiques, retournons à cette petite partie de chasse. On s'amuse bien, puis il commence à faire soif, or, il y a une petite source pas loin. Hagen provoque Siegfried à un petit jeu : une course, le premier à source. Siegfried coure et gagne sans se douter qu'il vient juste de se fatiguer comme prévu. Il se penche alors pour boire et Hagen le transperce d'un épieu dans le dos, sur la petite croix. Gunther est un témoin passif, et à l'inverse du motif scandinave, les jeunes frères qui n'ont pas prêté serment (Giselher et Gernot) ne sont pas impliqués du tout. Siegfried blessé à mort mais encore vaillant, tente de se saisir de ses armes mais ne parvient qu'à attraper son bouclier qu'il lance sur Hagen - le touchant sans le tuer. On commence à vouloir inventer une histoire de brigands pour justifier cette mort, mais Hagen, couvert de sang, assume et fait porter le corps ensanglanté jusqu'à la porte de la chambre de Krimhilde.

La Þidrekssaga nous offre une variante intéressante. Pas de fausse guerre orchestrée par Högni, pas de petite croix dans le dos, mais on retrouve la partie de chasse après une période de faux calme et faux-semblants. Sigurd croit que tout est oublié mais il n'en est rien. Högni a ordonné qu'on sale abondamment la nourriture du héros, et à l’échanson de ne pas se presser pour le désaltérer. Högni et Brynhilde décident ici de concert que le jour est venu (alors qu'il est entièrement aux commandes dans le Nibelungenlied). Elle lui promet des récompenses matérielles, ce qui là aussi différencie Högni de Hagen : il ne le fait pas seulement pour l'honneur de la maison burgonde, mais aussi pas mal pour le pognon. Bref, partie de chasse au lard très, très salé, Sigurd a une soif pas possible et va boire abondamment à un ruisseau. Högni l'empale de part en part, et Sigurd leur dit "Je ne m'attendais pas à ça de mon beau-frère, sinon je me serai battu." Et tandis qu'il pousse son dernier soupir, Högni et Gunnar... se congratulent pour une bonne partie de chasse rondement menée ! 
 

Là encore ils ramènent le corps, mais c'est Brynhilde qui pousse la cruauté jusqu'à le faire porter à Grimhild (et je précise pour éviter la confusion que dans la Þidrekssaga, Grimhild = Krimhilde/Gudrun, pas la Grimhild des autres sources. Je sais, c'est chiant, mais je vous avais dit que leur nom a même fini par se confondre). Elle ordonne qu'on dépose le corps ensanglanté directement dans le lit de sa rivale. Finalement, des bois le corps à trouvé son chemin dans le lit. Dans cette version, Högni n'assume pas autant, et essaye même de bidouiller une histoire d'accident genre "il s'est fait percuter par un sanglier", mais Gudrun n'est pas dupe et le foudroie du regard :  "Le sanglier, c'est toi."

#balancetonsanglier

L'Edda Poétique nous dit, dans le Second Chant de Gudrun, que c'est bien en forêt que cela se serait produit, mais en route pour l'assemblée du Thing plutôt que lors d'une partie de chasse. Grani, le cheval de Sigurd, revient alors du Thing auprès de Gudrun, tête basse, mais sans son cavalier. Le corps de Sigurd n'est ici pas rapporté au palais, mais bien abandonné aux loups et aux corbeaux, et c'est Gudrun elle-même qui doit aller le récupérer dans une scène tragique où, seule, elle se lamente sur le cadavre de son époux et désire la mort pour elle-même. Dans le Premier Chant de Gudrun, elle veille son corps couvert d'un suaire mais ne parvient pas à pleurer, et les larmes ne coulent que lorsque quelqu'un retire le suaire du visage et que la reine contemple son amour mort. Moins démonstratif que Högni et Brynhilde larguant sans respect le cadavre dans le lit, mais quelle puissance !

La Ballade de Brynhilde reprend le motif de la partie de chasse, ainsi que celui de la viande trop salé. Ici, plutôt qu'incriminer l'échanson, on a "oublié" la corne de Sigurd, et tout le monde avait des herpès donc on pouvait pas prêter sa corne au voisin (bon, OK, ça c'est moi qui l'invente). Faute de corne et de toute autre alternative, apparemment, Sigurd va boire directement à la rivière. Högni lui tranche alors la nuque avec son épée (exit la lance et le point faible, on en revient à l'incohérence des scandinaves vis-à-vis de la peau durcie au sang de dragon), puis Gunnar, ce vaillant et brave héros, massacre le cadavre à coups d'épée. Il n'est jamais trop tard pour participer, comme disait le président Wilson. 
 
Cela dit, contrairement au Högni des autres versions, couvert de sang mais qui s'en moque totalement, ici ils prennent quand même le temps de changer de vêtements. Étonnamment, dans la source la plus "bâtarde" on retrouve le motif, tiré des fragments les plus anciens, de Grane (Grani) attristé, qui ne se laisse pas approcher par les coupables et reste tête basse auprès du corps. Pourtant, on rapporte bien le cadavre (porté sur son bouclier). Une fois de plus c'est Brynhilde qui leur fait le déposer dans le lit de sa rivale en disant cette phrase terrible : "Comme elle l'eut vivant, qu'elle l'ait mort."

Brunhild dans toute sa puissance dans les Nibelungen de Fritz Lang. Son casque peut sembler curieux, mais c'est en fait un cygne, référence à son statut (pas unanime dans toutes les sources) de femme-cygne, de valkyrie (déchue).
 
Alors je n'ai pas mis tous détails, évidemment, certaines sources ajoutent des éléments uniques mais pas forcément très pertinents pour cette seule comparaison, comme par exemple dans l'Edda Poétique quand Sigurd offre une bouchée du cœur de Fafnir à Gudrun pour lui donner du courage, alors qu'elle se sent écrasée par la terrible Brynhilde, ou la conversation à cœur ouvert entre Sigurd et Brynhild que le poète de la Völsunga Saga a ajouté, où Sigurd avoue à celle qui veut désormais sa mort qu'il l'a aimée plus que lui-même. 
 
Le mieux, c'est encore que vous lisiez les sources par vous-mêmes ! J'espère seulement avoir réussi, par ce modeste article, et puis tout ce blog, finalement, à titiller votre curiosité. Si vous avez lu la Völsunga Saga, déjà bravo, mais vous savez désormais (ou vous le saviez déjà mais je vous l'ai peut-être rappelé)(dites-moi que j'ai pas écris ça pour rien) que ce n'est qu'une version parmi d'autres, et bien des surprises pourraient vous attendre en lisant le Nibelungenlied ou la Þidrekssaga
 
Souvent quand on lit des articles ou des histoires sur Sigurd, Brynhilde, et d'autres, on a cette impression qu'il y a une vraie version dont découlent toutes les autres. Il y aurait un Siegfried, le vrai, l'authentique. Mais ce n'est qu'un mirage. Les sources disent tout et leur contraire, se repompent les unes les autres en ajoutant, retranchant, altérant, avant de subir le même sort un siècle plus tard, à l'autre bout de l'Europe. Je souhaite, par mon travail, participer à ma manière à faire connaître la diversité des sources, et cela commence par trouver le bout de laine sur lequel tirer pour dérouler la pelote. Dans mon cas, ce fut le livre The Legend of Brynhild, de Theodore Andersson (voir ma bibliographie). Mais pour vous ?
 
 
Toutes les sources dont j'ai parlé ici, à l'exception de la Ballade de Brynhilde, sont traduites en français et toujours en publication. Faites-vous plaisir, explorez, jouez au jeu des sept différences, je vous promet c'est rigolo et ça vaut le coup.

En tout cas c'est la base de Heldenzeit. Et croyez-moi, ça va référencer sévère.

mardi 31 octobre 2023

Suites, remakes, reboots : le mal hollywoodien sur vélin

Bon, je vous avais promis un article rigolo il y a... longtemps. Au lieu de ça, il n'y a eu que viols, meurtres, trahisons et autres abus psychologiques au menu. Mais cette fois, c'est bon promis, on est là pour rigoler.*

Non, vraiment !

Vous savez pourquoi j'aime lire des sagas, des gestes et des ballades médiévales ? Parce que je suis lassé d'Hollywood. Hollywood, c'est LA source de divertissement de notre temps, et avouons-le, ils ont tendance à faire n'importe quoi, et ça a fini par me lasser. C'est vrai quoi, déjà ils n'ont plus une goutte d'imagination ou d'innovation : tout n'est que remake, adaptation, suites, crossovers... et quand Hollywood aime un film étranger, au lieu de se contenter de le sous-titrer ou doubler, on refait le même film en anglais en replaçant le contexte aux US, bravo l'originalité ! Ah c'est pas les sources médiévales qui feraient ça. Et les suites, parlons-en. Des fois, ça n'a aucun sens, genre... Highlander 2

Déjà, pour rappel, le concept du premier Highlander, c'était qu'il existe des immortels en compétition les uns avec les autres, où ils doivent décapiter leur adversaire car c'est le seul moyen pour eux de mourir, et le vainqueur, le dernier qui n'est pas mort donc, gagne le prix... soit la mortalité. Donc il va finalement mourir quand-même, mais plus tard. Super, le concours ! Mais bref, Christophe Lambert est le highlander dans un film de fantasy urbaine dans le présent (des années 80), son mentor égyptien avec un nom espagnol et un accent écossais, c'est Sean Connery, qui meure tragiquement, et à la fin, il ne peut en rester qu'un... et c'est Lambert qui est devenu mortel, donc voilà, les immortels, c'est fini... Sauf que voilà, Highlander 2. Lambert toujours immortel, dans un futur SF sous des dômes parce que la couche d'ozone a disparu, ah et en fait y en a encore plein d'autres des immortels, ah et Sean Connery n'est pas mort. Ah et en fait les immortels sont des extra-terrestres de la planète Zeist. Je déconne pas. Qu'est-ce que c'est que ce bordel ? On est d'accord, ça sort de nulle part, ça n'a rien à voir avec le ton... heureusement que les sources médiévales nous épargnent ce genre de délire, n'est-ce pas ?

N'est-ce pas ?

Bon, vous l'avez sans doute senti venir, la vérité c'est que rien n'a changé, et que tout ce qu'on reproche au cinéma moderne, a fortiori Hollywood, on le retrouve dans mes très chères sources. Et pas juste occasionnellement, non, non. C'est extrêmement courant. Les crossovers, les adaptations, les remakes, les suites foireuses... tout y passe ! Commençons en douceur avec une suite tirée par les cheveux avec une chronologie bancale : la saga de Ragnar Lođbrok.

Là on part sur une suite forcée. En effet, la saga de Ragnar est liée à celle de Sigurd (Ragnar épouse Áslaug, la fille de Sigurd et Brynhild), alors que chronologiquement ça ne fonctionne pas du tout. Sigurd meure avant Atli (Attila), or celui-ci meure en 453, alors que Ragnar est censé avoir fait le siège de Paris en 845... on va dire que Ragnar aime les femmes très matures, hein, et qu'Áslaug est la reine des cougars. Donc quand on se plaint de Braveheart et de la romance entre William Wallace et une princesse française qui, en vérité, avait deux ans à ce moment-là, vous voyez, les sources anciennes ne se privent pas non plus de jouer sur une timeline élastique. Bon, en vrai, tout Braveheart est à côté de la plaque historiquement, mais jouissif dans sa mise en scène des combats et des drames personnels. Ce qui est le cas de la plupart des sagas, quand y réfléchit bien. Des éléments véridiques laissant volontiers la place à l'exagération pour faire une bonne histoire, souvent bien orientée. La Heimskringla Saga, l'Histoire des Rois de Norvège (y compris le gros morceau concernant Olaf Tryggvason, utile pour Heldenzeit), en est une parfaite illustration. Beaucoup de vrai, mais beaucoup de bullshit aussi.

En vrai, ce lien dont je parlais, avec Áslaug, est vraiment fait pour connecter au chausse-pied la saga et celle des Völsungs, dont elle pompe d'ailleurs des éléments qui, de fait, se répètent, parfois en détail, comme Ragnar tuant un serpent géant... en se cachant dans un trou pour frapper par-dessous... quand le serpent va boire à la rivière... et sa mort badass en chantant dans la fosse au serpent ? Bah c'est la mort de Gunnar en fait. Sans vouloir faire mon grincheux, ça se voit, auteur anonyme, que tu as pompé sur ton voisin et que tu aimes la Saga des Vöslungs. Là on est même sur du bon soft reboot qui tache. Jurassic World est fier de toi.

Après la volonté de se rattacher à une saga renommée et de qualité en espérant que, de facto, les gens nous apprécient à la même valeur, c'est un peu comme quand Joel Schumacher essaye de nous faire croire que Batman Forever est la suite des Batman de Tim Burton parce qu'il a gardé l'acteur jouant Alfred et... euh... celui du commissaire Gordon... et c'est tout. Lier Ragnar à Sigurd via ce mariage improbable à la fille de celui-ci, et bien dans les faits ça ne sert à rien, ce n'est pas une continuation de l'intrigue de la Völsunga Saga (qui n'en a pas besoin). C'est juste pour le prestige, la crédibilité de la rue. Hollywood aime bien affubler cette roublardise marketing du terme "legacy". Les poètes médiévaux le faisaient sans se poser la question ni le justifier: c'était juste un outil de plus dans leur arsenal.

Puisqu'on parle soft reboot, on pense forcément Le Réveil de la Force. Il y a les innombrables reprises de l'intrigue d'Un Nouvel Espoir, bien sûr. Mais évoquons plutôt la surenchère pénible : quand le Premier Ordre sort de son chapeau une troisième Étoile de la Mort - ah pardon, non, Starkiller Base - elle ne peut pas détruire une planète, non, elle détruit UN SYSTÈME SOLAIRE en tirant à travers TOUTE LA GALAXIE (cumulant ainsi deux super-armes cheatées de l'ancien Univers Étendu en une seule, toutes mes félicitations aux scénaristes pour cette idée de naze !) Les amateurs des premiers Fast and Furious se demandent sans doute comment on est passé d'un film assez convenu et "réaliste" de flic infiltré dans le milieu des courses automobiles illégales, à Vin Diesel déroutant des torpilles à la main et lâchant des punchlines DANS L'ESPAAAACE !! 

De la même manière un lecteur du Hürnen Seyfrid se demande si passer du héros affrontant un dragon, à un contre un dans une scène d'anthologie, à un tueur de dragons qui les enquille par douzaines, c'était vraiment pertinent. Sans déconner, après le meurtre du premier dragon dans un épisode qui rappelle encore les sources plus anciennes, notre héros tombe sur... une horde de dragons et reptiles sauvages. Il arrache donc des arbres (à mains nues, cela va de soi), leur jette à la gueule et y met le feu... PUIS il va délivrer Krimhild d'encore un autre dragon, sauf que cette fois il vole et crache du feu... et là, le dragon il appelle à l'aide SOIXANTE DRAGONS VENIMEUX et là...

(Et je parle même pas du géant qu'il doit également se farcir.)

Hollywood ne ressens aucune honte dans sa surenchère, les poètes médiévaux non plus.

Après, cette surenchère participe, dans le Hürnen Seyfrid, au côté pastiche assumé qui se moque gentiment de son modèle, la Chanson des Nibelungen. Et dans le genre, il y a d'autres sources plus ou moins burlesques, comme par exemple le Rosengarten zu Worms, qui est littéralement un spin-off des Nibelungen, qui reprends les personnages principaux, mais sur le ton de la blague (Siegfried connu pour chasser les lions à mains nues puis les pendre aux arbres par la queue, détail par ailleurs également présent dans le Hürnen Seyfrid, ou encore Krimhilde qui doit accepter de se prendre une bise d'un moine si mal rasé que l'irritation lui fait saigner des joues, haha, qu'est-ce qu'on se marre!), et le Biterolf und Dietleib où le roi Biterolf se voit refuser par son épouse d'aller rejoindre Dietrich (ah, les bonnes femmes m'voyez!) alors il fuit pendant la nuit, genre drap par la fenêtre (les deux sources tournent d'ailleurs autour d'intrigues à base de tournois, contexte idéal pour croquer plein de personnages à la fois). 

Donc si vous faites partie des gens qui n'ont pas forcément apprécié de passer du Thor shakespearien de Kenneth Branagh prenant son sujet au sérieux, aux Thor : Ragnarok et Thor : Love and Thunder grand-guignolesques de Taika Waititi, et bien sachez que des poètes rigolos sont passés du Nibelungenlied au Rosengarten zu Worms, au calme. En parlant de Waititi, maintenant que j'y pense, une bande d'anti-héros égoïstes dans des aventures pulp pleines de créatures fantastiques, mêlant humour et drame, en fait l'escapade de Dietrich aux Dolomites dans Laurin c'est un peu les Gardiens de la Galaxie.

Ah oui, je confirme, c'est bien Dietrich dans Laurin.

Bon, et les remakes qui servent uniquement à ne pas devoir traduire, alors ? Genre Rec / Quarantine ou Funny Games. Et bien ça se faisait aussi, figurez-vous. Exemple : la Chanson de Roland version allemande. Pas une traduction pure, ni une transposition d'un style à un autre, comme la ballade norvégienne Rolanskvadet, qui adapte la chanson au format de ballade scandinave et dont la mélodie a survécu jusqu’à nos jours, pour notre plus grand plaisir. Non, une réécriture qui ne s'éloigne pas de son modèle. J'ai nommé : La Chanson de Roland du père Conrad, une adaptation allemande, entre traduction et réécriture, donc, mais relativement fidèle. Beaucoup plus fidèle, en tout cas, que les suites à la Chanson de Roland.

Comment ? Ah, oui, oui, les suites.

Comment ça, tout le monde est mort sauf Charlemagne ? Et ce genre de détail devrait se mettre en travers d'une bonne histoire ?

Hollywood pense que non. Et les Italiens non plus.

Déjà, la solution est évidente : soit en fait votre personnage était pas vraiment décédé (et là je digresse de ma métaphore filée sur le cinéma pour faire les gros yeux à Michael Crichton et son Le Monde Perdu, qui fait revenir Ian Malcolm d'entre les morts parce que ta gueule c'est magique... RIP, Michael, mais gros yeux quand même), soit faite des préquelles. Star Wars, Le Seigneur des Anneaux, Harry Potter, tout le monde fait des préquelles, et elles sont systématiquement adorées par tous, haha... ha. Bon, OK, le problème, c'est de réussir à capter ce qui fait la magie de l'original, tout en renouvelant la formule, sans pour autant trop s'éloigner, sinon ça râle, ah et y aller molo sur le fan service (sans oublier d'en mettre quand même, sinon ça râle). Essayons voir !

Qu'est-ce qui vous vient à l'esprit si je vous dis Chanson de Roland ? Un peu d'intrigue politique, l'arrière garde de Charlemagne attaquée à Roncevaux, Roland qui refuse d'appeler à l'aide jusqu'à ce qu'il soit trop tard, les combats épiques où on tranche des chevaliers en deux d'un coup de lame (et leur cheval avec, du même coup, tellement on est badass), le héros soufflant finalement dans son oliphant, si puissamment que l'écho résonne dans les montagne pendant des jours, des braves qui s’évanouissent... beaucoup... vraiment beaucoup... l'épée légendaire Durandal, que Roland veut briser contre un rocher afin qu'elle ne tombe pas aux mains sarrasines, mais c'est le rocher qui se fend en deux... Charlemagne qui s'arrache la barbe de chagrin sur le corps de Roland... il y a certes pas mal d'exagération, mais on n'est pas au niveau du Seyfrid à la peau de corne qui se farcit un milliard de dragons et de géants. L'ensemble reste ancré dans une réalité - augmentée, certes - mais relativement tangible. Pour de l'épopée quoi. On ne part pas en mode Narnia pour voir les Francs s'envoler à dos de griffons, par exemple. On est d'accord, ce serait un poil excessif.

Les Italiens pensent que non.

Les Italiens, ils ont écrit Roland Amoureux et Roland Furieux. Une trilogie, ma foi, voilà qui est très à la mode !

Déjà, ils trouvaient que ça manquait de cul, et ils y ont remédié. D'ailleurs, ça c'est une astuce de suite / remake qu'Hollywood connaît bien. Non seulement il faut toujours plus spectaculaire, mais si on peu rajouter de la chair moite en plus, ça ranime l'intérêt d'u(n certain) public. Et puis, soyez honnête, en lisant le bain de sang final de Roncevaux, qui n'a jamais posé son livre pour se dire : tiens, je me demande ce que ça donnerait de voir Roland en prise à un triangle amoureux ? 

Et puisque surenchère il doit y avoir, les seuls sarrasins ne suffisent plus : rajoutons géants, hippogriffes (avant que Poudlard soit cool!) et fées à tabasser, ah et puis forcément un dragon, ça a bien marché pour Seyfrid ! On a des magiciennes et magiciens (dont carrément Merlin, excusez du peu, il faut dire que ce genre de cross-overs est plus facile à mettre en œuvre quand les personnages ne sont pas des propriétés intellectuelles de grosses compagnies riches comme des PIB)(même si bon, on ne va pas se mentir, ce genre d'ajouts est souvent digne de fan-fictions.net), et si vous  pensez que le w o k i s m e a inventé les personnages féminins forts, déjà c'est pas très malin, et pas parce que ça se faisait déjà depuis longtemps (Sarah Connor ? Ripley ?), mais surtout, parce que ça se faisait déjà depuis très, très longtemps. Googlez Bradamante, si vous ne la connaissez pas. Vous ne le regretterez pas.

Le Roland Heroic Universe. On notera que Folio a opté pour la stratégie Twilight / Reliques de la Mort, en coupant le final en deux parties. Finalement serait-ce Hollywood qui finit par influencer les sources ? La boucle est bouclée.

Comme la trilogie Matrix, la trilogie Roland part d'une source devenue si populaire qu'écrire des suites était inévitable (et en vrai, il y a encore d'autres dérivés de Roland), bien qu'on aurait peut-être dû s'abstenir, et la laisser être ce qu'elle était depuis le début : une bonne histoire qui se tient toute seule. Après, autant Roland Amoureux est connu pour ne pas être exactement brillant (ni stylistiquement ni narrativement), autant Roland Furieux est apprécié des connaisseurs de littérature héroïque. J'avoue que le style est infiniment meilleur, mais pour être tout à fait honnête, pas une seconde je n'ai l'impression qu'il s'agisse des mêmes personnages. C'est un récit fabuleux et exotique, on voyage en orient, le merveilleux est omniprésent, et j'aime bien le genre, sinon je ne lirais pas des romans de la Table Ronde ni toutes les sources que j'utilise pour Heldenzeit. Mais pas Roland, quoi... Quand j'aurais le temps, je ferais sans doute un article dédié à ces suites (et au Roland du Père Conrad), ce n'est pas le sujet de ce billet. Un peu de retenue !

Il est temps pour moi de conclure. Remakes, reboots, soft-reboots, cross-overs, spin-offs, suites improbables, préquelles déconnectées de leurs sources, Hollywood n'a rien inventé. Tous ces maux se retrouvent dans les manuscrits d'autrefois. Et aujourd'hui comme hier, ce n'est pas forcément grave. Lorsque c'est bien fait, on prend un plaisir certain et le grand-guignolesque peut côtoyer le drame, l'épique l'humour, le merveilleux l'Histoire. Le Hürnen Seyfrid est-il de la grande littérature ? Probablement pas. Il bâcle toutes les parties de l'intrigue qui ne l'intéressent pas et ne se soucie guère des incohérences. C'est également le cas du Monde Perdu: Jurassic Park (le film, cette fois), mais je les adore pour leurs autres qualités. Tout ne doit pas forcément être parfait, original, jamais vu, différent, inédit ! On doit pouvoir reprendre, continuer, explorer ce qui existe. C'est naturel de rechercher un peu de familiarité.

Du moment que c'est bien fait.


Highlander 2, par exemple, ce n'est pas bien fait.


*Étant donné la nature humoristique du billet, je décline toute responsabilité en cas d'approximations, de parallèles douteux et de jugements à l'emporte-pièces. Pardon à tous les fans de Batman et Robin.

mardi 6 juin 2023

Ein Volk, ein Reich, ein Epos ? Les Nibelungen aux racines du nationalisme allemand

Paul Richter dans le rôle de Siegfried dans le film éponyme de Fritz Lang
Dans son livre Die Nibelungen - Lied und Sage, Joachim Heinzle pose la question : la Chanson des Nibelungen est devenue l'épopée nationale allemande, mais qu'est-ce que ce récit a d'intrinsèquement allemand ? "L'Illiade parle de la campagne des Achéens contre un ennemi commun à l'Est, L'Énéide de Virgile de la fondation de Rome, la Chanson de Roland du combat des Francs, entendus comme des Français, contre les Sarrasins - ce qui se raconte dans la Chanson des Nibelungen, n'a en en comparaison pas le souffle d'un roman national." Et c'est vrai, les peuples concernés ainsi que l'ampleur de la narration sont loin, très loin d'évoquer toute l'Allemagne - quelles que soient ses frontières à travers l'Histoire - ni tout le peuple allemand. Il s'agit en vérité plus d'un roman régional, si on me permet l'expression. Or, c'est un état de fait qui a toujours été compris. Contrairement aux épopées citées précédemment, ce n'est pas tant le contexte qui importe, il est même secondaire, mais l'esprit. Le Nibelungenlied est considéré allemand de par son caractère.

Là, si vous avez lu mon premier article sur la Nibelungentreue et l'interprétation de "l'esprit des sources" plutôt que la lecture stricte des sources, vous commencez déjà à raccrocher les wagons.

L'Allemagne, je ne pense pas l'apprendre à grand monde, a longtemps été un concept nébuleux. Si on considère le Saint Empire Romain Germanique comme la première Allemagne, il n'avait rien à voir, dans sa structure ou son fonctionnement, avec les deux empires qui suivront, ni les républiques d'ailleurs. On est plus proche d'une identité allemande similaire à l'identité grecque de l'Antiquité : Athènes, Spartes, Corinthe, etc., sont des villes libres, avec leurs propres structures politiques, leurs cultes, etc., mais néanmoins connectées par leur culture grecque commune. Cette désunion politique jouera d'ailleurs bien des tours aussi bien à la Grèce qu'à l'Allemagne. En effet, quand Napoléon roule sur le Saint Empire, celui-ci n'est déjà plus en grande forme, et l'Empereur des Français s'emploiera à redessiner la carte de l'Allemagne, comme il en a l'habitude, sans que l'Empereur des Allemands ne puisse rien faire. D'ailleurs, celui-ci finira par abdiquer par dépit et en 1806, après plus de huit siècles, la "première Allemagne" disparaît et tout le monde s'en fout. Tout le monde ? Non. Dans un petit villaBON OK j'arrête cette blague tout de suite.

Étonnamment, beaucoup d'Allemands ne vont pas goûter à la défaite, puis l'occupation, puis le redécoupage politique de leur territoire par les Français (insérez remarque ironique ici). Ils ont bien conscience qu'en dehors de la bravoure des armées françaises, leur désunion a joué contre eux, et que s'ils veulent espérer un jour retrouver une forme d'indépendance, il leur faudra se regrouper enfin. Ironiquement, ce sentiment qu'une union nationale, basée sur des critères ethniques et culturels communs, est un phénomène largement encouragé et propagé dans toute l'Europe par... Napoléon lui-même ! Il sait que les empires ingérables comme le Saint Empire ou l'Autriche-Hongrie sont des poudrières permanentes en attente de lui exploser au nez au moment le plus inopportun, il redessine donc les cartes européennes en privilégiant les unités culturelles et linguistiques, et développe de ce fait le concept moderne d'États-Nations. Ce concept va hanter l'Europe pendant les siècles à venir, mais ça, Napoléon ne le sait pas encore. En son temps, l'idée est brillante et fonctionne plutôt bien. Trop bien, même, car en poussant les Allemands à voir moins grand que le Saint Empire et à rester soudés entre Allemands... et bien il va obtenir exactement ce qu'il voulait : des nationalistes allemands.

Dès lors, pour ces nationalistes, la grande tâche à accomplir c'est rallier tous les Allemands à leur concept, convaincre leurs contemporains que pour les Allemands, éclatés en duchés et principautés et royaumes et baronnies de tout l'ex-Empire, il ne doit plus y avoir qu'un objectif, plus important que n'importe quoi au monde, à savoir unifier les Allemands en une seule Allemagne, de la Meuse au Niémen. Alors ? Vous l'avez repéré ou c'était trop subtil ? (Subtil comme un Allemand, quoi... vous me pardonnerez mon côté souabe, j'en suis sûr).

Et oui, il est là le sens de ces fameux vers de l'hymne national allemand que tout le monde connaît, même ceux qui ne parlent pas la langue de Goethe (Deutschland über alles... de son vrai nom Le Chant des Allemands) :

Allemagne, Allemagne, par-dessus tout

Par-dessus tout au monde

Quand elle se tient unie fraternellement pour se protéger et se défendre 

de la Meuse au Niémen

De l'Adige jusqu'au Grand Belt

Allemagne, Allemagne, par-dessus tout

Par-dessus tout au monde

Bon, évitez quand même de la chanter en publique en Allemagne, de nos jours, cette strophe y est malheureusement interdite, à cause d'une autre Allemagne qui arrivera au bout de cette chaîne nationaliste initiée par Napoléon. Mais au moins, si vous l'ignoriez vous savez maintenant que cette strophe tant honnie ne plaçait pas l'Allemagne au-dessus des autres nations, mais l'existence même de celle-ci au-dessus de tout le reste dans le cœur des Allemands, à une époque où l'Allemagne, divisée et vaincue, n'existait plus, et que les Allemands étaient occupés par des forces étrangères. Je pense que tout le monde peut comprendre, il suffit d'expliquer.

Or, qu'est-ce qui unissait les Allemands ? 

La seconde strophe de l'hymne cite les femmes allemandes, la fidélité allemande (tiens donc!), le vin allemand, et le chant allemand, qui doivent résonner dans le monde avec beauté et noblesse. Les femmes (et par extension les mères, hein, on ne va pas se mentir, on est sur le symbole de l'unité ethnique), le terroir (je rappelle que l'Ouest de l'Allemagne produit beaucoup de vin de qualité, notamment sur les berges du Rhin - théâtre du Nibelungenlied, d'ailleurs - même si par vin on pourrait être tenté de de voir une métaphore sanguine, bon après, ça c'est mon côté français, dans un bon hymne il y a forcément des hectolitres de sang qui abreuvent nos sillons), la culture et la fidélité. Mais la culture représentée par le chant, pour être précis. Le verbe, la langue allemande (au contraire de la musique, sculpture ou peinture, par exemple). Dans un contexte ou ces valeurs sont des parangons de vertus, la Chanson des Nibelungen trouve parfaitement sa place. Mieux, on dirait que ces chaussons sont fait pour elle sur-mesure ! Tout le discours autour de Hagen évoqué dans ce précédent billet paraît presque évident quand on le replace dans ce contexte. Malgré la fin crépusculaire, malgré l'adversité et malgré les indiscrétions, les Nibelungen font preuve de valeurs enviables, hospitalité, générosité, courage, abnégation, sens du sacrifice, du devoir et du droit (quand ça les arrange, mais je ne vais pas refaire le match). L'occupation française a plongé les Allemands dans une dépression politique, et on puise dans ces valeurs héroïques l'inspiration pour tout cramer et repartir sur de bonnes bases, comme le recommande Léodagan. 

Cela commencera part la Völkerschlacht, la Bataille des Nations, où les Allemands vont s'unir et rejoindre une coalition qui mettra une fessée à Napoléon à Leipzig, défaite après laquelle les Français quittent complètement le territoire. Pour les Allemands, c'est une révélation : non seulement leur intérêt est dans l'unité, mais ensemble, ils sont forts.

 

Toutefois, l'élan ne s'arrête pas là : la fièvre Nibelung ne retombe pas avec le retrait de l'Empire Français.

Bien avant le poème mortifère de Felix Dahn de 1858, d'autres lettrés vont utiliser l'imagerie pour consolider le patriotisme naissant et capitaliser sur l'engouement pangermanique. Par exemple, le professeur Johann August Zeune donne en 1814-1815 des cours magistraux à l'Université de Breslau où il compare Napoléon (de retour de son exil) au serpent monstrueux que l'Allemagne, qu'il assimile à Siegfried, avait déjà vaincu (toute seule comme un grande, j'imagine que les Russes, les Autrichiens et les Suédois se sont contentés de regarder à Leipzig). Ce serpent qui aurait déjà, pendant 200 ans, rongé petit à petit des morceaux de "notre Saint Empire" (Napoléon, l'ennemi concret, est devenu plus généralement la France, Bonaparte / Roi Soleil, même combat... à venir). Il ajoute : "Pourtant le puissant tueur de dragon s'est dressé et notre saint sol allemand est à nouveau pur et libéré du serpent étranger." Ça donne le ton. Ses cours se verront imprimés en pamphlets à destinations des soldats envoyés combattre l'ennemi revenu de son île. Zeune était véritablement obsédé par le pouvoir évocateur du Nibelungenlied, qu'il a d'ailleurs lui-même traduit en prose. Seulement Johann enseigne également dans la première école pour aveugle en Allemagne. Joachim Heinzle livre une citation lunaire du professeur Zeune expliquant son projet de faire réciter les aventures de la Chanson par des enfants aveugles, de villes en villes et de villages en villages, "afin que tous se familiarisent avec les hauts faits de Siegfried et la Plainte des Nibelungen, de sorte que les grandes heures de l'Allemagne soient rappelées à la conscience du peuple." 

Blindenhund (chien d'aveugle), statue devant l'école de Johann Zeune, Berlin

D'ailleurs, toujours en 1814, Peter von Cornelius esquissera pour une fresque une illustration de Siegfried partant en guerre contre les Saxons, également une évocation évidente la campagne qui commence contre l'Empereur des Français revenu de son exil. Cornelius expliquera vouloir regarder dans le miroir de la "Heldenzeit" (l'Âge Héroïque) pour inspirer son époque, avec ce détail frappant de Siegfried tendant le bras pour serrer la main de Gunther, la représentation visuelle concrète de... de... la Nibelungentreue, merci à ceux qui suivent ! En revanche je ne trouve pas l'illustration sur le net donc il faudra me croire sur parole (je mettrais à jour si jamais je finis par la dénicher).

L'idée d'unité allemande ne va cesser de mijoter dans le Zeitgeist, cependant le véritable architecte de sa réalisation accomplira cette tâche quelques décennies plus tard, il s'agit d'un Prussien que vous connaissez sans doute : Otto von Bismarck. Or, si je parle d'architecte, l'image à laquelle on l'aura plus volontiers associé à l'époque est celle du forgeron. Et je veux dire par là, littéralement :

"Le forgeron de l'unité allemande" d'après la peinture de Guido Schmitt

Bismarck confie l'épée qu'il vient de forger à Germania, la personnification de l'Allemagne, au sol un bouclier marqué du blason de la Prusse (le cœur du Kaisserreich qu'il participera à fonder pour l'Empereur Wilhelm, Guillaume II de Prusse). Le dogue allemand n'est pas juste là pour faire "allemand" (à la base la race vient d'Angleterre), mais il se trouve que Bismarck était inséparable de son dogue, un peu comme on associe encore Churchill et son bulldog. Avec sa moustache et son crâne dégarni, on aurait tendance à associer l'image à Mime/Regin, le forgeron surnaturel qui donnera à Siegfried son arme légendaire. Mais il est intéressant de constater une autre association Bismarck-Nibelungen-forgeron au monument berlinois qu'on peut trouver au Tiergarten :

"Au premier chancelier impérial, le peuple allemand" Source ici avec une description du monument.

Cinq figures mythologiques ou légendaires encerclent la statue du chancelier Bismarck, représentant cinq aspects de son grand œuvre. On y retrouve Atlas, Sibylle et le Sphinx, Germania et... Siegfried. Siegfried non pas terrassant le dragon, comme chez Zeune, mais en forgeron (ce qu'il est dans sa jeunesse), on revient donc à cette combinaison d'idées de forge de l'épée, du bagage culturel et idéologique charrié par le Nibelungenlied, et Bismarck, donc. D'ailleurs, il y a fort à parier que la référence est ici plutôt wagnérienne que réellement le Nibelungenlied lui-même. En effet, si Siegfried frappe du marteau dans les sources et qu'il sait travailler le fer, il n'est jamais celui qui reforge l'épée de son père ni quelque arme prestigieuse que ce soit. C'est en revanche le cas dans l'opéra de Richard Wagner, ce qui me laisse penser qu'on a ici droit à un autre exemple de la manière dont l'imagerie wagnérienne a pris le pas sur les sources. Or, pour info, le monument date de 1901, le Ring de Wagner n'a alors "que" 25 ans. C'est à peu de choses près ce qui nous sépare de la sortie des films du Seigneur des Anneaux de Peter Jackson (2001-2003), sauf qu'en 1876, quand sort Das Rheingold (la partie I de la tétralogie), il n'y avait pas Internet. Imaginez la force colossale de cet impact culturel. Mais je digresse.

Cette unité acquise, forgée par Bismarck, se fera au prix de la guerre franco-prussienne de 1870, et si c'est un triomphe côté allemand, où l'on célèbre la proclamation de l'Empire dans la galerie des glaces de Versailles en se congratulant de cette revanche prise sur les Français, on sait malheureusement que le match n'est pas terminé. Les Français, humiliés à leur tour, ruminent déjà leur propre revanche et la reconquête de l'Alsace-Moselle qu'ils viennent de perdre au profit des "boches", et les triple unions se nouent, entre Alliance et Entente, lentement, au fil des crises. 

La suite, vous la connaissez. Comme je l'ai déjà évoqué dans mon premier article sur la Nibelungentreue, même la victoire de 1871 ne va pas éteindre l'engouement nationaliste autour des Nibelungen. Au fond, on sait que la guerre en Europe n'est jamais loin, et que les Français n'en resteront pas là (cf. le discours du chancelier du Kaiserreich Bernhard Fürst von Bülow en 1909, entrevoyant le danger de voir les Français et Anglais s'unir contre l'Allemagne et l'Autriche, cité dans l'article en question). De plus, l'imagerie est maintenant fermement ancrée dans l'imaginaire romantique allemand. 

La Siegfriedstellung ou Siegfried Linie
Lorsque les deux nations s'affrontent à nouveau, c'est dans la Grande Guerre, celle qui devait mettre fin à toutes les guerres, un bain de sang jamais vu auparavant. Dans ce contexte de désolation et de péril mortel permanent, sous la menace de l'annihilation totale qui sied si bien aux partisans de la Nibelungentreue, il n'est donc pas surprenant de retrouver la dénomination de Ligne Siegfried (ainsi que Hunding-Brunhild, pour rester dans le sujet) dans le réseau défensif allemand en 1916-17 (sur le front de l'Ouest, face au "serpent Français" de Zeune, cela va de soi.)

(Anecdote, disons... "amusante"... l'utilisation du terme Ligne Siegfried pour désigner la ligne de défense construite par les nazis avant la seconde guerre mondiale, face à la Ligne Maginot française, vient en fait des Alliés, pas des Allemands eux-mêmes qui l'appelaient Westwall. Alors que la guerre d'avant, les forces de l'Entente avaient traduit la Siegfried Linie par Ligne Hindenburg... voilà, faites-en ce que vous voulez...)

On l'a vu, les Nibelungen ont nourri l'imaginaire des romantiques, des nationalistes, et des nationalistes romantiques, et si de nombreux artistes ont simplement célébré les thèmes et l'esthétique de l’œuvre, d'autres ont préféré s'en servir à des fins idéologiques. On retrouve ainsi Gunther, Hagen et Siegfried mêlés aux racines du nationalisme allemand jusqu'à ses branches les plus pourries, de la défaite face à Napoléon jusqu'au final apocalyptique du IIIe Reich. 

Je ne pense pas écrire davantage à ce sujet, il me semble avoir fait le tour*. Néanmoins, j'estime qu'il était utile pour moi de reconnaître cet état de fait, de bien l'expliquer et d'indiquer à quel point cette utilisation politique ou idéologique fut abusive. Non seulement pour l'intérêt général de mon lectorat, que je sais curieux, mais aussi afin de ne pas avoir à expliquer ma position à ce sujet dans le futur. Je suis le premier à le regretter, mais j'ai conscience que rédiger un pavé en hommage aux héros germaniques peut facilement être perçu comme... connoté. Et comme je l'ai maintenant expliqué en long en large et en travers, non sans raison. Le lien entre le légendaire germanique et le nationalisme existe (depuis le début de ce dernier), c'est un fait.

Mais c'est un lien strictement à sens unique. Les légendes d'autrefois n'ont pas choisi leur relation "privilégiée" avec les idéologies modernes, et les poètes d'antan ne sont plus là pour se justifier, refuser ou approuver ce que les nationalistes leur font dire. En ce qui me concerne, le sujet qui m'intéresse et auquel je souhaite rendre hommage, ce sont les sources médiévales, et seulement celles-ci, car elles sont exceptionnelles et ne méritent pas de tomber dans l'oubli, ni de subir un déshonneur par association. La question de cet héritage pesant, de cette fâcheuse connexion, je la laisse à ceux qui idéalisent ces régimes impériaux. Elle n'a aucune pertinence au regard de mon projet Heldenzeit, sans pour autant que je prétende l'ignorer. Cette série d'articles aura donc été ma défense des sources, et non une accusation, j'espère qu'on le ressentira ainsi.

Voilà, le disclaimer c'est fait, on va pouvoir retourner aux sources, justement.


*Bon, en vrai, je ferai sans doute un court billet sur l'utilisation de la matière germanique par des idéologues et artistes... de gauche. Car oui, c'est plus rare, ils ont eu moins d'impact, mais il y en a eu quelques-uns !

samedi 25 mars 2023

Wagner, Tolkien et Jackson : Adapter et trahir Pt. 2

Bon, il est temps pour moi d'aborder brièvement... hum... d'aborder le proverbial éléphant dans la pièce, comme on dit au pays de Bède le Vénérable. J'y ai souvent fait allusion, j'ai même donné une appréciation personnelle succincte de la chose, mais j'ai pourtant toujours évité de prendre ce taureau par les cornes... et je vais devoir arrêter les métaphores animalières. Cette présence inévitable quand on s'amuse dans le bac à sable des Nibelungen et consort, c'est bien sûr... Richard Wagner (roulement de tonnerre) et sa tétralogie opératique de l'Anneau des Nibelungen, que j'appellerai à partir de maintenant et en toute sobriété le Ring (parce que Der Ring des Nibelungen).

Je préfère la version dirigée par Karajan, mais il faut bien avouer : Solti a la plus belle pochette.
 

Le Ring est incontournable, car le Ring a eu - et a encore - un impact incroyable sur la perception du grand public de ce que sont les Nibelungen, de Siegfried et de tout ce qui va avec. On ne peut pas surestimer l'importance du Ring sur la matière de Germanie telle qu'on se la représente depuis... presque deux siècles maintenant. Pour comprendre cet impact, je vais utiliser une comparaison tout au long de cet article, et c'est très pratique car cette comparaison me permettra d'aborder plein de points différents. En gros... en fait non, même en détail, le Ring de Wagner est aux légendes germaniques ce que les adaptations de Peter Jackson sont au Seigneur des Anneaux (et non, je ne fais pas le parallèle juste parce que les deux partagent un anneau maudit). Et je dit adaptations au sens large car le Ring tient tout au temps de la trilogie originale que du Hobbit en trois partie... pour le meilleur comme pour le pire.

Déjà, établissons un fait intéressant : Wagner n'a pas seulement composé la musique, il a également écrit le livret (le texte intégral donc) ce qui n'était pas si courant. On est donc sur un projet très personnel de réécriture de la part du compositeur, c'est son bébé, et rien que pour ça, il y a de quoi être admiratif. Je le précise d'emblée, car je vais me montrer critique sur plusieurs aspects, notamment des choix d'écriture justement, cependant aucune de ces critiques n'enlèvent quoi que ce soit à l'incroyable performance artistique de Richard Wagner : la musique est grandiose, le texte est massif, et il a tout fait seul. Chapeau bas. Ah, et le fait que je n'aurais pas forcément fait les mêmes choix (et ne les fais pas dans Heldenzeit, d'ailleurs) ne veut pas non plus dire ou insinuer que je pense mieux comprendre le matériau de base, nos sources communes, ni que mes idées et choix sont meilleures. Juste que je n'aurais pas fait ces choix, point. Il est clair que Wagner avait d'autres ambitions et une approche volontairement différente de celle que j'essaie d'entreprendre. D'ailleurs, parlons-en, de son approche.

Wagner ne cherche jamais la fidélité aux sources. Ce n'est pas son propos. Il pioche ici ou là, assemble des éléments qui lui plaisent et remplit les trous avec ses propres thèmes, mais jamais n'hésite à plier complètement les personnages d'origine à sa volonté créatrice. Quant aux sources qu'il agglomère, elles n'ont parfois absolument rien à voir. Pour un cycle censément centré sur les Nibelungen, c'est assez dingue le temps qu'on passe en compagnie de tout le panthéon germanique. Si vous avez lu les sources ou, au moins, lu mes articles, vous savez que si Odin rôde dans pas mal de texte en guest-star mystérieuse et sporadique, il n'y a qu'un seul récit où les dieux sont présents, uniquement dans les sources scandinaves, et c'est l'origine de l'anneau maudit d'Andvari, andvaranaut. Loki tue une loutre qui est en fait un nain métamorphosé, il faut payer la rançon, les dieux rackettent un autre nain pour s'acquitter de la compensation, l'anneau maudit fini avec le reste du trésor, Fafnir, Siegfried, vous connaissez la chanson (des Nibelungen, haha... pardon, c'était mauvais). 

Les dieux ne sont que prétexte à créer une backstory mythique à l'anneau puis disparaissent à jamais du récit (à l’exception notable d'Odin, donc, dont les promenades parmi les mortels sont quand même un de ses attributs à la base). Loki n'apparaît donc qu'ici dans les sources traitant de Siegfried et compagnie, et jamais on n’aperçoit le moindre poil de barbe de Thor, de cheveu Frigg, de Sif, d'Idûnn... que dalle, nada, rien. Cela devrait surprendre quiconque a déjà jeté un œil au synopsis du Ring, car chez Wagner, les dieux sont des personnages principaux. C'est l'histoire de leur crépuscule, après tout, si on en croit le titre du quatrième opéra, le Crépuscule des Dieux. D'ailleurs, bien que ce soit une traduction bancale (et incorrecte) de Ragnarök propagée par Wagner, c'est pourtant toujours ainsi qu'on traduit communément Ragnarök.

Costume de Hagen, Siegfried, 1876

Comment cela se fait-il ? Et bien c'est simple, Wagner a décidé de taper abondamment dans l'Edda Poétique pour ajouter à l'intrigue des épisodes complètement déconnectée de celle de Sigurd à la base, de la construction d'Asgard par un géant que les dieux trahissent pour ne pas s'acquitter de leur dette (tiens donc...), jusqu'au Ragnarök, quand même hein, la fin des dieux... Tout comme les films de Jackson, et en particulier ses Hobbit, puisent allègrement dans les appendices etc. pour donner au petit conte de Tolkien l'envergure épique d'une préquelle digne du Seigneur des Anneaux (en ajoutant des personnages clefs de la mythologie de Tolkien tels que Galadriel ou Saroumane, par exemple), Wagner place lui aussi les enjeux du récit sous stéroïdes en les liant à la destinée des dieux eux-mêmes, et en fin de compte, la mort de Siegfried va carrément déclencher une fin du monde... comme si la fin des Burgondes ne suffisait pas. Car oui, les flammes du bûcher de Siegfried qui s'élèvent si haut qu'elles mettent littéralement le feu au domaine des dieux, c'est du pur Wagner. C'est beau, hein, ne vous méprenez pas, mais c'est son invention. La revanche de Brynhilde contre Odin/Wotan est également pure invention, élaborée sur la base de la punition pour désobéissance. Quant à l'histoire d'amour entre Brynhilde et Siegfried, on en a déjà parlé, dans les sources elle est loin, très loin d'être si belle. Les deux forment dans l'imaginaire collectif un couple mythique alors que les sources anciennes disent qu'au mieux ils se sont aimés à leur première rencontre, puis c'est la trahison (volontaire ou non de la part de Siegfried), et la vengeance brutale et sanglante. Parfois cet amour originel est carrément minimisé au point que cette première rencontre est "hors champs". Mais Wagner est passé par là, et c'est ainsi que les gens se souviennent des deux héros. (Souvenez-vous de la chanson de Saltatio Mortis que j'évoquais sur ce blog il y a longtemps.)

En cela, la comparaison avec les films de Jackson est évidente. Nombreux sont celles et ceux qui n'ont jamais lu le livre (ou qui n'ont pas réussi à dépasser les chapitres sur la Comté), mais qui ont une bonne connaissance générale de l'histoire grâce aux films. Pourtant, ces gens-là ignorent qui est Tom Bombadil, pensent que Faramir a failli céder au pouvoir de l'anneau avant de se raviser, ne comprennent pas trop ce qu'il fout avec Eowyn à la fin, d'ailleurs, et sont probablement très déçus quand on leur révèle qu'Arwen n'a jamais été badass face aux Nazgûls et que les elfes n'ont pas levé le petit doigt au Gouffre de Helm. Pour ces gens, ces scènes sont mythiques. Arwen, avec sa balafre, qui tente le roi sorcier "venez le prendre!", le thème musical des elfes en mode martial épique alors que les soldats de Galdriel arrivent à Fort le Cor... c'est ça le Seigneur des Anneaux. Quand ils lisent le Hobbit ou qu'on leur divulgâche, ces spectateurs se demandent où sont passés Legolas et Tauriel... et Gandalf la moitié du temps... et Gadriel, et Saroumane, et ce Nécromancien, c'est Sauron finalement ou pas ? Et l'armée des morts en God-Mode dans le Retour du Roi qui déferle sur les rangs orcs devant la Cité Blanche et massacre tout ce petit monde en passant, alors que dans le livre ils... font peur aux pirates... qui s'enfuient... c'est tout... on en parle ? Et pourtant, pour qui n'a vu que les films (et c'est bien la majorité des gens), c'est ça, le Seigneur des Anneaux. La séquence poignante où Aragorn reçoit sous la tente de Theoden son épée enfin reforgée après tout le set-up de cette lame en morceaux... épique ! Et si classe ! Et pas dans le bouquin, surtout. Et pourtant, oui, encore, c'est ça le Seigneur des Anneaux. Ces changements ne sont pas nécessairement des trahisons que les lecteurs des livres rejettent, au contraire, ils sont même souvent célébrés, car généralement fait avec goût (enfin, surtout concernant le Seigneur des Anneaux... la trilogie du Hobbit c'est une autre confiture) Qu'on le veuille ou non, ces films ont forgé l'imaginaire collectif et bien que les livres soient toujours très populaires, on ne va pas se mentir, la grande majorité des "fans du Seigneur des Anneaux" ne les ont pas lus - ou genre une fois au collège et ne s'en souviennent que très mal. Ne mentez pas, ce n'est pas honteux. En dehors des admirateurs profonds de Tolkien et de son univers, qui a le temps de (re)lire en détail le corpus monstrueux légué par le professeur d'Oxford. Et pour quoi faire, d'ailleurs, puisque les films sont si bons et capturent l'essence de l’œuvre, tout en lui apportant une esthétique unique et une bande originale iconique ? Pour Tom Bombadil ? Vraiment ?

(Calmez-vous les trois puristes du fond, Tom est sympa, Tom est cool, Tom est badass, mais Tom est dispensable)(#PeterJacksondidnothingwrong)(Je te vois, Charlotte)

No, you didn't.

L'impact colossal de ces adaptations s'est clairement démontrée lorsque Amazon s'est à son tour essayé à la Terre du Milieu avec sa série Les Anneaux de Pouvoirs. On nous a annoncé une adaptation libre et relative (faute de droits...) mais surtout détachée des films de Jackson, une autre approche, une autre version. Pourtant, ils se sont senti obligés de reprendre le même département artistique, de rendre les armures de Númenor très, très proches de celles vues dans le flash-back de la Communauté de l'Anneau, et finalement l'aperçu de Sauron en armure n'a laissé aucun doute : c'était quasiment sa silhouette dans les films de Jackson. Ah et bon, le Balrog quoi... Clairement, cette nouvelle interprétation n'a pas réussi (ou voulu ?) se détacher de celle, mythique, qui la précédait. Avaient-ils seulement le choix ? Ces visuels sont ancrés dans nos têtes et il sera difficile de les effacer, quand bien même d'autres alternatives existent (le dessin animé de Ralph Bakshi par exemple, ou les jeux l'Ombre du Mordor, ou encore la minisérie finlandaise fauchée Hobitit, hihi, ne me remerciez pas). Les films de Jackson se sont imposés comme mètre étalon, ils sont LA référence pour la grande majorité des gens, tant visuellement que dans le déroulé des événements. Pourtant, malgré tout, les gens diront qu'ils sont fans de l'univers de Tolkien, l'auteur reste attaché à l’œuvre. On se souvient que c'est lui la source, bien qu'au final, on méconnaisse celle-ci à cause des adaptations. On dit Tolkien, mais on pense quand même beaucoup à Jackson.

Bon, et bien Wagner, c'est exactement pareil. Le Walhalla (nom popularisé par Wagner, d'ailleurs, au dépend de Valhöll... encore aujourd'hui dans une grande majorité des media de pop culture, c'est dire à quel point sa version a marqué l'imaginaire collectif) n'a rien à voir avec Siegfried, et pourtant c'est ce qui vient à l'esprit des gens. La romance Brynhilde / Siegfried, les casques ailés des costumes de scène de Bayreuth (qu'on retrouvera dans les costumes de l'adaptation en double-film de Fritz Lang... forcément)... les gens ont depuis des images et des scènes en tête, et des musiques aussi - la chevauchée des valkyries, par exemple - mais qui a vraiment lu le Nibelungenlied

Siegfried selon Rakham, pour l'opéra de Wagner.

Et puisqu'on évoque l'ami Fritz, attardons nous rapidement dessus, car visuellement, le film de Lang a été une référence majeure, son style n'a pas manqué de marquer les esprits et d'influence comment nous imaginons les Nibelungen. Toutefois, malgré le génie propre à Fritz Lang ainsi que son bien plus grand respect des sources (jusqu'à emprunter quelques éléments de la Saga de Thidrek et du Seyfrid à la peau de Corne), la patte laissée par l'opéra de Wagner sur les deux films du réalisateur est indéniable. Non seulement les costumes ont beaucoup de réminiscences avec ceux dessinés par les costumiers de Bayreuth (les casques ailés iconiques, donc, mais aussi la tunique en peau de bête de Siegfried, par exemple, qui est pratiquement un copier-coller), mais la mise en scène de certaines séquences semble également tout droit tirée des illustrations qu'Arthur Rakham dessina pour le livret des opéras, comme par exemple le combat contre Fafnir. On notera aussi que le compositeur de la bande originale, Gottfried Huppertz, a choisi d'écrire une partition reposant fortement sur le principe des leitmotifs. Ce n'était pourtant pas encore à la mode pour la musique de film à cette époque-là, en revanche, c'était déjà la marque de fabrique du Ring

Siegfried dans les Nibelungen de Fritz Lang, 1924.

Wagner n'a pas inventé le principe de thème ou motif musical associé de manière systématique à un personnage, un lieu, ou un concept, néanmoins avec sa tétralogie il en a fait un art, composant près d'une centaine de motifs interconnectés en une tapisserie musicale exceptionnelle. Rares sont les compositions qui feront preuve d'une telle richesse, d'une telle générosité, mais aussi d'une telle cohérence et d'une telle rigueur.  Ces dernières décennies il y en a une, cependant, qui est parvenu à s'approcher du Ring sur son propre terrain, et c'est - surprise, surprise - la bande originale du Seigneur des Anneaux composée par Howard Shore, et sa cinquantaine de leitmotifs. Tout est lié. 

Parenthèse sur l'héritage de Wagner sur les BO : aujourd'hui, quand on parle de bandes originales, difficile de ne pas parler de thèmes et motifs, John Williams continue de s'appuyer dessus, comme d'autres l'ont fait (Goldsmith et Horner, vous nous manquez, Zimmer... ton ancien style me manque, mais fais ce que tu veux, tu es libre), néanmoins, quand on évoque cette technique de narration musicale, la référence est toujours la même, on continue de dire que c'est wagnérien. Et aucune autre œuvre du compositeur n'a à ce point atteint les sommets en matière de construction thématique que le Ring. Ce n'est pas une exagération que de dire : sans le Ring, pas de Star Wars par John Williams, en tout cas, pas comme nous avons le plaisir de pouvoir l'écouter avec ses nombreux thèmes iconiques à jamais au panthéon de la musique de films, et de la musique tout court. Refermons cette parenthèse.

Bref, tout comme les Anneaux de Pouvoir vis à vis des films de Jackson, Les Nibelungen de Fritz Lang ne cherchait pas à filmer le Ring, mais bien le matériau de base, la source commune, et pourtant il peine à se détacher totalement de ce grand frère que tout le monde connaît déjà bien, aime et chérit, et qui prend décidément beaucoup de la place. À travers les media suivants qui se sont lourdement appuyés sur l'imagerie wagnérienne, l'ombre du compositeur allemand continue de planer, et c'est lui qui dicte le la. Le statut de référence est entretenu. Le bâton est passé de génération en génération, certes en évoluant mais il reste toujours un substrat wagnérien à notre imaginaire légendaire germanique. Il suffit de voir la BD française sur Siegfried d'Alex Alice : le choix est de s'inspirer de Wagner avant tout, et donc des légendes d'origine seulement par proxy. L'auteur a affirmé ne pas adapter directement le Ring, mais toutefois : « Je reconnais par contre que Wagner en plus d'être un compositeur exceptionnel avait de vrais talents de dramaturge. L'opéra Siegfried m'a simplement servi de base dramaturgique que j'ai enrichi par d'autres recherches. J'ai prévu trois albums qui reprendront l'histoire de Siegfried, et j'y ai rajouté de grandes scènes tirées de légendes. » Donc on est arrivé à l'étape où on ajoute des éléments tirés des légendes d'origine sur une base de Wagner, plutôt que l'inverse, la boucle est bouclée. Vous le sentez le poids de l’œuvre dans notre imaginaire, là ?

Est-ce pour autant une mauvaise chose ? Ou au contraire une bonne ? Honnêtement je ne saurais trancher. Le Ring a a tel héritage que les inconvénients qu'il charrie sont à mon sens négligeables, notamment parce que beaucoup d'eau a coulé sous les ponts et que, mine de rien, petit à petit, on s'en éloigne quand même. D'ailleurs je trouverais dommage qu'on rejette toute influence wagnérienne, notamment parce qu'en vérité on lui doit beaucoup. On lui doit de nous souvenir de Siegfried. Alors certes, Wagner fait n'importe quoi avec les sources et les gens se souviennent "mal" des personnages... mais au moins, ils s'en souviennent. Demandez à Dietrich de Bern ce qu'il en pense : héros bien plus populaire au moyen-âge que son comparse Siegfried, protagoniste ou invité de luxe dans des tas de récits considérés à l'époque comme des classiques, un destin à l'échelle bien plus épique - c'est un futur empereur en exil ! - et pourtant, aujourd'hui, complètement oublié du grand public (voire snobé par certains universitaires, *tousse*Boyer*tousse*). L'un est devenu une figure quasi universelle en passant des légendes médiévales à la pop-culture, l'autre est resté figé comme une figure de l'imaginaire germanique dont même la plupart des Allemands ont perdu le souvenir. 

La différence entre les deux ? Dietrich n'a pas eu droit à son opéra culte, Dietrich n'a pas eu son Ring.

De la même manière que les films de Jackson garderont l'imaginaire de Tolkien vivace bien au delà du cercle des seuls lecteurs, malgré leurs transgressions et leurs aménagements, alors que de moins en moins de gens prendront le temps d'aller lire les sources, le Ring a permis à ces légendes que je chéris de survivre dans l'inconscient collectif et rien que pour ça, je l'en remercie. Mais c’est avant tout un opéra absolument fantastique, avec de nombreux passages qui me mettent les poils à chaque fois, ce qui n'enlève rien. 

Je n'entre pas ici dans les débats sur l'idéologie et les opinions réelles (et/ou supposées) de Richard Wagner, ce n'est pas le propos ici, d'autant qu'à mon sens, ce n'est pas si flagrant dans le Ring qu'on a bien voulu le dire, malgré les nombreuses tentatives d'interprétations et de surinterprétations. Le monsieur avait ses torts, assurément (oui, il était antisémite), toutefois ils n'entravent pas mon appréciation de cette œuvre. Et comme Wagner n'est pas exactement vivant à compter ses millions à chaque fois que vous achetez une place de ses opéras, tout en étalant au grand jour ses opinions rétrogrades concernant certaines minorités via Twitter, la question de séparer l'auteur de son œuvre devrait moins faire transpirer les fans de Siegfried que, au hasard, ceux de Harry Potter.


Pour finir j'aimerai donner deux exemples intéressants d'impact dans la pop culture. Dans la comédie de SF Iron Sky, les nazis qui se sont réfugiés sur la lune après la guerre reviennent en soucoupes volantes rétro. Leur mégasoucoupe s'appelle le Götterdämmerung - soit, on le rappelle, le nom du quatrième opéra de la tétralogie. Bien que la BO d'Iron Sky, composée par le groupe de métal industriel Laibach, fasse plusieurs emprunts directs à Wagner (pas uniquement au Ring, d'ailleurs), le décollage du Götterdämmerung se fait en réalité sur un pastiche d'un morceau d'une autre bande originale de film, qui n'a a priori rien à voir avec les Allemands et leur penchant pour Wagner, Matrix Revolutions, par Don Davis. Ce morceau plein de chœurs épiques qui est pastiché par Laibach est celui du combat final entre Neo et l'Agent Smith, et se nomme... Neodämmerung. Ce n'est pas une coïncidence, puisqu'une autre piste de Davis, liée au personnage de Kid, se nomme Kidfried... L'ombre de Richard Wagner n'est jamais loin.

Loki dans les sources.

Ah, et alors, le Projet Vineta / Heldenzeit... il puise dans le Ring ou pas, pour ses sources ? La réponse est non, en tout cas pas directement, mais certains de mes choix vont coïncider avec ceux de Wagner (oui parce qu'il n'a pas tout inventé non plus, il tape à gauche à droite, mais il tape quand même dans les sources). M'enfin voilà, ce sera accidentel, et vu que je vais employer pas mal de sources en commun, des ressemblances vont forcément survenir. Je ne m'interdis pas de faire des choix similaires à lui, juste par principe, simplement pour ne pas faire comme lui, en revanche rien de ce qui est exclusif au Ring, et donc propre aux inventions wagnériennes, ne devrait se frayer de chemin dans mon projet.

Sur ce, si vous ne l'avez pas déjà fait, allez écouter les quinze heures de cette tétralogie incroyable. Peu importe que ça n'aie que peu de rapport avec le Nibelungenlied. C'est un chef-d’œuvre.

Et les Complete Recordings du Seigneur des Anneaux par Howard Shore. Ce sont aussi des chefs-d’œuvre.