samedi 21 décembre 2024

Andlau et Rosheim : sur les sentiers de la Heldenzeit

L'an dernier je vous invitais à vous promener en des lieux mentionnés dans les sources, à savoir Breisach et le Wasigensein. Aujourd'hui, ce sont plutôt deux endroits marqués par les légendes héroïques germaniques que je vous présente, et plus particulièrement la légende de Dietrich. 

En effet, deux églises en Alsace, relativement proches l'une de l'autre, représentent la même scénette : un chevalier en sauvant un second d'un dragon, alors qu'il est déjà à moitié avalé par la bête. Si vous avez lu mon dernier article sur le Bernois, vous avez sans doute reconnu l'épisode dont le Virginal et la Thidrekssaga conservent le souvenir. Visitons donc l'église abbatiale d'Andlau et l'église Saints Pierre et Paul de Rosheim.

Si cela ne fait l'unanimité, il est toutefois communément admis que les deux sculptures représentent bien la rencontre entre Dietrich ainsi qu'un compagnon (Hildebrand ou Fasolt selon les deux versions qu'il nous reste) et un dragon avalant le neveu de Hildebrand, et qu'il leur faut secourir en tuant le monstre. Tout ceci je l'ai déjà évoqué en détail et vous invite à le lire ici

Alors, est-ce que l'hypothèse est convaincante ? 

Les deux sources qui subsistent sont elles-mêmes très certainement construites sur la base d'une Ur-version plus ancienne qui n'a malheureusement pas survécu jusqu'à nous, et non pas l'une à l'origine de l'autre. Ce qui est assez curieux dans cet épisode, comme on l'a vu, c'est que le véritable protagoniste est plutôt le compagnon de Dietrich, probablement Hildebrand dans la Ur-version comme c'est toujours le cas dans Virginal. Si je répète cette information ici, c'est que lorsqu'on lit ce qui se dit sur les sculptures d'Andlau et Rosheim, c'est à croire que Dietrich de Bern est le héros représenté face au dragon, or... il est plus probable que nous admirions en réalité les exploits de Hildebrand, le maître d'armes et mentor de Dietrich.

Alors Achtung ! Les photos sont dégueulasses, les sculptures étant situées très haut et très loin, donc zoom crade obligatoires. Il faudrait un vrai appareil photo mais bon, ça devra faire l'affaire. Je m'excuse d'avance.

L'église de Rosheim

 
L'église abbatiale d'Andlau


Plusieurs détails intéressants ont attiré mon attention sur les deux sculptures, notamment deux qui attestent de l'ancienneté de la version dont s'inspire la Thidrekssaga. Sur la frise d'Andlau, taillée dans le gré rose d'Alsace au XIIème siècle, le dragon ailé est représenté avec des griffes démesurément longues, or, dans la saga il est dit que le monstre n'arrive pas à décoller à cause du chevalier coincé dans sa gorge, et que ses longues griffes labourent la terre comme des socs de charrues. De plus, sur la sculpture de Rosheim on voit le héros empoigner une épée à moitié dans la gueule de la bête (ailée également). Cela ne peut qu'évoquer le moment où Fasolt doit se saisir de l'épée de Sistram, le neveu d'Hildebrand, car sa propre épée, et même celle de Dietrich, ne mord pas la corne du dragon. Mais si ce sont Hildebrand ou Fasolt qui vont au charbon, est-ce à dire que Dietrich lui-même est complètement absent ? Je ne le pense pas. En effet, le chevalier en retrait qui tient la bride du cheval de son compagnon pendant qu'il se bat pourrait très bien être Dietrich, qui a, je le rappelle, un rôle étonnamment passif dans cet épisode, et garderait ici la monture de son mentor.

Ce sont ces éléments caractéristiques qui, cumulés au motif peu courant du chevalier à moitié avalé par le dragon, me semblent donner du crédit à l'hypothèse d'une représentation de "Dietrich", ou plutôt de sa geste.

Mais vous me direz, ce sont deux œuvres distinctes, qu'il serait hasardeux de vouloir rapprocher, et vous auriez raison. Toutefois, il est bon de savoir que toutes deux furent commandées par la même abbesse, Hadewitz d'Andlau. Les deux sites ne sont d'ailleurs qu'à une douzaine de kilomètres l'un de l'autre à vol d'oiseaux. On pourrait s'étonner de trouver un épisode lié à Dietrich en Alsace, loin de la Lombardie et du Tyrol d'où ses légendes ont éclos, si l'on oubliait que le Bernois fut LE héros médiéval germanique continental par excellence, le plus diffusé et le plus populaire. Un véritable monument de la pop culture médiévale du monde germanique.


Dont acte.


Et pour finir, quelques détails charmant des deux églises, en mode touriste. D'abord Rosheim :







Presque un millénaire de rafistolage de maçonnerie.


Un lion qui, euh... attaque... un humain.

Tout en haut, là, c'est le dragon. Vous comprendrez aisément pourquoi mes zooms sont infects. 

Ensuite Andlau :





L'Homme prend sa revanche sur le lion.






Les deux églises mériteraient une seconde visite avec un bon appareil, équipé d'un zoom optique, pas numérique, mais ça suffit à donner une idée, je pense.

dimanche 1 décembre 2024

Dietrich de Bern, Pt. 2 : l'échec héroïque

Dans un précédent billet, j'ai déjà parlé de la tendance qu'a Dietrich de Bern a rencontrer, disons... des contretemps... dans ses aventures. Pas juste des complications et des péripéties, non, non. Dietrich a la lose. Mais sa détermination et sa résilience face à l'échec en font un personnage admirable et inspirant.

Dietrich von Bern par Setz

Aujourd'hui, j'aimerai développer le motif de la malchance qui lui colle à la peau, et évoquer un aspect que j'ai laissé de côté la dernière fois et que je trouve assez fascinant, et qui en plus est une conséquence directe de cette poisse, à savoir ces moments où Dietrich pue tellement l'échec que ce sont les autres qui doivent résoudre la situation, pendant que le héros s'assoie place passager.

Prenons le Sigenot, par exemple. Dietrich apprend par son mentor Hildebrand qu'un géant traîne dans les parages avec l'intention de se venger du Bernois pour le meurtre de ses parents, Hild et Grim (encore une fois j'en parle justement dans le billet précédent). Hildebrand déconseille à Dietrich d'aller à sa rencontre, mais comme on l'a vu, les bons conseils du maître d'armes sont régulièrement (si ce n'est systématiquement) ignorés. Notre héros va donc retrouver le géant Sigenot dans les bois et ça se passe pas super bien. Dietrich essaie même d'apaiser le héros et éviter le combat (le fameux motif de la Lâcheté de Dietrich), ça ne parle pas trop à Sigenot qui l'assomme et l'emporte dans sa grotte / donjon où il enferme notre héros avant de retourner à Bern pour s'occuper de Hildebrand (qui, on l'a vu, a également participé au meurtre de Hild et Grim), et rebelote, le géant domine le héros et l'emporte dans ses geôles. Comment vont-ils s'en sortir ? Quelle astuce trouvera Dietrich pour les tirer de ce mauvais pas ?

Aucune.

C'est Hildebrand qui réussit à défaire ses liens, tue Sigenot et libère Dietrich avec l'aide un peu random d'un nain.

By 1606 - http://digital.staatsbibliothek-berlin.de/werkansicht?PPN=PPN814202969&PHYSID=PHYS_0124&DMDID=DMDLOG_0001, CC BY-SA 3.0, https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=68649002
Le nain Eggerich révèle à Hildebrand où se trouve l'échelle qui permet à Dietrich d'être sauvé.

Il existe deux versions de l'histoire, puisqu'au Sigenot on a ajouté le Jüngere Sigenot, une version plus tardive (comme ce fut le cas pour le Hildebrandslied et le Jüngeres Hildebrandslied), qui comporte plus de détails, mais cet élément central d'un Dietrich impotent dans les geôles et sauvé par Hildebrand reste identique. Certes, Dietrich sauve préalablement un nain d'un homme sauvage et ça va lui être bénéfique par la suite, quand il se retrouvera comme un con dans la fosse à serpents où le jette Sigenot (mais une pierre magique offerte par le nain lui évite les morsures), c'est pourtant toujours Hildebrand qui fait le gros du boulot.

Dietrich affronte un homme sauvage pour sauver le nain Baldung,1470

Après, Dietrich en damoiseau en détresse, capturé par un géant dans un donjon, pourquoi pas ? Peut-on vraiment en tirer des conclusions ? Sûrement Dietrich était-il dans un mauvais jour. Et si, imaginons, il devait défaire un dragon ? Ce serait forcément lui le héros proactif, hein ?

Bon. Parlons de Virginal.

C'est une source avec bien plus de péripéties et l'épisode avec les dragons est finalement presque anecdotique. Néanmoins, il en dit long sur la capacité de Hildebrand a prendre le contrôle d'une aventure et pendant que Dietrich attend que ça se passe.

Dietrich et Hildebrand sont en forêt quand ils entendent un appel à l'aide. Ils se précipitent à la rescousse et tombent sur un chevalier en train de se faire avaler par un dragon : les jambes et le torse ont déjà disparus, ne dépassent de la gueule du monstre que les bras et la tête du malheureux, qui s'avère être Rentwin, le petit neveu de Hildebrand (le fils de sa nièce). D'ailleurs, c'est Hildebrand qui le sauve de la créature, pendant que Dietrich tue un autre dragon, limite hors champs. Hildebrand est littéralement devenu le protagoniste, même la péripétie est liée à lui et non à Dietrich.

L'épisode se retrouve dans la Thidrekssaga, avec plus de détails. Le dragon vole, désormais, ses griffes labourent la terre comme le soc d'une charrue, bref, on est monté d'un cran dans la dangerosité de la menace. Ici le chevalier en détresse se nomme Sistram, ou Sintram dans la version suédoise, et il est le neveu de Hildebrand. Seulement ici, Hildebrand est remplacé par Fasold (un géant parent d'Ecke pour ceux que ça intéresse). Il semble cependant évident que c'est bien Hildebrand qui est censé accompagner le Bernois, en témoigne le lien familial toujours présent entre la victime et le maître d'armes ici absent.

Dietrich (Thidrek dans cette version mais par souci de clarté je vais rester sur Dietrich) et Fasold rouent le dragon de coups mais le fer ne mord pas. Sistram leur dit d'utiliser son épée qui se trouve... dans la gueule du monstre. Il faut donc un preux pour plonger son bras entre les crocs et extirper la lame. Qui s'y colle ? Vous l'avez deviné, pas Dietrich. C'est Fasold qui risque son bras et s'empare de l'épée, puis ils tuent le dragon à deux. On a une épisode où on tue du dragon et Dietrich tient le rôle du side-kick  !

Cependant, on peut également y voir une qualité qui le distingue profondément de Siegfried. Contrairement au prince de Xanten, Dietrich n'est pas un héros solitaire badass qui s'associe occasionnellement à d'autres (pour leur filer un coup de main car sans lui ils n'ont aucune chance, en plus), non, il est fondamentalement un joueur en équipe. Les aventures de Dietrich impliquent toujours des compagnons, à minima Hildebrand, et quand il part en solo, il se fait plusieurs fois battre et capturer. Il n'y a guère que contre Ecke qu'il obtient tout seul la victoire, au prix de rumeurs infâmantes colportées notamment par Vasolt/Fasold, justement, selon lesquelles il aurait tué le géant dans son sommeil. À croire que l'absence de son crew ouvre la possibilité de remettre son succès en question.*

La manière dont des preux de toute l'Europe désirent se joindre à sa compagnie (au point d'abandonner leurs responsabilités de roi de leur propre pays, comme pour Biterolf qui s'éclipsera comme un voleur de son palais de Tolède pour ne pas être vu de sa femme alors qu'il "fugue" pour rejoindre Dietrich, suivi plus tard de son fils Dielteib dans une quête similaire) a souvent été comparée à un genre de Roi Arthur germanique, sans Graal ni table ronde, mais en quête perpétuelle pour sauver les gens en détresse et rétablir le Bien avec un grand B en détrônant Ermrich, incarnation de la corruption du monde romain tardif. De ce point de vue là, les échecs de loser subis par Dietrich peuvent être interprétés comme des moments permettant à ses compagnons de briller. Au final, le groupe de Dietrich de Bern triomphe, même lorsque le chef échoue.

* en vrai, Sigenot lui fait le même reproche pour le meurtre de Hild, alors que Hildebrand était complice, donc je surinterprète peut-être. Ça pourrait aussi juste être les géants qui sont trop orgueilleux pour reconnaître des défaites à la loyale.

Dietrich et Hildebrand affrontent les dragons, 1444-48.
 

Mais le Virginal offre également un autre exemple de Dietrich capturé. Quoi, vous pensiez que c'était rare ? Que nenni ! Déjà, lui et ses hommes finissent dans les geôles du roi nain Laurin, mais je garde les sources Laurin et Walberan pour un article dédié, et le héros se fait également mettre aux fers dans Virginal, donc. 

Il part en avant de son groupe pour se rendre quelque part et se perd en chemin dans les bois avant de se faire défoncer par des brigands (ce sont des géants, évidemment, pas de vulgaires voleurs). Il est donc enfermé à la forteresse du géant Nitger, et son absence se faisant remarquer, Hildebrand (encore lui) assemble une dream team pour venir à sa rescousse. Deux dream teams, même, qui comportent des héros fameux comme Imian de Hongrie, Biterolf et son fils Dietleib, Witege et Heime, bref, ça ne rigole pas, et le tout se règlera par une série de duels pour obtenir sa libération. Au moins l'honneur est sauf, puisque Nitger permet à Dietrich de combattre lui-même dans l'un de ces duels, mais tout de même. 

On a un motif récurent de Dietrich emprisonné et sans échappatoire, à moins d'être sauvé. Pas d'évasions héroïques, pas de trucs ou astuces, il attend qu'on vienne le tirer de là. Même dans Laurin, lui et ses hommes ne peuvent se soustraire à la prison des nains que parce que Künhilde, la sœur de  Dietleib, trahit son époux Laurin et les fait sortir de leur cellule. On a également un héros qui régulièrement est mis en retrait au profit d'autres personnages, en l’occurrence souvent Hildebrand. 

Cette importance du mentor de Dietrich n'est pas si surprenante, considérant que le maître d'armes est un des personnages du légendaire héroïque germanique les plus anciens (qu'il nous reste), le Hildebrandslied étant la plus vieille source du corpus. Cela explique certainement pourquoi le conseil d'Hildebrand est systématiquement judicieux. Lorsque ignoré, la défaite s'en  suit, comme dans Laurin, où la troupe de son protégé se fait emprisonner lors d'une expédition contre laquelle il les avais pourtant averti du danger, ou Sigenot, où il tente de dissuader Dietrich d'aller à la rencontre du géant qui le cherche. En revanche, lorsque suivi, le conseil d'Hildebrand offre la victoire, comme lors du combat contre l'ogresse Hild : Dietrich s'y prend mal par trois fois et s'épuise, le maître d'armes lui donne la solution. 

Hildebrand, c'est Obi-Wan Kenobi, le mentor badass qui a raison et que son pupille devrait écouter plus attentivement. Sauf que que là, même s'il est vieux (et on le répète souvent), on est tout de même plus sur du Obi-Wan à la Ewan McGregor que papy Alec Guiness, avec tout le respect que je lui dois. Hildebrand dispense les conseils avisés, certes, mais ne se prive pas pour poutrer l'ennemi à coups d'épée. Parfois dans des circonstances où Dietrich brille également, comme au tournoi de la roseraie de Worms, dans le Rosengarten zu Worms, mais aussi, comme on l'a vu, quand Dietrich fait preuve de sa lose légendaire.

D'ailleurs puisqu'on y est, parlons-en de cette malchance. Elle est souvent présente dans le sous-texte, comme on l'a vu dans l'article précédent, notamment dans sa désastreuse campagne inefficace pour reprendre Ravenne. Mais il arrive que cela ressorte carrément dans le texte ! Le meilleur exemple se trouve dans le final du Nibelungenlied où Dietrich déclare (en parlant de ses camarades tombés au combat) : "N'était que je suis poursuivi par le malheur, la mort les aurait épargnés." Dans La Plainte, où Dietrich se lamente encore (c'est un peu le principe du texte, vous me direz) : "J'aurais préféré être mort depuis douze ans" sous-entendu, s'il était mort plus tôt (probablement à la bataille de Ravenne justement), ses camarades n'auraient pas eu à subir ce sort dont il est responsable par sa malchance. Je suspecte que ce soit une référence à la Rabenschlacht, puisque dans ce texte-là, alors qu'il tient le cadavre de son petit frère et dernier parent direct dans les bras, il pleure et dit qu'il aurais préféré mourir et que Diether vive à sa place. 

D'ailleurs, cela peut nuancer l'idée que Dietrich soit uniquement poursuivi par la poisse. En effet, malgré les nombreuses batailles où les meilleurs des meilleurs tombent comme des mouches, il survit toujours. Après tout, lui et Hildebrand ne sont-ils pas parmi les rares preux à survivre au massacre catastrophique à la cour d'Etzel ? N'a-t-il pas un peu de bol dans son malheur ?

Ironiquement, Dietrich sauve Frau Saelde (Dame Fortune) d'un chasseur sauvage monstrueux dans une de ses aventures "féériques" (aventiurhaft), le Wunderer. Celle-ci lui est donc redevable et au regard des épisodes suivants dans sa vie, on pourrait la croire bien ingrate. Et pourtant, c'est bien lorsqu'il aura tout perdu, et donc plus aucun espoir de reconquérir son trône par lui-même, que le destin va lui sourire, enfin. Frau Saelde finit par payer sa dette, il fallait "seulement" être patient.

Dietrich affronte le Wunderer (le monstre) qui a déjà commencé à dévorer Frau Saelde, 1472.

C'est le terrible malheur de Dietrich de Bern. Tant d'aventures, tant de combats, certains glorieux, mais beaucoup d'échecs. Autour de lui les amis meurent, la parentèle aussi. Lorsqu'il estime qu'une lutte est indigne d'être entreprise, il est accusé de lâcheté. Quand il essaie de renverser l'oncle responsable de sa situation (et d'un bon paquet de proches morts), il échoue. Pourtant, personne ne remet en question son statut de héros. De protagoniste, même, alors que juste à côté, je rappelle qu'on a Hilde-putain de-brand, quoi ! Que de belles leçons que celles-ci : l'échec n'amoindrit pas un homme, et il n'y a aucune honte à dépendre parfois de l'aide d'autrui pour réussir. Il n'y a pas à rougir de partager le succès avec un groupe, plutôt que d'en porter seul les lauriers.

Nous l'avons déjà vu, la qualité première de Dietrich est sa détermination dans l'adversité. J'espère avoir, avec ce second billet, permis de mieux appréhender pourquoi, et surtout de souligner à quel point le sort s'acharne sur lui. Comparé à Sigurd/Siegfried, qui triomphe de quasiment toutes ses péripéties sauf de celle qui le tue, Dietrich en bave. D'ailleurs, hormis son meurtre, les seules fois où Siegfried est en difficulté, c'est lors de duels contre... Dietrich (dans des sources qui font du Bernois le protagoniste). Loser, oui, mais pas incompétent. Et rien ne saurait plus marquer ce rappel au fer rouge que des victoires à la loyale contre le tueur de dragon en personne.

Dietrich échoue beaucoup, oui, c'est vrai, mais Dietrich n'en reste pas moins un héros.

dimanche 13 octobre 2024

Le vrai mystère des Nibelungen n'est pas leur trésor

S'il y a bien un nom qui évoque tout de suite le légendaire germanique au grand public, c'est bien Nibelungen, que ce soit la Chanson des Nibelungen, Wagner et son Ring des Nibelungen, ou l'adaptation filmique époustouflante de Fritz Lang. Et ce qui vient en tête, ce sont surtout des images d'un trésor incroyable, et en particulier ce fameux anneau, maudit par Andvari. Pourtant, le véritable mystère des Nibelungen n'est peut-être pas tant de savoir où précisément ils auraient déversé cet or dans le Rhin (même si beaucoup ont cherché, vous pensez bien), mais une autre interrogation, d'apparence bien plus triviale : qui, ou que sont-ils, au juste, ces Nibelungen ? Après tout ils sont dans les titres, non ? On doit bien savoir précisément à qui on a affaire...

On pourrait croire que la réponse est simplement dans les sources... mais vous vous doutez bien que si c'était si facile, je n'en aurais pas fait tout un foin. 

L'adaptation de Fritz Land est sortie il y a exactement un siècle, en 1924.
 
Afin de répondre correctement à cette interrogation, il va falloir nous pencher sur les différentes sources, et oui ! C'est encore un article de sources comparées, youhou ! Allez, faites au moins semblant d'être excités.

Mettons-nous d'abord d'accord sur les termes :

La tradition continentale comporte essentiellement les graphies suivantes : Nibelung (Chanson des Nibelungen ou Nibelungenlied), Nybling (Seyfrid à la Peau de Corne ou Hürnen Seyfrid), et Niflung / Nyffling (Saga de Théodoric de Vérone ou Þidrekssaga, qui je le rappelle est une source scandinave qui reprend la tradition continentale, donc disons qu'elle a un pied dans les deux traditions. La version suédois utilise Nyffling)

La tradition scandinave, quant à elle, emploie principalement Niflung (Edda, Völsunga Saga), voire Niblung.

Avant d'évoquer les sources légendaires, parlons d'abord concret. Déjà, les noms donnés précédemment sont au singulier, mais on va souvent employer leurs pluriels, à savoir pour les noms allemands Nibelung > Nibelungen, pour les noms en vieux norrois Niflung > Niflungar, etc. Quant à leur étymologie, il est généralement accepté que la racine soit le mot "brouillard", "Nebel" en allemand moderne, d'ailleurs. On peut également mentionner  que dans les sources norroises se trouvent deux graphies, Niflungar et Hniflungar, or, si la seconde n'est pas une erreur ou coquille (ce qui arrive souvent dans les manuscrits), alors l'hypothèse du brouillard ne tient plus. Après, il est souvent admis que, quand bien même le sens du nom ait été "esprit du brouillard" à l'origine, il est fort probable qu'au VIIIe siècle ce sens ait déjà été oublié des poètes.

Toutefois, il ne faudrait pas oublier que ce nom n'est pas purement fantaisiste ! Le nom Nibelunc a bel et bien été utilisé par les Carolingiens (des Francs, donc), plusieurs siècles avant la mise à la composition de nos sources. Nibelunc est d'ailleurs encore une graphie courante dans plusieurs sources en vieil haut allemand, tout comme Balmung est souvent écrit Balmunc, etc.. Le nom germain Nibilungos se retrouverait peut-être également dans le Waltharius sous la forme latinisée Nivilones. Gardez-ça en tête, on y reviendra plus tard.

Bon, cela étant dit, de quoi parle-t-on dans les sources ? 

Ce que toutes les versions ont en commun, c'est de décrire un peuple ou clan. Comme c'est l'usage dans des noms de clans ou de peuple comme ceux-ci, ils dérivent du nom de l'ancêtre qui fonde la dynastie (Völsung, ancêtre de Sigmund et Sigurd et fondateur des Völsungen, ou pour citer en exemple un autre roi Franc qui devrait vous parler un tout petit peu, Mérovée > les Mérovingiens). Jusqu'ici, tout va bien. Mais alors, qui est ce fondateur de dynastie, et est-ce le même personnage dans les deux traditions ?

Commençons par la version du nom la plus connue : N I B E L U N G. 

Nibelung, dans le Nibelungenlied, était un roi nain, et son fils, lui aussi appelé Nibelung, règne sur le Nibelungenland, ou Pays Nibelung, en compagnie de son frère Schilbung. C'est à eux que Siegfried dérobe le trésor, pas au dragon. Et oui, dans le Nibelungenlied, l'obtention du trésor et le meurtre du dragon sont deux péripéties distinctes. Les deux nains offrent l'épée Balmung à Siegfried en échange d'un service : il doit régler un contentieux entre eux et départager le trésor justement. Ça se passe très mal, gros massacre, les deux nains périssent (ainsi qu'une armée de guerriers et des géants, mais bref). Les Nibelungen sont dès lors conquis par Siegfried et à son service. Lorsqu'il voyagera en Isenstein pour tricher aider Gunther à séduire Brunhilde, il ira chercher 1000 nains Nibelungen qui lui ont prêté allégeance, afin d'impressionner Brunhilde et la forcer à respecter sa parole et les suivre à Worms. 

Les nains dominés associés au trésor dans le Die Nibelungen de Fritz Lang, 1924.

Sauf que... en plein milieu du Nibelungenlied, le terme qui désignait jusqu'ici et sans le moindre équivoque un peuple de nains soumis à Siegfried glisse et sert, on ne sait pas trop pourquoi, à désigner... les Burgondes, c'est à dire Gunther, Hagen, Kriemhilde et compagnie. Certains ont défendu un glissement sémantique dû au fait qu'ils se sont emparé du Nibelungenhort, le fameux trésor des Nibelungen, après le meurtre de Siegfried, ou encore en raison de la loyauté que les nains ont envers Siegfried et qui est clairement reporté sur sa veuve, Kriemhilde, et par extension à toute sa parentèle, dans la scène où les Burgondes viennent transférer l'or du trésor dans leurs coffres. Jan-Dirk Müller élabore l'idée que le monde merveilleux prolifère et déborde sur le monde réel à partir du moment où le trésor est dérobé aux nains, car ce sont d'abord les possessions de Siegfried qui sont qualifiées de "Nibelung", puis lorsqu'on le tue et dérobe son trésor, ce sont les Burgondes qui l'ont trahi qui deviennent des Nibelungen. 

Personnellement, je ne suis pas convaincu, et pour deux raisons. Premièrement, ce sont le territoire de Siegfried (Nibelungenland), son château et son trésor (Nibelungenhort), bref, ce qu'il a acquis des nains que le poète qualifie de "Nibelung", mais pas lui. Et c'est normal, puisque ces choses appartenaient aux Nibelungen avant d'être à lui, le Nibelungenland reste le Nibelungenland, il a juste changé de propriétaire, idem pour le trésor, etc.. On pourra débattre du flou qui règne sur ces terres merveilleuses et ses possessions initiales, mais comme celles-ci continuent d'être appelés Niderland, clairement il y a une distinction.

Deuxièmement, le transfert du trésor de la grotte vers Worms a lieu durant l'Aventure XIX, mais c'est seulement durant l'Aventure XXV que les Burgondes traversent le Danube pour se rendre au piège tendu par Etzel, point du récit à partir duquel ils deviennent soudain les Nibelungen. Donc non seulement le timing ne fonctionne pas, mais en plus ils deviennent eux-mêmes des Nibelungen, ce que Siegfried n'est jamais. Alors qu'il serait bien plus légitime à être appelé ainsi, puisqu'il commande au peuple Nibelung !

Müller y voit également une allégorie de la disparition, la corruption, la destruction même, de l'identité des Burgondes par leur cupidité... Après, comme le lecteur ne se voit gratifié d'absolument aucune explication ou de la moindre allusion pour justifier de ce brusque changement, on en est réduit au jeu des devinettes, et l'hypothèse de Müller ne me convainc guère.

D'ailleurs, une autre source continentale reprend les éléments du Nibelungenlied avec une logique similaire, mais sans cette ambiguïté bancale : les objets liés aux Nibelungen restent Nibelung, même entre les mains d'un nouveau maître, et basta. Cette source, c'est Biterolf et Dietleib. Plusieurs passages mentionnent ce nom, y compris pour parler des deux frères, Nibelung et Schilbung, de l'épée Balmung qu'ils offrent à Seyfrid en échange du service (partage du trésor), qualifiée d'"épée Nibelung", et du "trésor Nibelung" qu'il finit par récupérer. Pour ce qui est de l'identité des Nibelungen, on est donc sur une interprétation totalement alignée sur la première moitié du Nibelungenlied et les péripéties de Siegfried qu'on y trouve, mais sans glissement sémantique.

Ce qui est intéressant, c'est qu'à la même période, un autre classique de la tradition continentale décide d'une direction à suivre franchement, mais choisit l'opposée : en effet, le Rosengarten zu Worms, lui, emploie Nibelungen pour désigner le clan de Gunther, même si le nom n'apparaît que dans le Manuscrit A. Je précise qu'à ce moment de l'histoire, Siegfried est encore bien vivant, et n'est même pas encore marié à Kriemhilde, donc on ne peut imputer cela à un glissement de je ne sais pas quoi. Non, il est simplement entendu que les Nibelungen sont les Burgondes.

Le Seyfrid à la Peau de Corne ne partage pas non plus l'indécision de sa célèbre aînée et tranche. Le poète détermine ainsi que les Nyblingen sont indiscutablement les nains. Comme Nibelung premier du nom dans le Nibelungenlied, le roi Nybling meurt et lègue son royaume (et son trésor incroyable) à ses fils. Non pas deux, mais trois cette fois. Le contexte du peuple est différent lorsque Seyfrid se rend chez eux : ils sont opprimés par un vilain géant un dragon, lequel a kidnappé Kriemhilde (raison pour laquelle Seyfrid passe par là). Ils sont menés par le nain Eugleyne, qui est une sorte d'Alberich, mais sympa. Une fois que le héros les a débarrassés du géant Kuperan et du dragon, ils se mettent au service de Seyfrid. Le dragon et les nains sont réunis en une seule péripétie. Sans être identique à la première partie du Nibelungenlied, le poète allemand a clairement choisi l'interprétation de Nibelungen = nains au service du héros (ici sauvés par lui plutôt que conquis). Cette source est cependant bien plus tardive, la plus tardive de toutes celles dont nous parlerons ici.

La Þidrekssaga, pourtant la saga avec un pied dans les deux traditions, ne s’embarrasse pas d’ambiguïté et part sur la compréhension communément admise par le public scandinave : les Niflungar sont les Burgondes. D'ailleurs, l'association entre les deux est si forte que jamais on ne trouve la désignation "Burgondes" dans cette source, uniquement Niflungar, alors que les autres sources scandinaves comme l'Edda Poétique l'emploient en parallèle de "Burgondes", de même le court fragment du Waldere anglo-saxon ! Évidemment, le Niflungaland de la Þidrekssaga n'est donc pas une terre merveilleuse, mais le très concret pays burgonde, et sa capitale Vernisa est Worms.

L'Edda Poétique, comme je le disais, emploie Niflungar indifféremment de Gjukungar, c'est à dire la ligné de Gjuki (Gunnar, Högni, Gudrun, etc.), et ce dans plusieurs des sources du recueil, à savoir le Premier Poème sur Helgi Hundingsbani, le Brot av Sigurdarkvida, le Lai d'Atli et le Poème Groenlandais sur Atli. Les guerriers du clan, Gunnar lui-même ou encore le fameux trésor, une fois qu'il a mis la main dessus, sont désignés par le terme Niflung. Le fils de Högni, et accessoirement son vengeur, s’appelle également Niflung dans la Völsunga Saga, ou plus exactement Hniflung. Le terme Niflungar apparaît également dans l'Edda en prose, et plus particulièrement dans le Skáldskaparmál, là encore comme synonyme de Gjukungar.

Enfin, mentionnons brièvement que dans les ballades féringiennes racontant les aventures de Sigurd, Gunnar et compagnie, le nom de Niflungar, auquel on aurait pu s'attendre en toute logique, brille pourtant par son absence. Gunnar et son clan sont uniquement nommés Gjukungar, descendants de Gjuki, et il n'y a pas non plus de péripéties autour d'un peuple nain lié à Sigurd.

Volker d'Alzey (le poète joueur de vielle, d'où l'instrument au-dessus de sa tête) passe un sale moment au tournoi de la Roseraie de Worms (dans le Rosengarten zu Worms). Il se fait défoncer par le moine-guerrier Ilsân combat héroïquement du côté des Nibelungen, le clan du roi Gunther.
 
On a donc une interprétation absolument dominante, à savoir que les Nibelungen sont le clan de Gunther/Gunnar etc., et une autre, alternative, qui se glisse dans le Nibelungenlied sans réussir à s'y tenir tout du long, mais finit par dominer le Zeitgeist au point de remplacer la première dans Biterolf et Dietleib et le Hürnen Seyfrid, à savoir que les Nibelungen sont un peuple de nains merveilleux.

On pourrait croire que le problème est réglé, que la version des nains est juste un bourgeonnement tardif, et pourtant... il reste toutefois en suspens le fait qu'il s'agisse d'un nom historique et bien réel, et pour mémoire : un nom franc.
 
Vous vous souvenez que le nom de Nibelungen apparaitrait latinisé dans le Waltharius ? Or, ils sont alors un clan Franc, bien que je le rappelle, c'est une spécificité du Waltharius de faire de Gunther et les siens des Francs, plutôt que des Burgondes, à contrecourant de toutes les autres sources, toutes traditions confondues. En dehors du Waltharius, le clan de Gunther/Gunnar est toujours Burgonde, et c'est normal, puisque la figure historique dont dérive probablement Gunther est le roi burgonde Gundaharius. Attribuer au Burgondes un lignage tiré d'un nom franc est un contresens. 
 
En revanche, Sigurd/Siegfried/Seyfrid, lui, est toujours Franc. Faut-il alors voir un souvenir brumeux (padam tschii 🥁) d'une origine historique très ancienne dans le fait que les Nibelungen se soumettent à Siegfried/Seyfrid dans la tradition continentale, lui jurant allégeance et devenant ainsi son peuple, (re)connectant ainsi Francs et Nibelungen ? Tentant, mais si c'est le cas, pourquoi Siegfried ne devient-il jamais un Nibelung lui-même dans la narration, alors que ses meurtriers burgondes, si ?

Forcément, nos cerveaux se mettent à bouillonner : est-ce une coïncidence si le Waltharius, la seule source à faire de Gunther et sa clique des Francs soit également, et de plusieurs siècles, la source la plus ancienne de toutes celle que nous avons passé en revue ici ? On serait là aussi tenté d'y voir une survivance d'un élément historique ancien, cependant l'appareil critique de la traduction française du Waltharius explique assez bien comment des considérations politiques tout à fait contemporaines au poète ont plus probablement motivé celui-ci à faire du cupide Gunther un Franc. Pourtant, dans La Plainte (Die Klage), un texte composé comme un long épilogue à la Chanson des Nibelungen, bien qu'on parle bien de Burgondes, on trouve cependant une mention isolée désignant les gens de Worms comme... des Francs. Alors coquille innocente ou artefact d'une version plus ancienne ? Bien que La Plainte ait été composée vingt ans après la Chanson, la question se pose.
 
Quant à la Chanson des Nibelungen qui semble maladroitement amorcer le virage d'une nouvelle interprétation plus tardive, elle fut pourtant couchée sur vélin à la même période que les Edda. Le Rosengarten zu Worms et Biterolf et Dietleib ne sont pas beaucoup plus tardifs non plus, un demi siècle à peine, et mis à l'écrit en même temps l'un comme l'autre, et pourtant adoptant deux interprétations différentes. Ce ne serait donc pas tant un ajout tardif qu'une alternative apparue avant le passage de l'oral à l'écrit, impliquant que la tradition orale devait élaborer sur ce concept depuis quelques temps déjà.
 
Plus on se penche sur la question, moins on a de réponse, et on commence à vouloir connecter des points à tout prix... alors qu'à l'évidence, ce n'est pas seulement l'étymologie mais aussi l'origine culturelle du nom qui furent oubliés, bien que le nom lui-même ait traversé les siècles. Les poètes qui se sont rapprochés du nom Nibelunc historique en l'associant aux Francs plutôt qu'aux Burgondes l'ont sans doute fait à leur insu. Un heureux hasard, en somme.

Alors, les Nibelungen sont-ils les Burgondes, ou des nains ? Je ne peux même pas dire que cela dépend des sources, puisqu'on la vu, une des sources majeures, celle qui nous a donné le nom iconique que tout le monde connaît - Nibelungen - n'est même pas cohérente avec elle-même ! Ma réponse, comme souvent sur ce blog, sera donc la suivante :

Ça dépend. C'est compliqué.


Mais vous commencez à avoir l'habitude.

jeudi 10 octobre 2024

Tel un mirage au-dessus des vagues : Vineta racontée par les sources

Maintenant que l'idée de Vineta vous est devenue familière, il est temps de vous... plonger... dans la légende elle-même, ou plutôt devrais-je dire, les légendes. Je vais pour cela m'appuyer essentiellement sur le recueil établi par Vineta Trugbilder de Martina Krüger, bien que la première version du conte que je vais traduire ci-dessous, la plus communément diffusée, est également présente verbatim dans le Vineta, Sagen und Märchen von Ostseestrand d'Albert Burkhardt. Ah, je vous ai dit que j'allais vous traduire le conte ? Non, ne me remerciez pas, je vous en prie, ça n'a pris que des heures.

Je recommande d'avoir lu le premier article avant de passer à celui-ci, mais je pense qu'on peut également lire ceci d'abord.

Imaginez. Vous et moi, assis autour d'un feu au sommet des falaises qui font face à la mer Baltique. À quelques encablures, vous le savez, se trouve le récif de Vineta, quelques part sous les eaux noires. Le ciel a perdu ses couleurs et les étoiles brillent au-dessus de nos têtes. Alors que crépitent doucement les flammes, il est temps pour moi de vous raconter l'histoire de la cité engloutie. Après tout, c'est pour cela que nous sommes ici, c'est pourquoi, sans attendre, je commence notre voyage dans le légendaire poméranien.

 

La légende de Vineta

Un matin de Pâques, un jeune berger gardait ses troupeaux aux environs de Koserow. Là émergea d'un seul coup une vieille et vénérable ville.

Il se vit soudain au beau milieu de gens vêtus d'habits étrangement anciens, mais somptueux. Tandis que le garçon pressait le pas ici et là, il eut la chair de poule, car tout se déroulait dans cette cité sans qu'on n'entende le moindre bruit. Un des marchands lui fit signe d'approcher et fit mine de vouloir lui vendre une magnifique étoffe. D'où pensait-il qu'un pauvre berger trouverait l'argent ? Le marchand lui montra alors une petite monnaie, et désigna ensuite tout son étalage débordant de marchandises, et le garçon fouilla bien toutes ses poches, sachant très bien qu'il n'y trouverait pas un Pfennig. Alors il s'empressa de retourner à ses moutons, et lorsqu'il se retourna, la mer scintillait à nouveau au soleil sous ses yeux. Affligé et pensif, le jeune berger étaient encore assis sur la plage lorsqu'un pêcheur le rejoignit, s'assit sur le sable avec lui et dit : "Écoutes, si tu es un bon enfant dominical, ainsi peux-tu, au matin de Pâques, voir la ville de Vineta s'élever de la mer, qui à cet endroit il y a de nombreuses années fut engloutie."

"Oh, je l'ai vue!" s'exclama le garçon. Le pêcheur hocha du chef et se mit à raconter, ce qu'il avait appris sur Vineta : "Vois-tu, avais-tu eu ne serait-ce qu'un Pfennig pour le payer, alors Vineta aurait été délivrée et tous les habitants avec elle, et serait restée à la surface. Cette ville, Vineta, fut plus grande que n'importe quelle cité en Europe, et ses habitants incroyablement riches, car ils commerçaient avec tous les pays de la Terre. Les portes de sa ville étaient en airain, et ses cloches en argent, un métal qu'ils tenaient pas si commun qu'on en façonnait les objets les plus courants, et les enfants jouaient aux marchands dans les rues avec des talents d'argent en guise de monnaie. Mais plus les gens de Vineta accumulaient de richesses, plus ils se laissaient tomber dans les travers de l'orgueil et du gaspillage. Aux repas ils ne servaient que les mets les plus fins et les vins les plus raffinés, qu'ils buvaient uniquement dans des gobelets d'argent ou d'or purs. De la même manière, ils ferraient les sabots de leurs chevaux avec de l'or ou de l'argent plutôt que du fer, et même leurs porcs recevaient leur pitance dans des mangeoires faites d'or. 

Trois mois, trois semaines et trois jours avant la fin de la cité, celle-ci apparut au-dessus des vagues, avec toutes ses maisons, tours et murailles, telle un mirage coloré. Là-dessus, les anciens recommandèrent à tous de quitter la ville, car voir une cité, un navire ou une personne en double était indubitablement le signe d'une fin sinistre.

Mais on se rit d'eux. Quelques semaines plus tard, une sirène émergea de l'écume juste devant la ville, et cria par trois fois et d'une voix effrayante :

"Vineta, Vineta toi la ville riche ! Vineta tu dois sombrer, car tu as fait bien du mal !"

On ne prêta guère plus d'attention à cet avertissement qu'au précédent, tous continuèrent à vivre dans la joie et la bonne humeur, jusqu'à ce que finalement survienne la sentence. Une horrible onde de tempête avala la cité. Une immense vague déferla à travers les rues et ruelles, et l'eau monta, monta, jusqu'à ce qu'elle engloutisse finalement toutes les maisons et tous les gens."

 

L'effroyable inondation, 1634, dépeint la grande onde de tempête qui engloutit Rungholt (entre autres), seulement trente ans après celle qui ravagea la côte d'Usedom, Wolin, etc. Ces dévastations ne sont pas légendaires, elles furent malheureusement bel et bien réelles.
 

FIN. Ouais, en Allemagne on aime bien les contes qui finissent horriblement. Intéressant (et pas innocent) que l'apparition ait lieu le matin du dimanche de Pâques, le Ostersonntagmorgen, soit le jour de la résurrection du Christ sauveur, à la différence de l'argent qui ne sauve pas des masses (on y reviendra). Bon, là c'est ma traduction libre de la version la plus diffusée, elle vaut ce qu'elle vaut. Après, honnêtement même en allemand le style n'est pas foufou, comment souvent pour ce genre de légende. Mais les bases sont posées pour que le récit se développe. Car oui, le voyage ne s'achève pas déjà, qu'alliez-vous imaginer ?

Plusieurs variations ont été recueillies, et nous verront que chaque narrateur va ajouter sa pierre à l'édifice. Nous commençons par la version la plus ancienne racontée par le folkloriste du XVIe siècle Thomas Kantzow dans ses Chroniques de Poméranie, puis reprise par Jodocus Donatus Hubertus Temme dans son Recueil de Contes, trois siècles plus tard. Je commence par la version de Kantzow, qui couche cette histoire sur papier entre 1534 et 1542. C'est tiré d'une chronique donc le style est plus factuel qu'autre chose. Gardez à l'esprit les différents éléments historiques qu'on a voulu rattacher à la Vineta légendaire, vous verrez comme cette version est en quelque sorte le chaînon manquant entre les deux aspects, l'anneau pour les lies tous, et probablement celle qui a permis l'élaboration de la narration autour de Jomsborg etc.

 

Wineta

Sur la côte nord-est de l'île d'Usedom on peut, par temps clair, apercevoir sous la mer les ruines d'une vieille et grande ville. C'est à cet endroit que se trouvait jadis la ville mondialement connue de Wineta, qui il y a déjà plus de mille ans paya pour son vice et sa luxure d'une fin terrible. Cette ville était plus grande que n'importe quelle cité en Europe, plus même que l'immense et belle Constantinople, et il y vivait toutes sortes de peuples : Grecs, Slaves, Wendes, Saxons, et plus encore. Ils y pratiquaient tous leur propre religion, sauf les Saxons qui étaient chrétiens et ne pouvaient vivre leur foi publiquement. En dehors de leur idolâtrie, les habitants de Wineta étaient des plus honorables, et jamais ils ne manquaient à leur devoir d'hospitalité envers des étrangers. Les habitants menaient grand commerce :  leurs étales étaient fournies des plus rares et coûteuses marchandises, et il arrivait année après années navires et commerçants venus des quatre coins du monde. Les gens de Wineta baignaient dans un luxe tel qu'ils pouvaient mener le train de vie le plus décadent et ridicule qu'on puisse imaginer. Si riches étaient-ils que les portes de la cité étaient d'airain et les cloches de leurs beffrois en argent. L'argent était en vérité si commun, qu'on dit qu'ils l'utilisaient pour tous les objets du quotidien, et que les enfants jouaient avec dans les rues. De telles richesses et l'impiété des habitants provoquèrent pourtant la chute de la belle et grande cité. Car alors qu'elle se trouvait au sommet de sa splendeur et de ses richesses, la discorde s'installa au sein de ses habitants. Chaque peuple voulait avoir la préséance sur les autres, et cela provoqua bien des combats. Certains appelèrent les Suédois au secours, d'autres les Danois. qui profitèrent de la situation pour emporter un grand butin et raser la ville. Cela se serait déroulé lors du règne de l'Empereur Charlemagne.

D'autres disent que la ville n'aurait pas été conquises et détruite par des forces ennemies, mais aurait disparu dans d'autres circonstances. Car après avoir obtenu tant de richesses, les habitants se laissèrent aller à la dépravation, la luxure et la décadence, tant et si bien qu'ils essuyaient leurs bambins avec des petits pains. C'est pourquoi ils s'attirèrent la juste fureur de Dieu, et l'exubérante cité fut soudain condamnée à sombrer sous la mer en tempête, avalée par les vagues. Sur ces entrefaites arrivèrent les Suédois du Gotland avec de nombreux navires, afin de sauver des eaux autant d'or qu'ils pouvaient en pêcher. Ainsi ils firent remonter à la surface or, argent, airain, étain et du marbre des plus admirables. Ils emportèrent ce butin à Wisby, en Gotland, où reprit le commerce de Wineta. L'endroit où se trouvait autrefois la ville peut encore se voir de nos jours. Lorsqu'on désire se rendre de Wolgast à Usedom en enjambant la Peene, et qu'on arrive au village de Damerow, à deux lieues de Wolgast, alors on peut, par mer calme, observer la mer jusqu'à un quart de lieue en profondeur, et là de grandes dalles de fondations en marbre. Ce sont les ruines de Wineta l'engloutie. Elle gît tout en longueur, orientée dans le sens du matin vers le soir, ses anciennes rues et ruelles tracées par des galets, tandis que des pierres plus larges indiquent où se trouvaient les coins des rues ainsi que les fondations des maisons, certaines si grandes et si hautes qu'elles émergent des flots. Là se trouvaient les temple et l'hôtel de ville. D'autres pierres sont posées tout à fait en ordre, comme on le fait pour préparer la fondation de nouvelles maisons qui auraient dû être érigées au moment où la ville fut avalé par les eaux.

On ne peut plus voir jusqu'où en direction de la haute mer s'étendait la cité, car le fond marin est pentu, et que plus l'inclinaison s'accentue, plus les pierres sont ensablées et couvertes d'algues, c'est pourquoi on ne peut en voir la fin. La largeur de la ville est néanmoins supérieure à Stralsund et Rostock, et environ égale à celle de Lübeck.

La ville engloutie est toujours animée d'une vie fascinante. Lorsque les eaux sont parfaitement calmes, on peut apercevoir au fond de la mer d'incroyables tableaux au sein des ruines. D'étranges personnages se promènent ça et là dans les rues habillés de longs et luxueux habits flottants. Souvent ils sont assis sur des chariots dorés ou sur de grands chevaux noirs. Parfois ils vont gaiement tout à leurs affaires, d'autres fois ils forment de lentes processions funèbres, et l'on voit comment ils accompagnent un cercueil à la tombe.

Les cloches d'argent de la ville sont encore audibles chaque soir où la tempête n'agite pas la mer, lorsqu'elles sonnent les vêpres. Et au matin du dimanche de Pâques, car on dit que la catastrophe qui emporta Wineta eut lieu du vendredi au dimanche de Pâques, il est possible de contempler la ville entière telle qu'elle fut autrefois, tandis qu'elle apparaît tel un avertissement en tableau d'ombres, en punition pour son impiété et son opulence, avec toutes ses maisons, églises, portails, ponts et ruines émergeant des flots, de sorte qu'on la distingue clairement au-dessus des vagues. En revanche, si le temps est à l'orage, nul homme ni navire ne doit s'approcher des ruines de la vieille cité. Sans pitié, les bateaux seraient fracassés contre les rochers, sans le moindre espoir de secours, et nul ne s'y est risqué sans perdre la vie dans les remous.

Dans les parages se trouve le petit village de Leddin, d'où part un sentier qui mène encore aux ruines que les habitants de Leddin nomment depuis les temps anciens le Chemin de Wineta.


FIN. Quel festival ! Tellement d'éléments "historiques" sont présents, y compris la destruction de la ville par des Scandinaves. On sent que l'auteur a voulu mettre tout ce qu'il savait, même si ça impliquait de lourdes contradictions, et notamment la suivante : pourquoi y aurait-il des églises et sonnerait-on les vêpres, si la seule religion à ne pas pouvoir être pratiquée ouvertement est le christianisme et que, de manière générale, les habitants de Vineta sont impies ? La ville est tantôt invisible si le temps n'est pas parfait, tantôt les bâtiments les plus hauts dépassent. On ne peut pas la voir en entier, mais on connaît sa superficie... Le repère chronologique du règne de Charlemagne est curieux, pour le dire poliment, et place la disparition de la ville avant la fondation supposée de Jomsborg. Intéressant de noter ici qu'il existe des formations rocheuses naturelles dans cette région qui peuvent vite fait rappeler des dalles et pavés d'urbanisme, surtout depuis la surface (aujourd'hui en plongeant, on voit bien que c'est naturel). 

D'ailleurs, j'aime énormément le détail des Suédois qui viennent pêcher ce qu'ils peuvent pour piller le site, il y a un gros côté méta. Déjà pour l'aspect Indiana Jones/pilleurs aux détecteurs de métaux modernes, qui n'est pas pour me déplaire : il faut croire que le respect était déjà mort au XVIe siècle. Mais il y a plus ! En en effet, de 1648 à 1815, la Poméranie deviendra... suédoise ! D'ailleurs, les Suédois s'empresseront naturellement de la cartographier de fond en comble, évidemment, comme on se doit de le faire pour toute nouvelle possession, et sur l'une de ces cartes (celle de Koserow et Damerow), en 1693, que trouve-t-on en rajout décoratif ? Vineta, bien entendu.

 

Petite aparté, je vais vous confier ce que les commentaires des Suédois, dans leur description de leur nouveau territoire, révèlent à propos de Koserow :

Dans la grande mer qui vient cogner contre ce lieu, il y a les restes de la très célèbre ville marchande de Vineta, à environ une demi lieue de la terre ferme. On dit que les murs et les tas de pierres de cette ville peuvent être vus par temps clair et calme et qu'ils ne se trouvent pas à plus de la hauteur d'un homme sous la surface de l'eau. Le temps toujours orageux m'a empêché d'apprendre la vérité.

Les murs des églises ou des tours sont encore si hauts qu'il y a neuf ou dix ans, un Hollandais venu de Stockholm avec une cargaison de fer s'y est échoué par temps calme. Il dut aller chercher des allèges à Wolgast, qui l'aidèrent à s'en sortir indemne, car les deux extrémités du bateau étaient solidement coincées contre le mur. Lorsqu'une partie de la cargaison fut retirée, il se dégagea et reprit sa route sans dommage.

FIN. Un témoignage très concret et pragmatique, rien sur la légende, seulement la mention des ruines. Il est tout de même fascinant que cette histoire ait tellement perduré, avec des anecdotes telles que celles-ci qui sont assez triviales et loin du merveilleux habituel. Mais fi de digressions, revenons à la légende, et à Thomas Kantzow qui a encore quelques choses à dire au sujet de Vineta dans une fin alternative à son récit :

De telles richesses et l'impiété des habitants provoquèrent pourtant la chute de la belle et grande cité. Car alors qu'elle se trouvait au sommet de sa splendeur et de ses richesses, la discorde s'installa au sein de ses habitants. Chaque peuple voulait avoir la préséance sur les autres, et cela provoqua bien des combats. Certains appelèrent les Suédois au secours, d'autres les Danois. qui profitèrent de la situation pour emporter un grand butin et raser la ville. On racontait avant cela qu'on nageait dans les richesses. On vivait dans des palais et des colonnes de marbre ornaient la ville.

À présent, on dit qu'un homme solitaire chevaucha sa monture jusqu'à Koserow. À peine arrivé, son cheval se serait effondré. En mémoire de ce jour effroyable, il fit concevoir une croix qui est encore accrochée dans l'église.


FIN. La croix en hommage au cheval mort peut sembler hors de propos et déconnectée du reste, mais fait probablement référence à un objet authentique, une croix de bois d'ouvrage suédois (décidément, toujours eux) du XVe siècle échouée que des pêcheurs ont trouvé et suspendu dans une chapelle locale du XIIIe, la plus vieille de l'île. Cet objet saint échoué sur leurs rivages, ces pêcheurs l'ont surnommé, évidemment, Croix de Vineta.

La Croix de Vineta. Source.

Bon, remettez une bûche dans le feu, nous ne sommes pas au bout de notre nuit.

Au XVIIe siècle, Johannes Micraelius rédigea son Vieux Pays de Poméranie, dans lequel un passage revient sur les conséquences de la fin dramatique de Vineta. Il y parle de la ville de Julin, aujourd'hui Wolin (voyez comme les toponymes changent avec le temps), dont j'ai déjà cité le nom plusieurs fois dans mon article précédent :


Julin

Après l’anéantissement de Vineta, le commerce qui s'y tenait s'en alla en partie à Wisby, en Gotland, et en partie à l'île de Wollin, de sorte que cette Julin fût à présent la ville la plus riche d'Europe. Longtemps les coutumes des gens de Julin furent exemplaires. Puis vint l'inévitable histoire des richesses dans lesquelles on se vautre, et on les accusa aussi de tyrannie. En conséquence de leurs méfaits, avec force tonnerre et éclairs une partie des habitants s'enfuit, et la ville fut ravagée par le roi Waldemar.

À Julin se trouve un Mont d'Argent, sous lequel est enterré un trésor. Pourra s'en emparer qui, à minuit, y sacrifiera un coq noir, un bouc noir et un chat noir dans un silence absolu. Toutefois, tous ceux qui s'y sont essayé jusqu'ici ont été dérangés, de sorte qu'ils finirent par prononcer un mot; alors on perd tout pouvoir sur le trésor. Souvent des chercheurs de trésor étrangers viennent à la recherche de la lourde chaîne d'or qu'autrefois le conseil de Julin fit forger afin de payer la rançon d'un roi Danois. Mais à ce jour, elle reste introuvable.

FIN. On remarque qu'on a presque droit à un soft-reboot, ici. Certes on reprend la suite de l'histoire, on en profite pour retconner le commerce reprenant à Wisby en disant que oui, mais en fait non, on reprend les chasseurs de trésor, en y ajoutant un élément merveilleux supplémentaire qui fait vraiment très conte (le rituel), et surtout Micraelius répète le schéma qui causa déjà la perte de Vineta. 

 

Le bateau suédois de la compagnie maritime du Gotland "Vineta" devant... Wisby. Hé, ça ne s'invente pas ! Anecdote en aparté numéro deux, le navire prit la mer en 1913, et participa à l'évacuation de civils durant la guerre civile finlandaise qui commença en janvier 1918, eu au cours de cette campagne... il coulera dans la Baltique, bien sûr. Si une traduction google du suédois vers le français ne vous gêne pas je recommande la lecture de l'histoire de ce bateau, c'est fascinant.

Ah ! J'ai encore perdu le fil de mon récit, revenons donc à Johannes Micraelius. Son histoire suivante (du moins, il me semble que c'est également la sienne, le sourçage est parfois un peu obscur dans l'ouvrage que je traduis, prenez donc l'auteur du passage suivant avec des pincettes), est un peu différent, et montre qu'on commence à sérieusement broder autour de Vineta :


La monture aveugle

Il y a bien longtemps, vivait dans la vieille ville de Vineta un riche commerçant, qui possédait de nombreux navires sur la mer et vendait et achetait d'innombrables bien et marchandises. Voyez ses richesses : En dehors de l'ordinaire, le lecteur peut jeter un regard sur l'intérieur de ses appartements, ou pendant déjà tapis et tentures, tout comme à sa garde-robe, toute de velours et de soie. Un jour Usedom, c'est ainsi qu'on le nommait, chevauchait en forêt en route pour constater que les marchandises qu'il attentait étaient bien arrivées. Soudain, six brigands lui tombèrent dessus, et si la monture n'avait pas sauvé son maître à la vitesse de l'éclair, jamais celui-ci n'aurait revu Vineta.

De retour, le marchand se promit de ne jamais vendre son cheval ni de s'en débarrasser, et de lui servir trois grandes portions d'avoine chaque jour jusqu'à sa mort.

 Seulement, Usedom oublia progressivement qu'il devait sa vie à son cheval. À cause de ce jour fatidique où il s'était beaucoup trop échauffé à le sauver, l'animal était devenu boiteux et, petit à petit, aveugle. Il n'en voulut plus et s'acheta un nouveau canasson. Il oublia aussi son serment et ordonna au garçon d'écurie de le chasser. Sept heures durant, le cheval demeura debout face au portail. C'est la faim qui le poussa finalement à partir, mais comme il était aveugle, il ne trouva pas grand chose à se mettre sous la dent.

Il se trouvait cependant à Vineta un clocher ouvert de jour comme de nuit. On l'avait construit pour éviter l'injustice; si quelqu'un estimait être victime d'une injustice, il pouvait se rendre au beffroi et y sonner les cloches, convoquant les juges de la ville qui rendaient alors justice.

Par le plus grand des hasard, la monture pénétra dans ce clocher et y trouva la corde pendante, et il sonna les cloches. Les juges accoururent et virent que le plaignant était ce cheval. Comme ils connaissaient très bien le grand service que celui-ci avait rendu à son maître, ils prirent l'affaire à cœur. Ils convoquèrent Usedom, qui ne se doutait pas de ce qu'on allait lui reprocher, jusqu'à ce qu'il n'aperçoive le cheval à la cloche de plaignant. Il chercha à se justifier de sa cruauté mais les juges lui infligèrent la sentence suivante:

"La cloche de réclamation a sonné,

Le plaignant se trouve ici;

Rien ne saurait embellir vos actions,

Et ainsi nous ordonnons,

Qu'aussitôt vous rameniez la fidèle monture dans vos écuries

Et jusqu'à sa fin vous occupiez de lui et le nourrissiez,

Comme le Christ vous le commande!"

Ainsi le commerçant dut reprendre son cheval blanc. Il se trouva même un homme pour surveiller que jamais il ne causa de tort à sa monture, jusqu'à sa mort.


FIN. Là part sur complètement autre chose, et pourtant on retrouve des éléments classiques : le nom de la ville, bien sûr, le commerçant richissime et moralement corrompu, les cloches. Mais sinon on sent que Vineta est devenu une saveur qu'on peut ajouter à un autre récit, même si le lien est ténu. Appeler le commerçant Usedom est également curieux, puisque c'est le nom d'une île et ville tout à fait réelles. Je suppose que l'auteur se sert de la légende pour écrire une allégorie visant les bonnes gens d'Usedom. Dans son livre, Martina Krüger souligne que cette histoire et est un chaînon manquant entre la Vineta païenne (culte du cheval) et la Vineta chrétienne, et montre l'autre face de Vineta, une face juste sous les traits des juges et du système de cloches de réclamation, mais je ne suis pas vraiment d'accord. On est totalement sur une allégorie chrétienne je pense. Oui, les Slaves et les Germains réservaient une place particulière au cheval dans leurs cultes mais ici, on pourrait remplacer le cheval par un mendiant boiteux et aveugle, ce serait pareil, et tout d'un coup on aurait l'impression de lire un passage de la Bible. Donc voilà, je vous transmet son interprétation par acquis de conscience, mais pour moi on est sur une allégorie turbochrétienne saupoudrée de Vineta.

Nous arrivons au XIXe siècle et au conte recueilli par Ludwig Bechstein, qui a passé sa vie à collecter des histoires à la manière des frères Grimm. Parmi celles-ci, nous retrouvons nos rivages de sable et notre cité engloutie.


Vineta

Face à l'île d'Usedom il y a un point, dans la mer, à une demi mille de la ville du même nom, et à cet endroit une grande, riche et belle ville aurait sombré sous les eaux, et on l'appelait Vineta. En son temps elle était l'une des plus grandes villes d'Europe, le moyeux du commerce entre les peuples germaniques du Sud et de l'Ouest, et les peuples slaves de l'Est. Une richesse incroyable y régnait. Les portails de la ville étaient en airain et artistiquement ornés de tableaux sculptés. Tous les couverts étaient en argent, toutes leurs vaisselles en or. Finalement, la discorde entre ses habitants et la vie dépravée que ces derniers menaient causèrent sa perte, elle qui par son prestige et son éclat était véritablement la Venise du Nord. La mer se souleva et la ville sombra.

Par mer calme, les navigateurs peuvent plonger leur regard profondément dans les eaux clairs, et discerner les rues et les maisons, parfois encore en très bon ordre. Ce qu'il reste à voir de Vineta est encore aussi grand que la ville de Lübeck. La légende dit que la ville apparut en mirage au-dessus des eaux trois mois, trois semaines et trois jours avant la catastrophe, avec ses toits, ses palais, ses murailles. Les habitants les plus anciens recommandèrent à tout de quitter la ville, car lorsque des villes, des navires ou des hommes apparaissent ainsi en double, alors leur fin est certaine. On se rit pourtant du conseil des anciens.

Le dimanche, lorsque le temps est absolument paisible, on peut encore entendre les cloches de Vineta sonner de leur bourdonnement funèbre depuis les profondeurs de la mer.


FIN. On est revenu sur la légende classique, intéressant à noter que cette version conserve encore très tardivement la discorde entre les habitants, dont la version la plus populaire a perdu le souvenir, et pourtant, les cloches ne sonnent plus que le dimanche, renforçant l'idée que les habitants, tout fautifs qu'ils soient, étaient bien chrétiens. Curieux mélange de vieux éléments et de récents, donc.

Pour finir, une dernière variation toujours tirée du fabuleux Vineta Trugbilder que j'ai allègrement pillé pour ce billet (les textes eux-mêmes sont dans le domaine public, calmez-vous). L'autrice de l'ouvrage ne donne pas l'auteur de celui-ci, ne précisant seulement qu'il s'agit d'un prêtre et précise que le conte est encore une fois tiré d'un recueil. Les clercs ont souvent cumulé le col romain et la casquette de folkloriste, notamment parce que, et bien... ils sont lettrés. Ils savent lire et ont accès aux ouvrages de référence, tout en ayant un contact direct avec les tranches de la population plus populaires. Ainsi beaucoup de curé, pasteurs et prêtres ont collecté les contes, légendes et folklore local de leurs ouailles, pour le meilleur, comme pour l'Abbé Braun.

Cela étant dit... je trouve le style de cette version très moderne, je suspecte presque trop moderne, surtout en comparaison des tous les précédents (après y a des siècles d'écart, ne l'oublions pas). On est sans doute sur du XIXe, voire XXe siècle, voire... Je ne veux accuser personne, disons seulement que j'aurais vraiment apprécié que madame Krüger soit plus systématique dans sa manière de présenter les sources. Une chose me paraît évidente, cette version est très, très récente :


Anke, l'enfant de pêcheur, délivre Vineta

Il y a plus de cent ans vivaient dans un petite village de pêcheurs sur l'île d'Usedom le vieux pêcheur Nils et sa petite-fille Anke. Toute la journée durant, la fillette de douze ans prêtait main forte à son grand-père pour attraper du poisson.

Une fois, le soir de la sainte fête de Pâques, à sa demande, son grand-père lui raconta une fois de plus comment la cité de Vineta, autrefois si riche, fut emportée par une onde de tempête le matin du dimanche de Pâques.

Longtemps ses habitants avaient bénéficié de la patience du Bon Dieu pour leurs comportements exubérants, comme lorsqu'ils essuyaient leurs enfants avec du pain, et les laissaient jouer dans la rue avec des jouets en argent. Mais un jour, lors du Vendredi Saint, ils célébrèrent de bruyantes fêtes dans leurs nombreux temples païens pour moquer la petite communauté chrétienne, et pénétrèrent dans la petite chapelle en grand nombre. Alors, ils arrachèrent la croix du mur, et cela déclencha la colère de Dieu. Au matin du dimanche de Pâques, tandis que les cloches sonnaient dans tous les pays chrétiens afin de saluer la résurrection du Christ, la ville sombra dans un déluge furieux. Son image apparaît encore en mirage au-dessus des vagues chaque matin de Pâques en avertissement, car qui en fut le témoin a regardé la mort dans les yeux. Seul une intercession sous l'image de la croix dans la chapelle chrétienne de Vineta pourrait, d'après ce que l'on raconte, apaiser le courroux divin. Mais qui oseraient affronter ainsi une mort certaine ?

Le lendemain matin, le soleil de Pâques s'éleva rayonnant au-dessus des eaux bleus de la mer Baltique. Loin de la côte se balançait une petite embarcation, et à son bord il y avait une petite fille aux tresses blondes. La mer l'emportait toujours plus loin et Anke se réjouit que sa force aux avirons lui permettait de contrôler si bien son chaland. Ah ! Juste une fois, à bonne distance, désirait-elle contempler l'image miraculeuse de Vineta au-dessus des vagues. Alors sonnèrent au loin les cloches de Pâques, et soudain Anke fut enveloppée d'un son étouffé et merveilleux, comme un écho en provenance des profondeurs de la mer. Le son s'amplifia, un grondement sourd se mêla à la douceurs des mélodies, et les vagues s'élevèrent et bouillonnèrent. Si haut s'élevèrent les embruns que la fillette apeurée ne vit rien d'autre qu'une brume saline pendant plusieurs minutes. Mais alors la mer était à nouveau calme comme un miroir, et sous les yeux d'Anke scintillait la ville fabuleuse, l'ancienne Vineta ! Exactement comme l'image merveilleuse des mirages qu'on voit dans les pays désertiques, et dont son grand-père lui avait parlé, la ville vacillait sur les vagues clapotantes, et Anke ne put empêcher sa barque de s'approcher de l’apparition. Immobile, comme si elle-même était à présent envoûté, elle se tint là et observa les palais, les minces colonnes, les temples à coupoles avec leurs créneaux dorés. Comme portée par un courant invisible, l'embarcation passa les portes argentées de la villes aux battants grand ouverts et pénétra dans la ville et ses rues aquatiques.

Tels des spectres, des figures barbues vêtues de noir flottait au-dessus des eaux dans un silence totale, ainsi que des femmes tristes arborant de riches bijoux tenant leurs enfants trébuchants par la main. Toutefois, aucun ne remarqua l'enfant vivante sur sa barque. La traversée se prolongea à travers les rues, les portes béantes des maisons laissaient entrevoir les panneaux des salons somptueusement ornés, scintillant d'or et de pierres précieuses. Le bateau poursuivit son voyage jusqu'à l'arche ronde d'un portail d'église plongée dans l'ombre. La chapelle était d'une grande sobriété, et sur quelques simples bancs en bois s'agglutinaient un groupe de figures tristes et muettes. Avec un fracas tonitruant résonnèrent alors les cloches dans la nef. D'un seul coup, toutes ces figures blafardes se jetèrent à genoux et tendirent leurs bras suppliants vers l'image du Sauveur qu'ils avaient autrefois moqué et humilié. Cela rompit le charme qui avait jusqu'ici maintenu Anke dans sa torpeur : une pitié profonde ; une irrésistible empathie pour les pauvres pêcheurs inonda ses yeux de larmes, et avec une profonde ferveur elle cria aussi fort qu'elle le put : Ah! Bon Dieu, délivre enfin ces pauvres gens ! Vois comme ils regrettent tant leurs péchés !

D'un seul coup, le vacarme des cloches fut recouvert part celui d'un immense grondement furieux. La fillette agrippa le bois de son canot avec frayeur, et frappée d'une énorme vague, elle perdit connaissance. Anke se réveilla après un long rêve fiévreux dans son petit lit. Son grand-père avait retrouvé la barque à la dérive et l'enfant évanouie. Il balaya le discours de la fillette au sujet de la ville merveilleuse comme le fruit de son imagination échauffée par la fièvre et se garda d'en reparler à l'enfant.

Mais lorsque les années passaient, les unes après les autres, sans que personne n'ait vu l'image fantastique de Vineta au matin de Pâques, Anke sut que la prière avait véritablement apporté à la ville la délivrance si longtemps espérée.

 

FIN. Ce n'était qu'un rêve... ou peut-être pas ! Il y a tellement de choses ici qui font moderne que j'ai peine à croire que ce texte soit plus vieux que le XXe siècle, mais bon. Il est possible que ce soit une modernisation d'une vieille variante, toute la partie religieuse semble effectivement une sorte de réponse à la version où il faudrait donner une pièce... ici il n'y a que la prière qui marche. J'aime bien l'idée qu'elle navigue sur la mer en suivant le tracé de rues "fantômes", contrairement à la version commune où le berger peut littéralement battre le pavé. Les versions précédentes entretiennent un peu le flou sur l'état concret de l'apparition : mirage ou ville qui surgit des eaux ? Ici l'auteur assume clairement le côté mirage, mais une fois d'une manière tellement cartésienne que je ne peux m'empêcher de songer que c'est pas une version si vieille que ça, en tout cas pas telle que présentée par Krüger.

Mais quand bien même, ce ne serait pas vraiment un problème, au contraire ! Cela illustre que, siècles après siècles, la légende Vineta a continué à inspirer, et on a brodé autour, ajouté des éléments, oubliés d'autres, bien poussé l'agenda chrétien au passage (mais c'est le contexte qui veut ça). La légende est vivante, et c'est ça qui compte.

À partir du XIXe siècle, d'autres arts vont s'emparer de Vineta. Certes, il y aura des poèmes et des mentions dans des livres, mais aussi des morceaux de musique, des pièces de théâtre ! J'y consacrerai sans doute un troisième article, un jour, mais pas tout de suite. Traduire tout ça, c'était du boulot, ne m'en voulez pas si je me lève et disparaît dans la nuit, vous laissant seuls face aux braises luisantes, et face aux eaux noires de la Baltique. Quel jour sommes nous ? Je crois que demain matin c'est le dimanche de Pâques. Vous devriez rester éveillés jusqu'au l'aube et regardez vers l'horizon.

On ne sait jamais.